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Carnet d'un dragon - Juin/juillet 1915


Carnet d'un dragon dans les tranchées (1915-1916)
Emile HENRIOT
Ed. Hachette - 1918

II - EN LORRAINE
VEILLÉE D'ARMES

21 juin 1915. - Enfin, j'y suis. Où ? Dans le train qui m'emporte, avec une dizaine de dragons tout neufs, vers l'aventure et les hasards. Je n'y songeais plus. Il y a trois, quatre jours - je ne sais plus, car ces dernières journées ont été particulièrement agitées
et remplies - le capitaine passe à cheval, devant notre cantonnement. Il se met à rire.
«  Eh bien, Henriot, vous êtes content?
- Content, mon capitaine ?
- Oui... il va y avoir un départ.
- J'en suis ?
-- Vous en êtes.... »
Alors il a fallu courir, partout, de bureaux en bureaux, toucher nos vêtements, nos équipements divers ; passer la visite médicale, qui nous déclare «  aptes à faire campagne » ; faire ferrer de neuf la jument Rapière ; inspecter armes, cuirs, ajuster tunique et culotte ; accumuler dans les sacoches pains de guerre, potages secs, boîtes de singe, sucre et café ; rouler étroitement manteau et toile de tente, et rouleaux de linge, bourrer la musette, ne pas oublier l'avoine de Rapière, pour la route ; faire aiguiser sabre et coupe-choux ; compter le nombre de cartouches réglementaires ; renouveler petit et grand équipement, jusqu'à la ficelle de carabine, qui sert à en nettoyer l'âme du canon, et le petit tube d'iode, avec le sachet de pansement ; dire au revoir aux uns, aux autres, peut-être adieu; boire un grand nombre de verres, ici et là ; serrer des mains, prendre congé. Et ce matin, de bon matin, seller, se harnacher, s'équiper, aller se présenter au commandant, qui passe l'inspection du convoi, sur la place.
Puis la longue et minutieuse cérémonie de l'embarquement des chevaux dans leurs wagons, et de nous-mêmes, dans les nôtres.
Nous sommes une douzaine, je crois bien. Quatre ou cinq camarades, jeunes engagés, braves petits, Lejay, du Châtelet, Perrin, impatients de quitter l'esclavage du dépôt, à qui on a accordé, comme à moi, cette «  faveur » insigne de partir ; et quelques autres garçons un peu moins sympathiques, tout juste sortis de «  caisse», amenés, baïonnette au canon, de la prison directement au train, et qu'on envoie au front avec nous, par punition. Comme quoi, du point de vue où l'on se place, la même chose peut être considérée comme un honneur ou une peine ; et une même locomotive emmener à la fois vers l'Est des élus et des réprouvés.
Dans le train. Il s'arrête partout. A la première station, comme nous avions déjà déballé nos victuailles pour la route, et commencé à bien faire, je m'entends appelé, lève la tête, et qu'aperçois-je sur le quai? - Blonde et rose, une amie charmante, Mme de B..., rencontrée par hasard à Niort, et qui me sachant en partance, à la vue des dragons chantant aux portières, me cherche gentiment pour me dire au revoir et me souhaiter bonne chance. - Ultime et gracieuse apparition de la vie civile, peut-être la dernière jolie chose que je vois, au bord du grand inconnu qui m'attire.... Puis le lent convoi s'ébranle, et je retombe dans la mangeaille et la tabagie. Rien de mieux à faire. Boire, manger, fumer, chanter, dormir. Voilà comme on passe le temps ; et il est long. J'essaie de lire, impossible ; l'esprit est ailleurs. Quel livre serait supérieur à cette aventure ? Par la portière du wagon, je regarde le paysage. C'est toute la France que nous traversons dans sa largeur, et je trouve un sens émouvant et riche à ce préambule. Doux horizons de prés, de coteaux, rivières d'argent^ petites villes étagées, avec leurs toits de tuile et de fine ardoise - routes fuyantes entre leurs longs peupliers frissonnants - terre française.... Voilà ce pourquoi nous allons nous battre. Raison et sentiment, tout est d'accord. De toutes nos raisons profondes, l'amour du sol est peut-être la plus puissante. - Il y a pour moi un rapport étroit et sensible entre la beauté de ce paysage de France, et la guerre que nous partons faire pour elle. J'essaie de le faire sentir à l'un de mes petits camarades, classe 16, qui somnole à côté de moi. Il me regarde, hoche la tête, et rit :
«  Il en a des idées, cet Henriot l »
Un gosse. Il n'aime pas à réfléchir, il fera un très bon soldat. C'est bien. Je me renfonce dans ma rêverie solitaire....
Creuse, Touraine, Nièvre, Dijonnais. Nous remontons vers le Nord-Est. Nous rejoignons notre division dans l'Est, où, d'après les communiqués, ça tape ferme, vers Reillon, où nous avançons ; et c'est probablement la division qui donne. L'esprit vole vers cet inconnu, et s'irrite de ne pas savoir.... A Montchanin, pour tromper l'attente d'un interminable arrêt, joué au billard, avec le maréchal des logis qui convoie notre détachement.
Dernier contact avec la civilisation.
... Arrêts dans les gares, la nuit, sur des quais déserts et baignés de lune, pour donner à boire aux chevaux, dans nos seaux de toile. Pauvres bêtes ! Quel voyage, pour eux ! Ils sont assez sages, dans les wagons. II n'y a que sous les tunnels où ça ne va pas. Ils ne comprennent pas que la nuit puisse ainsi tomber autour d'eux en plein jour, et ils font une vie épouvantable, tapant, pleurant, hennissant, s'abattant les uns sur les autres, aux grands cris des gardes-écuries pour les relever. Ma pauvre Rapière est toute ahurie et a sa belle queue abîmée, à force de butter contre la paroi du wagon....

Lunéville, 24 juin. - Enfin nous y sommes. Après cinq jours et cinq nuits en chemin de fer, vraie veillée d'armes, nous avons débarqué, ce matin, au petit jour, ici. Le premier soin, avant toute chose : le jus, mis à chauffer sur le quai de débarquement, dans des gamelles, entre deux pavés, comme de vieux grognards. Et puis, soudain, premier contact avec la guerre. Nous croisons des blessés qu'on transporte d'un train sanitaire à l'ambulance, dans la gare. Instinctivement, nous nous pressons tous, pour voir : on dirait que nous avons soif d'apprendre ce qui nous attend, peut-être.... Ils sont jaunes, ces blessés, jaunes de visage, couverts de boue, sales. C'est la saleté qui frappe, en eux, dès l'abord, et puis cet air égaré et terrible, ou morne, plus terrible encore, dont j'avais été si ému, à Paris, Je me souviens, ou début de la guerre, quand pour la première fois j'avais vu, à la gare de l'Est, un convoi de soldats évacués du front. - En même temps que ces blessés, dès le débarqué, le canon. Des aéroplanes survolent la ville, très haut. Amis ? Ennemis ? Nous ne savons pas. Tout est nouveau pour nous. La plupart de mes camarades sont de très jeunes gens, qui n'ont encore pas vu grand'chose de la vie. Et ils commencent par la guerre ! J'essaye de lire dans leurs yeux ce qu'ils pensent. Nous y sommes bien, cette fois. Ils ne disent rien. La jeunesse rit sur leurs visages. Ils sont contents, amusés, étonnés, voilà tout. - A l'autre bout du quai, une section de ravitaillement décharge un train : lentement, sans hâte, comme une chose qu'on fait tous les jours, et cet air terne de l'habitude.
Et puis, notre détachement se forme. Le débarquement des chevaux a eu lieu. Nous avons sellé, bridé, assuré armes et paquetages. A cheval. - Puis la sortie de la gare, la traversée de la ville, encore endormie, les faubourgs pelés et galeux ; la route. Une petite étape par un beau soleil. Nous traversons des villages, où il y a des maisons éventrées par les obus, des éraflures de balles sur les murs, des ruines, de l'an dernier déjà, pauvres et tristes. Des ruines, de tous côtés, uniformes, toutes pareilles. Maisons de pauvres, maisons de riches ; une fois par terre, elles se ressemblent toutes. Sur l'un de ces tas de pierres écroulées et noircies, accrochée à un pan de façade encore debout, ses deux fenêtres ouvertes sur du vide, l'enseigne d'un bouchon se balance, avec une ironie funèbre : «  A la gaîté champêtre... »
Nous arrivons. Le logis lève un bras en l'air.
«  Halte ! Face à gauche, sur un rang! Pied à terre. »
C'est dans un pauvre petit village de Lorraine poudreux et plat, sur le bord d'une route. Une heure d'attente au soleil. Rapière, ma jument, a soif. Moi aussi. C'est ici la brigade. Discussions, palabres. A cheval encore. Et de nouveau, en route.
Voici enfin Manonviller, poignée de toits rouges jetés dans une prairie verte, au pied du fort jaune, sur une crête pelée. La Vezouze coule en serpentant au creux de la plaine. Des collines médiocres, d'un vert jaunâtre, au dessin dénudé, sec et doux à la fois, courent à l'horizon. La petite colonne entre dans le village : une rue unique, où des chevaux sont attachés devant les maisons. Il y a de grands tas de fumier, sur le pas des portes, qui s'écroulent jusqu'au milieu de la rue. Quelques cavaliers, en manches de chemises, font du pansage. D'autres mènent des chevaux par trois à l'abreuvoir, vers la petite rivière. C'est fait, nous y sommes : nous avons rejoint. - Seulement, voilà : une déception. C'est bien ennuyeux, personne ne fait attention à nous.
Nous sommes les bleus, les derniers venus, «  les mecs de Niort », comme ils disent, ceux qui sont là depuis longtemps, les anciens. Ils nous regardent avec un peu d'ironie. Ma foi, nous le méritons. Nous avons l'air de sortir d'une boîte ; nous sommes tout battant neufs, équipés d'hier, tous pareillement vêtus d'un «  bleu horizon » qui vient du magasin d'habillement, avec nos bottes de cuir trop jaune, qui n'ont pas encore connu le «  Négro » ni le «  Lion noir ». Eux, les anciens, ils sont fort sales, à côté de nous, et d'aspect disparate, avec, les uns, des culottes rouges, les autres bleues ; celui-ci une vareuse, celui-là une tunique, foncée, à pattes d'épaules et à boutons blancs.... Quelques-uns portent encore le dolman.... Mais pas de comparaison possible : c'est eux qui sont les plus beaux. Ils ont servi.

