Blâmont la Vaillante
Aperçu des Principaux Épisodes, à Blâmont, pendant la Guerre franco-allemande (1914-1918) fait par C. Hertz. Maire de guerre
Blâmont, petite ville de Lorraine située à proximité de Lunéville,
au front et occupée par les Allemands pendant toute la guerre, en a connu toutes les horreurs.
Elle relève cependant fièrement la tête. Les tours de son Église et de son château se dressent majestueusement après avoir été effleurés tant de fois par les obus. Les façades imposantes de son hôtel de ville et de son ancien collège sont encore là pour témoigner des actes de sauvagerie commis par l'ennemi. Les maisons sont debout!
Mais si elles offrent aujourd'hui une apparence de vie, si elles donnent au visiteur l'impression d'un pays qui a peu connu la guerre, leurs murs cachent encore des ruines lamentables dues aux barbares qui y ont séjourné.
Un cimetière militaire en couronne la crête, dernier souvenir de l'envahisseur.
La Population qui y a vécu si courageusement pendant ces années terribles, au milieu de l'ennemi et sous le fracas continuel des bombardements a contribué par sa présence a nous conserver ces restes glorieux de notre cher pays.
La déclaration de guerre par l'Allemagne à la France, le 3 Août 1914, fut suivie immédiatement de l'entrée de patrouilles allemandes, le 4 Août, à Blâmont. Le 8, au soir, les troupes allemandes entrèrent en masse dans la ville en y jetant l'épouvante. Elles l'occupèrent jusqu'au 14 août, date à laquelle nos armées pénétrèrent dans le pays annexé à 4 kilomètres de la ville.
Pendant cette période, du 4 au 14, les malheureux habitants de Blâmont connurent les heures les plus terribles et les plus angoissantes de la guerre. Ce fut le régime de la terreur : la population traquée n'osant sortir dans les rues, les femmes et les enfants exposés aux brutalités des soldats avinés et surexcités. C'est à ce moment que tombèrent, victimes de la cruauté de ceux-ci, quatre de nos compatriotes : Monsieur Barthélémy, vieillard de 84 ans, ancien maire de la ville, estimé de toute la population, tué à sa fenêtre, presque à bout portant ; Mademoiselle A. Cuny, jeune fille de 20 ans, fusillée en pleine campagne sous les yeux de son père, sans autre forme de procès ; Monsieur Foell, digne cafetier alsacien, mis au mur et exécuté par un peloton, sans jugement préalable ; enfin, Monsieur Beaupère, retraité, tué au coin d'une rue, en pleine fusillade.
Le 21 août, les troupes françaises furent obligées de se replier et laissèrent la place aux Allemands qui ne quitteront plus la ville avant le 15 Novembre 1918. Pourtant une patrouille française put aller le 19 Septembre 1914 jusqu'à Saint-Georges.
Le 21 et 22 Août, la population affolée abandonna en partie la ville, mais plusieurs familles purent de nouveau réintégrer leur domicile.
Le maire était parti le 14 Août, l'adjoint et quelques conseillers quelques jours plus tard.
Appelé le 19 Août par le Colonel des Étapes, ainsi que par Messieurs Hennequin et Squivet, je fus nommé maire par eux et accepté par les autorités allemandes en remplacement de Monsieur Barbier, curé de la paroisse, dont je ne puis faire assez l'éloge et qui avait rempli les fonctions de maire pendant huit jours. Ces messieurs furent nommés adjoints. Le lendemain, notre nomination était annoncée officiellement à la population. Cependant, le calme était loin d'être rétabli ! A cette nouvelle invasion, les actes de barbarie se reproduisirent et les habitants furent de nouveau exposés aux mêmes vexations et brutalités. J'employai d'abord tous mes soins à faire cesser les fusillades qui avaient tant effrayé les habitants et avaient causé leur fuite. Les autorités allemandes prétendaient que des civils tiraient sur leurs troupes cependant que toutes les armes nous avaient été prises. J'arrivai à leur démontrer qu'aucun habitant ne tirait, que je répondais de chacun d'eux et que les fusillades provenaient seules de leurs troupes elles-mêmes. Avisé le 1er Septembre, par une personne honorable, que des soldats ivres menaçaient de troubler l'ordre, je me rendis chez le Colonel pour l'en avertir. Il envoya aussitôt avec moi un officier pour prescrire à la gendarmerie de faire des rondes toute la nuit. De ce moment, l'ordre ne fut plus troublé et nous n'eûmes plus de ce fait à déplorer de nouvelles victimes.
