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Lectures pour tous - Juin 1932
L'aviatrice Marthe Richard espionne au service de la France (4)
EN juin, une jeune sportive, Marthe Richard, s'enrôle dans nos services de renseignements, dirigés par le commandant Ladoux, et sous le nom de guerre de « l'Alouette » part pour l'Espagne, alors centre actif d'espionnage.
Elle entre bientôt en rapport avec le baron von Kolberg, chef du service des renseignements navals en Espagne. Marthe Richard feint de consentir à le servir et à recruter pour lui en France un agent sûr.
Elle confie ce rôle, d'accord avec le Ct Ladoux, à un aviateur qui sera son « double ».La complicité du chasseur de l'hôtel, Pedroso, lui aussi au service des renseignements français, aide la jeune femme à correspondre avec son chef.
Sous prétexte de n'être pas compromise par les visites de Kolberg, elle obtient l'autorisation de fonder à Madrid un Institut de beauté, dont les prospectus lui servent à faire parvenir en France des messages à l'encre sympathique.
Peu après avoir réussi à démasquer, à faire arrêter chez nous un des meilleurs agents de Kolberg, l'avocat Fuentès, Marthe Richard s'offre à porter en France une caisse d'engins incendiaires que le baron ne sait comment faire parvenir. Elle passe la frontière à pied, la nuit, et pour prouver à Kolberg que l'expédition a bien réussi, les journaux français annoncent qu'un de nos camp d'aviation a failli être détruit par un incendie mystérieux.
Au cours des entretiens que j'eus avec Marthe Richard à son passage en France, notre agent me parut beaucoup moins enthousiaste et moins maîtresse d'elle-même que lors de son précédent voyage.
La vie qu'elle menait à Madrid lui était devenue odieuse.
J'avais heureusement à lui proposer un plan hardi, dont elle m'avait elle-même soumis le projet à son précédent séjour à Paris, et sur quoi elle revenait avec ténacité dans presque toutes ses lettres.
Elle voulait absolument me voir organiser pour elle une expédition qui lui permettrait d'aboutir au résultat qu'elle considérait, non sans apparence de raison, comme devant être le terme et le couronnement de sa carrière.
Marthe tenait à piller le coffre-fort de von Kolberg.
Elle, à l'ordinaire, si peu loquace, elle me fit une démonstration enflammée de l'intérêt de l'opération.
« Vous m'avez vue embarrassée pour vous répondre, quand vous me demandiez à quoi pourrait me servir « le Miroir aux Alouettes » ? m'avoua-t-elle enfin. Je n'avais vraiment à ce moment-là d'autre projet en tête que celui de piller le coffre ; mais savais je que vous alliez l'écarter avec quantité d'arguments, dont je ne comprends vraiment pas pourquoi vous vous embarrassez, alors que vos adversaires en font si bon marché.
« Car, reprenait-elle avec enthousiasme, il y a tout là-dedans....
« Kolberg est incontestablement l'agent de liaison du grand état-major de la marine allemande avec l'Espagne.
« C'est lui qui dirige les manoeuvres et le ravitaillement des sous-marins dans la Méditerranée et sur les côtes atlantiques. Dans son coffre, nous trouverions certainement tout le détail de cette organisation avec les points et les instruments du ravitaillement.
« De même, je le sais, nous y découvririons aussi le nom de ses agents avec leur photographie et leur signalement en France et chez nos allies. Vous avez pu voir d'autre part qu'il vient d'être chargé, probablement de concert avec Strasse, de la destruction de nos usines de guerre. Enfin, à de nombreuses indications, je crois comprendre qu'il s'occupe aussi de contrebande et de propagande de guerre. Tout le grand jeu... quoi... et qu'on peut abattre, cartes sur table, d'un seul coup. Vous avouerez qu'il en vaut la chandelle ! »
In petio, je convenais qu'elle avait nulle fois raison, mais, ayant essayé d'obtenir de mes chefs carte blanche pour cette à entreprise, déclarant même que j'opérais mes risques et périls, je m'étais vu catégoriquement refuser l'autorisation de tenter dans un pays neutre l'aventure qui aurait pu provoquer la rupture des relations diplomatiques.
Par ailleurs, je risquais de perdre Marthe, si je ne lui donnais pas au moins l'espoir de l'aider à réaliser son projet.- Aussi, pour vaincre ses hésitations, me décidai-je à lui en reparler... on verrait, par la suite, à se débrouiller.
« Je suis de plus en plus de votre avis, Marthe, il faut que nous arrivions à mettre les mains sur ce nid d'espionnage, mais, ne croyez-vous pas qu'on puisse y parvenir, sans risquer le trop gros paquet ?
« L'été venu, vous allez repartir pour Saint-Sébastian, où vous me dites que Kolberg emporte avec lui tout son matériel. Là, il va s'installer sans doute, comme l'an dernier, dans une villa. Nous y opérerons avec moins de risques, d'autant que nous serons à deux pas de la frontière, et qu'en quelques heures votre butin et vous-même pourrez être en sécurité.
- Encore cinq mois de cette vie-là ! fait-elle avec un grand geste las ; je n'aurai pas le courage d'aller jusqu'au bout.
- Si, repris-je vivement, parce que je vais, vous soumettre un programme beaucoup plus attrayant et surtout plus utile que celui qui a consisté jusqu'à ce jour à attendre patiemment du hasard qu'il vous mette sur la voie de quelques nouveaux secrets. Vous disposez maintenant d'assez d'influence sur le baron, surtout après votre courageuse traversée des Pyrénées et la mise en scène de la destruction du camp d'aviation, pour le décider à vous emmener avec lui dans ses voyages qui vont être d'autant plus nombreux que la guerre sous-marine devient plus intense.
« Cramponnez-vous donc à lui, et ne le lâchez plus quand il quitte Madrid.
« Je vais vous mettre en rapports avec un de nos agents. C'est un officier, le capitaine X..., dans lequel vous pouvez avoir la plus absolue confiance et qui disposera de moyens de communication rapides avec nous, pour le cas où vous auriez quelque a chose d'urgent à nous communiquer.
« De plus, je vous donnerai à vous-même une adresse et un petit code télégraphiques, avec lesquels nous pourrons correspondre au cours de vos voyages, quand vous serez loin de Madrid.
« C'est le seul moyen de connaître les déplacements des sous-marins, ou tout au moins leurs points de ravitaillement, et de nous en aviser en temps utile.
« Je préviendrai mon allègue de la Marine, le lieutenant de vaisseau Y... qui a maintenant toute confiance en vous, et, de concert avec la rue Royale, nous pourrons opérer très vite. Vous voyez que vous avez encore du travail sur la planche avant les premiers mois de l'été. A ce moment, je vous le promets, je vous aiderai, à Saint- Sébastien... à mener à bien votre grande entreprise. »
Grâce à ces arguments, je finis par vaincre sa répugnance à revenir à Madrid, et j'obtins qu'elle mît en oeuvre une fois encore pour nous ses moyens exceptionnels d'imagination et de sang-froid.
Marthe, un peu ragaillardie, reprit donc le chemin de l'exil, et à tout hasard, pour lui éviter les difficultés de la traversée de la frontière, opérée sans tambours ni trompettes, je lui avais remis un passeport au nom de la baronne Davidoff.
Ce n'était pas une sinécure que la mission vers laquelle je venais d'orienter son activité.
Champagne de surveillance.
ON connaît aujourd'hui, par les documents officiels, la formidable puissance destructive que l'Allemagne avait établie sur les mers pour rompre
le blocus, dont elle commençait déjà à subir les redoutables conséquences pour ses fabrications de guerre et le ravitaillement des populations des empires du Centre.
La note allemande, du 1er février 1917, réglementant le blocus des côtes françaises, italiennes et anglaises et négligeant les impasses qui sont la Baltique et la mer Noire, ainsi que les rives glacées de l'océan Arctique, annonçait la farouche résolution de nos adversaires de torpiller sans avertissement tous les bateaux, quelle que fût leur nationalité, rencontrés par les croisières allemandes, à moins de 20 milles marins des eaux prohibées.
Au moment où cette notification était faite par lui, l'état-major naval germanique devait disposer, ainsi que nous l'avait signalé Marthe, à la fin de décembre 1916, non pas de cent cinquante sous-marins, mais au moins de deux cents navires en service. Ces différentes unités, et surtout les plus récentes, avaient un rayon d'action de plusieurs milliers de kilomètres et pouvaient tenir la mer pendant une cinquantaine de jours au moins, les périodes de ravitaillement et de réparations comprises.
On peut donc estimer, en tenant compte des pertes, que depuis le mois de février 1917 jusqu'à la fin de la guerre, il dut toujours y avoir de 70 à 75 unités sous-marines en opérations.
C'est à cette puissante flotte de destruction, s'attaquant à tous les navires, aussi bien de guerre que de commerce, belligérants ou non, qu'il nous fallut opposer, en hâte, tout d'abord, nos moyens improvisés de destruction et de protection : destroyers, patrouilleurs, chasseurs de sous-marins, navires marchands armés de canon, et aussi de nouveaux services de renseignements à créer de toutes pièces.