Même jour. Onze heures du soir. - Premier jour. J'écris ceci dans la rue, sur mes genoux, assis contre une borne. Il fait nuit noire et, pour écrire, je suis obligé de guider mon crayon avec mon doigt sur le papier que je ne vois pas. J'entends, sans la voir davantage, une fontaine, qui chante, auprès de moi. Et le canon, de temps en temps, qui gronde. Il s'est réveillé avec la nuit et nous aurons sans doute l'audition du combat lointain. Tout à l'heure, la lune était admirable, mais comme il y a relève, ce soir, le ciel nous favorise et les nuages l'ont voilée. Le convoi ne sera pas bombardé.
Nous, eu égard à notre long voyage, on nous a laissés à garder les chevaux. Les autres sont à la relève. En attendant son retour, je tâche de mettre un peu d'ordre dans mes impressions. - Le régiment est aux tranchées, depuis six jours, à une dizaine de kilomètres d'ici. On lui a dit : «  Il faut le Rémabois », organisation solide, tenue par les Boches. Le régiment y est allé. Il y a eu deux tués et quatre blessés, hier, dans une reconnaissance. Dernières nouvelles. - Il ne reste à Manonviller que les maréchaux, et quelques hommes, avec les chevaux. Tout le jour, nous, les bleus, nous avons pivoté, à droite, à gauche, en corvées, à la forge, à l'abreuvoir, est-ce que je sais ! - Puis le colonel nous a passés en revue, hommes et chevaux. Il a plus regardé les chevaux que les hommes, et Rapière, bien en condition, malgré le voyage et sa queue rebroussée, a été remarquée. J'ai bien peur que....
Vers midi, un avion a jeté trois bombes. Autant à l'aube. Résultat nul. Les bombes sont tombées dans un pré voisin. Les canons spéciaux tirent. Flocons blancs dans le ciel, très haut. Puis un autre avion, de chez nous, est venu, et; dans le soleil, à coups de mitrailleuse, il y a eu duel - pour amuser les hirondelles.
- On entend le canon, continu, vers l'Est - vers Reillon, Leintrey, Gondrexon, où quelque affaire est engagée depuis plusieurs jours.... C'est, de loin, le bruit d'une rame de wagons tapant sur un butoir, dans une gare. - Il fait très beau. Je suis flottant : heureux d'être là, et impatient. Est-ce toujours ainsi, le front ? - Un peu déçu. Nous sommes arrivés dans un dépôt, en somme. Cependant, très différent de Niort. Très militaire, très «  service ». Discipline dure et large, et d'utilité immédiate ici, au lieu que là-bas, elle n'avait d'intérêt qu'en principe. - L'impression dominante de ce premier jour, c'est celle, dans une saleté héroïque, d'un effort lent et continu pour un résultat qu'on ne peut pas voir. Il est, il sera longtemps invisible, là-bas, loin, par delà les Vosges que j'apercevais tout à l'heure, bleues et vaporeuses au fond du tableau....
A huit heures, des chasseurs à cheval ont passé, dans des tenues invraisemblables, l'un de mes premiers étonnements : bottes, bandes molletières, shakos, képis, calots, salopettes, manteaux chaussés, manteaux roulés. Tous vêtus à leur fantaisie, aucune ordonnance. C'est cela, chez les chasseurs, paraît-il, la tenue de tranchées. L'air robuste, malpropre et tanné. A dix heures la colonne des chevaux de main est partie, à la rencontre des 3e et 4e escadrons. Puis, sur le village endormi, c'est le silence tranquille de l'ombre. Le canon, au loin, mais trop loin pour faire partie de ce paysage noir. Il ne le trouble pas. Il y a sa place, à l'autre bout de l'horizon, comme les montagnes qui le bordent. Ici, paix, silence immédiats. Seule, la chanson de l'eau, coulant de la fontaine....
Et puis plus tard, un bruit de cavalcade, sur une route dure, au loin.... Elle se rapproche. Bientôt, on entend plus distinctement la cadence d'une troupe au trot, les fers martelant le sol. C'est le régiment. Il s'arrête à l'entrée du village. Les gardes d'écurie sortent en courant, balançant leurs lanternes. Et à ces lumières vacillantes, tandis que des commandements brefs volent dans l'obscurité, je découvre mon régiment, et dans mon régiment, mon escadron. Dislocation. Les hommes sautent de leurs chevaux, les mènent boire. Je les considère. Quoi ! des dragons, ces êtres étranges? Pour un «  cavalier » qui sort du dépôt, qui s'attend à voir «  des dragons », il faut avouer qu'il y a de quoi être surpris. Ces hommes.... Quelle impression rude et superbe !... Couverts de boue, courbés en deux, le calot enfoncé sur les yeux, le manteau chaussé, la carabine au dos, la musette, la gourde, - sans casque, ni sabre, ni lance.... Et quel air las, d'hommes exténués !... Je comprends aussitôt que mon imagination est en faute. Depuis des mois je pensais à la guerre. J'en avais vu les horribles traces, parfois toutes fraîches, comme sur l'Ourcq, en septembre 1914, au lendemain de la bataille. J'en avais imaginé les horreurs, le sublime, le tragique quotidien, mais je n'avais pensé qu'à l'exceptionnel. J'avais prévu l'héroïsme, non la fatigue ; j'avais prévu le sang, oublié la boue. La réalité qui me frappait si vivement, ce soir d'arrivée, je ne l'avais pas «  réalisée » dans mon esprit. Encore, toujours, cette impression déjà perçue par ailleurs, mais ici, impérieuse, d'une vie héroïque, dure et sale, d'un effort immense et toujours pareil, continu, de tous les jours, de tous les instants, aveugle, limité à lui-même....
Un quart d'heure après, les chevaux rentrés, tout l'escadron dispersé dans les pelotons, les pelotons dans les escouades, ces hommes étaient assis, et devant la soupe chaude qui les attendait, détendus soudain, retrouvant leur jeunesse joyeuse, avec des rires de guerriers à jeun, ils se mettaient à chanter, à parler, tous à la fois ; ils se reprenaient à vivre, racontaient aux autres ce qu'ils venaient de faire. Ceci, très simplement, sans aucune forfanterie, en gens habitués à ces sortes de choses ; et ils riaient, en en parlant, et déjà, comme des enfants, s'amusaient au récit de leurs peines passées. - Ils sont restés six jours là-bas, devant un bois, couchés dans la boue et les herbes, se tenant le jour à l'abri des balles ; la nuit, attaquant et reconnaissant. Perrin, le sous-officier, frère de mon jeune camarade avec qui j'arrive, a été remarquable. Malgré les circonstances les plus difficiles, il est entré dans le bois boche, y est resté, sous le feu, vingt-quatre heures, avec ses hommes, à dix pas de la tranchée ennemie, au fond d'un ruisseau. Et puis en plein jour, pour la deuxième fois, il est revenu, traversant à découvert 800 mètres de plaine, à plat ventre, canardé avec sa petite troupe par Polyte, tireur de précision, qui, d'un arbre où il observe nos mouvements, vise à 600 mètres un homme qui rampe, et fait mouche. Les cyclistes de la division ont enlevé un blockhaus à la baïonnette. Perrin a eu plusieurs blessés, deux morts. Quel instinct soudain, involontaire, me fait m'imaginer, moi, vivant, si joyeux de vivre, dans l'un d'eux? - A deux heures, fourbu, je m'enroule dans mon manteau et me couche dans la paille, sur mon sac jaune, où je dors, admirablement.

25 juin. - Organisation. Nous, les nouveaux, nous avons reçu notre affectation. Avec mes camarades Bodinier, Treney, Perrin, du Chatelet, Lejay, je reste au 4e escadron. Il est réputé dans la division. Je compte au 4e peloton, lieutenant P... ; 3e escouade, brigadier Miton. L'escouade, c'est le petit groupe, l'unité infime et intime, une espèce de petite famille, où il ne s'agit que de s'entendre, mettant tout en commun : peine, honneur, corvées, nourriture, tabac. - Toute la journée, corvées : abreuvoir, forge, visite vétérinaire, promenade des chevaux. Dans la cavalerie, le palefrenier l'emporte. Hélas ! on m'a pris Rapière : ce sera désormais la jument d'armes du maréchal des logis R... qui, au premier coup d'oeil, a reconnu la bête de sang et l'a réclamée pour lui. C'est son droit. Je n'ai rien à dire. Mais voilà mon premier chagrin. Je l'aimais, malgré ses défauts; et puis elle était si belle ! -A part le canon, qu'on entend au loin, ce n'est pas la guerre. Ce mot guerre comporte tant de choses énormes pour l'imagination que l'on est tout étonné, dès qu'on a une seconde à soi pour réfléchir, de ne pas voir tout de suite se réaliser «  ces choses ». Il n'y a qu'un grand remue-ménage de troupe en mouvement, un va-et-vient perpétuel, un excès de détails matériels qui absorbent tout : pensée, activité physique. Equipement, harnachements, munitions, chevaux, distributions, fourrage, abreuvoir, botte, ravitaillement des hommes, soupe, - sans parler des tranchées, encore non vues. Je n'aperçois encore qu'un ensemble de corvées rudes et qui s'enchaînent. C'est dur, le métier. On est mal, on ne peut rien avoir à soi. Armes, selles, brides, paquetages, petites affaires personnelles, tout est entassé, en vrac, dans un coin d'écurie ou d'étable. Les tas de fumier dégoulinent dans les ruisseaux devant les maisons. La pluie qui ne cesse depuis ce matin les a délavés. Mais qu'un coup de soleil vienne, qu'on s'arrête un instant, et l'on respire, à toute poitrine, l'air enivrant et plein de la vie physique....
Le capitaine nous a appelés, les nouveaux. Il nous a fait un petit discours, sec, bref, militaire, sur les duretés du métier et ce qu'il attend de nous : beaucoup, et beaucoup, ce n'est pas assez : tout. Il a demandé que nous soyons chics ; puis, pour compléter sa pensée, après avoir hésité une seconde : cavaliers, enfin ! - J'aime cet esprit de corps, amoureux de son corps. Tout de suite, cet homme nous a eus. Nous étions enchantés de lui. Nous nous serions tous les six fait immédiatement casser la figure, s'il avait fallu, pour rien, pour lui prouver. Il a' su trouver le ressort.
Il est grand, mince, élégant, découplé, énergique. L'officier de carrière, large d'épaules, étroit de baudrier, l'oeil clair et vif, un peu dur, voyant vite, parlant bref, et seul ; très service, très droit, très sévère, très juste, aimant ses hommes et ne le disant pas. Un chef. Et, malgré une certaine hauteur, séduisant, à cause de certains raffinements indicibles : mains soignées, tenue impeccable, une amusante ironie dans le regard. Sa réputation, parmi les hommes, est d'une grande dureté, mais c'est des hommes eux-mêmes que je tiens qu'il n'y en a pas de plus juste que lui dans le régiment. Et tous sont d'accord sur ce point : avec lui, on peut y aller aveuglément, il mènera l'escadron jusqu'au bout du monde, sans plus de casse qu'il ne faudra.
Cinq heures. L'appel, au milieu de la route. Tout l'escadron est rassemblé. «  Garde à vous ! » C'est comme un ressort qui se tend. La belle machine, bien huilée, vraiment ! Les officiers sont là, au milieu du carré ; chaque sous-officier devant son peloton, tête droite, regard à dix pas. Le capitaine passe, et il lui suffît d'un coup d'oeil pour s'assurer que les chaussures, les houzeaux sont bien cirés, et qu'il ne manque pas un bouton, sous la tunique, au pantalon. Puis, il a fait un petit discours aux hommes, conçu à peu près dans ces termes :
«  Vous avez été épatants. Vous m'avez fait pleurer d'émotion. Vous avez accompli pendant ces six derniers jours un travail superbe, un métier très dur, avec une bonne humeur parfaite. Vous serez récompensés, le colonel vous félicite ; moi, je vous remercie. »
Speech écouté par les hommes, raides et droits sous l'émotion. La voix mordante et un peu tremblée du capitaine agissait sur moi comme un instrument.

