Carnet d'un dragon
dans les tranchées (1915-1916)
Emile HENRIOT
Ed. Hachette - 1918
II - EN LORRAINE
VEILLÉE D'ARMES
21 juin 1915. - Enfin, j'y suis. Où ? Dans le train qui
m'emporte, avec une dizaine de dragons tout neufs, vers
l'aventure et les hasards. Je n'y songeais plus. Il y a trois,
quatre jours - je ne sais plus, car ces dernières journées ont
été particulièrement agitées
et remplies - le capitaine passe à cheval, devant notre
cantonnement. Il se met à rire.
« Eh bien, Henriot, vous êtes content?
- Content, mon capitaine ?
- Oui... il va y avoir un départ.
- J'en suis ?
-- Vous en êtes.... »
Alors il a fallu courir, partout, de bureaux en bureaux, toucher
nos vêtements, nos équipements divers ; passer la visite
médicale, qui nous déclare « aptes à faire campagne » ; faire
ferrer de neuf la jument Rapière ; inspecter armes, cuirs,
ajuster tunique et culotte ; accumuler dans les sacoches pains
de guerre, potages secs, boîtes de singe, sucre et café ; rouler
étroitement manteau et toile de tente, et rouleaux de linge,
bourrer la musette, ne pas oublier l'avoine de Rapière, pour la
route ; faire aiguiser sabre et coupe-choux ; compter le nombre
de cartouches réglementaires ; renouveler petit et grand
équipement, jusqu'à la ficelle de carabine, qui sert à en
nettoyer l'âme du canon, et le petit tube d'iode, avec le sachet
de pansement ; dire au revoir aux uns, aux autres, peut-être
adieu; boire un grand nombre de verres, ici et là ; serrer des
mains, prendre congé. Et ce matin, de bon matin, seller, se
harnacher, s'équiper, aller se présenter au commandant, qui
passe l'inspection du convoi, sur la place.
Puis la longue et minutieuse cérémonie de l'embarquement des
chevaux dans leurs wagons, et de nous-mêmes, dans les nôtres.
Nous sommes une douzaine, je crois bien. Quatre ou cinq
camarades, jeunes engagés, braves petits, Lejay, du Châtelet,
Perrin, impatients de quitter l'esclavage du dépôt, à qui on a
accordé, comme à moi, cette « faveur » insigne de partir ; et
quelques autres garçons un peu moins sympathiques, tout juste
sortis de « caisse», amenés, baïonnette au canon, de la prison
directement au train, et qu'on envoie au front avec nous, par
punition. Comme quoi, du point de vue où l'on se place, la même
chose peut être considérée comme un honneur ou une peine ; et
une même locomotive emmener à la fois vers l'Est des élus et des
réprouvés.
Dans le train. Il s'arrête partout. A la première station, comme
nous avions déjà déballé nos victuailles pour la route, et
commencé à bien faire, je m'entends appelé, lève la tête, et
qu'aperçois-je sur le quai? - Blonde et rose, une amie
charmante, Mme de B..., rencontrée par hasard à Niort, et qui me
sachant en partance, à la vue des dragons chantant aux
portières, me cherche gentiment pour me dire au revoir et me
souhaiter bonne chance. - Ultime et gracieuse apparition de la
vie civile, peut-être la dernière jolie chose que je vois, au
bord du grand inconnu qui m'attire.... Puis le lent convoi
s'ébranle, et je retombe dans la mangeaille et la tabagie. Rien
de mieux à faire. Boire, manger, fumer, chanter, dormir. Voilà
comme on passe le temps ; et il est long. J'essaie de lire,
impossible ; l'esprit est ailleurs. Quel livre serait supérieur
à cette aventure ? Par la portière du wagon, je regarde le
paysage. C'est toute la France que nous traversons dans sa
largeur, et je trouve un sens émouvant et riche à ce préambule.
Doux horizons de prés, de coteaux, rivières d'argent^ petites
villes étagées, avec leurs toits de tuile et de fine ardoise -
routes fuyantes entre leurs longs peupliers frissonnants - terre
française.... Voilà ce pourquoi nous allons nous battre. Raison
et sentiment, tout est d'accord. De toutes nos raisons
profondes, l'amour du sol est peut-être la plus puissante. - Il
y a pour moi un rapport étroit et sensible entre la beauté de ce
paysage de France, et la guerre que nous partons faire pour
elle. J'essaie de le faire
sentir à l'un de mes petits camarades, classe 16, qui somnole à
côté de moi. Il me regarde, hoche la tête, et rit :
« Il en a des idées, cet Henriot l »
Un gosse. Il n'aime pas à réfléchir, il fera un très bon soldat.
C'est bien. Je me renfonce dans ma rêverie solitaire....
Creuse, Touraine, Nièvre, Dijonnais. Nous remontons vers le
Nord-Est. Nous rejoignons notre division dans l'Est, où, d'après
les communiqués, ça tape ferme, vers Reillon, où nous avançons ;
et c'est probablement la division qui donne. L'esprit vole vers
cet inconnu, et s'irrite de ne pas savoir.... A Montchanin, pour
tromper l'attente d'un interminable arrêt, joué au billard, avec
le maréchal des logis qui convoie notre détachement.
Dernier contact avec la civilisation.
... Arrêts dans les gares, la nuit, sur des quais déserts et
baignés de lune, pour donner à boire aux chevaux, dans nos seaux
de toile. Pauvres bêtes ! Quel voyage, pour eux ! Ils sont assez
sages, dans les wagons. II n'y a que sous les tunnels où ça ne
va pas. Ils ne comprennent pas que la nuit puisse ainsi tomber
autour d'eux en plein jour, et ils font une vie épouvantable,
tapant, pleurant, hennissant, s'abattant les uns sur les autres,
aux grands cris des gardes-écuries pour les relever. Ma pauvre
Rapière est toute ahurie et a sa belle queue abîmée, à force de
butter contre la paroi du wagon....
Lunéville, 24 juin. - Enfin nous y sommes. Après cinq jours et
cinq nuits en chemin de fer, vraie veillée d'armes, nous avons
débarqué, ce matin, au petit jour, ici. Le premier soin, avant
toute chose : le jus, mis à chauffer sur le quai de
débarquement, dans des gamelles, entre deux pavés, comme de
vieux grognards. Et puis, soudain, premier contact avec la
guerre. Nous croisons des blessés qu'on transporte d'un train
sanitaire à l'ambulance, dans la gare. Instinctivement, nous
nous pressons tous, pour voir : on dirait que nous avons soif
d'apprendre ce qui nous attend, peut-être.... Ils sont jaunes,
ces blessés, jaunes de visage, couverts de boue, sales. C'est la
saleté qui frappe, en eux, dès l'abord, et puis cet air égaré et
terrible, ou morne, plus terrible encore, dont j'avais été si
ému, à Paris, Je me souviens, ou début de la guerre, quand pour
la première fois j'avais vu, à la gare de l'Est, un convoi de
soldats évacués du front. - En même temps que ces blessés, dès
le débarqué, le canon. Des aéroplanes survolent la ville, très
haut. Amis ? Ennemis ? Nous ne savons pas. Tout est nouveau pour
nous. La plupart de mes camarades sont de très jeunes gens, qui
n'ont encore pas vu grand'chose de la vie. Et ils commencent par
la guerre ! J'essaye de lire dans leurs yeux ce qu'ils pensent.
Nous y sommes bien, cette fois. Ils ne disent rien. La jeunesse
rit sur leurs visages. Ils sont contents, amusés, étonnés, voilà
tout. - A l'autre bout du quai, une section de ravitaillement
décharge un train : lentement, sans hâte, comme une chose qu'on
fait tous les jours, et cet air terne de l'habitude.
Et puis, notre détachement se forme. Le débarquement des chevaux
a eu lieu. Nous avons sellé, bridé, assuré armes et paquetages.