Car les sous-marins ennemis avaient nécessairement leurs ports d'attache en pays neutres, organisés en bases de ravitaillement avec des entrepôts de vivres pour les équipages, d'essence et d'huile pour les moteurs.
Reliés par la télégraphie sans fil avec ces bases et même directement, quand la distance le permettait, avec le grand état-major de la Marine, les sous-marins pouvaient courir les mers, tout en se conformant aux ordres de l'amirauté, et y exercer leurs ravages. On en connaît les résultats, qui atteignirent plusieurs millions de tonnes et des milliers de vies humaines.
L'Espagne, avec ses côtes déchiquetées et sur de nombreux points désertes et avec sa situation géographique exceptionnelle au point de vue de la guerre de course, à cheval qu'elle est sur la Méditerranée et l'Atlantique, allait devenir le principal secteur de cette organisation.
Le baron Koiberg en était le chef, et Marthe était au centre des opérations. Toutefois, et comme je m'y attendais, les difficultés de sa mission apparaissaient au début presque insurmontables, car non seulement elle n'entendait, naturellement, pas un mot à la technique ni à la tactique navales, mais Kolberg, officier de carrière et homme d'honneur, n'oubliait pas les devoirs de sa fonction. Moins par défiance envers son agente que parce qu'il avait conscience de ses responsabilités, il s'efforçait de tenir l'aviatrice écartée de ses projets et de ses visites.
Aussi, et si l'on tient compte de ces conditions défavorables, faut-il considérer comme remarquables les résultats que Marthe obtint, au cours d'une de surveillance qui ne dura que deux mois environ.
A peine rentrée à Madrid, l'aviatrice part en campagne, se refusant à abandonner le baron dans ses voyages, sous prétexte qu'en rentrant à l'Institut, elle va se brûler complètement vis-à-vis des services français et aussi des services britanniques, qui l'ont maintenant repérée, depuis son refus de venir au rendez-vous du lieutenant de vaisseau Simpson.
Il faut, en effet, noter que, malgré les efforts de Tannery, le directeur actuel de la Caisse des dépôts et consignations, qui fut pendant la guerre le grand animateur de notre lutte contre la contrebande de guerre, nous n'avons jamais réussi à réaliser complètement l'unité de direction de la guerre secrète, bien que les bases en aient été cependant établies et certains détails convenablement réglés au cours des conférences interalliées des 10 et 11 septembre de l'année 1916.
Chacune des nations de l'Entente ignorait donc complètement les agents et les moyens d'information de ses alliés, et, seuls, certains renseignements obtenus par chacun des services, parce qu'ils avaient un caractère général ou qu'ils intéressaient plus spécialement l'un des belligérants, étaient centralisés au bureau interallié, créé à Paris à l'issue de ces conférences.
Ces indications sont nécessaires pour comprendre à la fois les tentatives faites par nos amis anglais pour attacher Marthe à leurs services, et l'ignorance où ils se trouvèrent jusqu'à la fin de l'importance et de l'exactitude des informations que nous leur communiquions et dont ils ne pouvaient « soupçonner l'origine. Ah ! nous dirent-ils plus tard, si nous avions su que Marthe appartenait à l'Etat-Major français, nous aurions eu une tout autre confiance dans vos informations ! » Quoi qu'il en soit, et si limitées qu'elles aient été à cause des moyens matériels précaires dont elle put disposer, les informations que Marthe nous donna sur la guerre sous-marine nous furent infiniment précieuses.
Au cours des deux semaines qui suivirent le départ de Paris, je ne vis rien venir d'elle, si ce n'est quelques cartes banales de compte rendu de ses voyages, où, conjuguant un billet kilométrique de chemin de fer sur tous les réseaux d'Espagne avec les déplacements rapides de l'auto du baron, je la voyais de loin parcourir la péninsule, de Valence à Cadix et de Bilbao à Barcelone, sans compter les pointes vers Gibraltar et la Corogne.
Enfin, voici que nous arrive un télégramme de Valence : « Pars en auto pour Bilbao où compte rester quatre jours ».
Immédiatement, j'alerte la Marine qui fait patrouiller le long de la côte cantabrique, mais n'y rencontre rien, car, en passant à Madrid, Kolberg a trouvé un contre-ordre, ainsi que me l'apprend un nouveau télégramme qui m'indique un changement d'itinéraire et un départ précipité vers Huelva.
Seconde alerte, une semaine après. La voyageuse annonce qu'elle file sur Barcelone.
Mais le baron l'a laissée à l'hôtel le soir de son arrivée et a procédé seul à une expédition de nuit vers le. sud de la Catalogne, probablement à Tarragone. Nous pouvons seulement déduire de ce nouveau renseignement qu'un sous-marin a touché quelque part par là, pour s'y ravitailler ou recevoir des instructions.
Nouveau voyage de Marthe, cette fois à Cadix. Ce sont les Anglais qu'il faut aviser, car la surveillance de cette partie de la côte leur incombe. Notre renseignement leur arrive à temps, puisqu'au large de cette dernière ville, un détachement de leur croisière en Méditerranée peut surprendre au petit jour un sous-marin ennemi naviguant en surface et le bombarder copieusement.
On ignore le résultat de cette rencontre, jusqu'au jour où une lettre, datée de Cadix et écrite à l'encre sympathique, nous prévient que ce même sous-marin est chargé de bombarder une fabrique de munitions de guerre aux environs de Biarritz. Cette opération a lieu en effet, au petit jour, sans que nos chasseurs de sous-marins aient pu s'y opposer, tant sont grandes les difficultés de l'observation et de la destruction de ces insaisissables corsaires.
Mais nous allons enfin être plus heureux.
KOLBERG, en effet, a aussi dans ses attributions le ravitaillement en armes et en munitions de certaines tribus du Maroc, révoltées contre nous. Car l'Allemagne, on le sait, essaye de mener la guerre sur tous les fronts.
Elle a commis, au début, une erreur qui a contribué à notre victoire sur la Marne, en se refusant à admettre que nous accepterions de dégarnir le front de l'Afrique du Nord et d'assurer, avec tous nos moyens, la sécurité de notre grande colonie africaine. Elle a compté sans l'habileté et le caractère du général Lyautey, Revenus de leur erreur, les Allemands ont essayé par la suite d'organiser et d'alimenter la révolte. Les Baléares et le Sud de l'Espagne seront le point de départ de toute une série d'opérations ayant pour objet la fourniture des armes aux Marocains.
Une organisation est déjà prête sur place pour les recevoir et les distribuer, les frères Mannesmann ayant laissé des traces, utiles pour leurs compatriotes, de leur long séjour au Maroc. Et Marthe, dans un de ses déplacements, nous annonce qu'une expédition est préparée en grand secret « non loin de Gibraltar », se borne-t- elle à nous dire, n'ayant à ce moment pas d'autres précisions, « dont le but est d'amener un chargement important d'armes et de munitions aux Riffains ».
La Résidence générale est immédiatement prévenue et la côte marocaine espagnole discrètement surveillée. Mais les barques, équipées tout près de Cadix, ont réussi à filer au travers de la croisière anglaise en se mêlant habilement aux flottilles de pêcheurs. Arrivées, au petit matin, sur la rive marocaine, elles ont commencé leur débarquement.
Tout d'un coup, au beau milieu de la fête, apparition d'un torpilleur et salve d'araisonnement. Quelques tonnes de Mauser et de caisses de cartouches sont saisies.
Marthe est déjà à Malaga, où un autre genre d'opérations de guerre secrète est en train de s'exécuter. En même temps que par elle et de façon plus précise, nous en sommes d'ailleurs prévenus par un renseignement venu de Suisse, celui-là.
Il s'agit cette fois du débarquement sur la côte espagnole d'un chargement de ces petits jouets de Nuremberg dont Marthe, on se le rappelle, nous a déjà livré deux échantillons et que les usines de la Forêt Noire commencent maintenant à fabriquer en série. Mais le sous-marin chargé de mettre à la disposition de Strasse et de Kolberg le matériel destiné à faire sauter les usines de guerre repose aujourd'hui, grâce à la vigilance de l'aviatrice, par cent mètres de front au large de Malaga....
Et Marthe termine sur cet exploit son stage dans la marine. De la guerre navale sans merci, elle va passer maintenant à la guerre économique sans pitié....
Un laconique télégramme expédié de Madrid par le capitaine X... nous en prévient dans les termes que l'on va lire et qui nous plongeront dans l'étonnement pendant quarante-huit heures, temps nécessaire pour que nous en arrive de la main de Marthe la confirmation et les détails :
« Marthe part pour Buenos-Ayres. Lettre suit. »
En effet, le n mai, la Reina-Christina emportait vers l'Argentine, pour une nouvelle et mystérieuse mission, notre aviatrice confortablement installée dans la cabine de luxe qu'avait retenue pour elle le baron Kolberg.
Les insectes à l'assaut.
MARTHE, étendue mollement sur sa chaise de pont, s'émerveillait de voir briller au-dessus de sa tête les constellations éclatantes de l'hémisphère austral.
Bien qu'il ne fût déjà plus dans la zone interdite par la déclaration de guerre sous-marine intégrale et qu'il s'éloignât des côtes d'Europe, le bateau espagnol sur lequel elle avait embarqué marchait avec une sage lenteur et les passagers, comme l'homme de quart, interrogeaient à chaque instant la mer avec inquiétude, s'attendant à voir brusquement surgir quelque périscope juste sous leur nez.