DEVANT LE RÉMABOIS

Samedi 26. - Promenade des chevaux, ce matin, à six heures, dans la belle forêt de Mondon. Au retour, pansage. J'étais dans la rue, allant chercher de l'eau à la fontaine, quand le capitaine rencontré m'interpelle. Il m'annonce du ton le plus sec qu'il a besoin d'un agent de liaison susceptible de porter des ordres non écrits, et, dans les périodes de repos, capable de travailler au bureau, comme secrétaire des officiers. Pensant que je serai plus utile dans ce double emploi qu'à faire le garde d'écurie, il a décidé de la sorte. Je remercie, sans trop encore savoir de quoi. Peut-être, là, pourrai-je un peu plus comprendre ce qui se passe. Et tout de suite, je commence. J'assiste à la décision, au bureau. J'ai apporté un ordre du commandant. C'est, pour ce soir, la relève aux tranchées du 1er demi-régiment (1er et 2e escadrons) par le 2e. Nouveaux ordres de détail, en conséquence, à transmettre dans les pelotons. Ma tâche. A cinq heures, soupe. Tenue de tranchées : paquetage, carabine, baïonnette, 150 cartouches (45 dans deux sachets en bandoulière, le reste dans les cartouchières), - repas froid, seau de toile, toile de tente et manteau roulé, bidons de café et de vin. Tout cela sur soi. A sept heures, par escouade, la colonne se forme. Il fait beau. A cheval. Celui qui me remplacera Rapière se nomme Désiré. Des bois (de Jargeau), mon ancien et mon camarade de paquetage, bon paysan du Centre, figure taillée à coup de serpe, l'appelle Désiré Pandour. Un vieux cheval, mais solide et qui a des tics. Il grince des dents, et quand on lui chatouille la croupe, il rue et cherche à mordre.
La colonne, en marche. Nous voici dans les champs, le soleil est tombé. Au trot, par deux. Tout ce barda que j'ai sur le dos, cartouches, mousqueton, bidons, musette, pend et brinquebale, meurtrissant l'échiné. La baïonnette, meurtrissant la jambe. Tout cela est lourd. Le canon, au loin : nous approchons. Pays plat et jaune. Ciel clair, lavé, transparent. Ces collines bleuâtres, dans le fond, est-ce là ? Pas de questions possibles à mon voisin : ce vieux guerrier les prendrait mal, ou croirait que j'ai peur. Pour éviter les crêtes, où l'on est vu et repéré, nous faisons un détour. J'aperçois, sur son fin cheval, le capitaine, en tête de la colonne, le calot de travers. Il a l'air insouciant, uniquement préoccupé de sa monture. De temps en temps, il se retourne et, du regard, embrasse la colonne au trot derrière lui, silencieuse. Odeur de la campagne verte et mouillée, de la brume du soir, pénétrante, des chevaux en sueur déjà. Et le bruit des sabots, sur la route, monotone. Nous longeons un bois ; la route descend, tourne, remonte. Tout à coup un bruit métallique, formidable, sec, peing ! éclatant tout près de nous, sur notre droite, fait sursauter la petite troupe. Marmite ? Non ; un 75, qui tire, en contre-bas de la route, bien défilé, par-dessus nous. Les hommes se regardent en riant, sans bruit, de leur stupeur. Je suis ravi : les plus aguerris ont eu un mouvement, comme moi, le même.
A 100 mètres de là, en dessous d'une crête nue et bien arrêtée sous le ciel clair, nous faisons halte. Pied à terre. Il n'est plus jour, mais pas nuit encore :, chien et "chat. Par un, maintenant, la colonne se reforme, chaque escouade emboîtant le pas de son brigadier, officiers et sous-officiers en serre-file. Et nous marchons, laissant derrière nous les chevaux qu'un homme sur quatre ramènera au cantonnement. Nous longeons la crête, dix mètres en dessous, invisibles. Le capitaine seul, sur la crête, grand, mince, nerveux, découpé sur le ciel en ombre chinoise. De temps en temps, sa tête autoritaire et fine, mobile comme celle d'un oiseau, se retourne vers nous.... Il y a deux minutes que nous marchons, un sifflement étrange, et double, semble-t-il : Vzzz !... qui a l'air de décrire une courbe dans l'air.... Puis, pôff ! sur notre droite, à 100 mètres. Et dans l'air, encore : Vrac!... Une marmite, suivie d'un shrapnell. Toutes les têtes, comme une seule, tournées, pour voir. Impression : Pour qui est-ce ? Les chevaux ? Le 75 ? Ou nous ? En viendra-t-il d'autres ? Je suis tous les mouvements du capitaine : son air d'attention, la tête levée de biais, comme la perdrix quand ses petits sont menacés. Puis, de nouveau, il marche devant lui, sans s'inquiéter. Et du bras dressé et abattu, la main ouverte, devant lui, de haut en bas, il indique la direction.
Et nous marchons encore, en silence, l'un derrière l'autre, l'herbe drue étouffant les pas, sans pensée, Cliquetis brefs d'une baïonnette contre une crosse de carabine. Au loin, le bruit diminuant des chevaux repartant, au trot. Nous tournons à angle droit, voici un boyau; assez large d'abord, puis plus étroit, avec beaucoup d'angles, des fils téléphoniques longeant la paroi humide. Par moments, un mot, transmis à voix basse : «  Attention au fil ! » La terre est grasse, le pied glisse. Je suis essoufflé. Mon barda, dépassant de toutes parts, accroche la tranchée, aux tournants. Le boyau devient plus étroit, les parapets plus hauts. Au-dessus de nous, lueur encore claire du ciel d'été, presque blanc, avant de sombrer à son tour, comme la terre, dans la nuit. Silence. Un coucou chante. Le pas des hommes en marche, régulier, pesant. Puis la tranchée s'évase. Une masse d'ombre devant nous : c'est un petit bois. Les positions que nous devons occuper sont proches. Halte encore, dans un champ. Il faut attendre les ordres. Harassés par la marche, les hommes s'asseyent par terre et se couchent. Je me laisse tomber, sans résistance. Je sue à grosses gouttes. Mon manteau roulé me sert d'oreiller. Une gorgée de vin violet, acre au goût, - quel délice ! La fraîcheur de l'herbe.... Quelques minutes ainsi, l'oubli total, le repos.... Jamais je n'ai joui dans mon corps autant que de ce court repos, après un effort très dur.
Nous attendons que la nuit soit tout à fait venue. Elle reste obstinément claire, maintenant illuminée d'une lune éclatante. Nous remarchons encore, courbés en deux. En face de nous, pas très loin dirait-on, s'étale une tache sombre. C'est le Rémabois, aujourd'hui vu du Sud, alors que l'autre jour l'escadron l'attaquait au Nord. Voici l'endroit : de l'herbe assez haute, une touffe d'arbres - - cinq ou six - sous lesquels s'élève une sorte de hutte en planches. C'est là le poste de commandement de la position 11 bis. J'y reste avec le capitaine, l'adjudant Bouny, les deux ordonnances. Un boyau part, à droite, en forme de fer à cheval autour du poste. L'escadron s'y engage, têtes baissées à cause de la lune; chaque homme découpé en noir, silhouette nette avec la carabine et, sur l'épaule, la bosse du manteau roulé. Ne pas être vu, l'ennemi observe. Et la relève a lieu, silencieuse. Parfois une baïonnette s'accroche, ou un bidon ; un jurement étouffé. Neuf heures. D'instant en instant, un coup de canon, comme un gong frappé, partant, derrière nous, on ne sait où, pas très loin, et puis, au-dessus de nos têtes, le sifflement de l'obus, pareil au crissement d'une soie qu'on déchire, et puis l'éclatement là-bas, sur les Boches, lueur rapide dans les bois... Les canons allemands répondent aussi, mais plus rares, une fois sur trois. Toujours ce roulement d'essieux essoufflés et mal réglés, puis un pôff ! énorme, lourd, à plat.
J'attends. La nuit. Le frais. Le 2^ escadron, relevé par nous, défile lentement, s'éloigne. Un peu plus tard, le capitaine m'envoie reconnaître la position, l'emplacement exact des pelotons à leurs postes de combat, pour que je sache, au cas où il viendrait des ordres, par la suite. Je pars. Je ne vois rien, que l'herbe, sous mes pieds, en me baissant, une grisaille informe. Je suis la tranchée, au dehors. Je marche, il me semble que c'est très loin. En réalité, je fais 30 mètres, 40 peut-être. Mais dans ce noir, - la lune s'est cachée, - cet inconnu, pour moi, les distances doublent, triplent. Je bute soudain presque sur un casque, à la hauteur de mon pied. C'est un dragon, dans la tranchée à- ciel ouvert, adossé au parapet. Un pas de plus, je tombais dedans. De vagues formes apparaissent au fond, étendues. Quelques hommes dorment déjà. Les guetteurs, immobiles, debout, la toile de tente sur leurs épaules, la carabine posée sur le rebord de la tranchée, seuls, veillent. Silence. Silence. Silence. Une voix doucement :
«  Qui est-ce ?
- Liaison. Quel peloton ?
- Deuxième.
- Le lieutenant ?
- A droite, au pare-éclat. A droite, le 3e et le 4e. Le 1er, à gauche.
- Bon. »
Je reviens par le premier peloton. Les officiers font leur ronde. Rien de nouveau. Je vais rendre compte. Un peu plus, je m» jetais dans les fils de fer. Quel noir ! M'y voici.
«  Rien de nouveau, mon capitaine.
- C'est bien. Vous avez vu les emplacements ? Vous pouvez vous coucher. Si j'ai besoin de vous, je vous appellerai. Dormez bien. »
Le capitaine couche dans son petit abri de feuillages. Abri n'est qu'un mot : il ne le protégerait pas contre la pluie. Le capitaine y a tendu un hamac et dort dedans. On verra demain. Moi, je m'installe dehors. L'adjudant et les ordonnances sont déjà couchés, par terre, à même le sol, sur leurs toiles de tente étendues, roulés dans leurs manteaux. Le voyant ainsi installé :
«  Bouny, dit le capitaine en riant, vous êtes le mieux de la division ! »
J'arrache quelques touffes d'herbe, pour atténuer la dureté du sol. Je tourne sur moi-même, en rond, comme un chien qui se niche, et je m'allonge auprès de la hutte qui d'un côté du moins me protégera contre le vent. J'enfonce mon calot sur mes yeux, je les ferme : il ne fait pas plus noir que lorsque je les tenais ouverts. Je respire longuement l'air odorant et frais, le parfum des claies de feuillage, coupé de la veille, fort, vert, amer, humide encore de la sève.... Comme mes poumons s'emplissent bien !... Et puis je ne sais plus, je ne sens plus....Je dors.