A cheval. - Puis la sortie de la gare, la traversée de la ville,
encore endormie, les faubourgs pelés et galeux ; la route. Une
petite étape par un beau soleil. Nous traversons des villages,
où il y a des maisons éventrées par les obus, des éraflures de
balles sur les murs, des ruines, de l'an dernier déjà, pauvres
et tristes. Des ruines, de tous côtés, uniformes, toutes
pareilles. Maisons de pauvres, maisons de riches ; une fois par
terre, elles se ressemblent toutes. Sur l'un de ces tas de
pierres écroulées et noircies, accrochée à un pan de façade
encore debout, ses deux fenêtres ouvertes sur du vide,
l'enseigne d'un bouchon se balance, avec une ironie funèbre : «
A la gaîté champêtre... »
Nous arrivons. Le logis lève un bras en l'air.
« Halte ! Face à gauche, sur un rang! Pied à terre. »
C'est dans un pauvre petit village de Lorraine poudreux et plat,
sur le bord d'une route. Une heure d'attente au soleil. Rapière,
ma jument, a soif. Moi aussi. C'est ici la brigade. Discussions,
palabres. A cheval encore. Et de nouveau, en route.
Voici enfin Manonviller, poignée de toits rouges jetés dans une
prairie verte, au pied du fort jaune, sur une crête pelée. La
Vezouze coule en serpentant au creux de la plaine. Des collines
médiocres, d'un vert jaunâtre, au dessin dénudé, sec et doux à
la fois, courent à l'horizon. La petite colonne entre dans le
village : une rue unique, où des chevaux sont attachés devant
les maisons. Il y a de grands tas de fumier, sur le pas des
portes, qui s'écroulent jusqu'au milieu de la rue. Quelques
cavaliers, en manches de chemises, font du pansage. D'autres
mènent des chevaux par trois à l'abreuvoir, vers la petite
rivière. C'est fait, nous y sommes : nous avons rejoint. -
Seulement, voilà : une déception. C'est bien ennuyeux, personne
ne fait attention à nous.
Nous sommes les bleus, les derniers venus, « les mecs de Niort
», comme ils disent, ceux qui sont là depuis longtemps, les
anciens. Ils nous regardent avec un peu d'ironie. Ma foi, nous
le méritons. Nous avons l'air de sortir d'une boîte ; nous
sommes tout battant neufs, équipés d'hier, tous pareillement
vêtus d'un « bleu horizon » qui vient du magasin d'habillement,
avec nos bottes de cuir trop jaune, qui n'ont pas encore connu
le « Négro » ni le « Lion noir ». Eux, les anciens, ils sont
fort sales, à côté de nous, et d'aspect disparate, avec, les
uns, des culottes rouges, les autres bleues ; celui-ci une
vareuse, celui-là une tunique, foncée, à pattes d'épaules et à
boutons blancs.... Quelques-uns portent encore le dolman....
Mais pas de comparaison possible : c'est eux qui sont les plus
beaux. Ils ont servi.
Même jour. Onze heures du soir. - Premier jour. J'écris ceci
dans la rue, sur mes genoux, assis contre une borne. Il fait
nuit noire et, pour écrire, je suis obligé de guider mon crayon
avec mon doigt sur le papier que je ne vois pas. J'entends, sans
la voir davantage, une fontaine, qui chante, auprès de moi. Et
le canon, de temps en temps, qui gronde. Il s'est réveillé avec
la nuit et nous aurons sans doute l'audition du combat lointain.
Tout à l'heure, la lune était admirable, mais comme il y a
relève, ce soir, le ciel nous favorise et les nuages l'ont
voilée. Le convoi ne sera pas bombardé.
Nous, eu égard à notre long voyage, on nous a laissés à garder
les chevaux. Les autres sont à la relève. En attendant son
retour, je tâche de mettre un peu d'ordre dans mes impressions.
- Le régiment est aux tranchées, depuis six jours, à une dizaine
de kilomètres d'ici. On lui a dit : « Il faut le Rémabois »,
organisation solide, tenue par les Boches. Le régiment y est
allé. Il y a eu deux tués et quatre blessés, hier, dans une
reconnaissance. Dernières nouvelles. - Il ne reste à Manonviller
que les maréchaux, et quelques hommes, avec les chevaux. Tout le
jour, nous, les bleus, nous avons pivoté, à droite, à gauche, en
corvées, à la forge, à l'abreuvoir, est-ce que je sais ! - Puis
le colonel nous a passés en revue, hommes et chevaux. Il a plus
regardé les chevaux que les hommes, et Rapière, bien en
condition, malgré le voyage et sa queue rebroussée, a été
remarquée. J'ai bien peur que....
Vers midi, un avion a jeté trois bombes. Autant à l'aube.
Résultat nul. Les bombes sont tombées dans un pré voisin. Les
canons spéciaux tirent. Flocons blancs dans le ciel, très haut.
Puis un autre avion, de chez nous, est venu, et; dans le soleil,
à coups de mitrailleuse, il y a eu duel - pour amuser les
hirondelles.
- On entend le canon, continu, vers l'Est - vers Reillon,
Leintrey, Gondrexon, où quelque affaire est engagée depuis
plusieurs jours.... C'est, de loin, le bruit d'une rame de
wagons tapant sur un butoir, dans une gare. - Il fait très beau.
Je suis flottant : heureux d'être là, et impatient. Est-ce
toujours ainsi, le front ? - Un peu déçu. Nous sommes arrivés
dans un dépôt, en somme. Cependant, très différent de Niort.
Très militaire, très « service ». Discipline dure et large, et
d'utilité immédiate ici, au lieu que là-bas, elle n'avait
d'intérêt qu'en principe. - L'impression dominante de ce premier
jour, c'est celle, dans une saleté héroïque, d'un effort lent et
continu pour un résultat qu'on ne peut pas voir. Il est, il sera
longtemps invisible, là-bas, loin, par delà les Vosges que
j'apercevais tout à l'heure, bleues et vaporeuses au fond du
tableau....
A huit heures, des chasseurs à cheval ont passé, dans des tenues
invraisemblables, l'un de mes premiers étonnements : bottes,
bandes molletières, shakos, képis, calots, salopettes, manteaux
chaussés, manteaux roulés. Tous vêtus à leur fantaisie, aucune
ordonnance. C'est cela, chez les chasseurs, paraît-il, la tenue
de tranchées. L'air robuste, malpropre et tanné. A dix heures la
colonne des chevaux de main est partie, à la rencontre des 3e et
4e escadrons. Puis, sur le village endormi, c'est le silence
tranquille de l'ombre. Le canon, au loin, mais trop loin pour
faire partie de ce paysage noir. Il ne le trouble pas. Il y a sa
place, à l'autre bout de l'horizon, comme les montagnes qui le
bordent. Ici, paix, silence immédiats. Seule, la chanson de
l'eau, coulant de la fontaine....
Et puis plus tard, un bruit de cavalcade, sur une route dure, au
loin.... Elle se rapproche. Bientôt, on entend plus
distinctement la cadence d'une troupe au trot, les fers
martelant le sol. C'est le régiment. Il s'arrête à l'entrée du
village. Les gardes d'écurie sortent en courant, balançant leurs
lanternes. Et à ces lumières vacillantes, tandis que des
commandements brefs volent dans l'obscurité, je découvre mon
régiment, et dans mon régiment, mon escadron. Dislocation. Les
hommes sautent de leurs chevaux, les mènent boire. Je les
considère. Quoi ! des dragons, ces êtres étranges? Pour un «
cavalier » qui sort du dépôt, qui s'attend à voir « des dragons
», il faut avouer qu'il y a de quoi être surpris. Ces hommes....
