Les Allemands chez nous :
Metz, Strasbourg
Paul Mahalin (1838-1899)
Ed. 1885 D'Avricourt
à Strasbourg
Les deux Avricourt. - Physionomies distinctes. -
Deutsch-Avricourt. - La menace du fort de Marainvillers. - De
quoi se plaignent-ils ? - Le gendarme et le Marseillais. - La
chasse aux réfractaires. - Mesures prises à leur endroit. -
Aspect de la restauration. - En route. - Les employés
allemands.- L'uniforme et discipline. [...]
Nous arrivons à Avricourt à cinq heures et demie du soir.
Il y a aujourd'hui deux Avricourt :
L'un, le nôtre, l'Avricourt français, - Igney-Avricourt, -
devant lequel nous venons de nous
arrêter cinq minutes, avec, sur le quai de la gare, sa
bibliothèque fournie de nos journaux et de nos livres,
impitoyablement proscrits pour la plupart sur le territoire de
l'Empire ; avec son village avenant groupé autour de son clocher
; avec ses enseignes naïves dans le goût du siècle dernier : Bon
logis à pied et à cheval, - On donne à boire et à manger, -
Bière de Mars, - Café-Billard...
L'autre, l'Avricourt allemand, - Deulsch-Avricourt, comme ils
disent, - où nous allons subir les investigations de la douane :
Une vaste bâtisse en pierre rouge des Vosges, qui a l'air d'une
halle en plein vent. Des constructions sorties du sol depuis
douze ans : façades peinturlurées de couleurs criardes ; maisons
qu'on dirait fabriquées à Nuremberg pour une boîte de jouets
d'enfants; magasins façonnés en blockhaus...
Ici, un Gasthauss; là, un Weinhandlung; plus loin, un
Bierbraurei....
Et ce restaurant, ce débit de vin, cette brasserie sous le
patronage de d'Eisenbahn et de la Station !
Tout un monde d'employés et d'ouvriers du chemin de fer forme là
comme une petite ville.
Une petite ville qui n'est tranquille qu'à demi.
Elle se sent, en effet, sous le feu de notre fort de
Marainvillers.
Il ne faudrait qu'une heure aux canons de celui-ci pour réduire
en cendres ce poste avancé de l'Allemagne.
- Nous avons blindé notre gare, me disait un Allemand de
Deutsch-Avricourt ; mais, nonobstant, il est pénible de vivre
ainsi sous une menace perpétuelle.
- Hé ! monsieur, lui répliquai-je, vous nous avez trop démontré,
au cours de la dernière guerre, que l'héroïsme n'est qu'une
question de portée, pour nous blâmer d'avoir appris, à votre
école, l'art de détruire à distance,
Je retrouve sur le quai d'Avricourt le même gendarme qu'à
Novéant, avec sa tunique verte, ses contre-épaulettes de cuivre,
son casque à panache de crin blanc, - comme c'est dimanche, il
est en grande tenue, - sa grosse moustache, sa démarche ursine
et
son regard inquisiteur.
Comme je n'ai plus l'âge d'un conscrit, il ne prête à ma
personne qu'une médiocre attention.
En revanche, il aborde un jeune homme qui descend du train comme
moi, et, dans un français haché comme paille :
- D'où êtes vous ? lui demande t-il brusquement.
L'autre, avec un assent qui ne permet pas de douter de la
véracité de sa déclaration :
- Té ! je suis de Marseille, donc !
- Quel âge avez-vous ?
- Vingt-deux ans.
- Avez-vous opté ?
- Puisque je suis de Marseille, imbécile !
L'Allemand, sans sourciller :
- C'est possible. Il faut voir. Montrez-moi vos papiers.
Un ecclésiastique du pays, qui voyage avec moi depuis Lunéville,
se penche à mon oreille et me dit :
- C'est un fait qui se reproduit tous les jours. Chaque fois que
je passe la frontière, je le vois se renouveler, ils sont comme
des enragés après ces pauvres jeunes gens, surtout depuis le
monstrueux rescrit du statthalter,
Et il me cite le fait suivant :
Un jeune homme des environs de Lunéville est appelé inopinément
auprès de son grand-père qui se meurt à Héming. Héming est un
village, devenu prussien, qui se nomme maintenant Hémingen.
Notre Lorrain, dans sa précipitation à partir, oublie de se
munir de pièces qui constatent son incontestable qualité de
Français. On l'arrête à Avricourt ; on l'emmène sans tenir
compte de ses protestations, et sa famille n'en entend plus
parler...
Des gens au désespoir ! On cherche, on s'informe, on remue ciel
et terre t Enfin, après quinze jours d'angoisses, on apprend que
le pauvre diable est en garnison à Rastadt, où on l'a incorporé
de force dans un bataillon de pionniers !...
Et ce n'est que sur les réclamations réitérées de
l'administration française qu'il parvient à se dépêtrer de
l'uniforme allemand et à regagner ses foyers.