27 juin, dimanche. - Il paraît que j'ai bien dormi. Je m'éveille, je m'assieds sur mon séant, frotte mes yeux. Le capitaine éclate de rire.
«  Mes compliments. Vous dormez bien. »
Trop bien, oui. Je n'ai même pas entendu les hommes de corvée du ravitaillement, venus à deux heures porter le jus, la soupe et le pinard. On m'a gardé soupe et pinard. Mais le jus : il fallait être là. Je me bombe de jus. C'est gai! Avec cela, j'ai le dos rompu, les pieds gelés, mon épaule craque.... Il fait grand jour. Une cigarette pour me réchauffer, chasser le flou, le dernier nuage du sommeil. Reconnaissons l'endroit....
Un paysage de brousse, plat, légèrement concave ; rien que des herbages secs et brûlés, tout autour. Dans ces herbages - joncs, chiendent, herbe folle - une petite ligne de terre remuée, jaune sur jaunâtre, la tranchée. Puis, plus rien. Nous sommes au centre d'une espèce de cuvette où l'on ne voit rien, sans se découvrir soi-même. A droite et à gauche, lignes françaises. Devant nous, le Boche. Ce matin, il se tient tranquille. Aucun incident. Un peu de canonnade, assez légère, de part et d'autre. Quelques 150 viennent en grinçant éclater à 200 mètres sur notre droite, vers le bois Zeppelin, vague plantation de chicots hérissés à revers de crête, où l'on s'est battu ces jours-ci, et qui nous est resté. Derrière, au loin, Domoevre, Chazelles, Reillon, Gondrexon, qui a dû brûler, hier, et fume encore.... Derrière nous, Veho. A gauche, de l'autre côté de la crête, bord extrême de la cuvette où nous croupissons, Embermenil et la forêt de Parroy. Ceci une fois repéré sur la carte, pour m'orienter, plus rien à faire. Alors je mange et bois, faute de mieux : toutes sortes de choses qui pesaient diablement dans ma musette hier soir - sardines, confitures, bidoche froide et tabac mêlé, pinard au vitriol et un vieux fond de whisky oublié jusqu'alors. Écrit des lettres. Je vois ce qui me manque et le réclame, d'urgence : des bandes molletières horizon, un support à réchaud, de l'alcool solidifié, de l'essence de café, et de quoi écrire, en masse ; des boîtes de sardines, et, généralement, tout ce qui se mange. Puis je vais aux ordres. Le capitaine éclaté de rire. Il est de bonne humeur.
«  Des ordres ? Il n'y a pas d'ordres. Nous attendons les événements. Vous n'êtes pas content?... Eh bien, tout à l'heure, nous nous mettrons tous les cinq, moi, vous, Bouny, les deux ordonnances, à creuser un puits pour avoir de l'eau. Et tenez, même... tout de suite ! »
Il y a des outils, derrière le P. C, abréviation pompeuse qui désigne la hutte, poste de commandement. Pelles, pioches. Tout ce qu'il faut pour jardiner. Un mince filet d'eau court sous les joncs. Nous creusons. Au bout d'une heure, il y a un ruisseau, terminé par une espèce de citerne, où s'accumule une eau boueuse. On la laisse éclaircir. Puis avec une gamelle nous la transvasons dans une barrique, qui est là pour ça. Le capitaine la flaire.
«  Dites donc, Bouny... elle sent un peu le cadavre, notre source ? Vous ne trouvez pas ? »
L'adjudant, très poli, acquiesce. Mais il y a aussi le permanganate qui rend innocente l'eau la plus impure. Et le capitaine, dans un quart, calcule la dose.Une des ordonnances fait la grimace, et confie à l'autre que ce sera bien la première fois qu'il prendra du permanganate «  par ce bout-là ». Puis il conclut :
«  Décidément, on verra tout, cette année ! »
Dziu !... Dziu !...Deux balles sifflent entre nous, avec un bruit mat, quand elles rencontrent des branches, où elles entrent. «  Couchez-vous ! » crie le capitaine. D'autres encore. Nous nous couvrons sous le taillis.
«  C'est encore ce maboul de Fritz, ajoute-t-il. Il nous aura vus.... »
Puis, vers moi :
«  Vous voyez, Henriot, vous êtes un serin. Quand les balles sifflent et qu'on n'a pas besoin de passer au travers, on se colle à plat ventre, comme j'ai fait, moi.... Rien de plus bête qu'une balle perdue, d'autant qu'elles ne le sont jamais pour tout le monde.... »
Dans la journée, avec Lemaire, agent de liaison, garçon dégourdi, j'établis une sorte de tente, avec nos toiles, pour la nuit. Pepette, autre dégourdi, a apporté le courrier, du cantonnement, et des cerises plein son casque, - des cerises sauvages, excellentes et fraîches, sous la canicule. Le capitaine nous les a partagées. Cet homme dur et sévère dans le service, hors le service est un homme charmant et fort spirituel ; il a cette ironie qui met une sourdine dans la conversation et la nuance. Il aime la musique, les livres, les voyages, et, je crois, les dames. Je l'admire. Il est jeune, énergique, enjoué ; il sait. Il était à l'École de guerre, quand la guerre a éclaté. Il aime son métier, il y croit, mais l'esprit critique. En un mot, il a du talent. S'il n'était pas mon capitaine, nous serions amis. Mais la seule manière que l'on ait de s'honorer vis-à-vis des chefs, quand on n'est que deuxième classe, c'est de savoir garder ses distances. Dans le péril, on redeviendra des égaux.
J'ai déjà reçu des lettres, les premières. C'est une impression étrange et douce, que ce premier rappel de ce qu'on a laissé derrière soi, là-bas, dans cet autre univers que nous sentons confusément tendu vers nous. Pendant plusieurs heures, j'ai vécu tout entier sur ces lettres, absorbé en moi par ce qu'elles remuent. Le temps a passé, insensible. Ce paysage plat et sans détail favorise la rêverie. On ne voit rien qu'un ciel énorme, les nuages, une touffe d'arbres maigres, - parfois la fumée des éclatements, de-ci, de-là.... Et de l'ennemi, on sait qu'il est par là, quelque part, dans telle direction, - vers ces bois dangereux dont apparaît la crête, au-dessus d'un pli de terre.
Vers six heures, marmites. Elles éclatent plus près. S'ils allongent un peu, ce sera pour nous. «  Alors nous sauterons dans la tranchée », dit le capitaine, prévoyant.