Quelle impression rude et superbe !... Couverts de boue, courbés
en deux, le calot enfoncé sur les yeux, le manteau chaussé, la
carabine au dos, la musette, la gourde, - sans casque, ni sabre,
ni lance.... Et quel air las, d'hommes exténués !... Je
comprends aussitôt que mon imagination est en faute. Depuis des
mois je pensais à la guerre. J'en avais vu les horribles traces,
parfois toutes fraîches, comme sur l'Ourcq, en septembre 1914,
au lendemain de la bataille. J'en avais imaginé les horreurs, le
sublime, le tragique quotidien, mais je n'avais pensé qu'à
l'exceptionnel. J'avais prévu l'héroïsme, non la fatigue ;
j'avais prévu le sang, oublié la boue. La réalité qui me
frappait si vivement, ce soir d'arrivée, je ne l'avais pas «
réalisée » dans mon esprit. Encore, toujours, cette impression
déjà perçue par ailleurs, mais ici, impérieuse, d'une vie
héroïque, dure et sale, d'un effort immense et toujours pareil,
continu, de tous les jours, de tous les instants, aveugle,
limité à lui-même....
Un quart d'heure après, les chevaux rentrés, tout l'escadron
dispersé dans les pelotons, les pelotons dans les escouades, ces
hommes étaient assis, et devant la soupe chaude qui les
attendait, détendus soudain, retrouvant leur jeunesse joyeuse,
avec des rires de guerriers à jeun, ils se mettaient à chanter,
à parler, tous à la fois ; ils se reprenaient à vivre,
racontaient aux autres ce qu'ils venaient de faire. Ceci, très
simplement, sans aucune forfanterie, en gens habitués à ces
sortes de choses ; et ils riaient, en en parlant, et déjà, comme
des enfants, s'amusaient au récit de leurs peines passées. - Ils
sont restés six jours là-bas, devant un bois, couchés dans la
boue et les herbes, se tenant le jour à l'abri des balles ; la
nuit, attaquant et reconnaissant. Perrin, le sous-officier,
frère de mon jeune camarade avec qui j'arrive, a été
remarquable. Malgré les circonstances les plus difficiles, il
est entré dans le bois boche, y est resté, sous le feu,
vingt-quatre heures, avec ses hommes, à dix pas de la tranchée
ennemie, au fond d'un ruisseau. Et puis en plein jour, pour la
deuxième fois, il est revenu, traversant à découvert 800 mètres
de plaine, à plat ventre, canardé avec sa petite troupe par
Polyte, tireur de précision, qui, d'un arbre où il observe nos
mouvements, vise à 600 mètres un homme qui rampe, et fait
mouche. Les cyclistes de la division ont enlevé un blockhaus à
la baïonnette. Perrin a eu plusieurs blessés, deux morts. Quel
instinct soudain, involontaire, me fait m'imaginer, moi, vivant,
si joyeux de vivre, dans l'un d'eux? - A deux heures, fourbu, je
m'enroule dans mon manteau et me couche dans la paille, sur mon
sac jaune, où je dors, admirablement.
25 juin. - Organisation. Nous, les nouveaux, nous avons reçu
notre affectation. Avec mes camarades Bodinier, Treney, Perrin,
du Chatelet, Lejay, je reste au 4e escadron. Il est réputé dans
la division. Je compte au 4e peloton, lieutenant P... ; 3e
escouade, brigadier Miton. L'escouade, c'est le petit groupe,
l'unité infime et intime, une espèce de petite famille, où il ne
s'agit que de s'entendre, mettant tout en commun : peine,
honneur, corvées, nourriture, tabac. - Toute la journée, corvées
: abreuvoir, forge, visite vétérinaire, promenade des chevaux.
Dans la cavalerie, le palefrenier l'emporte. Hélas ! on m'a pris
Rapière : ce sera désormais la jument d'armes du maréchal des
logis R... qui, au premier coup d'oeil, a reconnu la bête de
sang et l'a réclamée pour lui. C'est son droit. Je n'ai rien à
dire. Mais voilà mon premier chagrin. Je l'aimais, malgré ses
défauts; et puis elle était si belle ! -A part le canon, qu'on
entend au loin, ce n'est pas la guerre. Ce mot guerre comporte
tant de choses énormes pour l'imagination que l'on est tout
étonné, dès qu'on a une seconde à soi pour réfléchir, de ne pas
voir tout de suite se réaliser « ces choses ». Il n'y a qu'un
grand remue-ménage de troupe en mouvement, un va-et-vient
perpétuel, un excès de détails matériels qui absorbent tout :
pensée, activité physique. Equipement, harnachements, munitions,
chevaux, distributions, fourrage, abreuvoir, botte,
ravitaillement des hommes, soupe, - sans parler des tranchées,
encore non vues. Je n'aperçois encore qu'un ensemble de corvées
rudes et qui s'enchaînent. C'est dur, le métier. On est mal, on
ne peut rien avoir à soi. Armes, selles, brides, paquetages,
petites affaires personnelles, tout est entassé, en vrac, dans
un coin d'écurie ou d'étable. Les tas de fumier dégoulinent dans
les ruisseaux devant les maisons. La pluie qui ne cesse depuis
ce matin les a délavés. Mais qu'un coup de soleil vienne, qu'on
s'arrête un instant, et l'on respire, à toute poitrine, l'air
enivrant et plein de la vie physique....
Le capitaine nous a appelés, les nouveaux. Il nous a fait un
petit discours, sec, bref, militaire, sur les duretés du métier
et ce qu'il attend de nous : beaucoup, et beaucoup, ce n'est pas
assez : tout. Il a demandé que nous soyons chics ; puis, pour
compléter sa pensée, après avoir hésité une seconde : cavaliers,
enfin ! - J'aime cet esprit de corps, amoureux de son corps.
Tout de suite, cet homme nous a eus. Nous étions enchantés de
lui. Nous nous serions tous les six fait immédiatement casser la
figure, s'il avait fallu, pour rien, pour lui prouver. Il a' su
trouver le ressort.
Il est grand, mince, élégant, découplé, énergique. L'officier de
carrière, large d'épaules, étroit de baudrier, l'oeil clair et
vif, un peu dur, voyant vite, parlant bref, et seul ; très
service, très droit, très sévère, très juste, aimant ses hommes
et ne le disant pas. Un chef. Et, malgré une certaine hauteur,
séduisant, à cause de certains raffinements indicibles : mains
soignées, tenue impeccable, une amusante ironie dans le regard.
Sa réputation, parmi les hommes, est d'une grande dureté, mais
c'est des hommes eux-mêmes que je tiens qu'il n'y en a pas de
plus juste que lui dans le régiment. Et tous sont d'accord sur
ce point : avec lui, on peut y aller aveuglément, il mènera
l'escadron jusqu'au bout du monde, sans plus de casse qu'il ne
faudra.
Cinq heures. L'appel, au milieu de la route. Tout l'escadron est
rassemblé. « Garde à vous ! » C'est comme un ressort qui se
tend. La belle machine, bien huilée, vraiment ! Les officiers
sont là, au milieu du carré ; chaque sous-officier devant son
peloton, tête droite, regard à dix pas. Le capitaine passe, et
il lui suffît d'un coup d'oeil pour s'assurer que les
chaussures, les houzeaux sont bien cirés, et qu'il ne manque pas
un bouton, sous la tunique, au pantalon. Puis, il a fait un
petit discours aux hommes, conçu à peu près dans ces termes :
« Vous avez été épatants. Vous m'avez fait pleurer d'émotion.
Vous avez accompli pendant ces six derniers jours un travail
superbe, un métier très dur, avec une bonne humeur parfaite.
Vous serez récompensés, le colonel vous félicite ; moi, je vous
remercie. »
Speech écouté par les hommes, raides et droits sous l'émotion.
La voix mordante et un peu tremblée du capitaine agissait sur
moi comme un instrument.
