Les otages de Blâmont
L'exode entre Baïonnettes
La menace du Conseil de guerre. - Les différentes étapes du
Calvaire.
Il faut payer sa pension au Camp. - La Libération.
M. Joseph-Léon Lhuiller,
propriétaire à Blâmont, qui vient de rentrer d'Allemagne avec sa
famille, composée de quatre personnes, a bien voulu nous
raconter son exode et les diverses péripéties de sa captivité.
C'est un document de plus à la charge de la brutalité teutonne,
et l'on y trouvera encore quelques détails inédits :
« C'est le 14 août, vers sept heures du matin, que je suis
arrêté avec ma famille, nous raconte M. Lhuillier. On nous
accuse d'avoir tiré sur les troupes allemandes, ce qui est faux.
Mais allez donc essayer de vous disculper ! On nous menace, on
nous brutalise, on nous emmène entre d'impitoyable baïonnettes.
« Nous étions ensemble vingt-trois personnes, y compris les
femmes et les enfants.
« Notre première étape se termine à Gondrexange. La journée
avait été torride. On était exténué. Qu'allait-on faire à
présent de nous ? Les femmes et les enfants ne pourraient
certainement pas continuer la route.
« Et de toutes parts, sur tous les chemins, dans les champs
voisins, c'était une bousculade indescriptible de troupes de
toutes armes, Les Allemands reculaient évidemment devant
l'offensive française.
« Cette retraite, on le comprend, n'était point faite pour
attendrir les bourreaux. En revanche, elle nous dédommageait
apparemment de nos misères.
« Nous couchons à Gondrexange. Mais c'est un repos fort court.
Avant l'aube, on fait l'appel, et notre triste cortège, toujours
escorté de baïonnettes, se met en route pour une destination
inconnue.
« Voilà enfin Sarrebourg. On s'arrête. Longs conciliabules, au
cours desquels on n'oublie qu'une chose, nous donner à manger.
Mais les autorités ont bien d'autres préoccupations. Sarrebourg
n'est plus désormais assez loin. On nous dirige vers
Wissembourg.
***
« Il fait nuit quand nous
débarquons dans la jolie petite ville alsacienne. Nous mourrons
de faim et nous sommes en quelques minutes trempés jusqu'aux os,
car la pluie tombe maintenant à torrents. Minuit vient de
sonner. Ou aller ? Que faire ?... On ne semble pas plus qu'à
Sarrebourg, s'occuper de notre nourriture ni de notre gite.
« Enfin un ordre arrive. Les Français qui en ont les moyens,
peuvent, sous la garde de gendarmes, se mettre en quête d'un
souper et d'un lit.
« Voici justement un hôtel où une lumière brille encore. Nous
frappons. C'est un officier qui apparaît. A notre vue, il semble
pris d'une congestion, et d'un geste brutal il nous ferme la
porte au nez en hurlant :
« Aoust ! Sales Franzozen ! »
« Les gendarmes qui nous conduisent sont aussi embarrassés que
nous. Il délibèrent un instant, puis nous dirigent vers un poste
de police, où l'on nous case dans les violons.
« Tout le monde, hommes, femmes et enfants, est entassé
pêle-mêle, en attendant, nous dit-on, que des locaux
supplémentaires soient nettoyés.
« Le lendemain matin, la toilette annoncée est sans doute faite,
car les femmes et les enfants sont dirigés vers des locaux
séparés.
« Lorsque le triage est terminé, on nous apprend que nous sommes
en prévention de conseil de guerre. On nous conduira sans retard
à Haguenau, pour y répondre des coups de feu tirés par nous sur
des sentinelles allemandes !...
« Naturellement les « Franzozen, capout ! » abondent dans les
réponses de nos geôliers, et c'est là, d'ailleurs, pour la
plupart d'entre nous, les seuls mots de leurs conversations dont
nous saisissons bien le sens.
« Stupéfaction ! On nous relâche !... Qu'y a-t-il donc de
nouveau ? Est-ce la liberté définitivement reconquise ?