Lundi 28. - Sur la terre dure, le réveil a quelque chose de la bastonnade : on s'étire en se frottant les membres. Sous ma tente, je n'ai pas eu froid. La nuit a été calme. «  Le canon a un peu tapé », dit Lemaire. Je n'en ai rien entendu. Hier soir seulement, avant de m'endormir, j'ai voulu me rendre compte. On voit la lueur du départ, et le son, on ne l'entend que cinq ou six secondes après ; puis la lueur de l'éclatement ; et enfin, son bruit. Tout cela varie suivant les distances
.Notre 75 est plus sec, plus dur, que le canon boche. Beaucoup de leurs obus n'éclatent pas. Il y en a une cinquantaine autour du P. C, enfouis. Un peu de fusillade aussi, dans la soirée. Tantôt la balle claque comme un fouet de charretier ; c'est qu'elle a été tirée d'assez près, elle n'est pas encore au milieu de sa course. Puis, à la fin, elle siffle un pi-hyû-û long et décroissant. Ou bien, tirée de loin : dziu !... dziu !... et ce désagréable claquement mat, si elle rencontre du bois, par exemple.
A neuf heures, la soupe est arrivée. Il a fallu aller prévenir les pelotons, pour qu'ils envoient les hommes de corvée. Il y a de tout : café, thé, vin, bidoche, pommes, confitures. On parle à voix basse, on fait vite. Des lettres encore. Impossible de lire ; j'ai mis les miennes dans ma poche, et j'ai dormi dessus. C'est la première fois de ma vie que je garde une lettre dix heures de suite sans l'ouvrir. Au petit jour, ce matin....
Rien encore. C'est la campagne, le silence ; les oiseaux piaillent au bon soleil. De temps en temps, comme un animal rageur, le 75 jette par-dessus nous cinq, six obus, puisse tait. Les hommes se regardent, et rient. C'est tout. L'ennemi répond, par politesse, mais peu. Au contraire, si l'ennemi tire le premier, le 75 répond aussitôt, en doublant la dose. Il a l'air de dire : «  Hein ? quoi ? qu'est-ce que c'est ? Voulez une gifle ? En voilà deux. Vlan ! Vlan ! »
Du nouveau. Joie. On attaque, ce soir. On va peut-être voir quelque chose. Mais du coup, nous ne serons pas relevés. Par malheur, à trois heures, il pleut atrocement. Le sol est détrempé. Un sifflement d'obus arrivant sur nous. Le sifflement s'arrête court, je vois un homme près de moi se jeter à terre, j'en fais autant. Vrac ! il a éclaté au rebord de la tranchée. Pas de mal pour personne. Mais cinq ou six secondes après, nous sommes couverts d'une nuée de petits grains de sable et de terre, et de débris, qui retombent autour de nous, en chantant. Ce sont les frelons, les petits éclats de fonte, gémissant dans l'air à la fin de leur course... Plusieurs autres obus, trop courts.
Les officiers se réunissent autour du capitaine, dans le nouvel abri, à peine achevé, où nous nous établirons cette nuit. Les tranchées que nous occupons s'organisent peu à peu, lentement, car nous sommes ici sur un terrain récemment conquis, où il n'y avait rien, si ce n'est tout à faire. Pour les Allemands, ils sont très solidement établis dans le Rémabois, où ils ont plusieurs lignes de tranchées et des blockhaus. J'assiste à la transmission des ordres pour notre préparation en vue de l'attaque de ce soir. Déception ; ce n'est pas nous qui marchons ; mais, sur notre droite, l'infanterie, contre les tranchées allemandes du Rémabois et de Reillon. Nous, nous ne bougerons pas, sauf contre-attaque repoussant les nôtres sur nos lignes. La préparation de ce qui peut nous incomber, cas échéant, est méticuleuse. Il faut prévoir et on prévoit tout : direction du tir des mitrailleuses, ligne de repli des patrouilles, horaire des opérations, etc. Tout l'après-midi, le canon tapote, des deux côtés. Beaucoup d'obus boches n'éclatent pas. Est-ce la pluie ? l'humidité de l'air ? un matériel défectueux ? J'en compte douze, à la suite, qui arrivent dans nos herbages, entrent en terre avec un plouf sourd, - et c'est tout. Comme ils sont dangereux tout de même on plante un petit bâton avec un chiffon de papier à côté du trou où l'obus est enfoncé, pour éviter qu'un étourdi aille donner du pied dessus. Le capitaine me dit en riant la légende qu'il vient de lire sur l'un d'eux: «  Ici est enterré un ouistiti. N'y touchez pas, il est méchant. »
Ouistiti, gugusse, marmite, gros noir, boîte de singe, ingrédient : c'est ainsi qu'on nomme, chez les dragons, les obus boches. Je n'ai pas encore une fois entendu dire, au propre : obus, sauf par les officiers, gens bien élevés, mais dénués de verve. Nos pièces opèrent leur réglage, pour ce soir. Fracas. Fumées sombres, lentement dissipées. Parfois un geyser noir jaillit et s'ouvre comme un éventail, à l'horizon. Puis on voit retomber des débris informes. C'est grand et puissant. C'est beau.
Le temps est clair. Autant que j'y ai pu comprendre quelque chose, voici l'ordre de bataille : un régiment d'infanterie, le ...e, à notre droite, attaque, vers l'Est, la tranchée 7; une compagnie, en flanc-garde, marche au Nord-Est, pour empêcher l'ennemi de sortir du Rémabois. Nous soutenons si besoin est. Fin de journée calme. Attendre. On n'est pas nerveux, mais excité. Je bous d'impatience et d'ignorance. Je voudrais voir, savoir, y être. Je me surprends à dire : demain. Et aussitôt me vient la pensée que c'est un mot à ne pas dire, quand on est soldat, et en première ligne, le jour d'une attaque dans le secteur.
Le ravitaillement est venu à neuf heures et demie. On l'a dépêché pour se trouver libre. La nuit est assez sombre. Des nuages lourds sont montés, de l'Ouest. A dix heures tapant, avec la précipitation soudaine d'un sac de noix qu'on viderait sur une tôle, la canonnade commence, comme une grêle, et tout de suite atteint son diapason le plus haut, tonnant, violente, dure, drue, serrée, suivie, nourrie, précise, coupant à l'horizon le ciel nuageux de brusques lueurs blafardes. L'artillerie allemande répond aussitôt : ses percutants continuent de rater, mais ses shrapnells sont excellents. Ils éclatent bien, à bonne hauteur, sec et net. La belle musique et le beau spectacle ! Dans le ciel, une gerbe en forme de boule, trouant l'air d'un feu rouge et rond, quelque chose qui se rompt, puis le miaulement coléreux des éclats et des balles. Entre ces éclairs, la courbe étincelante des fusées lumineuses, pour déjouer l'ombre et ses dangers. Au bout de leur course, elles s'ouvrent et laissent tomber, doucement balancés dans l'air, au vent qui les entraine, des globes d'un feu blanc qui dure une vingtaine de secondes et projette une brève lueur fantastique, sous laquelle, soudain, les formes agrandies apparaissent en découpure étrange : hommes, arbres, brins d'herbe, décor, coin de tranchée.... Puis le noir se referme. - Rumeurs, lueurs ; fracas des éclatements, éclairs des départs, sur tout l'horizon déchaîné. Mille bruits s'entrecroisent : sourds, étouffés, vibrants, secs, sifflants. C'est beau, solide, vigoureux. C'est aussi amusant qu'un feu d'artifice, et c'est plus réel. Tout à ma joie, je me dis cela ; et soudain je pense que ce sont les nôtres qui sont dessous. Alors le coeur commence à battre....
Le capitaine nous a fait abandonner notre hutte et notre bosquet, et venir nous installer avec lui dans l'abri souterrain maintenant à peu près tolérable, du moins assez recouvert de rondins et de terre battue pour nous abriter d'un shrapnell, si ce n'est d'un 105. Le capitaine y est établi. Et, malgré les trois mètres carrés de l'endroit, se trouvent là en outre l'adjudant, trois agents de liaison, et moi, ce qui fait quatre, et deux téléphonistes. Nous y arrivions à peine que, l'ennemi allongeant le tir, trois shrapnells viennent éclater en plein juste au-dessus de la hutte que nous quittions, - les éclats bourdonnent, les feuilles voltigent, une grosse branche toml)e en gémissant, avec un bruit mou de rameaux froissés. Le tintamarre est indescriptible, - mais dans les notes sourdes. En voici de plus aiguës, - ce sont les balles. D'abord quelques coups, isolés, puis d'autres, plus pressés, jusqu'à n'être plus qu'un roulement continu, sec comme du bois qu'on casse. Et quelque chose de plus mécanique encore, comme le craquement d'un moulin à café près du ronflement d'une chaudière ; et sans les avoir entendues jamais, je devine les mitrailleuses, à leur taca-taca-taca régulier. Impossible de rien voir du combat. Nuit partout. Le seul spectacle est dans le ciel, d'un blanc et noir d'eau-forte. Je suis debout, à la porte de l'abri, dans le boyau. L'adjudant est à côté de moi. Nous regardons, par-dessus le remblai de terre rejetée, le visage à hauteur du parapet. Nous regardons, sans voir, mais de tout l'être tendu. Je me demande ce que je sens. Rien. L'esprit comme suspendu, les yeux cherchant à trouer l'ombre. Et l'impression que dans tout ceci, qui est prodigieux mais extérieur, je ne suis rien que spectateur ; et que de tout ceci, rien n'est pour moi. - Cependant, quelques balles sifflent, de plus près. L'action de l'infanterie est engagée. - Tiens, qu'est-ce que c'est que ça? A un mètre devant moi, une petite étincelle blanche, et un dzzz... très long.... L'adjudant reçoit une motte de terre dans la figure, et entre nous deux, une sorte de gourdin s'avance.... Et nous éclatons de rire, en reconnaissant le manche d'une pelle posée sur le parapet, dont une balle perdue a frappé le fer, qui en chante encore, et qui, du choc, s'est déplacée....
«  Je vais me coucher, dit l'adjudant. Bonsoir. »
Je suis resté jusqu'à minuit, cherchant à voir et à comprendre, sans y parvenir, ce qui se passait à 200 mètres de nous, sur la droite. Il me semble avoir entendu des cris. Mais avons-nous avancé ?... Je ne sais rien, je ne comprends rien. Je suis malheureux, perdu et déçu. Derrière nos lignes, en arrière là-bas, une lueur s'élève ; tout le ciel s'enflamme d'un grand reflet rouge et, au-dessus delà lueur, la fumée se mêle aux nuages. C'est un village qui brûle, où les obus ont mis le feu....
J'ai été me coucher, laissant la bataille et remettant à demain d'y voir clair. Dans l'abri,, le capitaine dort sur son hamac, tendu en long. Sous lui, il y a des claies de feuillages, à même le sol. Quatre ou cinq types y sont déjà allongés. Je me glisse entre les hommes, les armes, le téléphone, le hamac, je me couche, je cesse d'entendre.

Mardi 29. - Quand je me réveille et ouvre les yeux, le capitaine me dit en riant que si je suis un garçon brave, ce n'était pas une raison pour lui donner des coups de tête dans le derrière en dormant, comme je l'ai fait toute la nuit. Il est vrai que, le hamac ayant glissé, sous son poids, j'avais son séant contre la figure. Bouny a raconté l'histoire de la pelle.
«  Vous voilà baptisé, me dit le capitaine. Avez-vous vu quelque chose ?
- Rien du tout, dis-je. Mais c'est beau tout de même. Sait-on ce qu'il en est ? »
Pour toute réponse, une moue dépitée. Je n'insiste pas. J'ai appris ensuite que, après un coup de téléphone à la division, il résulte de l'opération de cette nuit qu'elle a échoué, le 75 ayant tiré trop court et empêché notre propre infanterie d'avancer. - J'en suis affecté. Mais mes camarades sont les mêmes: gais, allègres, joyeux, gouailleurs, se moquant de tout le reste, comme hier. Si je parle de l'attaque : «  Qu'est-ce qu'on leur a passé comme marmitage ! » disent-ils. Puis ils en reviennent au pinard et à l'heure de la relève, sur quoi on discute. La journée passe, à vide. J'ai retrouvé quelques amis communs avec le jeune maréchal des logis D... du 1er peloton. Nous bavardons, échangeons par politesse nos victuailles : sardines, singe. Nous serons relevés ce soir. Par un créneau, je regarde le champ de bataille : rien que, derrière nos fils de fer, à quinze mètres, de vagues mouvements de sol - de l'herbe jaunâtre - et, de-ci, de-là, la terre à nu, retournée, toute fraîche, par un obus qui a éclaté. Silence, monotonie, ennui. Seuls, au moment de la soupe du soir, deux shrapnells viennent un peu mouvementer la scène, à vingt mètres de nous, en hauteur, - beaucoup moins joli que la nuit. Aucun mal. Quelques travailleurs s'étaient montrés, sans doute. Un territorial rapporte un faisceau d'outils au P. G. Nous préparons nos bardas pour le retour : à genoux par terre, à deux ou trois, plions et roulons nos manteaux. A neuf heures, le 2e escadron arrive. Les officiers confèrent. Je mène le peloton correspondant au 4e de chez nous. Les hommes en file d'escouade. Scène déjà vue : obscurité, silence, des fantômes d'hommes, les pas étouffés dans l'herbe, un cliquetis d'armes.... On passe la consigne. Et ceux qu'on relève sortent de leurs trous, jettent sur l'épaule le manteau roulé, respirent, et sans se retourner, cèdent la place. Il y a un moment désagréable : celui où, de la tranchée bien abritée en somme, il faut parcourir en plein découvert cette zone encore de combat, où si, par hasard, une salve d'artillerie venait tout d'un coup vous surprendre, on serait «  bon » pour l'encaisser, sans le moindre trou où se mettre. Aussi, très vite, en file d'escouade, sans parler, las d'ailleurs, et le dos arrondi, on marche. C'est curieux, le bidon a beau être vide, la musette a beau ne plus contenir tant de boîtes de conserve qui la chargeaient, quand nous sommes venus,... tout ce barda pèse aussi lourdement aux épaules! Derrière une crête, les chevaux. Nous en sentons l'odeur, avant que de les voir : cette bonne odeur de poil, de sueur, de crottin, d'écurie et de cuir.... A voix basse les escouades se désignent l'emplacement des chevaux. Des noms volent dans l'air :
«  Par ici.... Béchu ! Hé ! Pepette !... Bioret, salut !... salut, mon pote ! »
Et des questions, les mêmes, toujours :
«  Rien de nouveau ? Pas de casse ? Ça a marmite? »
J'ai retrouvé Désiré, Désiré Pandour ; et Desbois (de Jargeau) mon ancien.
«  Ça va comme ta veux? » demande-t-il de sa voix traînarde.
Puis à cheval. La colonne se forme. Au trot. Une grande heure de trot, dans la nuit. Et ce supplice qui recommence, pour un dos pas habitué, des courroies qui tirent, du mousqueton qui bat l'échiné, des cartouches qui pèsent, du casque trop grand qui ballotte au front. Puis l'esprit s'engourdit ; on ne voit plus, on ne perçoit plus. Vague conscience somnolente, dans un mouvement de trot machinal. Cela jusqu'à ce qu'on s'arrête. Tiens, le cantonnement ! - Pied à terre. Faire boire les chevaux. Désharnacher. Se déséquiper. La soupe.... Et se rouler dans son manteau, et dormir, dormir, dormir....