DEVANT LE RÉMABOIS
Samedi 26. - Promenade des chevaux, ce matin, à six heures, dans
la belle forêt de Mondon. Au retour, pansage. J'étais dans la
rue, allant chercher de l'eau à la fontaine, quand le capitaine
rencontré m'interpelle. Il m'annonce du ton le plus sec qu'il a
besoin d'un agent de liaison susceptible de porter des ordres
non écrits, et, dans les périodes de repos, capable de
travailler au bureau, comme secrétaire des officiers. Pensant
que je serai plus utile dans ce double emploi qu'à faire le
garde d'écurie, il a décidé de la sorte. Je remercie, sans trop
encore savoir de quoi. Peut-être, là, pourrai-je un peu plus
comprendre ce qui se passe. Et tout de suite, je commence.
J'assiste à la décision, au bureau. J'ai apporté un ordre du
commandant. C'est, pour ce soir, la relève aux tranchées du 1er
demi-régiment (1er et 2e escadrons) par le 2e. Nouveaux ordres
de détail, en conséquence, à transmettre dans les pelotons. Ma
tâche. A cinq heures, soupe. Tenue de tranchées : paquetage,
carabine, baïonnette, 150 cartouches (45 dans deux sachets en
bandoulière, le reste dans les cartouchières), - repas froid,
seau de toile, toile de tente et manteau roulé, bidons de café
et de vin. Tout cela sur soi. A sept heures, par escouade, la
colonne se forme. Il fait beau. A cheval. Celui qui me
remplacera Rapière se nomme Désiré. Des bois (de Jargeau), mon
ancien et mon camarade de paquetage, bon paysan du Centre,
figure taillée à coup de serpe, l'appelle Désiré Pandour. Un
vieux cheval, mais solide et qui a des tics. Il grince des
dents, et quand on lui chatouille la croupe, il rue et cherche à
mordre.
La colonne, en marche. Nous voici dans les champs, le soleil est
tombé. Au trot, par deux. Tout ce barda que j'ai sur le dos,
cartouches, mousqueton, bidons, musette, pend et brinquebale,
meurtrissant l'échiné. La baïonnette, meurtrissant la jambe.
Tout cela est lourd. Le canon, au loin : nous approchons. Pays
plat et jaune. Ciel clair, lavé, transparent. Ces collines
bleuâtres, dans le fond, est-ce là ? Pas de questions possibles
à mon voisin : ce vieux guerrier les prendrait mal, ou croirait
que j'ai peur. Pour éviter les crêtes, où l'on est vu et repéré,
nous faisons un détour. J'aperçois, sur son fin cheval, le
capitaine, en tête de la colonne, le calot de travers. Il a
l'air insouciant, uniquement préoccupé de sa monture. De temps
en temps, il se retourne et, du regard, embrasse la colonne au
trot derrière lui, silencieuse. Odeur de la campagne verte et
mouillée, de la brume du soir, pénétrante, des chevaux en sueur
déjà. Et le bruit des sabots, sur la route, monotone. Nous
longeons un bois ; la route descend, tourne, remonte. Tout à
coup un bruit métallique, formidable, sec, peing ! éclatant tout
près de nous, sur notre droite, fait sursauter la petite troupe.
Marmite ? Non ; un 75, qui tire, en contre-bas de la route, bien
défilé, par-dessus nous. Les hommes se regardent en riant, sans
bruit, de leur stupeur. Je suis ravi : les plus aguerris ont eu
un mouvement, comme moi, le même.
A 100 mètres de là, en dessous d'une crête nue et bien arrêtée
sous le ciel clair, nous faisons halte. Pied à terre. Il n'est
plus jour, mais pas nuit encore :, chien et "chat. Par un,
maintenant, la colonne se reforme, chaque escouade emboîtant le
pas de son brigadier, officiers et sous-officiers en serre-file.
Et nous marchons, laissant derrière nous les chevaux qu'un homme
sur quatre ramènera au cantonnement. Nous longeons la crête, dix
mètres en dessous, invisibles. Le capitaine seul, sur la crête,
grand, mince, nerveux, découpé sur le ciel en ombre chinoise. De
temps en temps, sa tête autoritaire et fine, mobile comme celle
d'un oiseau, se retourne vers nous.... Il y a deux minutes que
nous marchons, un sifflement étrange, et double, semble-t-il :
Vzzz !... qui a l'air de décrire une courbe dans l'air.... Puis,
pôff ! sur notre droite, à 100 mètres. Et dans l'air, encore :
Vrac!... Une marmite, suivie d'un shrapnell. Toutes les têtes,
comme une seule, tournées, pour voir. Impression : Pour qui
est-ce ? Les chevaux ? Le 75 ? Ou nous ? En viendra-t-il
d'autres ? Je suis tous les mouvements du capitaine : son air
d'attention, la tête levée de biais, comme la perdrix quand ses
petits sont menacés. Puis, de nouveau, il marche devant lui,
sans s'inquiéter. Et du bras dressé et abattu, la main ouverte,
devant lui, de haut en bas, il indique la direction.
Et nous marchons encore, en silence, l'un derrière l'autre,
l'herbe drue étouffant les pas, sans pensée, Cliquetis brefs
d'une baïonnette contre une crosse de carabine. Au loin, le
bruit diminuant des chevaux repartant, au trot. Nous tournons à
angle droit, voici un boyau; assez large d'abord, puis plus
étroit, avec beaucoup d'angles, des fils téléphoniques longeant
la paroi humide. Par moments, un mot, transmis à voix basse : «
Attention au fil ! » La terre est grasse, le pied glisse. Je
suis essoufflé. Mon barda, dépassant de toutes parts, accroche
la tranchée, aux tournants. Le boyau devient plus étroit, les
parapets plus hauts. Au-dessus de nous, lueur encore claire du
ciel d'été, presque blanc, avant de sombrer à son tour, comme la
terre, dans la nuit. Silence. Un coucou chante. Le pas des
hommes en marche, régulier, pesant. Puis la tranchée s'évase.
Une masse d'ombre devant nous : c'est un petit bois. Les
positions que nous devons occuper sont proches. Halte encore,
dans un champ. Il faut attendre les ordres. Harassés par la
marche, les hommes s'asseyent par terre et se couchent. Je me
laisse tomber, sans résistance. Je sue à grosses gouttes. Mon
manteau roulé me sert d'oreiller. Une gorgée de vin violet, acre
au goût, - quel délice ! La fraîcheur de l'herbe.... Quelques
minutes ainsi, l'oubli total, le repos.... Jamais je n'ai joui
dans mon corps autant que de ce court repos, après un effort
très dur.
Nous attendons que la nuit soit tout à fait venue. Elle reste
obstinément claire, maintenant illuminée d'une lune éclatante.
Nous remarchons encore, courbés en deux. En face de nous, pas
très loin dirait-on, s'étale une tache sombre. C'est le Rémabois,
aujourd'hui vu du Sud, alors que l'autre jour l'escadron
l'attaquait au Nord. Voici l'endroit : de l'herbe assez haute,
une touffe d'arbres - - cinq ou six - sous lesquels s'élève une
sorte de hutte en planches. C'est là le poste de commandement de
la position 11 bis. J'y reste avec le capitaine, l'adjudant
Bouny, les deux ordonnances. Un boyau part, à droite, en forme
de fer à cheval autour du poste. L'escadron s'y engage, têtes
baissées à cause de la lune; chaque homme découpé en noir,
silhouette nette avec la carabine et, sur l'épaule, la bosse du
manteau roulé. Ne pas être vu, l'ennemi observe. Et la relève a
lieu, silencieuse. Parfois une baïonnette s'accroche, ou un
bidon ; un jurement étouffé. Neuf heures. D'instant en instant,
un coup de canon, comme un gong frappé, partant, derrière nous,
on ne sait où, pas très loin, et puis, au-dessus de nos têtes,
le sifflement de l'obus, pareil au crissement d'une soie qu'on
déchire, et puis l'éclatement là-bas, sur les Boches, lueur
rapide dans les bois... Les canons allemands répondent aussi,
mais plus rares, une fois sur trois. Toujours ce roulement
d'essieux essoufflés et mal réglés, puis un pôff ! énorme,
lourd, à plat.