La mairie ayant été complètement abandonnée pendant huit jours avait été pillée, il fallut en réorganiser tous les services. Voulant assurer l'ordre et la bonne exécution des règlements, je déclarai au Colonel que les pouvoirs civil et militaire devaient collaborer ensemble et en toute confiance si on voulait arriver au résultat désiré. Le Colonel répondit à ma franchise et à ma bonne volonté en m'autorisant à le voir personnellement à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, pour les besoins du service.
Organisation. - Au début, par ordre des autorités allemandes, la mairie est restée ouverte jour et nuit avec deux équipes spéciales. Levé à 5 heures, je me couchais après minuit, et je devais très souvent me lever à 1 heure pour le train des blessés. Quand ceux-ci étaient trop nombreux il fallait leur trouver un gîte soit à l'hôpital, à l'église, au collège ou dans des maisons inhabités.
De nombreux commandants de place se sont succédés, quelques-uns abordables mais la plupart hostiles. J'ai cherché dans l'intérêt de la population à entretenir avec eux des rapports courtois.
Dans le courant de Novembre 1914, j'ai eu le regret de voir mon dévoué collaborateur, Monsieur Squivet, relevé de ses fonctions par l'autorité allemande à la suite d'une condamnation en conseil de guerre sans avoir rien fait pour cela. J'ai dû le remplace par Monsieur Beandot.
Approvisionnement. - L'ordre étant une fois établi, la question qui attira particulièrement mon attention fut celle des approvisionnements. Je pus obtenir du Colonel d'envoyer des voitures à Sarrebourg pour chercher de la farine ainsi que de l'épicerie. De cette façon la ville fut approvisionnée régulièrement ainsi que les villages voisins, que j'ai toujours aidés autant que j'ai pu.
Dans une période de guerre aussi longue je ne parlerai pas de toutes les angoisses ressenties, mais je veux cependant faire exception pour celle éprouvée par l'annonce qui me fût faite, le 16 Novembre 1914, par le commandant de Place. Désormais il ne pouvait plus s'occuper de notre ravitaillement et il faudrait nous évacuer. Sous le coup de l'émotion je répondis au Commandant que j'étais prêt à mourir à mon poste plutôt que de partir et que j'étais certain que toute la population pensait de même. Autant mourir de faim qu'autrement ! Le commandant me fit revenir le soir même et m'engagea à écrire au gouvernement allemand pour demander à être ravitaillé par la Suisse, ce que je fis. Une certaine détente étant survenue, nous avons pu atteindre le 23 Août 1915, date à laquelle le Ravitaillement Américain commença à nous approvisionner en farine, lard, épicerie, etc. Ce comité a rendu de très grands services à la population ? Nommé délégué des communes, j'allais à Cirey plusieurs fois par mois jusqu'en Janvier 1918 où par ordres des autorités allemandes, il ne fut plus permis aux maires de quitter leur commune. Je n'ai donc pu y retourner qu'après l'armistice. Je rends ici hommage aux organisateurs de ce comité, à la tête duquel se trouvait Monsieur Hoover, le grand philanthrope américain.
Création des bons de pain. - Des bons de pain distribués gratuitement, d'abord deux fois par semaine, ne furent plus ensuite délivrés qu'une fois par semaine, leur nombre s'étant rapidement accru. Ils étaient valables chez tous les boulangers et remboursables par la Ville. Nous avons créé également des bons de pain remboursables qui permettaient aux personnes n'étant pas habituellement nécessiteuses, de se procurer du pain payable après la guerre.