TRANCHÉES ET CANTONNEMENTS

Mercredi 30 juin. - Dans cette vie singulière qu'à mon tour je mène, où tout m'est nouveau, j'ai fait, ce matin, une chose nouvelle et qui m'a paru délicieuse : je me suis lavé. Un, deux, trois, quatre... cela ne m'était pas arrivé depuis cinq jours. Et rasé, devant un miroir grand comme une pièce de cent sous, au milieu de la rue, dans l'abreuvoir. - C'est le seul plaisir de la journée, car tantôt nous quittons Manonviller. Et ce n'est pas rien, que de changer de cantonnement. Il a fallu courir, recueillir les ordres, les transmettre, communiquer, faire signer les décisions ; écouter le chef. Barbier, qui les bras au ciel, fulminant et débonnaire, à l'abri d'une barbe superbe, prend Dieu à témoin qu'il n'est pas secondé, et réclame, d'un coup, avec une voix de stentor : «  Cinq ou six fois cinq ou six canettes » ; - aider le fourrier taciturne à boucler ses caisses ; vérifier mon paquetage, mes armes, et l'arrimage de trente-six mille courroies autour de ma selle ; courir à la cuisine pour gagner le cuistot et, par la promesse d'un litre, obtenir de lui qu'il casera dans sa roulante mon sac de couchage, transformé en malle souple où j'ai enfoui pêle-mêle un grand nombre d'objets inutiles, mais dont je ne puis pas me séparer, et qui n'ont pu prendre place ni dans mes rouleaux de linge, ni dans ma musette, ni dans mes deux sacoches, bourrées de choses réglementaires, bride d'éperons, trousse pour cojudre, gamelle, cuiller, vivres de réserve, sucre, café, potage sec, singe en boîtes, biscuits de guerre, toutes choses à ne consommer que sur ordre, et qui, si on ne peut les présenter au logis, à la première revue de détail, vous mèneront froidement au tourniquet Conseil de guerre. - On dit aussi ; le falot) pour dissipation d'effets militaires.... Enfin, écrasé sous le poids du «  zinzin », armé jusqu'aux dents, ayant en outre touché le matin même cette lance qui, fixée par le talon à l'étrier dans un petit cornet de cuir appelé botte, me tourne cruellement le pied par son poids et brinqueballe à mon bras droit, où la fixe une courroie spéciale, - j'arrive au rassemblement juste pour sauter à cheval. Et le déménagement s'opère. Nous quittons Manonviller, à l'ombre de son fort, sur lequel courent de sombrer histoires de trahison, pour Laronxe, sur la rive gauche de la Vezouze. Autre village lorrain pauvre et sale, entre ses abreuvoirs de pierre et ses tas de fumier croulants. Nous nous installons, tant bien que mal. Les habitants, habitués à loger de la troupe, nous laissent envahir écuries, granges, remises, habitations, planter des clous, suspendre des bat-flancs pour empêcher les chevaux de taper ou de mordre, - un coup de pied de cheval rapporte huit jours de prison, même en campagne, à son cavalier présumé coupable de non surveillance, et le capitaine ne badine pas. Je loge chez de pauvres gens, qui vivent à sept dans une seule pièce enfumée et noire, que traversent les vaches quand elles doivent sortir de l'étable. Nul- des indigènes ne songe à s'en plaindre : stercus cuique suum bene olet, dit le Romain. Je me prépare un lit dans la paille, - le foin ne vaut rien pour dormir, - et je cours au bureau, déballer les caisses. Le chef continue à lever les bras, à palper sa barbe, à invoquer Dieu et à désirer de la bière. Laronxe est, pour un dragon, un pays civilisé : il y a une épicerie, et des abreuvoirs. C'est l'essentiel, la première chose dont un cavalier s'assure dans tout nouveau cantonnement. Le bruit court que demain déjà nous reprenons les tranchées.

2 juillet. - Nous y voilà encore. Même lieu. Rude trotte, hier soir, amusante tout de même, malgré 20 kilos d'objets divers sur le dos, et il est entendu que les fantassins seuls portent le sac, et que les cavaliers n'ont qu'à apporter leur gueule pour fumer, selon l'expression. Et nul ne les plaint. Manonviller, où nous sommes passés, où les paysans nous ont reconnus, et aussi, je pense, quelques, paysannes, Manonvilier est plein de fantassins au repos. Saluts au passage. «  Hé! les bobosses !... Hé ! les dragons !...» Nous avons coupé par les champs, pour un temps de galop, sauté deux ruisseaux. Ah ! si nous étions de vrais dragons.... Vains regrets. La tranchée nous guette. Pour combien de temps encore? N'y pensons pas. Ne pas penser aux choses pénibles. Ne jamais penser. Voilà la sagesse que m'inspire l'exemple de mes joyeux et gaillards camarades. Le zinzin, le cheval, la route, la fatigue dure, l'effort continu, la blague perpétuelle, occupent l'esprit en l'écrasant, et le distraient de toute pensée pénible. La mort, par exemple, la mort toujours possible, et presque jamais envisagée, à cause de l'accumulation répétée des petits ennuis immédiats et continus. J'y songeais pourtant, hier soir, en traversant au petit trot Veho détruit, fantomatique sous la lune de huit heures, avec ses façades découpées sur le vide et ses pauvres maisons écroulées. Mais cette idée de destruction, à force d'être toujours présente, diminue d'intensité, et l'on s'y accoutume très bien. Cette vie en danger, si belle d'ailleurs, c'est celle du couvreur sur le toit. Il ne pense pas au vide. J'ai passé deux heures à travailler, une fois la relève faite, à notre abri, avec le capitaine et les autres liaisons, à recouvrir de toile goudronnée, de terre et d'herbages son toit trop blanc, qui dans l'herbe doit être un repère bénévole pour les avions. Couché éreinté. Froid glacial. Il paraît que je geins, en dormant. Le capitaine, dans son hamac, balance toujours son derrière au bout de mon nez. On s'y fait. Que font les hommes, dans le jour? Bien. Ils dorment, boivent, mangent ; jouent aux cartes, mangent; boivent; racontent des blagues, boivent, mangent, fument ; et puis encore la même chose. Quelques-uns lisent. Les journaux n'arrivent pas ici, ou bien rarement. Tout est loin. Ce qui a été la vie, autrefois, des uns et des autres, apparaît dans le souvenir, effrité, derrière un halo. Il me semble que Niort, où j'étais il y a dix jours, c'est depuis dix ans que je l'ai quitté. Seuls, quelques visages demeurent précis dans mon coeur. Tout le reste fuit, qui n'est pas la guerre.... J'étais couché dans l'herbe, assez sale, et tout à fait abruti, occupé à regarder au ciel de beaux avions étincelants et blancs croiser au milieu des shrapnells, écoutant avec un intérêt distrait cette sorte de roulement de chariot mal graissé que font les marmites boches, par-dessus le secteur, bref dans une disposition excellente pour recevoir une tuile, quand j'en apprends deux, qui tombent. La première, c'est que, partis pour deux jours (ce qui représente dans la musette deux jours de boîtes de conserve), nous en passerons trois ici ; et que ce soir, nous déménageons et quittons ces tranchées pour d'autres, ce qui fera probablement deux jours de plus. Nem ! dit le cavalier Boireau, à cette nouvelle. La seconde, et qui, celle-là, m'affecte beaucoup, c'est que notre. capitaine va nous quitter. Ses talents l'appellent à la division. Il m'annonce lui-même la chose. Il nous laisse à regret, dit-il ; et moi, je le perds, désolé. Je l'admirais, peut-être parce qu'il représentait pour moi, dans le style le plus achevé, tout ce qui me manque: énergie, froideur; force physique, autorité, éloquence. Et tout le reste. A neuf heures, voici un escadron du ...e dragons qui vient nous relever. Nous plions bagage, et, en colonne par un, à travers champs, opération assez délicate, car nous sommes «  en l'air », nous glissons d'environ 1.500 mètres sur notre gauche, pour prendre les tranchées, à la cote 311. Nous y trouvons, dans la nuit sombre, le ravitaillement, les lettres. Où sommes-nous ? Impossible de le savoir. La position est récente, les tranchées ne sont pas finies, même pas continues. Ce sont de simples petits éléments de tranchée, une sorte de fossé profond, sans pare-éclats, ni créneaux, ni abris. Un obus là dedans, et tout le monde serait bouzillé. Je me rends en tâtonnant à un endroit qu'on m'indique pour être le P. C. du capitaine B.... du 3e escadron, lequel commande le point d'appui. J'apprends que le demi-régiment tient six tranchées ; et la compagnie cycliste de la division, les six autres. Ces cyclistes, des chasseurs, viennent de passer, en faisant un boucan du diable, pour aller prendre position. Ce sont des as, oui. Mais intenables. Un grand homme maigre et noir, porteur d'une barbe en bataille, marche devant eux, une canne à la main, et les laisse faire, sachant ce qu'ils valent. C'est leur capitaine, le capitaine de N.... Un homme très bien. Je vais me mettre en liaison avec le lieutenant P..., mon lieutenant, qui, comme plus ancien en grade, prend le commandement de l'escadron, dès ce soir, en attendant qu'il soit pourvu au remplacement de notre chef. Heureusement que le Boche ne s'est pas douté du mouvement ; il y aurait eu quelque pagaille, j'imagine, s'il avait bougé, alors que nous arrivions à notre nouvelle position, sans savoir seulement de quel côté était l'ennemi. Puis j'ai installé ma toile de tente contre un buisson adossé au remblai et dormi là jusqu'au petit jour.
3 juillet. - Où sommes-nous? Voici. Sur un éperon, au sommet duquel court un sentier bordé de haies, où je me trouve. De grands rideaux d'arbres, un bosquet ou deux nous cachent aux Boches. Mais ce bois que j'aperçois, tout près, maintenant, à traversées fentes d'un masque de feuillage, c'est le Rémabois, - toujours. Vu, cette fois, de l'Ouest. A, droite et à gauche du sentier, courent les tranchées ; à gauche, une descente rapide de prairies, de vergers, et la vallée, au fond, que suit le chemin de fer de Paris à Strasbourg. Le village d'Emberménil, détruit ; et sa station, où est un de nos petits postes. Au delà, une immense et verte forêt, la forêt de Parroy. Derrière nous, de La Neuville-au-Bois, s'élève une colonne épaisse et jaune de fumée, dans le ciel pur, au-dessus de ce gentil village dont on aperçoit les toits rouges, parmi le vert sombre des frondaisons. Il y a eu canonnade, ce matin, de très bonne heure, et les obus ont allumé cet incendie. A droite, le terrain, d'abord plat, suit une dépression, dont hier nous occupions le creux. En me levant un peu, j'aperçois à 1 500 mètres nos anciennes tranchées, en fer à cheval, le petit taillis où était notre premier P.C. Puis au loin, le bois Zeppelin qui est, sur une crête, le point le plus avancé de notre ligne, et ne cesse d'être bombardé : une forêt de mâts dénudés. Les gros noirs éclatent sans discontinuer sur ses lisières. Une fumée abondante le couronne. Quant au Rémabois, je me rends compte d'ici de quelle importance est pour l'ennemi cette excellente position : pleine d'artillerie, de mitrailleuses, de blockhaus, de redoutes, véritable pelote de fil de fer, elle domine et commande presque tout le pays, depuis les côtes d'Igney, autour d'elle. Ce sera dur à prendre. Je crois qu'on essaie seulement de contourner.