J'attends. La nuit. Le frais. Le 2^ escadron, relevé par nous,
défile lentement, s'éloigne. Un peu plus tard, le capitaine
m'envoie reconnaître la position, l'emplacement exact des
pelotons à leurs postes de combat, pour que je sache, au cas où
il viendrait des ordres, par la suite. Je pars. Je ne vois rien,
que l'herbe, sous mes pieds, en me baissant, une grisaille
informe. Je suis la tranchée, au dehors. Je marche, il me semble
que c'est très loin. En réalité, je fais 30 mètres, 40
peut-être. Mais dans ce noir, - la lune s'est cachée, - cet
inconnu, pour moi, les distances doublent, triplent. Je bute
soudain presque sur un casque, à la hauteur de mon pied. C'est
un dragon, dans la tranchée à- ciel ouvert, adossé au parapet.
Un pas de plus, je tombais dedans. De vagues formes apparaissent
au fond, étendues. Quelques hommes dorment déjà. Les guetteurs,
immobiles, debout, la toile de tente sur leurs épaules, la
carabine posée sur le rebord de la tranchée, seuls, veillent.
Silence. Silence. Silence. Une voix doucement :
« Qui est-ce ?
- Liaison. Quel peloton ?
- Deuxième.
- Le lieutenant ?
- A droite, au pare-éclat. A droite, le 3e et le 4e. Le 1er, à
gauche.
- Bon. »
Je reviens par le premier peloton. Les officiers font leur
ronde. Rien de nouveau. Je vais rendre compte. Un peu plus, je
m» jetais dans les fils de fer. Quel noir ! M'y voici.
« Rien de nouveau, mon capitaine.
- C'est bien. Vous avez vu les emplacements ? Vous pouvez vous
coucher. Si j'ai besoin de vous, je vous appellerai. Dormez
bien. »
Le capitaine couche dans son petit abri de feuillages. Abri
n'est qu'un mot : il ne le protégerait pas contre la pluie. Le
capitaine y a tendu un hamac et dort dedans. On verra demain.
Moi, je m'installe dehors. L'adjudant et les ordonnances sont
déjà couchés, par terre, à même le sol, sur leurs toiles de
tente étendues, roulés dans leurs manteaux. Le voyant ainsi
installé :
« Bouny, dit le capitaine en riant, vous êtes le mieux de la
division ! »
J'arrache quelques touffes d'herbe, pour atténuer la dureté du
sol. Je tourne sur moi-même, en rond, comme un chien qui se
niche, et je m'allonge auprès de la hutte qui d'un côté du moins
me protégera contre le vent. J'enfonce mon calot sur mes yeux,
je les ferme : il ne fait pas plus noir que lorsque je les
tenais ouverts. Je respire longuement l'air odorant et frais, le
parfum des claies de feuillage, coupé de la veille, fort, vert,
amer, humide encore de la sève.... Comme mes poumons
s'emplissent bien !... Et puis je ne sais plus, je ne sens
plus....Je dors.
27 juin, dimanche. - Il paraît que j'ai bien dormi. Je
m'éveille, je m'assieds sur mon séant, frotte mes yeux. Le
capitaine éclate de rire.
« Mes compliments. Vous dormez bien. »
Trop bien, oui. Je n'ai même pas entendu les hommes de corvée du
ravitaillement, venus à deux heures porter le jus, la soupe et
le pinard. On m'a gardé soupe et pinard. Mais le jus : il
fallait être là. Je me bombe de jus. C'est gai! Avec cela, j'ai
le dos rompu, les pieds gelés, mon épaule craque.... Il fait
grand jour. Une cigarette pour me réchauffer, chasser le flou,
le dernier nuage du sommeil. Reconnaissons l'endroit....
Un paysage de brousse, plat, légèrement concave ; rien que des
herbages secs et brûlés, tout autour. Dans ces herbages - joncs,
chiendent, herbe folle - une petite ligne de terre remuée, jaune
sur jaunâtre, la tranchée. Puis, plus rien. Nous sommes au
centre d'une espèce de cuvette où l'on ne voit rien, sans se
découvrir soi-même. A droite et à gauche, lignes françaises.
Devant nous, le Boche. Ce matin, il se tient tranquille. Aucun
incident. Un peu de canonnade, assez légère, de part et d'autre.
Quelques 150 viennent en grinçant éclater à 200 mètres sur notre
droite, vers le bois Zeppelin, vague plantation de chicots
hérissés à revers de crête, où l'on s'est battu ces jours-ci, et
qui nous est resté. Derrière, au loin, Domoevre, Chazelles,
Reillon, Gondrexon, qui a dû brûler, hier, et fume encore....
Derrière nous, Veho. A gauche, de l'autre côté de la crête, bord
extrême de la cuvette où nous croupissons, Embermenil et la
forêt de Parroy. Ceci une fois repéré sur la carte, pour
m'orienter, plus rien à faire. Alors je mange et bois, faute de
mieux : toutes sortes de choses qui pesaient diablement dans ma
musette hier soir - sardines, confitures, bidoche froide et
tabac mêlé, pinard au vitriol et un vieux fond de whisky oublié
jusqu'alors. Écrit des lettres. Je vois ce qui me manque et le
réclame, d'urgence : des bandes molletières horizon, un support
à réchaud, de l'alcool solidifié, de l'essence de café, et de
quoi écrire, en masse ; des boîtes de sardines, et,
généralement, tout ce qui se mange. Puis je vais aux ordres. Le
capitaine éclaté de rire. Il est de bonne humeur.
« Des ordres ? Il n'y a pas d'ordres. Nous attendons les
événements. Vous n'êtes pas content?... Eh bien, tout à l'heure,
nous nous mettrons tous les cinq, moi, vous, Bouny, les deux
ordonnances, à creuser un puits pour avoir de l'eau. Et tenez,
même... tout de suite ! »
Il y a des outils, derrière le P. C, abréviation pompeuse qui
désigne la hutte, poste de commandement. Pelles, pioches. Tout
ce qu'il faut pour jardiner. Un mince filet d'eau court sous les
joncs. Nous creusons. Au bout d'une heure, il y a un ruisseau,
terminé par une espèce de citerne, où s'accumule une eau
boueuse. On la laisse éclaircir. Puis avec une gamelle nous la
transvasons dans une barrique, qui est là pour ça. Le capitaine
la flaire.
« Dites donc, Bouny... elle sent un peu le cadavre, notre source
? Vous ne trouvez pas ? »
L'adjudant, très poli, acquiesce. Mais il y a aussi le
permanganate qui rend innocente l'eau la plus impure. Et le
capitaine, dans un quart, calcule la dose.Une des ordonnances
fait la grimace, et confie à l'autre que ce sera bien la
première fois qu'il prendra du permanganate « par ce bout-là ».
Puis il conclut :
« Décidément, on verra tout, cette année ! »
Dziu !... Dziu !...Deux balles sifflent entre nous, avec un
bruit mat, quand elles rencontrent des branches, où elles
entrent. « Couchez-vous ! » crie le capitaine. D'autres encore.
Nous nous couvrons sous le taillis.