Création des bons de travail. - Étant obligé d'employer journellement un grand nombre d'ouvriers pour la voirie, par ordre de l'autorité militaire, il fallait des sommes importantes. Comme nous n'avions pas d'argent en caisse, nous avons décidé de créer des bons de travail remboursables par la Ville, qui seraient valables chez tous les commerçants. De cette façon, nous pouvions payer chaque semaine notre main-d'oeuvre qui elle-même pouvait assurer son alimentation.
Boulangerie, boucherie et laiterie municipale. - A un certain moment, une seule boulangerie existait qui était insuffisante pour pourvoir à l'alimentation de tous les habitants. Nous avons décidé la création d'une boulangerie municipale. Il nous parut nécessaire aussi en fin novembre 1914, de créer une boucherie municipale, voulant arriver à des prix moins élevés. Pour avoir régulièrement de la viande, je me suis occupé personnellement d'aller chaque semaine dans les villages acheter des bêtes ce qui nous permit d »avoir la viande nécessaire jusque fin septembre 1916, où elle nous fut complètement supprimée. La laiterie a aussi rendu de grands services. La culture des jardins put un peu aider à notre alimentation.
Prêts d'argent. - Ces prêts, faits sur garantie d'une valeur de 25 francs, étaient destinés à aider les habitants manquant momentanément d'argent et se trouvant sans ressources. Des personnes ayant bien voulu mettre à notre disposition des sommes d'argent sans intérêt, nous avons voulu en faire profiter la population. Nous avons pu sauver le contenu d'un coffre de la Banque Société Nancéienne, qui renfermait, indépendamment des fonds et titres de cette société beaucoup de valeurs appartenant à des particuliers de la région et nous nous sommes servi des fonds pour la Ville et prêter aux habitants. Pour que les femmes des mobilisés ne manquent pas du nécessaire nous leur avons avancé des sommes mensuelles.
Contribution de guerre. - La Ville a dû payer sa part des contributions de guerre, fixée par l'autorité allemande et ensuite par le Syndicat des communes Cirey-Blâmont-Xures, fondé en 1916. Pour sa part contributive, le total est de près de 100.000 francs. J'ai trouvé auprès du regretté président du Comité, Monsieur Mazerand, et du secrétaire, Monsieur Cuissard, le concours le plus dévoué ainsi qu'auprès des habitants qui ont prêté sans intérêt pendant la guerre. Je les remercie ici, ainsi que le personnel de mairie et tous les services de la ville qui m'ont toujours montré du zèle et de l'empressement.
Réorganisation des écoles. - Depuis longtemps, je me préoccupais de la réorganisation des écoles, mais les commandants avaient remis, pour divers motifs, cette question à plus tard. Trouvant un commandant disposé à les rouvrir, nous avons fait de suite le nécessaire et deux classes furent organisées à l'Hôtel de Ville sous la direction de Mesdemoiselles Vannier et Allain, institutrices. Ensuite, les classes furent fermées à cause des bombardements fréquents et ouvertes de nouveau sous la direction d'un instituteur allemand jusqu'au jour où Mademoiselle Vannier reprit son poste avec l'aide de Mademoiselle S. Wongkoefft.
Chauffage. - La difficulté du chauffage était très grande en raison de l'éloignement de la forêt et du nombre restreint des chevaux dont nous disposions, surtout à la fin de la guerre. Nous avons pu cependant arriver à donner le chauffage nécessaire aux habitants.
Maisons inhabitées. - De grandes quantités de troupes passaient chaque jour, il fallait en assurer le cantonnement ainsi que celui des officiers. Nous avons cherché le plus possible à préserver les maisons inhabitées, mais il était à prévoir au bout d'un certain temps avec la masse d'hommes qui séjournait et la prolongation indéfinie de la guerre la municipalité deviendrait impuissante à les préserver. D'ailleurs l'ordre est venu au bout de quelques temps que les maisons inhabitées appartenaient aux troupes qui transformèrent bientôt les plus grosses en casernes.
