Mars 1917 - Camp
de représailles à Leintrey... et évasion.
L'escadrille des
éperviers, impressions vécues de guerre aérienne
Charles Delacommune, sergent aviateur
Ed. 1918
RETOUR D'ALLEMAGNE
Au sergent Flint,
- Les journaux !
La silhouette imposante de notre vaguemestre s'encadre à
l'entrée de la tente.
Aussitôt les joueurs abandonnent leurs cartes, les
dormeurs leurs transatlantiques, les lecteurs leurs
romans, et chacun jette un rapide coup d'oeil sur le
canard en commençant par les échos et en finissant par
le Communiqué !
- Rien de neuf ?
- Toujours les mêmes bobards ! La prochaine offensive du
printemps, l'unité d'action... future des Alliés, et la
cherté croissante des vivres en Bochie ! Depuis le temps
qu'ils affirment que l'Allemagne ne pourra plus durer
que deux mois... au maximum, on devrait pourtant les
croire !...
- Oh, par exemple !
- Qu'est-ce qu'il y a ?
- Tu n'as pas vu ! Tiens, là ! au bas de la page ! «
Deux aviateurs s'évadent. - Deux de nos bombardiers,
l'adjudant D... et le sergent Fl..., atterris en
Allemagne au cours d'une expédition, avaient été envoyés
sur le front allemand, dans un camp de représailles
proche de nos lignes. Les vaillants aviateurs ont réussi
à tromper la vigilance de leurs gardiens. Ils ont pu
traverser sans encombre les réseaux de fil de fer et
regagner nos lignes. Conduits au quartier général, ces
deux braves ont demandé aussitôt à regagner au front
leur formation ! »
- Si je m'attendais à celle-là !
- Les braves types ! Ce que je vais être content de les
revoir !
- Eh bien! On va le savoir de bonne source, ce qu'ils
bouffent en Bochie !
- Pas grand'chose de bon, répond de l'extérieur une voix
joyeuse.
- C'est lui ! Ah ! Fl. »., mon petit Fl... ! Accolades.
Poignées de main. Présentations !
- Quand on parle du loup...
- ... On en voit la queue ! Eh oui, c'est moi-même en
personne, un peu décrépit... mais le moral est bon,
excellent même ! Ah ! les vaches !
Notre camarade, en effet, n'est plus le joyeux Flint
que nous avons connu... Les pommettes saillantes, les
yeux creux et tirés, les cheveux - non plus
soigneusement rejetés en arrière comme jadis - mais
coupés ras, abominablement ras; il ne faut pas être bien
grand clerc pour lire sur son visage aminci toutes les
souffrances endurées !
- Ce qu'on va te soigner, mon vieux. As-tu faim ?... Des
oeufs ? Tu sais, ici, on n'en est pas encore au régime
des rutabagas et des craies vanillées !
Nous débarrassons le revenant de son manteau bleu trop
grand (la belle tenue noire est restée là-bas, au camp
de prisonniers). Nous l'asseyons de force devant la
table.
- Deux oeufs, hein ?
- Mais non, vous voulez rire. J'ai fort bien déjeuné
dons le train... Vous ne voudriez tout de même pas me
faire périr d'indigestion.
- Eh bien, alors, assieds-toi dans ce transatlantique... « profond comme un tombeau », dirait l'ami
Baudelaire, et raconte-nous ton histoire. Car tu penses
bien que nous mourons d'envie d'avoir des détails !
- Et d'abord, où est D...?
- Il est éreinté, complètement éreinté... Il était temps
que nous nous tirions des pattes, car il aurait laisse
sa peau là-bas ! Alors, le général l'a envoyé
immédiatement chez lui en permission d'un mois. Il était
désolé de ne pouvoir venir vous serrer la pince !...
Pauvre vieux !
- Bon ! Au conte des mille et une nuits, à présent...
- Oh ! des mille et une nuits, Dieu m'en garde ! Si mon
aventure a quelque mérite, c'est au contraire d'avoir
peu duré : quarante jours. Mais quel carême !
Le 15 février, comme vous le savez, nous partions donc
de nuit, D... et moi, pour sur- veiller les aérodromes
ennemis, tandis que notre escadrille allait bombarder
M...
Nous prenons de la hauteur en de larges circonvolutions
au-dessus du camp, puis, avec la route N...-G.,, comme
axe de marche, nous voguons doucement vers D...,
l'objectif.
Mais D... est éteint, nous ne pouvons rien distinguer
dans la nuit assez noire. Nous mettons alors le cap sur
M.. dont la rampe illuminée attire les regards. M ... !