« Hélas ! cet espoir est de bien courte durée. On nous apprend à
la gare, qu'au lieu de nous laisser revenir sur nos pas, il nous
faut prendre des billets pour Strasbourg, car j'ai oublié de le
dire, partout où nous avons voyagé en chemin de fer, il nous a
fallu payer notre billet.
« Et voyez-vous ces voyageurs « payants » enfermés comme des
malfaiteurs dans des wagons que gardent à chaque porte des
casques à points ! ...
***
« Nous sommes à peine arrivés
dans la grande capitale de l'Alsace que, sans nous permettre de
passer par le buffet, on nous conduit en prison, les hommes d'un
côté, et nos femmes de l'autre. On nous numérote, on nous
fouille, on nous prend notre argent. Qu'allons nous devenir ?
« Quatre heures d'incertitudes angoissantes, d'interrogatoires
menaçants. Soudain ordre arrive de nous relâcher.
« - Et notre argent ? réclamons-nous.
« On nous le rend. Après quoi, on nous invite à nous «
débrouiller ».
« Nous complotons aussitôt de renter en France par la Suisse, et
nous demandons quelle est la gare frontière la plus rapprochée ?
« Préoccupation inutile, espoir insensé ! On nous conduit bien
à, la gare, on nous prend bien des billets, avec notre argent,
mais ces billets au lieu d'être pour une localité suisse, sont
pour Fribourg-en Brisgau !
« - Ne nous désolons pas, me souffle à l'oreille un compagnon.
Nous allons en Suisse, mais on nous fait prendre le chemin des
écoliers.
« A 6 heures du matin, le train stoppe à Fribourg-en-Brisgau.
Nous ne savons plus si nous sommes des prisonniers ou des
citoyens libres. Personne ne s'occupe den nous sur les quais
sauf quelques méchants indigènes qui, en apprenant notre
nationalité ou nous regardent comme des bêtes curieuses, ou nous
lancent leurs éternels « Franzozen, capout », avec des gestes de
couperet.
« Au dehors, temps de chien. Ce n'est pas l'averse, c'est le
déluge. Nous nous décidons à pénétrer dans un buffet, où l'on ne
fait aucune difficulté pour nous servir, argent comptant, bien
entendu.
« Nous étions loin de nous douter de ce qui nous menaçait.
Pendant notre repas en effet, le buffetier a fait su zèle
patriotique. Il est allé prévenir les autorités allemandes
qu'une bande d'espions français était attablée chez lui, et nous
en étions à peine aux dernières bouchées que des gendarmes
arrivent et nous invitent à les suivre.
***
« Et nous voici de nouveau en
route entre des baïonnettes, à travers des rues pleines de
menaces et d'injures. Nous voici de nouveau dans un poste de
police et dans les geôles, où nous passons le restant de cette
journée.
« Le soit, toujours escortés de gendarmes et de soldats, nous
regagnons la gare, où l'on nous achète nos billets, cette fois
pour Donausechingen.
« Nous n'avons plus guère d'illusions à nous faire.
Donaueschingen est, en effet, on nous l'a appris dans le train,
un camp de concentration qui n'est pas fait pour ne pas
conserver les prisonniers.
« Le trajet, de la gare au camp, s'opère entre une double haie
de soldats.
« On nous loge dans de grands baraquements militaires. On nous
interroge, on nous numérote une fois de plus, et l'on nous prend
notre argent, que, je dois le dire, on nous rend presque
aussitôt. Nous en avons, au reste, besoin, car il nous faudra
payer... notre pension !
« Nous restons onze jours dans ce camp maudit, où la nourriture
est aussi infecte que la paille et les copeaux qui nous servent
de matelas !
« C'est un coup, de sifflet qui annonce le repas de midi. Chacun
doit se hâter de prendre sa gamelle et de se diriger vers les
cuisines. On en revient avec quelques pommes de terre cuites à
l'eau et arrosées de vinaigre rouge, ou avec une pâtée de farine
dénommée par nous « soupe à la colle »
« Au réveil on recevait un quart de café de glands, et le soir,
un autre quart d'une boisson tiède, très fade, et qu'on nous
disait être du thé.
« J'ignore le prix de revient de ce singulier régime à
l'administration prussienne, mais ce que je n'ignore point,
c'est le prix qu'il coûte aux prisonniers.