Hôpitaux. - Pendant la première période de la guerre, nous avons eu ici trois hôpitaux : Saint-Jean
Baptiste, Burrus, Léon. Ces hôpitaux donnaient beaucoup de besogne en raison des services importants de chacun. Pendant toute la guerre on n'a eu qu'à se louer du dévouement des religieuses de Saint-Charles, tant pour nos militaires blessés que pour la population.
Incendies. - Nous avons eu divers incendies qu'on a pu éteindre sans trop de dégâts, mais ceux de la ferme de Blâmont, de la Société nancéienne et du château de Sainte-Marie n'ont pu être enrayés. La chocolaterie et la brasserie avaient été incendiées dès les premiers jours de la guerre.
Bombardements. - Blâmont ayant été au front toute la durée de la guerre, a eu à subir de nombreux bombardements qui ont, malheureusement fait plusieurs victimes: Madame Barbier, Monsieur et Madame Wongkoeffl, Madame Bertrand, Mademoiselle Mozimann, Monsieur Boudot, Madame
Hertrich. J'adresse à leurs familles mes condoléances émues. Il y eu aussi plusieurs blessés. Les dégâts matériels très importants sont encore visibles maintenant. L'Église, le presbytère, mon usine, ma maison ainsi que beaucoup d'autres, ont reçu de nombreux obus lancés par l'artillerie française de Montreux et de Montigny. Ma famille et moi avons failli être tués, car nous étions dans la maison quand un obus y est tombé et nous n'avons et que le temps de fuir avant un nouvel obus démolissant les chambres que nous occupions. J'ai fait procéder, secondé par le capitaine des pontonniers, aux réparations urgentes de l'Église afin d'assurer la préservation urgente de ce beau monument.
Départ des habitants. - Le 18 Octobre 1914, des hommes furent emmenés en Allemagne comme otages et, le 22 Novembre, de nouveau quelques jeunes gens. Les premiers furent plus tard rapatriés, les autres restèrent prisonniers toute la durée de la guerre.
Il nous fut réservé une pénible émotion, celle d'assister au départ forcé d'une partie des habitants qui après avoir lutté pendant huit mois ainsi que je le fis remarquer aux autorités, ont été expulsés, le 17 Avril 1915. J'ai refusé de dresser la liste des partants qui furent désignés par le Commandant lui-même.
Après de nombreuses démarches auprès des autorités supérieures, ma fille obtint de rentrer en France avec son bébé et sa tante, le 30 avril 1917, par la Suisse, après avoir séjourné deux mois à la forteresse de Rastadt. Trois petites orphelines et J. Zeliquer, malade, purent aussi aller en France, ce dernier après un séjour en Suisse. Le 24 juillet 1918, différentes personnes obtinrent d'être rapatriées après être restées deux mois en Belgique.
Mais le départ le plus impressionnant fut celui du 5 Octobre de la même année. Environ deux cents personnes furent évacuées de force en Belgique où l'armistice vint les y trouver. Nous restions à peu près soixante habitants et nous devions, quelques jours après, avoir le même sort, quand les pourparlers de paix vinrent suspendre et éviter ce voyage.
Il nous fut alors donné d'assister au départ des troupes allemandes qui eut lieu dans le plus grand désordre ; et ce fut avec une grande émotion et beaucoup d'enthousiasme que nous vîmes arriver, quelques jours plus tard, les troupes françaises.
Avant de terminer ce récit, qu'il me soit permis de rappeler avec quel serrement de coeur nous assistions au passage des prisonniers français, et combien davantage à la chute de ces vaillants aviateurs dont nous suivions si anxieusement les combats, sentant un peu de l'air de France nous arriver avec eux. C'était avec une émotion poignante que la population suivait les obsèques de ces braves défenseurs de la patrie, lorsque cela lui était permis.