Je déclenche mes bombes. Nous sommes pris sous le feu
des batteries spéciales, une fusée nous illumine, un
obus éclate très près derrière nous, brise l'hélice,
crève le réservoir d'essence.
D... nous sauve en coupant instantanément.».
Puis c'est la chute vertigineuse, qui, vers 800 mètres,
se transforme en descente normale. Je me débarrasse
d'une bombe qui me restait, de la mitrailleuse, et
j'attends !... D... est admirable de sang-froid, il me
demande d'éclairer l'altimètre, se rappelle que la
différence de niveau entre le plateau et la vallée où
nous nous trouvons doit être d'environ 200 mètres.
En conséquence, quand l'altimètre marque zéro, il allume
ses phares; nous atterrissons. La tète nous tourne et
nos oreilles bourdonnent ! Avec anxiété, nous regardons
autour de nous. Rien que la campagne couverte de neige.
Pas un bruit. Nous essayons dé détruire notre appareil ;
impossible ! Le réservoir d'essence criblé s'est vidé
pendant la chute. Les toiles sont couvertes de givre et
nous usons des allumettes sans pouvoir mettre le feu.
Éloignons-nous donc, Nous errons quelque temps à
l'aventure, en quête d'un chemin. En suivant des pas sur
la neige, nous arrivons à une pisté qui nous mène à
quelques maisons groupées autour d'une église. C'est le
Petit-R... ! Onze heures sonnent, Nous re gardons nos
montres, qui ne marquent que dix heures. Pour la
première fois, non sans un serrement de coeur, nous
avons entendu sonner l'heure allemande. À R..., nous
frappons à quelques portes sans pouvoir nous faire
ouvrir; nous suivons une route qui nous mène à N... Là,
nous passons la nuit dans une grange effondrée, ne
sachant que faire, libres encore mais hors la loi.
A l'aube, nous nous remettons en route et arrivons à une
gare : I..., où nous rencontrons un factionnaire
allemand qui nous laisse passer. Nous abordons le chef
de gare, un Prussien qui parle français. D.,. lui
explique notre situation, il nous fait entrer dans son
bureau et téléphone à la kommandantur. Peu après, arrive
un officier du parc d'artillerie d'I... qui s'excuse, en
un français correct, d'être notre premier gardien.
Il nous fait servir un petit déjeuner en disant : «
C'est le kaiser qui vous l'offre. »
Arrivent d'autres officiers; la conversation s'engage.
Tous voient la guerre finie dans trois mois, le blocus
sous-marin ayant réduit l'Angleterre à discrétion.
Nous avons encore nos combinaisons et on doit nous
prendre pour des officiers ; mais la courtoisie de ces
Allemands ne se dément pas quand nous leur disons nos
grades »
Vers dix heures, on nous fait prendre place dans une
auto où se trouve déjà un officier d'état-major; on nous
mène à notre appareil, auprès duquel nous sommes
présentés au commandant des batteries contre avions de
M..,, tout fier et pas encore revenu de sa surprise de
nous avoir abattus.
Là se trouve toute la population d'I..., N... et
Petit-R..., et aux réflexions que nous entendons, dès
que nos gardiens s'éloignent quelque peu, nous pouvons
nous rendre compte combien les Lorrains sont encore
attachés à la France, Déjà, à la gare d'I..., différents
petits incidents nous avaient fait deviner cet état
d'esprit dont nous devions avoir des preuves éclatantes
plus tard à Saint-Avold, à Metz, à Sarrebourg, partout
où nous avons pu entrer en contact avec les Lorrains.
D'I.,., l'automobile nous conduit à Saint- Avold, où se
trouve le quartier général des armées allemandes de
Lorraine, A notre arrivée, on nous sert un déjeuner
convenable - le dernier. Puis, moi d'abord, ensuite
D..., nous sommes introduits dans une salie assez
spacieuse, ornée de cartes géographiques; on nous fait
asseoir en face de deux officiers, dont un aviateur :
c'est l'interrogatoire. Questions insidieuses auxquelles
nous répondons le plus mal possible et de façon à ne
rien apprendre à l'ennemi.
Après l'interrogatoire, malgré nos protestations, on
nous dépouille de nos combinaisons, de nos casques et de
nos chaussons, puis, sans capote malgré le froid, sans
dîner malgré l'heure, sans nous laisser le temps de nous
reposer malgré notre épuisement, on nous embarqué pour
Metz entre deux sentinelles baïonnette au canon.
