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1914 - Château de Turckheim (clos saint Pierre)
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Lettre traduite du soldat allemand
Hans Fleischer. Voir Le Clos Saint
Pierre.
Blâmont, 2 octobre 1914
"L'homme doit sortir," ai-je pensé en moi-même, en
prenant mon tour de garde et en sortant pour une mission de reconnaissance. Je voulais savoir exactement où j'étais.
Par le sous-bois épais, j'ai serpenté sur un petit sentier. Magnifiques forêts tout autour de moi. Peu après, je suis parvenu en un espace lumineux, et devant moi se dressait, au milieu d'un jardin
florissant, dans le silence paisible, le château du Baron de Turckheim. Je fus frappé
par cette vue, et lentement je me suis rapproché de ces douces collines. Derrière moi s'étalait
Blamont. Une magnifique image, cette petite ville avec ses toits rouge-brun, construite dans une vallée
enroulée et marquée par les vieilles ruines érodées que Bernhard avait détruites pendant la guerre de Trente ans, et sur le haut, l'église gothique à double tours. Comme une vieille, bonne ville de Souabe, se tenait là une image de liberté au milieu de la destruction de la guerre. Je suis allé plus loin par le jardin et les champs, après un étang, et bientôt je fus sur la terrasse de cette superbe construction. Avec étonnement, j'ai grimpé l'escalier et suis entré.
Quelle image misérable de destruction ! La gloire entière et la merveille de ce château étaient devenues des ruines et des tas de décombres, tout étant lacéré et en pièces, la magnifique chambre avec sa splendide bibliothèque et son lourd, doré reliquaire, la pièce couverte de menuiserie avec sa fière galeries de portraits
d'ancêtres, la jolie salle de séjour avec ses meubles rares, le tout démoli pour toujours. Avec un frisson, j'ai traversé ces pièces. Là ! Dans un coin sur l'arrière - n'était-ce pas un piano à queue ? Je restais sur mon élan, et j'en
tombais presque sous le choc. Exact ! Un piano à queue : Steinway & Sons, intact. Un miracle ! Enfin, enfin de la
musique ! Avec quelle peine et quel ennui m'avait manqué le plus saint de tous les arts, et maintenant je trouvais au milieu de tout ces décombres un piano à queue ! La pièce m'est devenue comme un temple et je me suis assis comme à un autel. J'ai commencé lentement, mes doigts glissant de façon tremblante sur les touches similaires à celle que j'avais déjà jouées. Tous mes ennuis sont devenus d'amples accords qui se sont échappés dans le matin d'été. Ce furent des moments sacrés de bienheureux souvenirs du monde, alors que j'étais capable de faire à nouveau de la musique pour la première fois. Je me suis réveillé comme d'un rêve lorsque je me suis arrêté.
Mais là ! Qu'est-ce directement sous le piano ? Avais-je vu correctement ? Exactement, une partition ! En hâte, j'ai saisi "les Valkyries." C'était
le point culminant de mon bonheur, de trouver mes Valkyries ici ! Bientôt, le son a retenti. Joyeusement puis autrement. Le jeu du vieux soldat inexpérimenté est devenu plus détendu, et rarement n'a émané de moi avec plus d'émotion une chanson d'amour et de printemps, et un tel pouvoir intérieur. Dehors, la lutte destructive entre la vie et la mort, avec tous ses incidents terribles et effrayants - et ici, à ce moment, une chanson allemande d'amour. Heures rares, inoubliables ! En me sentant profondément réalisé et heureux, j'étais revenu au paisible jardin de ma maison. J'étais à la maison. J'avais joué de la musique allemande, et désormais je
pouvais entrer à nouveau dans la guerre. Comblé, je suis revenu à mes camarades.
Hans Fleischer
Blamont, den 2. Oktober 1914.
“Der Mann muß hinaus", dachte ich bei mir, übergab die
Wache und ging aus auf Entdeckungsfahrten. Ich wollte
doch wissen, wo ich mich eigentlich befand.
Durch dichtes Gebüsch schlängelte ich mich einen
schmalen Steg entlang. Wunderbarer Wald ringsum. Nicht
lange, so kam ich an eine Lichtung, und vor mir lag
inmitten eines blühenden Blumengartens in friedlicher
Stille das Schloß des Baron de Turckheim. Wie gebannt
stand ich von dem Anblick, und langsam schritt ich näher,
die sanfte Anhöhe hinan. Hinter mir lag Blämont. Ein
wundervolles Bild, dieses kleine Städtchen mit den
rotbraunen Ziegeldächern, in den Talkessel hineingebaut,
beherrscht von der alten verwitterten Ruine, die einst
Bernhard von Weimar im Dreißigjährigen Kriege zerstörte,
und von der hohen doppeltürmigen gotischen Kirche. Wie
ein altes, gutes, schwäbisches Städtle, so liegt es da,
ein Bild des Friedens inmitten des Kriegsgetöses. Weiter
schritt ich durch Gärten und Wiesen, an Weihern vorüber,
und bald stand ich vor der Terrasse des prächtigen Baus.
Voll Staunen stieg ich die Stufen hinan und trat hinein.