Pendant toute cette longue période, nous avons souffert les tourments de la faim, les frayeurs des bombardements, les privations de nouvelles et toutes les tortures infligées par l'ennemi : travaux des champs, réquisitions, perquisitions à main armée, cantonnements forcés, menaces, condamnations, vols, etc. Je me plais à reconnaître le patriotisme de la population qui a toujours supporté vaillament toutes ses épreuves et dont l'espoir ne l'a pas quitté et n'a non plus pas été déçu de voir enfin l'ennemi écrasé après en avoir été tant torturé.
Grâce à la vaillance de tous nos chefs, sous le haut commandement du maréchal Foch, grâce à la bravoure des troupes françaises et alliées, grâce à l'énergie de Georges Clémenceau, la France victorieuse a délivré ses enfants qui, pendant plus de quatre ans, avaient été séparés d'elle sans jamais ni se plaindre ni désespérer. Et maintenant que nos frères d'Alsace-Lorraine, nous sont rendus pour toujours, que notre frontière, à notre porte depuis 70, se trouve éloignée à tout jamais ; qu'elle fleurisse de nouveau, notre chère petite cité, comme au temps de sa plus grande splendeur et pour cela restons unis pendant la paix comme nous l'avons été pendant la guerre.
Vive le France victorieuse, vive la République.
Blâmont, le 1er Janvier 1919
CONSTANT HERTZ
Maire de guerre
APPENDICE
Je joins quelques lignes pour compléter ce récit dans lequel l'auteur est beaucoup trop modeste et ne parle pas assez de lui personnellement. Cependant après avoir si bien dirigé notre ville pendant plus de quatre ans, il est nécessaire qu'on connaisse tout le dévouement et le courage qu'il a montrés pendant une période aussi difficile.
Soit que j'ai assisté moi-même ou que M. Hertz m'ait raconté, en leur temps, les différents épisodes que je vais relater, je me fais un plaisir autant qu'un devoir de venir les exposer.
Blâmont, à une époque où la terreur régnait parmi nous, était voué au feu et à l'élimination. C'est par son sang froid et son énergie que nous avons été préservés. Le 13 Août 1914, à 11 heures du soir, il fut contraint avec d'autres notables de se rendre à la mairie afin de faire une proclamation aux habitants les invitant à s'abstenir de toutes provocation vis-à-vis des troupes allemandes, sans quoi, la ville serait brûlée. Il fut décidé qu'il irait avec plusieurs de ces messieurs faire une démarche auprès du général pour lui demander de ménager la ville, l'assurant qu'aucun habitant ne commettrait d'acte hostile. Le maire et le curé avaient été retenus prisonniers. Quelques jours plus tard, notre curé faisant les fonctions de maire dut annoncer aux habitants, au son du tambour, que la si moindre infraction aux ordres se produisait, il serait lui-même fusillé. C'est peu de temps après que Monsieur Hertz ayant pris le service de la Mairie, demanda qu'une enquête soit faite et un service d'ordre assuré pour prouver que les civils étaient étrangers aux fusillades et aider à y mettre fin.
De ce jour, le calme fut rétabli.
C'est avec une activité et un dévouement inlassable que notre maire nous assura le ravitaillement pendant toute la durée de la guerre ainsi que la protection de chacun de nous et la défense des intérêts autant que cela était en son pouvoir. Jamais il n'a laissé personne dans la peine ou le besoin, et chacun pouvait l'aborder et être sûr d'un accueil bienveillant.
Des chefs arrogants et grossiers venaient le cherche ou l'interpellaient, le revolver au poing, pour lui demander soit l'eau, l'éclairage, le logement, la protection des troupes, etc. Sans s'occuper du temps nécessaire à l'exécution de leurs ordres, c'était la menace à la bouche qu'ils les formulaient, et, il fallait énormément d'adresse et de diligence pour les satisfaire dans le délai fixé.
Il était à leur disposition à toute heure du jour et de la nuit, et, avec une activité infatigable, il cherchait à les contenter afin de les mieux disposer vis-à-vis des habitants.
Les vexations ne lui ont pas été ménagées. Il fut, plusieurs fois, mis hors de son usine, soit pour y installer une force motrice d'électricité, ou, un dépôt de charbon, ou, le plus souvent, des écuries.