Lundi 5 juillet. - Hier soir nous avons été relevés. Interminable traversée de la forêt de Mondon, pour le retour à Luronxe. La tin de notre séjour aux lignes a été calme. Pour moi, je trotte en liaison, du capitaine au lieutenant, du lieutenant aux pelotons. J'apprends à connaître le secteur. Je suis au courant maintenant. Étant de service, la nuit, je fais les cent pas, de long en large, devant le P.C. Belles nuits pures, où la pensée vole, plus libre, plus active. C'est l'excès, en tout. On va au fond de tout, on épuise la sensation : s'il y a à faire, ce n'est plus fatigue, c'est accablement ; si c'est le repos, il est total, on n'a qu'à dormir, et l'on tombe dans le sommeil, comme une pierre dans un puits. Travail, repos, ennui, rêverie, tout est mis au superlatif. Nulle demi-mesure. Vie pleine, et par là animale. Cela a du bon. La minute présente est la seule qui compte. Je n'ai encore rien vu d'horrible. L'imagination prend les devants, chez moi. Le seul petit frisson physique, c'est d'avoir eu, hier, la sensation que deux balles qui ont fait pi-hyu à mon côté, étaient pour moi. Je longeais la crête, dans un passage découvert, j'ai dû être vu. A part ça, on manie plus la pelle et la pioche que le fusil. Les tranchées ne sont pas finies. Les hommes passent la nuit à creuser la terre. C'est d'un ennui mortel ; mais ne pas le faire serait plus mortel encore. Longues veilles dans la nuit opaline. Ciel clair, coupé d'éclairs quand le canon tonne au loin. Lui seul trouble ce calme infini et, de temps à autre, per arnica silentia lunae, un cliquetis de pelle ou de pioche, heurtées. Puis, parfois, un défilé étrange et muet d'hommes portant des outils, des rouleaux de fil de fer, ou bien les corvées de ravitaillement, ou encore un cheval traînant un tronc d'arbre, pour quelque abri. On dort beaucoup, par petites tranches d'une heure, ou deux. Je lis un peu, mais sans suite possible. J'apprends à mesurer les distances quand une pièce tire, au son. A dix mètres de vous, vous ne savez rien de ce qui le passe. Pour ne pas avoir la triste impression qu'on est perdu, il faut, quand on n'a rien à faire qu'à rêver, se proposer un thème de pensées douces à développer.
Aujourd'hui, à cinq heures, à l'appel, notre capitaine est venu nous faire ses adieux. Il est arrivé en vitesse, la croix de guerre accrochée sur sa poitrine depuis ce matin. C'est la première que je vois. Il a parlé, d'une voix nette, un peu plus coupante encore que d'habitude. «  Je vous ai quittés brusquement, sans adieu, sachant que je reviendrais vous dire au revoir. La croix que je porte, c'est à vous que je la dois, à votre bravoure, à votre entrain, à votre courage. Je suis très ému de vous quitter. J'obéis, sans murmurer, mais il ne m'est pas défendu d'éprouver du regret.... » Et cet homme froid, glacé, dur à lui-même comme aux autres,- s'est arrêté parce qu'il pleurait. Nous étions tous très secoués. Il s'est repris et a terminé son petit speech.
«  ...Mais j'ai le plaisir de ne pas quitter l'escadron sans avoir pu accrocher moi-même sur les poitrines de ceux qui les ont méritées les premières croix de guerre qui arrivent à la division et que j'ai demandées pour eux.... »
Il a fait sortir du rang Perrin, le maréchal des logis, les cavaliers Cordier, Desbois (de Jargeau), Ducoisy, Bioret, trois ou quatre autres encore ; il a lu leurs citations, épinglé les croix, serré la main de chacun. Beaucoup pleuraient. Il faut avoir passé par là pour savoir ce que c'est que la gloire militaire. Mais passé ce frémissement, les rangs rompus, la joie de tous a éclaté, et on est allé boire, en masse de colonne, force canettes et force litres.