Marthe, avec une ironie discrète qu'on prenait pour de la témérité, souriait, car elle savait que la Reina-Christina était « tabou », puisqu'un message circulaire, lancé avant son départ de Cadix par Kolberg à tous les sous-marins opérant dans l'Atlantique, leur avait enjoint de respecter le navire sur lequel voguait Marthe et sa cargaison.
Car c'était vraiment un précieux chargement que le grand chef des secteurs navals de la péninsule Ibérique avait confié, d'ordre de son gouvernement, à l'agent de confiance de l'Allemagne.
En réalité, son bagage ne pesait pas lourd : il se composait seulement de deux malles de cabine.
Mais, en le confiant à Marthe, Kolberg avait cependant pris autant de précautions et il avait fait à l'aviatrice des recommandations minutieuses.
Pour que le lecteur, peu initié encore aux mystères de la guerre secrète, n'imagine pas plus longtemps que nous cherchons à proposer un rébus à sa sagacité, il est nécessaire de remonter un peu avec lui la suite des événements.
Dans la course affolée aux approvisionnements, les Allemands avaient sur nous une avance importante. Leur merveilleuse organisation d'exportation, qui couvrait tout l'univers, bien avant la déclaration de guerre, d'un réseau serré de courtiers et d'entrepôts, était entrée en action au lendemain de la Marne. Ce ne fut pas un mince mérite pour la Section économique de l'Etat-major de l'armée, dirigée par Tannery, d'avoir, aux grâce premières prises qu'elle opéra sur les télégrammes et les lettres, interceptées par nos contrôles télégraphique et postal, réussi à signaler à temps l'accaparement de denrées alimentaires et de matières premières que cherchaient à réaliser en toute hâte les agents commerciaux de l'Allemagne.
A pleines poignées d'or, les belligérants s'étaient donc rués aux mines et aux greniers du monde, essayant de s'en réserver à tout prix la production exclusive.
Les neutralités de façade s'étaient peu à peu effritées. La fourniture du blé réalisait, pour les pays neutres qui en produisaient, l'une de leurs opérations les plus lucratives, puisque la demande de céréales devenait chaque jour d'autant plus grande que le nombre des hommes mobilisés allait s'accroissant, au détriment de la population des campagnes.
L'Allemagne l'avait compris la première, et moitié par l'appât du gain, moitié par la menace que faisaient peser ses alliés sur la petite et courageuse Roumanie, elle avait pu, en 1916, obtenir de celle-ci qu'elle lui cédât l'excédent de ses récoltes.
Nous avions été obligés de nous rabattre sur l'Amérique du Sud, à laquelle les ports allemands étaient fermés, et nous avions entreposé dans les élévateurs et dans les magasins de Buenos-Ayres d'importants stocks de blé. Ceux-ci étaient considérés par les Allemands comme de véritables dépôts de munitions.
Aussi, ce que les explosions et le feu ne pouvaient atteindre, les savants de l'Allemagne décidèrent-ils de le livrer aux dents des rongeurs, et les deux valises de voyage de Marthe contenaient finalement de vigoureux charançons, sélectionnés par l'Institut d'agriculture de Berlin et enfermés dans des sortes de bouteilles thermos, où devait régner une température constante, marquée au thermomètre de précision ; l'aviatrice débarquée en Argentine avait mission de les lancer à l'assaut de nos réserves de Buenos-Ayres.
Partis de Cadix, ils étaient environ dix par bouteille, mais arrivés aux Canaries, ils s'étaient multipliés plus vite que des rats, et dévoraient les grains dont avait été munie l'infirmière, préposée par le prévoyant baron à la garde de ses terribles rongeurs Kolberg avait pensé à tout pour qu'ils pussent résister aux fatigues du voyage, à tout, sauf à cette nécessité géographique qui veut que, pour se rendre d'Espagne en Argentine, il faille, qu'on le veuille ou non, couper la ligne de l'Equateur.
Le baptême traditionnel des tropiques fut, hélas ! pour les petites bestioles, un baptême de feu. Pendant les premiers jours de la traversée, Marthe s'était, en effet, montrée pleine de tant de prévenances pour les hommes de la soute au charbon, que ceux-ci lui permirent de venir, le jour de la cérémonie traditionnelle, glisser tout près de la chaudière les fioles où, dit-elle à ses noirs amis, elle voulait faire chauffer son punch, pour la surprise party qu'elle avait organisée.
Étrange et redoutable surprise pour les insectes berlinois. Sans que leur carapace en parût atteinte, et comme si la mort eût été naturellement provoquée par les chaleurs équinoxiales, ils furent remis avec mille soins au représentant de Kolberg à Buenos-Ayres, chargé de recevoir des mains de Marthe la minuscule armée, détruite en pleine mer sans même avoir pu combattre.
« J'ai tout fait pour les sauver, déclara Marthe à son interlocuteur, avec des larmes dans les yeux, mais les voyant de jour en jour dépérir au fur et à mesure de notre traversée dans les mers trop chaudes du Sud, j'ai cru pouvoir les sauver en les mettant dans la glace.
- Mais, malheureuse, c'est ça qui les a tués.... »
Kolberg, renseigné plus tard par son collègue argentin, continua à attribuer à l'excès de prévoyance de Marthe l'accident mystérieux survenu à sa petite ménagerie.
Marthe, dont ce voyage avait formé la jeunesse et rafraîchi les idées, allait avoir encore deux tours de sa façon à lui servir.
ZOZO
Zozo était le surnom que Marthe avait donné à son ami, l'aviateur slave qui, les jambes deux fois brisées, s'en va maintenant dans la vie, claudicant lamentablement.
Zozo est, paraît-il, le diminutif de « zoiseau ».
Il est impossible de rêver association plus disparate que celle réalisée par ces deux camarades de vol, entre lesquels tout était opposition et contraste. Zozo nous était venu en droite ligne des steppes de la Russie méridionale pour échapper à la sentence de mort prononcée par le tribunal de Tiflis contre l'homme qui avait été, en 1905, le grand animateur de la révolution de Géorgie : car Zozo fut l'un de nos premiers bolchevistes.
Il se présenta à mon service au milieu de 1916. Il portait déjà la croix de guerre et la médaille militaire obtenue après sa chute, au cours d'une bataille livrée contre deux avions allemands.
J'avais longtemps hésité à l'utiliser, non qu'il ne m'inspirât pas confiance ; un vrai révolutionnaire est rarement un traître; mais parce que je ne trouvais pas l'emploi de ce farouche briseur de chaînes dans un métier qui réclame avant tout, à défaut de l'obéissance passive, un frein continu à l'imagination.
« Vous avez déjà Marthe à brider ! me disait mon fidèle et prudent adjoint, qu'est-ce que nous allons prendre, s'il nous faut encore maintenir son Zozo dans les brancards ? » De fait, je ne m'imaginais pas du tout comment j'aurais bien pu les assembler, lorsque, brusquement, une occasion surgit. Le grand État-Major général allemand, que n'effrayait aucune initiative et que ne décourageait aucun échec, avait enlevé au pauvre Erzberger, qui s'en lamente si fort dans ses mémoires, la direction du service de la propagande en pays neutre. Il en avait ensuite réparti l'exécution entre ses agents à l'étranger. C'est pourquoi et tout d'un coup Kolberg se trouva riche pour cet usage de cinq cent mille pesetas, qu'il ne savait vraiment comment employer.
La liasse de billets qu'il recevait était en effet accompagnée de cette instruction péremptoire autant que peu explicite : « Pour abattre le moral du Français ».
Les quelque cinq millions que, en deux fois, ils avaient glissés entre les doigts agiles de l'ancien perruquier Bolo Pacha, et les dix millions qu'ils venaient si imprudemment de confier aux mains percées du prodigue Lenoir, n'avaient pas été pour les Allemands une leçon suffisante de prudence.
Les instructions et les pesetas pour la propagande avaient été apportées à Kolberg par le sous-marin U-202. interné depuis un mois à Cadix, lorsque Marthe revint de son prodigieux voyage.
La baron, très fier, malgré l'insuccès de sa mission, des prouesses maritimes de son agente, voulut la présenter au commandant du sous-marin et prouver à celui-ci qu'il avait en mains de quoi répondre immédiatement aux demandes de l'État-Major.
Aussi, après la visite du bateau, et tandis que Marthe, accoudée au bastingage, écoutait la conversation des deux marins et arrivait à comprendre par bribes que le baron était surtout venu pour aider aux préparatifs d'évasion du corsaire (l'aviatrice nous en avisa aussitôt rentrée à Madrid), brusquement, avant de parler allemand et s'adressant à elle, Kolberg lui demanda : « N'avez-vous pas dans vos relations un anarchiste, mais... un vrai de vrai... qui pourrait prêcher la Révolution en France?
- Comment, mais Zozo ! vous avez donc oublié que notre indicateur est l'ancien meneur de la révolution géorgienne. Il est maintenant réformé, et dans huit jours, si je lui écris, il peut être à Madrid.