Sur la réflexion qu'il faisait de pouvoir leur procurer plus loin d'autres écuries lui appartenant, il lui était répondu que c'était cette place qui convenait et non pas d'autres, et, que du reste, s'ils leur plaisaient de mettre leurs chevaux dans ses chambres, il n'avait rien à dire, ce qu'ils firent d'ailleurs dans d'autres maisons. Des soldats brutaux brandissaient des haches ou des pavés, ou le menaçaient de leurs armes s'il ne s'éloignait pas. Il lui fut impossible de s'opposer à la destruction de ses ateliers, de ses machines et de ses propriétés, ainsi que celles des habitants. Un mur lui appartenant fut démoli sous ses yeux pour empierrer un chemin, sans que ses observations ne réussissent à éviter cet acte de vandalisme.
En voulant défendre un magasin, dans la Grande Rue, que des soldats dévalisaient, il fut frappé par ces forcenés qui le mirent dehors brutalement.
Si on essayait de se plaindre à des chefs, ceux-ci répondaient que c'était la guerre et que, puisque nous l'avions voulu, nous n'avions rien à dire, et même, plus tard, ils encouragèrent leurs soldats aux vols en leur en payant le produit.
Sa femme et sa fille se trouvèrent une fois aux prises avec un sous-officier ivre qui menaçait de les tuer si elles ne le laissaient pas s'emparer de tout ce qui lui plaisait autour de lui. Pour une fois, le commandant leur donna raison, et envoya deux soldats chercher le sous-officier et le conduire au poste.
Une autre fois, pour avoir déplacé chez elle un fourneau dans une chambre qui avait été occupée par un officier, sa femme fut violemment insultée par l'un deux, en présence d'un officier supérieur, et la scène ne prit fin qu'à l'arrivée de Monsieur Hertz qui leur déclara que jamais un officier français ne se serait permis de torturer ainsi une femme.
Il lui fut très pénible d'avoir constamment des rapports avec l'ennemi, surtout qu'on ne savait jamais ce que la minute suivante nous réservait. Il n'était pas d'affront que souvent les officiers ne savaient faire. Il fut un jour molesté par un médecin pour ne pas l'avoir salué assez rapidement. Un autre jour, il dut aller à pied, escorté d'un factionnaire, à la source des Salières pour le service des eaux, pendant que les officiers s'y rendaient en voiture, dans l'omnibus qui lui appartenait et qu'on lui avait pris quelques jours avant. Il assista à la souillure et destruction de cette voiture qui fit longtemps le service de la commandanture.
Dans son usine, une compagnie entière armée vint en visiter tous les coins et sonder toutes les fosses prétendant que des cuirs étaient cachés. La semaine précédente, tout ce qui lui restait de marchandises échappées au pillage lui avait été enlevé. Sa femme et sa fille furent sur le point d'être arrêtées parce qu'elles ne leur donnaient pas assez vite la clé d'un meuble où ils soupçonnaient y trouver des armes.
Sa maison fut envahie par une bande de brutes qui voulurent absolument s'y loger. Ils achevèrent de piller ce qui était resté d'un premier pillage fait en règle, chez lui, tout au début, car au moment de la panique générale, cédant aux supplications de sa fille, il consentit à accompagner sa famille. Mais arrivés à Lunéville, ils ne purent aller plus loin et, le lendemain, les troupes allemandes y entraient musique en tête. Devant assister aux mêmes horreurs qu'à Blâmont, ils résolurent de retourner chez eux. Mais aucun voiturier ne voulut s'exposer sur la route. Depuis plusieurs jours, le fort de Manonviller tirait. Ils firent donc le trajet de Lunéville à Blâmont à pied, sous un bombardement intense. Entre Ogéviller et Bénaménil les balles sifflaient au-dessus d'eux. Ils traversèrent Domèvre au milieu de ses ruines encore fumantes et, en arrivant chez eux, ils eurent la consternation de voir que tout avait été pillé, tant à leur tannerie et aux remises que dans leur maison. Il n'avait pas fallu plus de trois jours à ces bandits pour tout saccager et tout enlever.