« C'est encore ce maboul de Fritz, ajoute-t-il. Il nous aura
vus.... »
Puis, vers moi :
« Vous voyez, Henriot, vous êtes un serin. Quand les balles
sifflent et qu'on n'a pas besoin de passer au travers, on se
colle à plat ventre, comme j'ai fait, moi.... Rien de plus bête
qu'une balle perdue, d'autant qu'elles ne le sont jamais pour
tout le monde.... »
Dans la journée, avec Lemaire, agent de liaison, garçon
dégourdi, j'établis une sorte de tente, avec nos toiles, pour la
nuit. Pepette, autre dégourdi, a apporté le courrier, du
cantonnement, et des cerises plein son casque, - des cerises
sauvages, excellentes et fraîches, sous la canicule. Le
capitaine nous les a partagées. Cet homme dur et sévère dans le
service, hors le service est un homme charmant et fort spirituel
; il a cette ironie qui met une sourdine dans la conversation et
la nuance. Il aime la musique, les livres, les voyages, et, je
crois, les dames. Je l'admire. Il est jeune, énergique, enjoué ;
il sait. Il était à l'École de guerre, quand la guerre a éclaté.
Il aime son métier, il y croit, mais l'esprit critique. En un
mot, il a du talent. S'il n'était pas mon capitaine, nous
serions amis. Mais la seule manière que l'on ait de s'honorer
vis-à-vis des chefs, quand on n'est que deuxième classe, c'est
de savoir garder ses distances. Dans le péril, on redeviendra
des égaux.
J'ai déjà reçu des lettres, les premières. C'est une impression
étrange et douce, que ce premier rappel de ce qu'on a laissé
derrière soi, là-bas, dans cet autre univers que nous sentons
confusément tendu vers nous. Pendant plusieurs heures, j'ai vécu
tout entier sur ces lettres, absorbé en moi par ce qu'elles
remuent. Le temps a passé, insensible. Ce paysage plat et sans
détail favorise la rêverie. On ne voit rien qu'un ciel énorme,
les nuages, une touffe d'arbres maigres, - parfois la fumée des
éclatements, de-ci, de-là.... Et de l'ennemi, on sait qu'il est
par là, quelque part, dans telle direction, - vers ces bois
dangereux dont apparaît la crête, au-dessus d'un pli de terre.
Vers six heures, marmites. Elles éclatent plus près. S'ils
allongent un peu, ce sera pour nous. « Alors nous sauterons dans
la tranchée », dit le capitaine, prévoyant.
Lundi 28. - Sur la terre dure, le réveil a quelque chose de la
bastonnade : on s'étire en se frottant les membres. Sous ma
tente, je n'ai pas eu froid. La nuit a été calme. « Le canon a
un peu tapé », dit Lemaire. Je n'en ai rien entendu. Hier soir
seulement, avant de m'endormir, j'ai voulu me rendre compte. On
voit la lueur du départ, et le son, on ne l'entend que cinq ou
six secondes après ; puis la lueur de l'éclatement ; et enfin,
son bruit. Tout cela varie suivant les distances
.Notre 75 est plus sec, plus dur, que le canon boche. Beaucoup
de leurs obus n'éclatent pas. Il y en a une cinquantaine autour
du P. C, enfouis. Un peu de fusillade aussi, dans la soirée.
Tantôt la balle claque comme un fouet de charretier ; c'est
qu'elle a été tirée d'assez près, elle n'est pas encore au
milieu de sa course. Puis, à la fin, elle siffle un pi-hyû-û
long et décroissant. Ou bien, tirée de loin : dziu !... dziu
!... et ce désagréable claquement mat, si elle rencontre du
bois, par exemple.
A neuf heures, la soupe est arrivée. Il a fallu aller prévenir
les pelotons, pour qu'ils envoient les hommes de corvée. Il y a
de tout : café, thé, vin, bidoche, pommes, confitures. On parle
à voix basse, on fait vite. Des lettres encore. Impossible de
lire ; j'ai mis les miennes dans ma poche, et j'ai dormi dessus.
C'est la première fois de ma vie que je garde une lettre dix
heures de suite sans l'ouvrir. Au petit jour, ce matin....
Rien encore. C'est la campagne, le silence ; les oiseaux
piaillent au bon soleil. De temps en temps, comme un animal
rageur, le 75 jette par-dessus nous cinq, six obus, puisse tait.
Les hommes se regardent, et rient. C'est tout. L'ennemi répond,
par politesse, mais peu. Au contraire, si l'ennemi tire le
premier, le 75 répond aussitôt, en doublant la dose. Il a l'air
de dire : « Hein ? quoi ? qu'est-ce que c'est ? Voulez une gifle
? En voilà deux. Vlan ! Vlan ! »
Du nouveau. Joie. On attaque, ce soir. On va peut-être voir
quelque chose. Mais du coup, nous ne serons pas relevés. Par
malheur, à trois heures, il pleut atrocement. Le sol est
détrempé. Un sifflement d'obus arrivant sur nous. Le sifflement
s'arrête court, je vois un homme près de moi se jeter à terre,
j'en fais autant. Vrac ! il a éclaté au rebord de la tranchée.
Pas de mal pour personne. Mais cinq ou six secondes après, nous
sommes couverts d'une nuée de petits grains de sable et de
terre, et de débris, qui retombent autour de nous, en chantant.
Ce sont les frelons, les petits éclats de fonte, gémissant dans
l'air à la fin de leur course... Plusieurs autres obus, trop
courts.
Les officiers se réunissent autour du capitaine, dans le nouvel
abri, à peine achevé, où nous nous établirons cette nuit. Les
tranchées que nous occupons s'organisent peu à peu, lentement,
car nous sommes ici sur un terrain récemment conquis, où il n'y
avait rien, si ce n'est tout à faire. Pour les Allemands, ils
sont très solidement établis dans le Rémabois, où ils ont
plusieurs lignes de tranchées et des blockhaus. J'assiste à la
transmission des ordres pour notre préparation en vue de
l'attaque de ce soir. Déception ; ce n'est pas nous qui marchons
; mais, sur notre droite, l'infanterie, contre les tranchées
allemandes du Rémabois et de Reillon. Nous, nous ne bougerons
pas, sauf contre-attaque repoussant les nôtres sur nos lignes.
La préparation de ce qui peut nous incomber, cas échéant, est
méticuleuse. Il faut prévoir et on prévoit tout : direction du
tir des mitrailleuses, ligne de repli des patrouilles, horaire
des opérations, etc. Tout l'après-midi, le canon tapote, des
deux côtés. Beaucoup d'obus boches n'éclatent pas. Est-ce la
pluie ? l'humidité de l'air ? un matériel défectueux ? J'en
compte douze, à la suite, qui arrivent dans nos herbages,
entrent en terre avec un plouf sourd, - et c'est tout. Comme ils
sont dangereux tout de même on plante un petit bâton avec un
chiffon de papier à côté du trou où l'obus est enfoncé, pour
éviter qu'un étourdi aille donner du pied dessus. Le capitaine
me dit en riant la légende qu'il vient de lire sur l'un d'eux: «
Ici est enterré un ouistiti. N'y touchez pas, il est méchant. »
Ouistiti, gugusse, marmite, gros noir, boîte de singe,
ingrédient : c'est ainsi qu'on nomme, chez les dragons, les obus
boches. Je n'ai pas encore une fois entendu dire, au propre :
obus, sauf par les officiers, gens bien élevés, mais dénués de
verve. Nos pièces opèrent leur réglage, pour ce soir. Fracas.
Fumées sombres, lentement dissipées. Parfois un geyser noir
jaillit et s'ouvre comme un éventail, à l'horizon. Puis on voit
retomber des débris informes. C'est grand et puissant. C'est
beau.
Le temps est clair. Autant que j'y ai pu comprendre quelque
chose, voici l'ordre de bataille : un régiment d'infanterie, le
...e, à notre droite, attaque, vers l'Est, la tranchée 7; une
compagnie, en flanc-garde, marche au Nord-Est, pour empêcher
l'ennemi de sortir du Rémabois. Nous soutenons si besoin est.