- Ecrivez-lui, dit Kolberg, heureux de pouvoir montrer à son camarade, le commandant du sous-marin, avec quelle rapidité un marin sait sortir des passes difficiles. Ne lui dites pas ce que j'attends de lui et ne lui promettez quoi que ce soit. Amenez-le-moi le plus vite possible... vous comprenez... je voudrais arriver avant Strasse. »
LE lecteur est maintenant averti de tout ce qui lui est nécessaire pour comprendre ce qui va suivre ; je n'ai donc plus qu'à laisser la parole aux journaux de l'époque, encore que leur indiscrétion et leur indignation, d'ailleurs compréhensibles, nous aient alors fortement gênés. Sous ce titre « Un accident intéressant », un grand journal politique français publiait, au début de juillet, l'article suivant :
« Nous lisons dans le Héraldo :
« A la côte des Perdrix, en face le restaurant bien connu « Casa Camorra », arriva avant-hier soir, à dix heures, un accident d'automobile dont plusieurs étrangers sortirent assez sérieusement blessés.
« L'auto, qui marchait à une vitesse normale, se croisa à l'endroit précité avec une autre voiture qui allait dans la direction opposée, et la puissante lumière des deux phares de celle-ci aveugla l'autre qui, désorientée, alla cogner un poteau télégraphique, faisant les victimes suivantes :
« Hans von Kolberg, avec une blessure de sept centimètres d'étendue et de trois de profondeur, située au-dessous du menton ; D... Joseph, propriétaire, naturel de Gori (Russie) et naturalisé en France, brisure complète de la rotule et du fémur (pronostic grave); Ernest R... (chauffeur), de Russie, contusions diverses et érosions légères, et Mme veuve Marthe R..., née à Blamont (France), lésion interne à la jambe gauche et contusions générales.
« Ils reçurent dans la « Casa Camorra » les soins éclairés du docteur Astola et furent transportés à leur domicile dans ure auto appartenant à M. Alvaro de Loma, qui passait par hasard au lieu de l'accident.
« La justice d'Aravasa s'occupa de l'affaire. L'auto fut démolie complètement ; c'étaient l'Allemand von Kolberg qui conduisait la voiture.
« Apprenez, maintenant, ajoutait en commentaire le journal français, que le seigneur Hans von Kolberg est le grand maître des torpillages sur les côtes d'Espagne, et qu'il passe pour avoir organisé en personne les ravitaillements et les excursions en Méditerranée du fameux sous-marin U-35, lequel était à Carthagène le 20 juin 1916. Je prie que l'on examine cette date.
« Apprenez, en outre, que, de Madrid à Irun, il y a en circulation deux express et le Sud-Express chaque jour.
« Il est trop facile de comprendre pourquoi von Kolberg et son compagnon avaient choisi la route avec tous ses accidents éventuels et la nuit. »
La chose n'était cependant pas si aisée à comprendre qu'elle apparaissait, dans sa conclusion brutale, à mon confrère parisien, jusqu'au moment où le détail m'en fut donné par le capitaine X..., je me demandais moi-même à quoi correspondait cette expédition nocturne, sur les suites de laquelle la presse espagnole et les journaux français se turent, d'ailleurs, avec un parfait ensemble, exception faite pour le journal que nous venons de citer. En réalité, voici ce qui s'était passé.
Zozo était arrivé fin juin en Espagne, où il avait immédiatement pris contact avec Marthe. Celle-ci lui avait distribué son rôle en une seule phrase : « Vous êtes le plus dangereux des anarchistes ».
La première entrevue entre Kolberg et Zozo se déroula, naturellement, sous la forme d'un interrogatoire serré que voulut faire subir le baron à l'ancien révolutionnaire, lequel, suivant l'aveu qu'il en fait dans ses mémoires, « était un bourreur de crânes convaincu ».
Aussi, le crâne de Kolberg, avant même l'accident du col des Perdrix, fut-il soumis à une rude épreuve à laquelle, l'intervention de Marthe aidant, il lui était bien difficile de résister.
« Je vois bien ce que vous avez fait dans le passé, voulut conclure le baron, après que Zozo lui eut. fait le récit de sa vie - le même qu'à moi sans doute, - mais je ne vois pas bien ce en quoi vous pourriez m'aider dans l'avenir. La France n'est pas comme la Géorgie, un pays accessible aux idées révolutionnaires. Nous l'avons déjà vu à la déclaration de guerre, alors que nous comptions si complètement sur ses divisions politiques et l'aide que ses socialistes avaient promise aux nôtres. Depuis, nous avons dépensé en pure perte beaucoup d'argent pour essayer de mettre le peuple français en garde contre la misère et les privations qui vont s'abattre sur lui, au lendemain de notre victoire qui, vous n'en doutez pas, est certaine. Notre « Section politique »a dû mal manoeuvrer, et les énormes crédits mis à sa disposition ont été mal employés, puisque, jusqu'à ce jour, nous avons échoué dans nos tentatives.
« C'est pourquoi le directeur de la guerre vient de prendre notre propagande en mains. Je suis donc responsable des sommes déjà considérables que je viens de recevoir à cette fin, d'autres suivront. Car, que nous importe à nous, ajoutait-il avec fierté, d'engager dans nos services secrets les frais d'une journée de guerre, c'est-à-dire près de 250 millions, si par là nous obtenons de faire, pour l'Allemagne et pour le monde, l'économie de quelques mois d'hostilités.
« Ce que nous cherchons, c'est moins l'orgueil d'une victoire que de faire enfin régner dans le monde la méthode et l'ordre allemands. »
PROPOS d'apparence logique et d'une vérité théorique d'aspect inébranlable, auquel le fils intellectuel des grands révolutionnaires anarchistes, Zozo, âprement, répondait : « Vous me parlez de l'ordre allemand, cher baron. L'ordre bourgeois est partout le même. C'est la galère où les esclaves, enchaînés à leurs bancs d'aviron, rament sans trêve depuis des siècles, sous la menace de la verge ou du knout, pour le profit de quelques négriers. Et cependant, vous avez combattu près des bourgeois français contre les bourgeois allemands....
- Vous ne m'avez pas compris, monsieur, pas plus que ne m'ont compris les officiers français qui, en me voyant fondre témérairement un contre cinq, contre vos avions, ont cru que je servais la France contre l'Allemagne. Ils m'ont couvert d'argent et de décorations que j'ai reçus comme les coups en plein visage que me donnaient jadis les cosaques, gardiens du trône. »
Et, comme Kolberg, ahuri sous cette avalanche de mots ardents, demandait presque timidement :
« Expliquez-moi l'usage que vous comptez faire, en tout cas, de l'argent que je vais vous confier.
- Si je savais que vous puissiez croire qu'un seul sou de vos millions va être employé pour la propagande allemande, je vous répondrais, baron, en vous tirant une révérence, et je maudirais Marthe. Je suis venu à vous, comme hier j'appartenais aux Français, non pour vous servir les uns ou les autres... mais pour sauver mes frères sans patrie.
- Jamais Erzberger ni Strasse ne pourront sortir un pareil champion », pensait joyeusement tout bas Kolberg... et tout haut :
« Je vais vous remettre cent mille pesetas. Mais comme vous ne pouvez pas passer la frontière avec cet argent, sur vous, nous partirons demain pour Irun en voiture et des hommes à moi. vous feront traverser tout de suite la Bidassoa.
« Mais je vous avertis, je garde Marthe en otage : si vous nous trahissez, c'est elle qui paiera pour vous.
- Le général russe, Martinoff, m'a déjà dit ça autrefois à Tiflis, d'où j'avais pu sortir, en laissant ma fiancée en otage, sur la promesse que j'avais faite au gouverneur d'arrêter les paysans soulevés par moi, devant les portes de la ville, répondit Zozo, avec un sourire épanoui.
- Et qu'est-ce qui est arrivé? demande Kolberg.
- Oh ! rien que de très naturel, fait l'autre. J'ai pris la tête du mouvement et nous avons tenu pendant quatre jours toute une division en respect, dans un faubourg de Tiflis.
- Vous aviez donc oublié votre fiancée ?
- Du tout, c'est elle qui m'avait dicté ma conduite, comme Marthe le ferait certainement en pareil cas, n'est-ce-pas ?» dit Zozo, en fixant l'aviatrice qui secouait flegmatiquement la cendre de sa « Valencias ».
Puis, d'une voix sourde, il ajouta :
« Les Cosaques l'ont tuée, mais, deux jours après sa mort, le général Martinoff sautait avec son carrosse.
- Heureusement, conclut en riant le baron, qu'aujourd'hui nous avons l'automobile....
- En voiture à chevaux ou en automobile, qu'importe ? répondit le Russe fataliste, chacun porte avec soi sa destinée !»
Et, de fait, je n'ai jamais pu savoir, moi non plus, même en interrogeant nos deux agents, comment s'était exactement produit l'accident où tous avaient failli perdre la vie, ni pourquoi l'enquête de la justice d'Aravesa ne put réussir à retrouver l'automobile mystérieuse, dont les phares aveuglèrent l'Alouette et ses compagnons de route au col de la Perdrix.
Ce qui est certain, c'est qu'en rentrant chez lui, le baron s'aperçut que, dans la bagarre, il avait perdu son trousseau de clés, parmi lesquelles se trouvait celle du fameux coffre !