« En effet, le onzième jour de notre séjour au camp, l'officier
qui remplit les fonctions de trésorier, nous a fait appeler et
nous invite à passer à la caisse... pour payer notre pension !
« Ma foi - permettez-moi l'expression - on rouspète. D'aucuns
même allèguent qu'ils n'ont plus d'argent.
« - Ceux qui paieront, nous explique alors le commandant du
camp, seront aussitôt remis en liberté. Quant aux autres...
***
« Cette nouvelle amène le
résultat attendu. Tout le monde s'arrange pour payer, et les
plus pauvres apprennent que les riches ne sont pas égoïstes ?
« Ma note s'élève pour onze jours, et pour quatre personnes, à
60 marks 67.
« Cela fait une moyenne de 1 m. 15 par jour et par tête. Au prix
où sont à présent farine et pommes de terre en Allemagne, ce
n'est franchement pas cher. Il est vrai que, depuis, la pension
a peut-être augmenté !
« Je possède, au reste, pour qu'aucun doute ne puisse subsister
à ce sujet, la quittance qui m'a été délivrée. Elle est écrite
naturellement, en Allemand, mais en voici la traduction :
« Famille Joseph-Léon Lhuillier, de Blâmont, quatre personnes,
internées à Donaueschingen, a versé 60 marks 67 pour onze jours
de pension.
« Payé le 29 septembre 1914.
« J.A. HOFFMANN, unteroffizier
« Donaueschingen »
« Au grand règlement de comptes, nous dit M. Lhuillier, en
riant, je déposerai ma quittance à la préfecture.
***
« Mais nos étapes ne sont pas
encore terminées. Au lieu de nous expédier vers la Suisse, on
nous embarque pour Baden-Baden. Là par exemple nous sommes à peu
près libres, puisqu'il nous suffit de déclarer notre adresse à
la police.
« Nous vivons à nos frais, en garni, à Baden, sans être trop
molestés, en attendant le jour heureux où l'autorisation nous
sera venue de partir pour de bon vers la Suisse.
« Enfin, on nous convoque à la police et tous les hommes non
mobilisables sont autorisés à partir. Pour mon compte, j'ai un
mal inouï à faire croire que je ne suis plus en âge de porter
les armes. Mes papiers indiquent, en effet, 51 ans, et les
Allemands veulent à tout prix que la France incorpore les hommes
jusqu'à 55 ans...
« Il est vrai que je suis devenu si maigre ! Je passe au travers
du crible ! Je suis libre, avec ma femme et mes enfants. J'ai
mes quatre sauf-conduits !
« Le premier train pour la Suisse nous amène à Leipoldsen. C'est
là qu'est la douane et la fin de tous nos maux.
« Je le croyais du moins. Malheureusement, j'avais trop compté
sans les gendarmes allemands.
« L'un d'eux m'arrête et me demande mon âge.
« 51 ans ! lui dis-je fièrement, en lui montrant mes papiers.
« Le pandore teuton me braque ses yeux dans les yeux et, me
menaçant du doigt, me dit, en excellent français, comme vous
pouvez vous en convaincre.
« - Toi, si jamais je te rencontre sur le front, je te brule la
gueule ! »
« Et nous passons ! Je suis sauvé : Nous voici en Suisse !...
« Ah ! Nous ne saurons jamais être assez reconnaissants pour nos
bons amis les Suisses ! Quel accueil chaleureux ! Quelles fêteries ! Quelles sympathies pour la France ! Notre martyr a
été vite oublié ! »
***
M. Lhuillier et sa famille, après un court arrêt à Saint-Julien
(Haute-Savoie) ont séjourné plusieurs mois dans le Gard, à
Aubais, au milieu des populations pleine de prévenances pour les
malheureux réfugiés des régions envahies.
Depuis quelques jours, ils sont revenus tous les quatre dans
leur Lorraine. Là, entourés de la douce affection des parents
retrouvés, ils attendent le jour prochain où la chère petite
ville de Blâmont sera à tout jamais débarrassée des hordes du
kaiser.
J. MORY
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