Fin de journée calme. Attendre. On n'est pas nerveux, mais
excité. Je bous d'impatience et d'ignorance. Je voudrais voir,
savoir, y être. Je me surprends à dire : demain. Et aussitôt me
vient la pensée que c'est un mot à ne pas dire, quand on est
soldat, et en première ligne, le jour d'une attaque dans le
secteur.
Le ravitaillement est venu à neuf heures et demie. On l'a
dépêché pour se trouver libre. La nuit est assez sombre. Des
nuages lourds sont montés, de l'Ouest. A dix heures tapant, avec
la précipitation soudaine d'un sac de noix qu'on viderait sur
une tôle, la canonnade commence, comme une grêle, et tout de
suite atteint son diapason le plus haut, tonnant, violente,
dure, drue, serrée, suivie, nourrie, précise, coupant à
l'horizon le ciel nuageux de brusques lueurs blafardes.
L'artillerie allemande répond aussitôt : ses percutants
continuent de rater, mais ses shrapnells sont excellents. Ils
éclatent bien, à bonne hauteur, sec et net. La belle musique et
le beau spectacle ! Dans le ciel, une gerbe en forme de boule,
trouant l'air d'un feu rouge et rond, quelque chose qui se
rompt, puis le miaulement coléreux des éclats et des balles.
Entre ces éclairs, la courbe étincelante des fusées lumineuses,
pour déjouer l'ombre et ses dangers. Au bout de leur course,
elles s'ouvrent et laissent tomber, doucement balancés dans
l'air, au vent qui les entraine, des globes d'un feu blanc qui
dure une vingtaine de secondes et projette une brève lueur
fantastique, sous laquelle, soudain, les formes agrandies
apparaissent en découpure étrange : hommes, arbres, brins
d'herbe, décor, coin de tranchée.... Puis le noir se referme. -
Rumeurs, lueurs ; fracas des éclatements, éclairs des départs,
sur tout l'horizon déchaîné. Mille bruits s'entrecroisent :
sourds, étouffés, vibrants, secs, sifflants. C'est beau, solide,
vigoureux. C'est aussi amusant qu'un feu d'artifice, et c'est
plus réel. Tout à ma joie, je me dis cela ; et soudain je pense
que ce sont les nôtres qui sont dessous. Alors le coeur commence
à battre....
Le capitaine nous a fait abandonner notre hutte et notre
bosquet, et venir nous installer avec lui dans l'abri souterrain
maintenant à peu près tolérable, du moins assez recouvert de
rondins et de terre battue pour nous abriter d'un shrapnell, si
ce n'est d'un 105. Le capitaine y est établi. Et, malgré les
trois mètres carrés de l'endroit, se trouvent là en outre
l'adjudant, trois agents de liaison, et moi, ce qui fait quatre,
et deux téléphonistes. Nous y arrivions à peine que, l'ennemi
allongeant le tir, trois shrapnells viennent éclater en plein
juste au-dessus de la hutte que nous quittions, - les éclats
bourdonnent, les feuilles voltigent, une grosse branche toml)e
en gémissant, avec un bruit mou de rameaux froissés. Le
tintamarre est indescriptible, - mais dans les notes sourdes. En
voici de plus aiguës, - ce sont les balles. D'abord quelques
coups, isolés, puis d'autres, plus pressés, jusqu'à n'être plus
qu'un roulement continu, sec comme du bois qu'on casse. Et
quelque chose de plus mécanique encore, comme le craquement d'un
moulin à café près du ronflement d'une chaudière ; et sans les
avoir entendues jamais, je devine les mitrailleuses, à leur taca-taca-taca
régulier. Impossible de rien voir du combat. Nuit partout. Le
seul spectacle est dans le ciel, d'un blanc et noir d'eau-forte.
Je suis debout, à la porte de l'abri, dans le boyau. L'adjudant
est à côté de moi. Nous regardons, par-dessus le remblai de
terre rejetée, le visage à hauteur du parapet. Nous regardons,
sans voir, mais de tout l'être tendu. Je me demande ce que je
sens. Rien. L'esprit comme suspendu, les yeux cherchant à trouer
l'ombre. Et l'impression que dans tout ceci, qui est prodigieux
mais extérieur, je ne suis rien que spectateur ; et que de tout
ceci, rien n'est pour moi. - Cependant, quelques balles
sifflent, de plus près. L'action de l'infanterie est engagée. -
Tiens, qu'est-ce que c'est que ça? A un mètre devant moi, une
petite étincelle blanche, et un dzzz... très long.... L'adjudant
reçoit une motte de terre dans la figure, et entre nous deux,
une sorte de gourdin s'avance.... Et nous éclatons de rire, en
reconnaissant le manche d'une pelle posée sur le parapet, dont
une balle perdue a frappé le fer, qui en chante encore, et qui,
du choc, s'est déplacée....
« Je vais me coucher, dit l'adjudant. Bonsoir. »
Je suis resté jusqu'à minuit, cherchant à voir et à comprendre,
sans y parvenir, ce qui se passait à 200 mètres de nous, sur la
droite. Il me semble avoir entendu des cris. Mais avons-nous
avancé ?... Je ne sais rien, je ne comprends rien. Je suis
malheureux, perdu et déçu. Derrière nos lignes, en arrière
là-bas, une lueur s'élève ; tout le ciel s'enflamme d'un grand
reflet rouge et, au-dessus delà lueur, la fumée se mêle aux
nuages. C'est un village qui brûle, où les obus ont mis le
feu....
J'ai été me coucher, laissant la bataille et remettant à demain
d'y voir clair. Dans l'abri,, le capitaine dort sur son hamac,
tendu en long. Sous lui, il y a des claies de feuillages, à même
le sol. Quatre ou cinq types y sont déjà allongés. Je me glisse
entre les hommes, les armes, le téléphone, le hamac, je me
couche, je cesse d'entendre.
Mardi 29. - Quand je me réveille et ouvre les yeux, le capitaine
me dit en riant que si je suis un garçon brave, ce n'était pas
une raison pour lui donner des coups de tête dans le derrière en
dormant, comme je l'ai fait toute la nuit. Il est vrai que, le
hamac ayant glissé, sous son poids, j'avais son séant contre la
figure. Bouny a raconté l'histoire de la pelle.
« Vous voilà baptisé, me dit le capitaine. Avez-vous vu quelque
chose ?
- Rien du tout, dis-je. Mais c'est beau tout de même. Sait-on ce
qu'il en est ? »
Pour toute réponse, une moue dépitée. Je n'insiste pas. J'ai
appris ensuite que, après un coup de téléphone à la division, il
résulte de l'opération de cette nuit qu'elle a échoué, le 75
ayant tiré trop court et empêché notre propre infanterie
d'avancer. - J'en suis affecté. Mais mes camarades sont les
mêmes: gais, allègres, joyeux, gouailleurs, se moquant de tout
le reste, comme hier. Si je parle de l'attaque : « Qu'est-ce
qu'on leur a passé comme marmitage ! » disent-ils. Puis ils en
reviennent au pinard et à l'heure de la relève, sur quoi on
discute. La journée passe, à vide. J'ai retrouvé quelques amis
communs avec le jeune maréchal des logis D... du 1er peloton.
Nous bavardons, échangeons par politesse nos victuailles :
sardines, singe. Nous serons relevés ce soir. Par un créneau, je
regarde le champ de bataille : rien que, derrière nos fils de
fer, à quinze mètres, de vagues mouvements de sol - de l'herbe
jaunâtre - et, de-ci, de-là, la terre à nu, retournée, toute
fraîche, par un obus qui a éclaté. Silence, monotonie, ennui.