C est un oiseau qui rentre en France !
L'AUTOMOBILE du touriste espagnol qui avait recueilli, dans le fossé de la grand'route, le baron et sa suite imprévue, déposa Zozo, qui venait de perdre sa deuxième jambe pour notre service, dans une bonne clinique de Madrid, tandis que Marthe était conduite avec ménagement à l'hôtel particulier de Kolberg.
Elle n'y resta pas longtemps, son était plan arrêté... celui-là même auquel, depuis douze mois, elle essayait sans trêve de me ramener.
« Je ne veux pas vous encombrer plus longtemps chez vous, dit-elle au baron ; mais comme il faut que je dépiste les journalistes au moins encore pendant quelque temps, si vous le voulez, nous allons échanger nos domiciles. Vous recevrez vos visites d'agents à l'institut, tandis que je m'installerai incognito dans votre bureau de la rue Vintilla, où personne ne pensera à venir me dénicher. »
Après quelques hésitations, et sans doute aussi après avoir consulté Strasse, Kolberg accepta et la permutation eut lieu. C'est ce que Marthe depuis longtemps attendait.
Mais Marthe ne pouvait opérer sans l'aide que je lui avais promise, et elle ne manqua pas d'y faire appel.
Zozo, trop grièvement blessé pour être avant longtemps un utile cambrioleur, fut donc chargé, dès qu'il put se tenir debout, de rentrer en France et de m'apporter un plan détaillé de l'appartement et des projets de Marthe.
Il y avait donc une première difficulté à vaincre : rendre vraisemblable le retour de l'aviateur. Dès que celui-ci fut capable de se mettre sur pied, Marthe usa de sa tactique habituelle, qui consistait, comme on l'a déjà vu, à attaquer sans relâche pour ne pas permettre à son adversaire de prendre l'offensive.
Un jour, où le baron était seul avec elle, elle annonça froidement à celui-ci que son ami Zozo partait le lendemain pour Paris.
« Mais, vous êtes folle ! vous avez cependant lu les journaux français, il va se faire fusiller !
- Non, on va au contraire ajouter une nouvelle palme à sa croix de guerre.
- Vous plaisantez ?
- Je n'ai jamais été plus sérieuse.... Zozo et moi nous avons essayé de vous faire disparaître en provoquant l'accident d'auto
- Oh ! ça, s'exclama le baron, c'est admirable ! Mais quand même, croyez-vous que le chef du service français va avaler ça saris sourciller ?
- Jurez-moi que vous ne venez pas, dans ce moment même, d'y croire aussi ?
-Franchement, dit le baron, je me suis peut-être en effet posé la question... comme pour les champignons, ajouta-t-il avec un gros rire confiant.
- Vous voyez bien.... Seulement, comme c'est moi qui ai mangé la première de la fondue aux champignons, et que c'est Zozo qui aujourd'hui a la patte cassée, vous commencez à respirer !
« A propos, qu'est donc devenu votre ami Fuentès, celui qui m'a si gentiment soignée le jour de mon empoisonnement ?
-Je puis bien vous le dire, fit le baron après avoir marqué un peu d'hésitation. Je crois qu'il est passé au service des Français.
- Votre fameux as ?... C'est Strasse qui doit vous blaguer ?
- Non, c'est lui, au contraire, qui m'en a averti.
« Il a lui aussi, un as... qui le tient au courant de tout ce qui se passe dans les services de contre-espionnage, ou plutôt de l'espionnage français, car vous savez que votre ami le capitaine a changé de domicile et qu'il a quitté le boulevard Saint- Germain pour la rue de l'Université.
- Je n'en savais rien, dit Marthe, cette fois tout à fait sincère, puisqu'elle ne communiquait avec moi que par la rue Jacob. Vous êtes rudement bien renseigné... et c'est un agent du capitaine qui vous tient au courant ?
-Strasse est prévenu de tout.... Fuentès serait passé sous un faux nom en Allemagne, où on le fait rechercher.... Quant à votre capitaine, je crois que nous le tenons, que bientôt il changera de domicile et passera de la rue de l'Université à celle du Cherche-Midi....
- Il y a là encore un bureau d'espionnage ?
- Non, »répondit froidement le baron, en ménageant son effet, « c'est la prison militaire française. »
Des deux renseignements que le baron venait de donner complaisamment à Marthe, le second, seulement, se trouva par la suite confirmé.
Pour ce qui concernait Fuentès, il avait eu, depuis des mois déjà, les honneurs du peloton d'exécution de Vincennes, mais j'avais pu à l'époque obtenir que la cérémonie passât inaperçue, afin que Marthe ne pût être soupçonnée de nous avoir livré l'espion.
Et, comme au service des renseignements, dont j'avais, en effet, pris la direction depuis deux mois, se trouvait un agent double, avec lequel Strasse entretenait les meilleures relations, je m'étais empressé de faire savoir au bon camarade du baron que Fuentès l'avait trahi... Strasse naturellement avait communiqué l'information à son collègue.
Quoi qu'il en soit, après l'entretien de l'aviatrice et de Kolberg, le départ de Zozo pour Paris fut décidé.
Le baron, étant donné l'état de santé de l'aviateur qui le rendait pour longtemps incapable de toute activité, remit à Zozo quelques milliers de pesetas, à titre de dédommagement pour l'accident où il avait été si durement touché, et promit à l'ami de Marthe que, dès qu'il aurait pu organiser quelque chose, on lui ferait tenir de nouveaux subsides. Zozo partit donc, muni du viatique et des conseils du baron, mais aussi d'une lettre à mon adresse, dont Marthe avait conservé le brouillon et qu'elle m'a remis.
Je ne la recopie pas, aujourd'hui encore, sans émotion, non pas tant parce qu'elle me rappelle le premier des avertissements que, par la suite, la plupart de mes agents ont multipliés, durant les semaines qui précédèrent ma disgrâce, que parce que je songe à ce que tous ces bons camarades de combat ont fait alors pour moi, soit pour me défendre, soit, comme Marthe, pour me venger d'avance.
Voici la lettre de Marthe, confiée à Zozo et qu'on avait écrite à l'encre sympathique, entre les lignes de celle que l'aviatrice avait montrée au baron et qui accréditait auprès de moi la version de l'attentat :
« Mon Capitaine,
« Ma situation, depuis l'accident d'automobile, est simplifiée; je ne puis plus rentrer en France, sans m'exposer à être définitivement lâchée par Kolberg, qui n'a pas accepté sans hésitation l'histoire que Zozo vous racontera.
« Je suis donc condamnée à rester jusqu'à la fin de la guerre à Madrid et je ne peux plus me faire à cette idée : j'ai trop souffert, ma patience est à bout, et après avoir accepté tout ce que vous savez, il ne me reste plus qu'à mettre à exécution le plan que je vous ai depuis longtemps exposé.
« Nous savez dans quelles conditions j'ai consenti, en avril, à revenir une fois encore en Espagne pour y retrouver un homme que je hais jusqu'au plus profond de moi-même.
« Et je suis maintenant affolée à la pensée que je vais partir et que je ne serai pas vengée de tout ce qu'ont dû souffrir mes sentiments de femme et de Française.
« Ça ne se passera pas ainsi, d'autant que je sais que lui et tous les services allemands vous craignent et cherchent à vous perdre. Vous êtes même directement menacé, et je ne sais à la suite de quelle machination vous devez être bientôt emprisonné au Cherche- Midi.
« Par conséquent, en me vengeant, je vais peut-être, en même temps, vous sauver, « Je suis calle Vintilla, dans le bureau officiel du baron, j'ai la clef du coffre, mais je n'ai pas encore le secret de la combinaison ; ce doit être un jeu de la trouver pour un spécialiste Si vous croyez que c'est trop dangereux d'opérer à Madrid, dans quelques jours, nous serons à Saint-Sébastien, et par conséquent dans les conditions où vous m'avez promis en avril d'intervenir.
« De toutes manières, il me faut une solution... ou bien c'est fini et je casse tout. Zozo vous le confirmera.
« MARTHE.»
On était alors au début de l'été. Kolberg avait déjà loué sa villa habituelle sur la côte basque. C'était évidemment là qu'il fallait opérer. Zozo, en m'apportant la lettre de Marthe, ajoutait que celle-ci aurait souhaité qu'on lui fît tenir un sac de bonbons, garnis d'un somnifère puissant, qu'elle pourrait administrer au baron, de façon à rendre l'opération plus aisée.
Un pharmacien ami nous en confia de deux sortes, très légèrement différents d'aspect et dont les uns étaient inoffensifs,- mais dont les autres contenaient une dose honorable de chloral. Par ailleurs, depuis quelques semaines, j'avais réussi à faire entrer Pedroso à la Compagnie des wagons lits, si bien qu'il faisait maintenant la navette entre Madrid et la frontière espagnole et qu'on pouvait profiter d'un de ses voyages quand nous avions besoin d'avoir dans le train un homme à nous.
Mais les préparatifs traînaient. Je ne sais pourquoi, je sentais dans mon entourage, depuis quelque temps, une atmosphère étrange que je ne pouvais définir.