Quand leurs armées étaient victorieuses, les chefs devenaient arrogants et quand elles éprouvaient des revers, ils étaient méchants.
Il fut maintes et maintes fois harcelé par eux pour leur céder un terrain appartenant à un particulier absent afin d'y créer un cimetière. Il sut leur tenir tête et ne pas consentir à traiter l'affaire qu'il savait illégale, de même qu'il ne voulut jamais signer l'engagement qu'on lui imposait de ne jamais souiller ni enlever leurs tombes. Il voulut bien promettre verbalement qu'on les respecteraient.
Quelque temps avant l'armistice, sur son refus de signer les papiers qui lui étaient présentés, et qu'il jugeait injustes, il fut menacé d'être emmené, mais il ne recula pas devant la menace et n'en signa aucun. A ce moment leur déroute commença et ce fut grâce à elle que la menace ne fut pas exécutée.
Mais une des plus pénibles émotions qu'il ressentit fut celle du jugement de sa fille. Plusieurs fois la justice descendit chez lui pour une affaire de correspondance. Sans avoir considération ni au maire, ni à une jeune femme qui venait de mettre au monde, quelques jours avant, un bébé dans des circonstances très tragiques, le juge vint plusieurs fois faire un interrogatoire où tantôt le père assistait, tantôt il était exclu. Pendant le cours de l'instruction la jeune femme gagna une pleurésie, ce qui n'empêcha pas le juge de continuer ses perquisitions, escorté de gendarmes et de la condamner à trois semaines de prison ou 200 marks d'amende. Son père préféra payer plutôt que de voir enfermer sa fille et son bébé.
Lui-même fut un jour puni, sur la dénonciation d'un sous-officier, pour s'être introduit dans l'usine d'électricité. Malgré ses preuves de ne rien avoir soustrait, et son attestation que s'était à la requête d'un commandant voisin et accompagné d'un interprète qui venait à la recherche de courroies, le commandant ne voulut rien savoir ; il se vit contraint de payer son amende.
Un de ses voisins, qu'il employait à son service, fut aussi condamné à trois semaines de prison sans aucune preuve et sur la simple dénonciation d'un soldat.
Nous avons eu aussi la crainte de le perdre à la suite d'une broncho-pneumonie gagnée en plein service. A toute heure, il fallait qu'il soit sur la brèche.
Un soir, un sous-officier de la Commandanture (le rouge du Commandant ou plutôt le mauvais rouge comme on le désignait) vint le chercher sans lui laisser le temps de prendre un vêtement, l'emmena, et le tint longtemps sur les bords de la Vesouze pour faire le recensement des prés. Il fut pris de frissons et d'une forte fièvre qui mirent sa vie plusieurs jours en danger. Grâce aux bons soins des religieuses et de sa famille, il put s'en tirer et reprendre son service avec le même empressement que par le passé.
Il sut épargner à la Ville une forte dépense en s'opposant à des travaux projetés par les Allemands et en s'occupant lui-même de la réorganisation des eaux telle qu'elle est aujourd'hui.
Il lui est arrivé quelques fois de statuer entre des différends d'habitants ; il s'y est toujours employé pour le mieux.
Il a dirigé l'hospice et a protégé et défendu cette établissement contre les malversations de l'ennemi dans la mesure du possible.
Jamais aucune dénonciation, ni aucune répression n'ont été provoquées soit par les habitants, soit par le municipalité. Pourtant nous avons encouru les plus grands dangers en cachant un caporal et deux soldats français pendant huit mois.
Combien d'autres faits que j'ignore, plus ou moins importants que ceux que j'ai raconté plus haut, et qui, souvent répétés, rendaient la tache difficile et la vie intolérable, et qui ne prirent fin qu'à l'armistice.
Jamais il ne s'est plaint, il a constamment employé toutes les forces de son corps et de son intelligence à défendre et servir son pays. On ne saura jamais assez reconnaître tout le dévouement qu'il nous a montré.
Blâmont, le 1er Janvier 1919
E.S
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