Dans le train qui nous mène à Metz, pendant que nos
gardiens sifflent un air monotone, nous causons à voix
basse avec les Lorrains du compartiment : « Mes pauvres
enfants, mais vous allez crever de faim... On ne mange
plus, en Allemagne,.. Il y a des émeutes partout ! »
Ils nous parlent avec horreur des « Boches » et
attendent notre retour avec impatience.
Metz central ! Un caporal est là, pour nous conduire.
En attendant notre transfert dans un camp régulier, nous
allons être internés au fort Kameke, à 7 kilomètres de
Metz, près de Woiffy. Au fort, un feldwebel nous reçoit.
Il a déjà des instructions nous concernant. Nous sommes
mis dans une chambre d'officiers. D'après les
déclarations d'un déserteur allemand, un dispositif
permet- trait d'écouter les conversations des
prisonniers qui y sont enfermés. On nous traite avec
assez d'égards ; un prisonnier français est désigné pour
nous servir d'ordonnance; mais le régime alimentaire est
abominable.
D... et moi, nous sommes restés au fort Kameke jusqu'au
21 mars. Il y avait avec nous une cinquantaine de
Français.
Le 21 mars, de grand matin, nous recevons l'ordre de
nous habiller. Dans le couloir, nous trouvons onze de
nos camarades avec un détachement de quatre soldats en
armes, commandés par un sous-officier.
Les fusils sont chargés devant nous. Un. ordre bref :
nous quittons Kameke et allons prendre le train à Metz
pour Sarrebourg, puis pour Rechicourt.
Où allons-nous ? Nous n'en savons encore rien, mais nous
commençons à nous inquiéter. A Rechicourt, nous
continuons la route à pied. Peu avant Avricourt, nous
voyons les premiers trous d'obus; dans les maisons sont
installés les services d'arrière d'une armée. De la
boue... la boue du front... On ne nous dit rien, mais
nous avons compris; on nous mène dans un camp de
représailles !
A la hauteur d'Amenoncourt, nous entrons dans la zone
battue par l'artillerie française; plusieurs fois, nous
devons nous jeter à plat ventre. On se relève... on
avance encore ! La deuxième ligne allemande est
dépassée... entre la première et la deuxième ligne, un
village aux trois quarts détruit ! C'est Leintrey, notre
lieu d'internement, à moins de 2 kilomètres des
Français.
Inutile de dépeindre notre désespoir. Pour excuser ce
traitement, nos ennemis prétendent que des prisonniers
allemands sont employés par nous en première ligne,
notamment à Reillon. Nous avons pu par nous-mêmes nous
assurer que cette dernière affirmation était fausse.
A Leintrey, nous retrouvons soixante-sept autres
Français : nous serons donc ainsi quatre-vingt offerts
comme cible au tir de nos compatriotes, et obligés de
vivre dans les conditions les plus épouvantables qu'on
puisse imaginer; aussi, avec D..., prenons-nous la
résolution de nous enfuir à tout prix, fût-ce par un
coup de force, la proximité des lignes françaises
permettant d'employer les grands moyens.
Sans difficultés, nous décidons à se joindre à nous un
autre prisonnier, le soldat R..., qui parle allemand. Le
26 mars à la nuit, nous réussissons à dérober trois
casquettes et un manteau, au poste de garde, puis, sous
la neige qui commence à tomber, nous sortons de notre
maison, passons devant la sentinelle à laquelle R...
crie : « Nous allons à la cuisine. »
Nous voici libres, enfin !
D'un pas tranquille, nous traversons Leintrey.
R... salué d'un familier « Bonsoir » une sentinelle
allemande, nous entrons dans un ruisseau qui traverse
les lignes et nous ne quittons l'eau glacée qu'après
avoir dépassé les dernières tranchées ennemies.
Grelottant, n'y tenant plus, nous escaladons enfin la
berge. Nous sommes dans l'effrayant « no man's land ».
Nous faisons quelques pas; une voix gutturale nous crie
; « Halt ! »
- « Patrouille », lui répond R... Nous passons.
Nous enjambons des fils de fer barbelés.,, et encore des
fils dé fer barbelés. Soudain une fusée éclairante
s'élève en sifflant, quelques mètres seulement devant
nous, tandis qu'une mitrailleuse se met à crépiter :
- Ne tirez pas, les Français ! Nous sommes des évadés !
Vive la France !
Nous escaladons les derniers obstacles qui nous séparent
des nôtres, nous sautons dans la tranchée française.
Nous sommes sauvés ! » |