En septembre, un de nos agents, était en qui rapports avec la Fraulein d'Anvers, me rapporta d'elle ce propos « Il faut absolument que nous nous débarrassions de cet odieux capitaine noir ». C'était le surnom qu'à cause de ma barbe hirsute, sans doute, elle m'avait donné.
Quinze jours plus tard j'étais l'objet de vives attaques au cours d'une séance du comité de guerre secret, où j'avais des amis qui m'en avertissaient, tant ils sentaient pour moi la situation tendue, jusqu'à me conseiller de demander un changement d'affectation.
Malgré tous ces fâcheux indices d'un orage tout proche, je m'acharnais à ma besogne : j'essayais de créer, malgré les difficultés presque insurmontables que nous occasionnait la fermeture presque complète des frontières de l'Allemagne, un service de renseignements dans ce pays, où nous n'avions presque plus rien en place.
Et par ailleurs, Marthe multipliait ses appels.
Pour les calmer, j'avais installé à Madrid un nouvel agent de liaison, qui étudiait avec elle tous les détails de l'enlèvement éventuel du coffre dans le bureau officiel du baron où celui-ci était maintenant revenu : Marthe était à bout et la crise allait éclater, que devait précipiter toute une série d'événements.
A la fin d'octobre, sur la plainte de mon ancien chauffeur Lenoir, j'étais obligé de quitter dans les quarante-huit heures l'Etat-Major de l'armée et de commencer ma défense qui dura quinze mois.
PENDANT ce temps, affolés par l'inculpation ridicule - qui devait se terminer par mon acquittement - obtenue par le jeu commode de la constitution de partie civile entre les mains du doyen des juges d'instruction, mes agents se terraient.
Ceux qui rentraient en France étaient ou éconduits ou incarcérés à la Santé ; notre service tout entier croulait.
Marthe fut avertie l'une des dernières du danger, puisqu'en novembre encore, elle adressait une lettre au service, en déclarant que sa décision était prise et qu'elle rentrait en France.
Mais notre agent de liaison, qui lui avait caché jusqu'à lors ma disgrâce, ignorée sans doute aussi par Kolberg, finit par lui faire l'aveu de mon départ de l'Etat- Major.
A cette nouvelle, d'un bond l'aviatrice aussitôt se redresse, et la Française, dont on avait refusé les services au début des hostilités, va fondre tête baissée dans la bataille secrète.
« Pedroso, quand êtes-vous de service sur le Sud-Express ?
- Dans quarante-huit heures.
- Bien; deux places pour moi, l'une à mon nom, l'autre au nom de Madame Davidoff. Je puis compter sur vous ? Il y aura peut-être de la casse. Mais c'est pour le capitaine. Où couchez-vous ce soir ?
- Dans ma chambre de courrier au Palace.
- Non, dans la mienne, sur le canapé. N'oubliez pas votre
- browning. Compris, patronne.... »
Branle-bas de combat.
LE soir, au Palace, dans un coin isolé du bar, aucun autre témoin que le barman, habitué aux querelles.
« Baron, je pars après-demain pour Paris. Il me faut cinquante mille pesetas, déclare sans ambage Marthe à Kolberg.
- Qu'est-ce que c'est que cette nouvelle lubie ?
- Ce n'est pas une lubie... c'est un ordre. Cinquante mille... ou je vais trouver votre ambassadeur... et je lui raconte tout.
- Vous lui racontez quoi ?
- Que j'ai été votre confidente pendant un an et que je vous ai trahi au profit de la France pendant tout ce temps-là.
- Vous ne ferez pas ça, dit le baron, fou de rage et de crainte... sans quoi.... »
Et il lève un tabouret sur la tête de Marthe. Celle-ci n'a pas bronché....
« Asseyez-vous et écoutez-moi, dit-elle. Ça ne sera pas long. Je suis en effet, comme dit votre ami Strasse, une cabotine, une vedette même. Je n'ai pas cessé un seul instant de me moquer de vous... pas un instant... entendez-vous.. . La scène d'Urumea.... mélo.... L'Institut de beauté... comédie.... Les soeurs Manzanarès emprisonnées, et Fuentès fusillé, il y a six mois, à Vincennes... tragédie.... Les charançons et le voyage à Buenos-Ayres... opéra bouffe, et votre U-109 coulé au large de Malaga... Châtelet.... »
Kolberg écoute, écrasé, l'oeil hagard.
« Non, ce n'est pas vrai... ce n'est' pas pas possible... une femme ne peut pas mentir aussi longtemps... aussi complètement... vous voulez me faire chanter...
- Vous voulez donc la preuve que je vous ai toujours trahi et que je vous hais ?... La voici, lisez ça....»
Et Marthe, tirant de son sac un livret... l'ouvre devant les yeux du baron.
C'est son titre de veuve de guerre....
Alors, perdant tout contrôle de lui-même, Kolberg déchire rageusement le livret, l'écrase d'un geste brutal sur la figure de la jeune femme.
Marthe n'a pas bronché sous l'outrage.
« Vous déchirez mon titre de rente, baron - soit. Alors vous le paierez en capital. Ce n'est plus 50 000 pesetas qu'il me faut maintenant - c'est 100000.
- Vous oubliez, ma petite, que vous êtes à Madrid, et au Palace.
- Vous oubliez aussi que j'ai été à Saint-Sébastien... et... au Continental. Depuis cet après-midi une lettre de moi est partie pour mon ambassade... et ce n'est pas à Kaupmann, cette fois, que je l'ai confiée. Méfiez-vous, baron, ce soir tous les services français de Madrid veillent. Croyez-moi, il n'y a plus rien à faire... qu'à payer. »
Effondré, Kolberg esquisse une dernière résistance....
« Mais où voulez vous que je prenne cent mille pesetas ?...
- Vous avez la nuit pour chercher.... Bonsoir, à demain. »
Le lendemain, à huit heures, on frappe à la porte de Marthe... Celle-ci, craignant une nouvelle agression, a poussé Pedroso dans le cabinet de toilette.
Mais ce n'est pas le baron qui se présente.
Un inspecteur de la Sûreté espagnole est devant Marthe et lui dit en français : « Madame, je vous suis envoyé par le directeur de la Sûreté générale de Madrid et je viens vous demander de bien vouloir me suivre jusqu'à son bureau, où il a une communication à vous adresser. Je suis également chargé de vous prier d'apporter avec vous les lettres que vous savez....
- Mon cher commissaire, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ? Vous allez retourner auprès de votre patron et lui dire que, dans son intérêt même, il n'a pas à s'occuper de cette affaire ; l'ambassade de France a été prévenue hier par mes soins et je vais devant vous téléphoner à l'ambassade d'Allemagne....
« Ces petites histoires, voyez-vous, doivent se traiter entre adversaires et sans que la justice espagnole ait à y fourrer son nez. »
Et décrochant son appareil devant l'inspecteur espagnol médusé, Marthe demande le numéro de l'hôtel de l'ambassade.
« Excellence, à l'appareil, Marthe Richard, un agent du baron Kolberg. J'ai une communication des plus graves à vous faire... je voudrais avoir un rendez-vous d'urgence....
- Mais, madame, adressez-vous au baron...
- Impossible, c'est de lui qu'il s'agit, et je veux que vous soyez averti avant qu'un scandale n'éclate, dès aujourd'hui, dans Madrid.
- Je vous recevrai à midi, madame. »
Midi, dans les salons de l'ambassade allemande. Petit homme à lunettes, élégant, fin, vieillot, courtois.
« En quoi puis-je vous être utile, madame ?
- En obligeant le baron Kolberg à me laisser, dès ce soir, rentrer en France.
Il faut que, de toute nécessité, je quitte Madrid.,.. J'ai ses lettres... je vous les rends pour cinquante mille pesetas....
- Vous ne ferez pas chanter le prince de R..., madame.
- Non, mais j'espère que l'ambassadeur d'Allemagne marchera... quand je lui aurai remis cette clef.
- Quelle clef?
- Celle du coffre du baron, dans le bureau duquel j'ai vécu pendant deux mois.
- Rien pour les lettres, madame. Si le baron ne sait pas ce qu'il a à faire, je me charge de le lui faire comprendre. Combien pour la clef ?...
- Pas un sou, Excellence, ni pour la clef, ni pour les lettres. Je demande seulement de n'être pas inquiétée....
- Mais vous êtes libre, madame !
- A Madrid, c'est entendu. Mais je pars ce soir par le Sud-Express, et je voudrais votre promesse que, jusqu'à ma rentrée en France, je n'aurai aucun ennui venant de vous, de la police espagnole ?
- Foi de gentilhomme, madame., je ne ferai rien pour vous inquiéter.
- J'ai votre parole.... Au revoir... Voici la clef. »
SUR la porte de l'hôtel de l'ambassade, un homme, ou plutôt un fou, saute d'une voiture qui stoppe et s'avance, menaçant.
« Vous avez tout dit au prince ?
- Tout... sauf que je vous avais trahi. J'emporte vos lettres que je remettrai, comme convenu, à Halphen, s'il se présente à mon passage à la frontière avec les cent mille pesetas.
- Vous n'aurez pas un sou de moi et je vous jure que vous ne sortirez pas d'Espagne avec mes lettres.
- Et moi, baron, je vous promets que je traverserai une fois encore, à votre barbe, les Pyrénées.... »
Le lendemain, sept heures du matin à Irun.