Mercredi 7. - On parle d'un nouveau déménagement. Le régiment irait cantonner de l'autre côté de la forêt de Parroy, pendant que le gros des escadrons serait aux tranchées, où nous retournons ce soir. En voilà d'une autre ! - En attendant, nous reprenons nos positions en première ligne à 311. Le successeur du capitaine n'étant pas désigné encore, c'est le lieutenant P... qui, pour l'instant, continue à commander l'escadron. C'est un homme doux, calme, pondéré, poli, ne criant jamais, très juste et très bon pour les hommes, extrêmement méticuleux, et voyant tout.
Nous arrivons dans la nuit. Je reprends mon poste, sur le chemin, entre les masques de feuillage. Il y a une hutte formée par quatre claies, une cinquième tenant lieu de toit : c'est l'abri de la liaison. En montant ma garde, prêt à transmettre le premier ordre venu, je retrouve au même point où je l'ai laissée ma rêverie de l'autre soir. Tant c'est toujours en tout, dans cette vie, un recommencement perpétuel. Libre, délestée, une fois que la tâche matérielle assignée a été remplie, la pensée s'envole. Que cette vie est anormale ! De Paris, de Niort, loin du front, on ne la soupçonne pas. On imagine bien certains détails, connus, répétés à satiété, mais c'est l'ensemble qu'on ne réalise pas, ni comment ces détails s'enchaînent et se lient entre eux. Qui, jamais, saura, autrement que par des petits tableaux découpés dans l'héroïque et le cocasse ou le terrible, reconstituer dans son atmosphère exacte, monotone et grise, cette vie quotidienne que depuis des mois - et pour combien de temps encore? - mènent, loin de tout ce qu'ils aiment, tous ces milliers d'hommes arrachés de chez eux et jetés dans l'inconnu d'une guerre qui n'est pas à la mesure de notre esprit ! Quelle contradiction à tout ce que nous croyions, disions, pensions, répétions dans le temps de la paix heureuse ! Vingt siècles de lents et pénibles efforts vers un progrès jamais atteint, et qui n'est donc qu'une illusion ! Tout tendait au bonheur humain : cette guerre l'arrête net, et le recule encore dans l'avenir, de combien d'années? Y a-t-il donc incompatibilité entre le bonheur et l'homme ? Je conçois aujourd'hui la beauté sublime, la sublime folie de l'utopique pacifisme. La guerre est anormale, oui, du point de vue humain. Elle est belle et grande par l'idée, pour tout ce qu'elle nous permet de défendre, elle seule. Mais de près, l'héroïsme est terne. Il n'apparaît que dans la boue. Aujourd'hui, en relisant l'Abbesse de Castro, j'ai trouvé ceci, de Stendhal, qui est une vue aussi juste que celle de Fabrice à Waterloo : «  Il avait cru, ainsi que les peuples enfants, que la guerre ne consistait qu'à se battre avec courage.... » Nous l'avons cru, aussi ; l'opinion publique le croit de même. Cependant elle consiste à bien d'autres choses, et peut-être que le courage, quand ce n'est pas un goût très vif pour le danger, n'est, comme la chevalerie, qu'une vertu négative, qu'une question de tenue, une attitude intellectuelle ou morale. Ou alors, cette guerre n'est pas la guerre : c'est la destruction par tous les moyens, sans noblesse, sans grandeur : scientifique, mathématique, froide, calculée. La boue, le travail de taupes, les tranchées, - nul éclat. Une armée de chimistes et de terrassiers, où la pelle prime le fusil ; et les gaz, le sabre. La Marne apparaît même comme une prodigieuse exception, et l'on a bien vu, hélas ! que cette immense et incontestable victoire n'a pas été un remède suffisant. L'homme n'est pas mort, non ; les médecins l'ont rappelé à la vie. Mais lui donneront-ils la guérison?
Cette nuit devant les étoiles me donne le vertige. Un soldat, aux avant-postes, regarde dans le ciel ces mondes, ces immensités radieuses. Que pensent-elles de nous? Que disent-elles ? Que pense le ciel de nos sombres efforts? N'est-ce pas, cette guerre, une folie criminelle ?... La vie est si courte, et nous l'abrégeons encore, et toute l'invention humaine ne tend et ne sert qu'à l'abréger plus vite. Nous avons abandonné une vie déjà bien dure et difficile pour un ensemble de misères et de souffrances plus lourd encore. Pourquoi ? Pourquoi ? si ce n'est parce que l'homme livré à ses bas instincts n'est pas autre chose, suivant sa nature, que le plus cruel et le plus méchant des êtres créés, - ce que l'aveugle et fou Jean-Jacques ne veut pas voir !
Pourquoi?... Ah ! que ce peuple voulait peu et aime peu la guerre, où il excelle quand on l'y force ! Qu'est-ce qui m'anime, moi, infime, point fait pour la guerre, et tels, ou tels, pareils, à qui je pense? Qu'est-ce qui nous fait trouver à cette heure un fusil aux mains, rêvant de carnage, si ce n'est un immense amour ?... L'amour de tout ce que nous avons laissé derrière nous, douce vie laborieuse, amicales maisons, villages enfouis dans la verdure, visages tendrement chéris!... Ah ! que de souvenirs ! que de rêves, de bonheurs, de regrets, de plaisirs, même non eus, mais espérés seulement, - derrière nous, et plus loin soudain, et plus loin maintenant davantage, de jour en jour ! Nous avons tenu le bonheur dans nos mains, sans le savoir : c'était du temps de la paix charmante. Qu'il. était fragile ! Nous ne le connaissions pas. En rêve, ma pensée m'emporte sur l'aile des souvenirs heureux. Vais-je faiblir, pour une lettre, reçue ce matin, et qui soudain m'a ramené vers ce qui n'est plus ? L'esprit vogue, ballotté - au delà de la terre, plus loin - je ne sais vers quel Dieu inconnu, quel infini, où il cherche à se raccrocher dans ce grand naufrage, dans cette grande ruine de toutes les idées.... Tout est à refaire, à reprendre, à réviser, à recommencer.
Et cependant, j'ai une certitude, une seule. C'est que je suis bien à l'endroit où je suis et où je dois être ; et en dépit de toutes les angoisses, cette certitude procure une absolue sérénité. Que les astres s'entrechoquent au-dessus de ma tête, je fais ce que je dois, et ma conscience est en repos. C'est un grand bien. Et c'est à elle que je dédie chaque jour la peine ou la souffrance qui m'échoit. J'ai noté que, si grande que soit la souffrance physique, - froid, faim, fatigue, ennui, - après une longue marche sous un chargement lourd, par exemple, cette souffrance s'évanouit dès qu'on s'arrête pour souffler ou se reposer; et on la bénit alors, et on la trouve bonne et juste, puisqu'on a pu la supporter, et qu'on l'a supportée pour quoi ? Parce qu'elle sert à quelque chose, qu'elle est utile, et utile à cette entité qui n'est, en somme, que l'ensemble de toutes les choses visibles et invisibles que nous aimons le plus au monde : la patrie.
En relisant ces notes, je m'étonne de les trouver sombres, contradictoires avec ma façon de sentir, ordinairement gaie et optimiste. En réalité, ces contradictions se concilient : c'est la réalité immédiate qui est laide, misérable et triste. Mais nous en sortirons, un jour, de cette épreuve, à moins d'en être les saints martyrs. Historiquement, tout s'arrange et reprend sa place. La nature ne fait pas de sauts; la vérité, la beauté non plus. C'est à cette idée que je me rattache, comme à la plus vivifiante. Pour tout homme capable d'effort, de volonté, de désintéressement, et qui aura la chance de revenir de cette guerre, il y aura tout de même à reprendre la vie et à tâcher de la refaire belle et cadencée. Ce sera peut-être sur une autre mesure. Mais j'ai trop foi en elle, et dans la sagesse du temps, pour ne pas croire à ce retour. La vérité, pour bien tenir, serait dans ce stoïcisme voluptueux : supporter le mal d'aujourd'hui dans l'espoir des biens de demain, A la réflexion, j'ai monte une faction bien sentimentale. C'est l'ennui d'être éloigné de ce qu'on aime. La nuit, il vaudrait mieux dormir, ou faire des vers....

8 juillet. - Grand calme aux tranchées. Mais depuis ce matin les Allemands bombardent ce pauvre petit village de Veho, à six cents, mètres en arrière de nous, un peu sur la droite, avec la dernière violence. Il y a des semaines que cela dure. Un fort nuage de fumée plane au-dessus des quelques humbles maisons encore debout, dont j'aperçois les toits rouges et criblés.
Le soir, à dix heures, je descendais de garde, on me donne un paquet de lettres, apportées par le ravitaillement. J'entre, pour regarder l'écriture des enveloppes, dans l'abri des téléphonistes, duquel fuse un rais de lumière. La première carte qui me tombe sous les yeux, c'est un mot de Henri Martineau, où je lis ceci : «  Vous savez que Drouot est tué ? » J'ai reçu ça comme un coup de poing dans la poitrine. Drouot, mon plus cher, mon plus vieil ami.... Tué ! quand ? où ? comment ? Je le savais au front, où malgré sa santé débile, il se tenait dans un poste pénible, par un miracle d'énergie. Mais pourquoi n'étais-je pas inquiet de lui ?... Tué. Aucun détail. Je me sens soudain isolé, misérable. Quelle perte ! Je n'y puis croire. On a beau être dur à soi-même dans cette guerre, on n'arrive pas à être insensible. Drouot tué, c'est quinze ans d'une vie fraternelle qui disparaissent avec lui. Et quel poète ! Que de colère et que de haine dans ma douleur. Sa pauvre mère....

Vendredi 9. - Je me suis endormi très tard, hier soir, poursuivi par mes souvenirs. Ce matin, je me réveille cloué à terre, rompu de toutes parts, la tête en feu, la gorge gonflée. Une bonne angine. Je souffre le martyre, la fièvre m'abat, je puis à peine bouger. Je passe la journée sous un soleil de plomb, suant et grelottant, dans mon manteau. Des avions se canardent au plus haut du ciel, et tout autour de nous retombent les éclats des projectiles qu'on envoie aux Boches. Veho toujours bombardé, avec une extrême violence. Que veut dire ?
Vers huit ou neuf heures du soir, un coup de fusil, aux avant-postes. Puis deux, puis trois, quatre, dix.... Tiens ! Tiens ! On dresse l'oreille pour découvrir d'où cela vient. Peut-être une patrouille ? Non, voici que le bruit continue et enfle. On entend des cris confus, on ne sait quoi. La fusillade croît, générale maintenant, incessante, nourrie, dominée par le roulement compact des feux de salve. Des balles sifflent, piaulent, en tous sens au-dessus de nos têtes. Quelqu'une, plus basse, entre en terre, avec un choc mat. Les feux de salve jettent de courts éclairs pâles, en avant des lignes. Puis le canon s'en mêle. On comprend : l'ennemi attaque, à l'improviste, lançant son infanterie contre nos lignes, pour répondre à notre coup de main de l'autre jour; mais, dans l'espoir de nous surprendre, il a déclenché son attaque sans préparation d'artillerie, dès que la nuit a été assez sombre. Nos petits postes, aux écoutes en avant des lignes, comme une série d'antennes avancées sur l'inconnu, ont donné l'alarme, puis se sont repliés. Le 75, de toutes parts, derrière nous, élève un barrage formidable devant le Rémabois. Je cours au lieutenant P... Il est aux tranchées. J'y descends. La tranchée est parée comme un navire, tout le monde aux créneaux. On attend. La fusillade dure une heure, plus peut-être. Boucan du diable, assourdissant, et dans tous les tons, du grave à l'aigu. Fusillade, canon. Canon, fusillade. On ne voit rien. Il fait très noir. Lueurs des éclatements, en tous sens, ouvrant sur le ciel une porte de feu ; autour de ce feu rapide, on aperçoit la nuée blanche des shrapnells. De temps en temps, une fusée allemande illumine l'ombre, jetant une éclipse de nuit sur le champ de bataille : molle, lente, gracieuse, un peu lourde, petite boule brillante qui éclaire le ciel, le sol et la nuit pendant une trentaine de secondes, révélant la plaine indécise, un arbuste, un réseau de fil de fer et, là-bas, des formes vagues d'hommes courant Je me rends compte que l'attaque, incertaine, commencée à la hauteur de notre escadron, a glissé sur notre droite, où est le 3e, et de là plus à droite encore, pour se développer de tout son poids sur l'infanterie qui nous flanque. La fusillade se déplace, dure encore, forte, mais moins nourrie, moins intense. Peu à peu elle s'atténue, s'éloigne; on recommence à compter les coups isolés. Seuls nos canons continuent à taper dans toutes les directions, à droite, à gauche, devant nous, longtemps encore. Calme. - Le lendemain j'ai appris que l'attaque menée par un bataillon tout entier contre nos lignes avait échoué. Je tombe de fièvre et d'épuisement. Je ne tiens plus debout. Le lieutenant me renvoie, dans la nuit, au cantonnement, par le chariot qui a porté la soupe, et s'en retourne, chargé de pioches et de pelles, sur quoi je m'étends. Cahoté, sur ce lit d'acier, secoué par la fièvre, nous passons, en partant, dans Veho qui brûle. De près c'est tragiquement beau, cette rougeur énorme sur le ciel, ces bouffées de fumée rabattue du vent comme d'immenses tours, et, se découpant sur les nuages empourprés, ce contour noir, en ombre chinoise et dansante, des pans de mur, des pignons dépouillés de leurs toits et non écroulés. Nous croisons un convoi de mitrailleuses, petites voitures basses traînées par des mules, et longeons, dissimulés derrière les haies, des 75 qui tirent encore et font sursauter l'air autour de nous....

DE LARONXE A SOMMERVILLER

Dimanche 11 juillet. - Enfin nous quittons Laronxe, non sans joie. C'est, au propre, ce que les Anglais nomment, au figuré, un bourg pourri. Quoique fort mal encore, et tenant à cheval à peu près comme un poisson sur une corde lisse, comme disait, à Niort, le logis Donot, j'ai traversé avec plaisir la forêt de Parroy, pour gagner, avec l'escadron, Croismare, où tout le régiment cantonnera. C'est un village assez grand, et pas sale, tout près de Lunéville, dont on voit les tours. Les Boches le bombardent quelquefois. Il y a plusieurs maisons en ruines, toutes noires encore, dont celle d'un marchand de vin, ce qui, pour tout dragon, constitue une «  atrocité ». Néanmoins, on y pourra vivre.
[...]

 

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