Welch ein grauenvolles Bild der Verwüstung! Die ganze
Pracht und Herrlichkeit dieses Schlosses in einen
chuttund Trümmerhaufen verwandelt, alles kurz und klein
geschlagen; das wunderbare Herrenzimmer^mit der
kostbaren Bibliothek, mit dem schweren goldenen
Heiligenschrein, das holzverkleidete Zimmer mit der
stolzen Reihe der Ahnenbilder, die kostbaren Wohnzimmer
mit den seltenen Möbeln - alles zerstört und vernichtet.
Mit Schaudern schritt ich durch die Zimmer. Da ! in
einer Ecke hinten - stand da nicht ein Flügel ? Wie
gebannt blieb ich stehen, um gleich darauf in einem
Satze hinzustürzen. Richtig ! Ein Flügel: Steinway &
Sons und unbeschädigt. Ein Wunder ! Endlich, endlich
einmal Musik ! Wie schmerzlich und sehnlich hatte ich
vor allem anderen gerade diese göttlichste aller Künste
vermißt, und nun inmitten dieser Trümmer ein Flügel !
Zum Tempel wurde mir das Gemach, und wie vor einem Altar
setzte ich mich nieder. Leise begann ich, und zitternd
glitten die Finger über die sonst so gewohnten Tasten.
All mein Sehnen brauste in schwellenden Tönen in den
Sommermorgen hinaus. Selige Augenblicke des
glücklichsten Weltvergessens waren es, da ich zum ersten
Male wieder Musik machen konnte. Wie aus einem Traume
erwachte ich, als ich geendet. -
Da! was lag- denn da unter dem Flügel ? Sah ich recht !
Noten ? Richtig-, Noten ? Eilig griff ich zu. „Die “Walküre",
Klavierauszug mit deutschem Text. Das war der Gipfel
meines Glückes ! Meine Walküre hier zu finden ! Bald
erklangen die geweihten Töne. Jubelnder und jubelnder
wuchs der erste Akt; die alte rauhe Kriegerkehle wurde
wieder locker, und selten ist wohl mit solcher Inbrunst
und Begeisterung das Lied von Liebe und Lenz erklungen.
Draußen der Vernichtungskampf auf Leben und Tod mit all
seinen Schrecknissen und seinem Grauen, und hier in
diesem Eiland das deutsche Lied der Liebe. Seltene,
unvergeßliche Stunden ! Reich, unendlich reich und
tiefbeglückt ging ich zurück zu meinem stillen
Gärtnerhäuschen. Ich war daheim gewesen, hatte deutsche
Musik gemacht, nun konnte ich von neuem wieder in den
Krieg ziehen. Selig kam ich zu meinen Kameraden.
Hans
Fleischer.
La lettre de Hans
Fleischer, dont nous avons donné ci-dessus une
traduction personnelle, sera citée en 1918 dans
l'ouvrage suivant :
Guerre vue
par les combattants allemands
Albert Pingaud
Éd. Perrin 1918
Le militaire allemand
en campagne oublie ses excès avec autant de facilité
qu'il a éprouvé de plaisir à les commettre : c'est là
l'autre trait dominant de sa psychologie. La lettre d'un
étudiant, Hans Fleischer, représente à cet égard un des
« documents humains » les plus singuliers de cette série
de témoignages. Au cours d'une promenade près d'un
cantonnement, il découvre un jour (2 octobre) la petite
ville de Blamont-sur-Vezouse, qui évoque d'abord à ses
yeux le souvenir pacifique des petites cités souabes,
avec son paysage pittoresque, ses toits vernissés et ses
ruines féodales. La scène change lorsqu'après avoir
traversé un parc encore bien entretenu, il pénètre dans
le château moderne des barons de Turckheim : « Quelle
horrible image de dévastation, s'écrie-t-il. De cette
somptuosité seigneuriale il ne reste qu'un monceau de
décombres et de débris; l'admirable salon avec sa
précieuse bibliothèque et ses vitrines dorées, la
galerie avec ses boiseries et ses fiers portraits
d'ancêtres, les chambres à coucher avec leurs meubles de
prix, tout était saccagé et brisé en petits morceaux. Je
ne pus réprimer un frisson en pénétrant dans l'intérieur
».
Ce mouvement de pitié n'est que de courte durée.
Fleischer aperçoit dans un coin un piano resté par
hasard intact, et dont la contemplation le plonge dans
un ravissement que renouvelle bientôt une autre surprise
: « Mais que vois-je derrière ce piano ? Je n'en puis
croire mes yeux. De la musique ! oui, de la musique. Je
saute dessus aussitôt. La Walkyrie, édition pour piano,
avec texte allemand ! C'est le comble de la félicité.
Trouver ici ma Walkyrie ! Bientôt retentissent sous mes
doigts les notes sacrées. Au dehors, toutes les horreurs
d'une lutte à mort, et ici, dans ce coin isolé, le chant
de l'amour allemand ! Heures rares, heures inoubliables,
etc... » Et voilà notre homme parti pour le monde des
rêves, bien loin des contingences terrestres (1). Un de
ses compatriotes ne manquerait pas sans doute d'admirer
cette faculté d'abstraction comme un trait d'idéalisme
et ce goût persistant pour la musique comme une preuve
de haute « culture » ; un lecteur français éprouvera une
impression tout opposée.
(1) Witkop, pp. 14-15.
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