Sur le quai de la gare... de nombreux gendarmes espagnols. Au milieu d'eux, un personnage d'importance, à en juger par les marques de respect que lui prodigue le commissaire spécial espagnol.... C'est le consul d'Allemagne de Saint-Sébastien. Auprès de lui, un second personnage à lunettes, sous lesquelles un oeil averti n'aurait pas de peine à reconnaître Halphen.
Visite des bagages et des passeports et fouille du train.
Dans la voiture de sleeping, grand branle-bas de combat.
« Votre feuille de voyageurs, demande rudement le commissaire à Pedroso.
- Deux voyageuses ; une Russe, la baronne Davidoff, et Mme Marthe Richard, Française....
- Dans quels compartiments sont-elles ?
- La baronne est au n° 2... Mme Richard était au 4, mais elle est descendue à Valladolid, où, m'a-t-elle dit, une automobile l'attendait pour la conduire à Barcelone.
- Faites ouvrir le compartiment de la baronne Davidoff, » réclame le consul allemand.
On ouvre. Une tête blonde, emmitouflée, sort de la couchette du sleeping et, en un allemand impeccable, une voix gronde ;
« Pourquoi me dérange-t-on ainsi ? Est-ce que nous sommes déjà arrivés en France ?
- Ce n'est pas elle. Marthe Richard ne parle pas un mot d'allemand, dit le lieutenant de Kolberg en refermant la porte.
- Alors, nous sommes roulés, dit le consul. Téléphonons de suite à Barcelone pour y alerter Ronceval. »
Le train repart et Marthe saute au cou de Pedroso.
« L'Alouette les a eus, mon vieux !... »
Quinze jours après, le service du chiffre remettait à mon successeur la traduction d'un radio, adressé par le quartier général allemand à son ambassadeur à Madrid, demandant à celui-ci d'obtenir, par l'intermédiaire du roi d'Espagne, que le baron von Kolberg soit autorisé à traverser le territoire français, pour rentrer en Allemagne. Et, le mois suivant, encadré par deux limiers de Priolet, le baron passait la frontière à Cerbère, à destination de Pontarlier, dans un' wagon plombé !
Mère d'espionne.
« BETTENFELD ! le colonel te demande.
- A huit heures du soir ? Qu'est ce qu'il me veut, le colo ?
- Je n'en sais rien, répond à son camarade l'adjudant Lemerre. Toujours est-il que j'étais de garde, et qu'il vient d'arriver au quartier en coup de vent.
« Vous savez où demeure l'adjudant Bettenfeld ? m'a-t-il demandé.
- Le père Louis ? ai-je répondu, Tous les hussards de Nancy savent où il habite, mon colonel. Sa maison est à deux pas, et le jardin touche le mur du quartier.
- Bien, amenez-le-moi de suite. S'il est couché, qu'il mette sa capote et qu'il enfile une culotte, mais qu'il arrive vite. »
« J'ai salué et me voilà... viens !
- On y va, mais c'est quand même pas naturel que le colonel me fasse appeler à cette heure-là ! »
L'adjudant Bettenfeld est un vieux de la vieille. Il a gagné, en 1870, son premier galon à Reischoffen, et, depuis, il a fait toute sa carrière de sous-officier au 9e régiment de hussards.
Retraité depuis cinq ans, quand la nouvelle guerre a éclaté, il a demandé à reprendre du service. On ne, pouvait pas lui refuser cette dernière récompense, et le commandant de la place de Nancy lui a donné le commandement d'un petit poste de garde-voies de communication dans la région.
Il y fait un service de tous les diables.
Un seul revers à la médaille militaire épinglée sur la poitrine du vieux troupier Fils de vigneron, il adore le vin gris de Lorraine, et est connu dans toutes les fermes qui avoisinent Nancy comme ne sachant pas résister à l'offre d'un verre.
Aussi, quand il rentre à la maison, sa pénible journée terminée, n'est-il plus très solide sur ses jambes, et c'est pourquoi, peut-être, le colonel de R..., qui commande les dépôts du régiment, et qui connaît le père Louis depuis déjà vingt ans, a insisté paternellement auprès de l'adjudant Lemerre, pour qu'il lui ramène son collègue, même s'il est déjà couché.
Les deux hommes avancent rapidement vers le quartier. Ils sont tous deux en sabots d'écurie, ces pantoufles des cavaliers au repos, et, dans la claire nuit d'août, sillonnée d'étranges lueurs, où leurs yeux cependant exercés de guetteurs distinguent mal les étoiles filantes de la Saint-Laurent, des fusées éclairantes que tirent à la moindre alarme les postes d'alerte contre avions, sans se parler, comme s'ils sentaient qu'il y a quelque chose d'insolite dans leur nocturne démarche, ils remuent tout au fond de leur cervelle un fond obscur d'indépendance et d'inquiétude.
« Mais qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir, le colo ? »
Cette pensée revient sans cesse, en leit-motiv, dans la réflexion de Bettenfeld.
Quelques secondes après, l'adjudant Bettenfeld, le père de Marthe Richard, est au « garde à vous » devant son colonel.
Marthe Richard, nous l'avons dit, est Lorraine et, sans même avoir eu besoin de consulter l'acte de naissance consigné sur son passeport, nos lecteurs s'en étaient déjà doutés, tant elle incarne avec vigueur ces deux qualités qui sont à la racine du tempérament lorrain : une absence d'émotivité qu'aucune surprise ne peut ébranler, et une ténacité qu'aucun obstacle ne rebute.
Elle est bien l'une des filles de ces marches de l'Est.
Suivons maintenant la réaction que va produire dans ce milieu l'incident de la côte des Perdrix, colporté par les journaux français.
« Adjudant Bettenfeld ! le colonel interroge de R..., vous avez des enfants ?
- Cinq, mon colonel, répond le sous-officier. Trois fils, tous trois blessés à la guerre, et deux filles, l'une mariée à un contremaître d'usine à Rouen, l'autre, veuve d'un automobiliste tué il y a un an, au front.
- Comment s'appelle donc cette dernière ?
- Marthe,... c'est mon aînée.
- Où est-elle en ce moment ?
- En Espagne, je crois.
- Elle est donc riche pour pouvoir ainsi voyager pendant la guerre ?
- Son mari était riche. En tout cas-, depuis sa mort, elle ne nous a jamais laissé manquer de rien.
- Ah ! elle vous envoie quelquefois de l'argent ?
- De temps en temps, mon colonel. Les fils traînent dans les hôpitaux ou en convalescence. La mère Louis ne peut plus faire grand'chose. Alors, on n'a que ma solde pour vivre, et, pour cinq, ce n'est pas beaucoup.
- Il y a longtemps que vous avez eu des nouvelles de Marthe ?
- Je crois qu'elle a écrit le mois dernier, et qu'elle nous a même envoyé un petit mandat de... Madrid.
- C'était de l'argent français ?
- Ma foi, mon colonel, je ne puis pas vous dire. C'est ma femme qui l'a touché.
Ca faisait près de cinq cent francs ; je crois bien que c'était de l'argent espagnol.
- Mais sûrement pas de l'argent allemand, n'est-ce pas, père Louis ? demande l'officier dont un tremblement nerveux agite la longue moustache.
- De l'argent allemand ? s'écrie le vieux soldat qui s'est raidi davantage encore dans son attitude militaire, comme s'il sentait qu'il allait perdre son sang-froid.
Marthe, ma fille, toucher de l'argent allemand ?... On n'a jamais mangé de ce pain-là chez nous, mon colonel, et si je savais....
- Calmez-vous, Bettenfeld, et n'oubliez pas que vous êtes d'abord soldat, et que le soldat doit passer aujourd'hui avant le père. Soyez courageux. Lisez ça. Il n'y a peut-être rien de vrai... mais il fallait que vous fussiez le premier à le savoir.»
Et il tend au vieil adjudant la coupure du journal français où était relatée l'aventure interrompue de Marthe Richard et du baron Kolberg. Le vieux lit maladroitement, les yeux déjà brouillés de larmes, puis il éclate en sanglots :
« Ah ! nom d'un chien de nom d'un chien ! hurle-t-il en arrachant son képi de la tête, et en frappant à grands coups sa cuisse avec sa coiffure. Si le journal a dit vrai et si ma fille a fait ça, je la tuerai de ma main.
- Encore une fois, du calme, père Louis, dit le colonel en se levant. Il se peut qu'il y ait un malentendu ; je vais écrire demain à Paris à l'Etat-Major. Là, on saura la vérité. Rentrez chez vous, et montrez que vous êtes un homme, en ne racontant rien à votre femme.
- Elle en mourrait, mon colonel, gémit le vieux ; c'était sa Marthe, sa préférée, et penser que pour de l'argent... oh ! non, voyez-vous, c'est impossible. Marthe était un peu butée quelquefois, et n'en faisait qu'à sa tête ; mais je donnerais la mienne à couper, mon colonel, que notre fille n'est pas coupable.
- Quand êtes-vous de service, Bettenfeld ?
- Je prends la garde demain à cinq heures du matin.