- Ah ! monsieur, ajouta l'abbé X...en terminant son récit, ces
braves garçons qui aiment mieux quitter clocher, maison,
parents, amis que de servir dans leurs armées, voilà ce qui
exaspère nos vainqueurs. Aussi ceux-ci ne reculent-ils devant
aucun moyen de sévir: la prison, l'amende, la confiscation de
leurs biens tombent dru sur les réfractaires. Il n'est pas de
jour qu'on ne rencontre dans les colonnes de nos journaux
d'Alsace-Lorraine des communications dans le genre de celle-ci.
Et il me tend le numéro du 16 août courant (1884) de la Gazette
de Lorraine, où je lis, en effet, ceci :
« Le sieur Jean-Louis Weess, né le 15 janvier 1859 et domicilié
en dernier lieu à Metz, est accusé d'avoir, dans l'intention de
se soustraire à l'obligation du service militaire dans l'armée
active de terre ou la marine, quitté sans autorisation le
territoire de l'Empire ou d'avoir séjourné à l'étranger après
avoir atteint l'âge requis pour le service militaire -
infractions au § 140, alinéa 1er, n° 1 du Code pénal.
« Il est, en conséquence, invité à se présenter, le jeudi 2
octobre 1884, à neuf heures du matin, à l'audience principale de
la chambre correctionnelle du tribunal civil impérial à Metz, au
Palais-de-Justice.
« En cas de non comparution sans motifs légitimes, il sera
condamné conformément aux déclarations déposées par la direction
d'arrondissement concernant les faits sur lesquels est fondée
l'accusation, en vertu du § 472 du Code de procédure pénale.
« Par décision de la chambre correctionnelle du tribunal civil
impérial de Metz du 18 juillet 1884, et en vertu du § 140 du
Code pénal et des §§ 325 et 326 du Code de procédure pénale, il
sera, afin de garantir le payement de la plus forte amende dont
pourrait éventuellement être frappé l'accusé et pour couvrir les
frais de la procédure, mis l'arrêt sur partie ou tous les les
biens de l'accusé situés sur le territoire de l'Empire allemand.
« Metz, le 30 juillet 1884.
« Le premier procureur impérial. »
Nous entrons, l'abbé et moi, à la restauration : un décor d'un
style embrouillé, où les tables de chêne bruni et les escabeaux
gothiques au dossier ouvragé de trèfles jurent avec
l'ornementation gréco romaine des boiseries et de la plinthe;
et, pendant que nous vidons une chope élancée comme un verre de
lampe, mon compagnon me fait remarquer une scène muette qui se
reproduit dans tous les établissements publics.
L'Alsacien-Lorrain, en arrivant, jette un coup d'oeil sur les
consommateurs.
Après quoi, il fait choix d'une place dans une rangée de tables
séparée d'une autre rangée occupée par d'autres voyageurs.
D'un côté, les Allemands ; de l'autre, les Français.
Un employé crie en allemand :
- En voiture pour Strasbourg !
Personne ne bouge du côté des Alsaciens-Lorrains.
Ces paysans, qui parlent l'allemand, comme leur langue
maternelle, n'ont pas l'air d'avoir entendu.
L'employé est obligé de répéter sa phrase en français.
Cette fois, tout le monde se lève. Il y a sur toutes les lèvres
un sourire goguenard. Ces honnêtes gens sont enchantés : ils ont
contraint un Schwobe (Souabe) à s'exprimer dans une langue qui
lui écorche la bouche. C'est quasi pour eux une manière de se
sentir encore chez soi.
La locomotive nous entraine, grommelante et farouche, en de
prodigieuses vitesses. C'est une machine allemande. On dirait
qu'elle n'a pas le même sifflement que nos machines françaises.
Le cri de celles-ci est un avertissement : le cri de celles-là
est un ordre. Hallucination de l'oreille peut-être ! De l'esprit
et du coeur aussi.
Ici ou là, des paysans grimpent dans le train ou en descendent.
Aucun contact entre eux et les employés. Pas de ces poignées de
main qui s'échangent entre connaissances; pas de salut; pas de
demandes de renseignements. Le paysan reste froid et silencieux;
l'employé grave et hautain.
Esclaves de l'uniforme, ces employés allemands.
Il fait une chaleur étouffante. Le soir tombe avec des vapeurs
de fournaise. Pas un souffle d'air ne circule sous le manteau
d'orage du ciel. Je répéterais volontiers ce mot d'Arnal dans je
ne sais plus quel vaudeville :
- On ferait cuire un oeuf à la coque entre mon épiderme et mon
gilet de flanelle.
Eh bien, pas un de ces malheureux n'a osé lâcher un bouton de la
capote qui l'enserre. Ils fondent littéralement dans cette gaine
de drap à passepoils écarlates. Leurs cheveux égouttent de sueur
sous le couvercle, cerclé de cuivre, de la lourde tourtière qui
leur sert de coiffure.
J'ai dit esclaves de l'uniforme. Esclaves de la discipline
pareillement : non pas seulement de celle qui leur est imposée
par l'administration qui les paye ; mais encore de la discipline
militaire, de celle de l'armée dont ils sortent et à laquelle il
semble qu'ils n'aient jamais cessé d'appartenir. [...]
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