- Non, vous resterez chez vous. Le journal que je viens de vous montrer, tout Nancy l'aura lu demain, et je ne veux pas que quelqu'un, pendant votre garde, puisse tenir sur vous de mauvais propos. Et maintenant, donnez-moi votre main, mon brave, et rappelez-vous que, quoi qu'il arrive, ni vos chefs ni vos camarades ne vous oublieront. »
RESTÉE seule, après le départ de son mari pour le quartier, la vieille mère Bettenfeld s'était affaissée dans un fauteuil, et, prenant à pleines mains sa. tête blanchie par soixante années de dur labeur et de soumission résignée : « Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à Marthe ? » se demandait- elle anxieusement. Car, seule de la famille, elle savait que Marthe avait été envoyée en mission en Espagne par l'Etat- Major français.
Mais parce qu'il s'agissait d'un secret de la défense nationale, et que les femmes de chez nous savent peut-être mieux garder un secret que les hommes, surtout lorsqu'ils sont jeunes et inexpérimentés comme l'étaient ses fils, ou que, comme c'était le cas pour le père Louis, le vin de Lorraine délie trop aisément leur langue, elle n'avait rien voulu dire aux siens.
Dans les rares occasions où son mari et ses enfants venaient à l'interroger sur là vie de Marthe, elle répondait évasivement qu'elle faisait des exhibitions d'aviation à l'étranger, et mettait sur le compte des dangers de cette périlleuse profession, l'inquiétude qui altérait continuellement son visage et troublait par instants son attention.
Mais toujours, sa pensée revenait à cette fille préférée.
« Pourvu qu'il ne soit rien arrivé à Marthe », répétait-elle inlassablement en elle-même, pendant l'absence, qui lui semblait interminable, de son mari.
Enfin, le père Louis apparaît au seuil de la porte. Il se laisse tomber plutôt qu'il ne s'assied sur le lit familial et, sans même qu'il parle, habituée qu'elle est à lire dans les plus secrètes contractions de son visage, sa femme comprend que c'est bien de sa fille qu'il s'est agi dans l'entretien avec le colonel.
« C'est bien ce que je pensais, dit-il enfin. On m'a puni parce que j'ai traité d'embusqué le jeune sergent qui m'a relevé de garde avant-hier... le colonel m'a mis huit jours d'arrêt.
- Alors, il faut te coucher, Louis, parce que tu es de service demain de bonne heure.
- Non, je dois rester à la maison.
- Mais les arrêts n'empêchent pas le service, reprend la vieille.
- Ça ne fait rien, bredouille le vieil adjudant pris à son propre piège, le colonel m'a dit que je ne devais pas sortir.
- C'est peut-être qu'il doit t'annoncer encore une mauvaise nouvelle ?
- Peut-être bien. En tout cas, je ne dois rien dire.
- Marthe est malade... blessée ? Tu m'en as déjà trop dit, il faut que tu parles.
- Eh bien, oui, Marthe est malade.
- Ah ! mais parleras-tu enfin ?... Tu vois bien que je deviens folle.... Marthe n'est pas morte ?
- Il vaudrait mieux qu'elle le soit. Notre fille... ah ! tant pis, c'est toi qui l'aura voulu. Notre fille Marthe est une espionne. Et l'argent qu'elle nous envoie, celui que tu es allée toucher le mois dernier à la poste, c'est de l'argent allemand. Comprends-tu, maintenant?
- C'est le colonel qui t'a dit ça ?
- Il m'a montré le journal où c'était écrit.
- Et vous l'avez cru, tas de niais, tas de propres-à-rien ! Notre enfant une espionne ! Mais, idiots que vous êtes, vous ne savez donc pas que c'est pour notre pays...que... peut-être... est-ce que je sais, moi... avec cette maudite guerre... que c'est, peut-être, pour notre pays qu'elle travaille ! » achève dans un sanglot la pauvre vieille, qui, tout d'un coup, a compris, d'instinct, que sa fille allait courir un danger plus grand, si le vieux comprenait enfin ce qu'elle lui avait caché jusqu'à ce jour, et que Marthe n'était entrée au service des allemands que pour mieux servir la France.
Et, courbée sous le double poids de l'inquiétude et de son lourd secret, la vieille paysanne, le front baissé sous la lampe de cuivre autour de laquelle sa nichée a grandi, et déjà loin de la maison familiale. Sa pensée s'égare là-bas, dans le ciel mystérieux d'Espagne, à la recherche de son enfant perdue.
Mais voici que tout à coup elle est arrachée à ses pensées; la rumeur d'une foule attroupée devant sa demeure, où brille encore la lueur de la lampe dont elle a oublié de couvrir la flamme à l'appel des sirènes qui vient de résonner, l'éveille de son rêve ; la fureur populaire secoue déjà la porte de l'humble petite maison, et des voix menaçantes hurlent : « Allez-vous éteindre vos lumières, bande d'espions ! »
LE colonel de R... a tenu sa promesse.
Deux jours après son entretien avec le père Louis, nous recevions de la place de Nancy un rapport nous demandant des renseignements sur Marthe Richard et aussi de instructions au sujet de ses parents.
A cette époque, je n »étais plus au service de contre-espionnage ; c'est mon successeur Lafenestre qui eut à répondre.
Faire connaître, par voie de la presse, que Marthe était à notre service, il ne fallait pas y songer, non plus que d'en aviser l'autorité militaire de Nancy, qui, pour calmer les esprits chaque jour plus montés, comme nous l'apprîmes par la suite, eût peut-être commis l'imprudence de dénoncer publiquement le véritable rôle de Marthe, afin de dégager de tous soupçons ses vieux parents.
Noitre service décida donc d'envoyer sur place un officier, chargé d'arranger doucement les choses.
Lorsque la capitaine X... se présenta en tenue, devant la barrière qui séparait la maison des Bettenfeld du reste de la grande cour, au fond de laquelle leur maison était construite, un attroupement difficilement contenu par le sous-officier que le colonel de R... avait mis de planton devant la porte, s'y était formé ; de là, par intervalles, jaillissait une pierre, lancée contre les volets clos de « la maison des espions », titre que dans la nuit précédente des voisins égarés avaient inscrit au goudron sur la petite façade blanche.
Quand la voiture de l'envoyé de l'Etat-Major s'arrêta devant la barrière, un cri de satisfaction s'échappa de toutes les poitrines.
« On vient les arrêter enfin ! criaient les plus enthousiastes.
- Arrêter qui ? demanda rudement le capitaine. Voulez vous parler des braillards, qui sans raison, viennent insulter des braves gens ? Je suis chargé par le chef d'Etat-Major d'apporter ses félicitations au père Bettenfeld pour la conduite de sa fille.
« Blessée au front, comme infirmière et évacuée sur une hôpital étranger de Paris, une autre infirmière, une russe, a dérobé ses papiers pour passer en Espagne, et c'est cette femme qui, elle, est sûrement une espionne, dont les journaux ont parlé ces jours-ci.
« Appelez-moi l'adjudant Bettenfeld » ordonne ensuite notre camarade au sous-officier de planton.
Le vieux sort, plus courbé par ces quatre journées de torture morale, que par les trente années passées sous le harnais militaire.
« Bettenfeld, je viens vous annoncer de la part du chef d'Etat-Major, que votre fille va recevoir la croix de guerre, pour les services qu'elle a rendus au front. Vous pouvez être fier de votre enfant en continuant à porter haut la tête en bon soldat resté digne de la médaille militaire accrochée sur son uniforme de hussard. »
Et il donne au vieil adjudant l'accolade, devant la foule stupéfaite et qui ne sait plus bien quelle contenance garder, en face du changement si brutal de la situation.
Mais la porte des Bettenfeld à nouveau s'entrouvre : une femme apparaît en grand deuil.
Debout sur son seuil, qu'elle n'a même pas cherché à protéger contre la malédiction populaire, en criant, aux insensés qui l'outrageaient, son secret, elle apparaît sans qu'une larme ait brillé sur son fier visage.
C'est bien la mère de l'Alouette, l'héroïque mère française, qui, sans un mot de reproche à l'adresse de ses insulteurs, a su pendant les quatre longs jours qu'a duré son martyre, comme l'oiseau qui feint d'être blessé, pour mieux écarter le chasseur de sa couvée, tenir tête à l'orage, et faire de sa douleur, silencieuse elle-même, une arme pour protéger son petit.
Cette fois, la foule a compris.
Et l'officier d'Etat-Major salue militairement, en dissimulant mal son émotion, la vieille paysanne lorraine, qui a donné sans faiblir à la France quatre combattants : ses fils mutilés au front et sa fille, Marthe Richard... l'Espionne !
Or Marthe Richard n' pas encore sa croix de guerre.
Ne semble-t-il pas à nos lecteurs qui viennent de lire une histoire si émouvante, que ce n'est pas seulement la croix de guerre que l'on devrait épingler sur la poitrine de cette héroïne sans gloire, de cette patriote sans faiblesse dont personne n'avait le droit de proclamer la vaillance et le dévouement, et qui risqua vingt fois la mort obscure et mystérieuse de la petite Espagnole de Bilbao : un coup de poignard dans le dos !...
Ne vous semble-t-il pas qu'un autre ruban ?...
Fin.
Commandant LADOUX
Ancien Chef des Services de renseignements de l'État-Major de l'Armée.
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