Seuls, au moment de la soupe du soir, deux shrapnells viennent
un peu mouvementer la scène, à vingt mètres de nous, en hauteur,
- beaucoup moins joli que la nuit. Aucun mal. Quelques
travailleurs s'étaient montrés, sans doute. Un territorial
rapporte un faisceau d'outils au P. G. Nous préparons nos bardas
pour le retour : à genoux par terre, à deux ou trois, plions et
roulons nos manteaux. A neuf heures, le 2e escadron arrive. Les
officiers confèrent. Je mène le peloton correspondant au 4e de
chez nous. Les hommes en file d'escouade. Scène déjà vue :
obscurité, silence, des fantômes d'hommes, les pas étouffés dans
l'herbe, un cliquetis d'armes.... On passe la consigne. Et ceux
qu'on relève sortent de leurs trous, jettent sur l'épaule le
manteau roulé, respirent, et sans se retourner, cèdent la place.
Il y a un moment désagréable : celui où, de la tranchée bien
abritée en somme, il faut parcourir en plein découvert cette
zone encore de combat, où si, par hasard, une salve d'artillerie
venait tout d'un coup vous surprendre, on serait « bon » pour
l'encaisser, sans le moindre trou où se mettre. Aussi, très
vite, en file d'escouade, sans parler, las d'ailleurs, et le dos
arrondi, on marche. C'est curieux, le bidon a beau être vide, la
musette a beau ne plus contenir tant de boîtes de conserve qui
la chargeaient, quand nous sommes venus,... tout ce barda pèse
aussi lourdement aux épaules! Derrière une crête, les chevaux.
Nous en sentons l'odeur, avant que de les voir : cette bonne
odeur de poil, de sueur, de crottin, d'écurie et de cuir.... A
voix basse les escouades se désignent l'emplacement des chevaux.
Des noms volent dans l'air :
« Par ici.... Béchu ! Hé ! Pepette !... Bioret, salut !...
salut, mon pote ! »
Et des questions, les mêmes, toujours :
« Rien de nouveau ? Pas de casse ? Ça a marmite? »
J'ai retrouvé Désiré, Désiré Pandour ; et Desbois (de Jargeau)
mon ancien.
« Ça va comme ta veux? » demande-t-il de sa voix traînarde.
Puis à cheval. La colonne se forme. Au trot. Une grande heure de
trot, dans la nuit. Et ce supplice qui recommence, pour un dos
pas habitué, des courroies qui tirent, du mousqueton qui bat
l'échiné, des cartouches qui pèsent, du casque trop grand qui
ballotte au front. Puis l'esprit s'engourdit ; on ne voit plus,
on ne perçoit plus. Vague conscience somnolente, dans un
mouvement de trot machinal. Cela jusqu'à ce qu'on s'arrête.
Tiens, le cantonnement ! - Pied à terre. Faire boire les
chevaux. Désharnacher. Se déséquiper. La soupe.... Et se rouler
dans son manteau, et dormir, dormir, dormir....
TRANCHÉES ET CANTONNEMENTS
Mercredi 30 juin. - Dans cette vie singulière qu'à mon tour je
mène, où tout m'est nouveau, j'ai fait, ce matin, une chose
nouvelle et qui m'a paru délicieuse : je me suis lavé. Un, deux,
trois, quatre... cela ne m'était pas arrivé depuis cinq jours.
Et rasé, devant un miroir grand comme une pièce de cent sous, au
milieu de la rue, dans l'abreuvoir. - C'est le seul plaisir de
la journée, car tantôt nous quittons Manonviller. Et ce n'est
pas rien, que de changer de cantonnement. Il a fallu courir,
recueillir les ordres, les transmettre, communiquer, faire
signer les décisions ; écouter le chef. Barbier, qui les bras au
ciel, fulminant et débonnaire, à l'abri d'une barbe superbe,
prend Dieu à témoin qu'il n'est pas secondé, et réclame, d'un
coup, avec une voix de stentor : « Cinq ou six fois cinq ou six
canettes » ; - aider le fourrier taciturne à boucler ses caisses
; vérifier mon paquetage, mes armes, et l'arrimage de trente-six
mille courroies autour de ma selle ; courir à la cuisine pour
gagner le cuistot et, par la promesse d'un litre, obtenir de lui
qu'il casera dans sa roulante mon sac de couchage, transformé en
malle souple où j'ai enfoui pêle-mêle un grand nombre d'objets
inutiles, mais dont je ne puis pas me séparer, et qui n'ont pu
prendre place ni dans mes rouleaux de linge, ni dans ma musette,
ni dans mes deux sacoches, bourrées de choses réglementaires,
bride d'éperons, trousse pour cojudre, gamelle, cuiller, vivres
de réserve, sucre, café, potage sec, singe en boîtes, biscuits
de guerre, toutes choses à ne consommer que sur ordre, et qui,
si on ne peut les présenter au logis, à la première revue de
détail, vous mèneront froidement au tourniquet Conseil de
guerre. - On dit aussi ; le falot) pour dissipation d'effets
militaires.... Enfin, écrasé sous le poids du « zinzin », armé
jusqu'aux dents, ayant en outre touché le matin même cette lance
qui, fixée par le talon à l'étrier dans un petit cornet de cuir
appelé botte, me tourne cruellement le pied par son poids et
brinqueballe à mon bras droit, où la fixe une courroie spéciale,
- j'arrive au rassemblement juste pour sauter à cheval. Et le
déménagement s'opère. Nous quittons Manonviller, à l'ombre de
son fort, sur lequel courent de sombrer histoires de trahison,
pour Laronxe, sur la rive gauche de la Vezouze. Autre village
lorrain pauvre et sale, entre ses abreuvoirs de pierre et ses
tas de fumier croulants. Nous nous installons, tant bien que
mal. Les habitants, habitués à loger de la troupe, nous laissent
envahir écuries, granges, remises, habitations, planter des
clous, suspendre des bat-flancs pour empêcher les chevaux de
taper ou de mordre, - un coup de pied de cheval rapporte huit
jours de prison, même en campagne, à son cavalier présumé
coupable de non surveillance, et le capitaine ne badine pas. Je
loge chez de pauvres gens, qui vivent à sept dans une seule
pièce enfumée et noire, que traversent les vaches quand elles
doivent sortir de l'étable. Nul- des indigènes ne songe à s'en
plaindre : stercus cuique suum bene olet, dit le Romain. Je me
prépare un lit dans la paille, - le foin ne vaut rien pour
dormir, - et je cours au bureau, déballer les caisses. Le chef
continue à lever les bras, à palper sa barbe, à invoquer Dieu et
à désirer de la bière. Laronxe est, pour un dragon, un pays
civilisé : il y a une épicerie, et des abreuvoirs. C'est
l'essentiel, la première chose dont un cavalier s'assure dans
tout nouveau cantonnement. Le bruit court que demain déjà nous
reprenons les tranchées.
2 juillet. - Nous y voilà encore. Même lieu. Rude trotte, hier
soir, amusante tout de même, malgré 20 kilos d'objets divers sur
le dos, et il est entendu que les fantassins seuls portent le
sac, et que les cavaliers n'ont qu'à apporter leur gueule pour
fumer, selon l'expression. Et nul ne les plaint. Manonviller, où
nous sommes passés, où les paysans nous ont reconnus, et aussi,
je pense, quelques, paysannes, Manonvilier est plein de
fantassins au repos. Saluts au passage. « Hé! les bobosses !...
Hé ! les dragons !...» Nous avons coupé par les champs, pour un
temps de galop, sauté deux ruisseaux. Ah ! si nous étions de
vrais dragons.... Vains regrets. La tranchée nous guette. Pour
combien de temps encore? N'y pensons pas. Ne pas penser aux
choses pénibles. Ne jamais penser. Voilà la sagesse que
m'inspire l'exemple de mes joyeux et gaillards camarades. Le
zinzin, le cheval, la route, la fatigue dure, l'effort continu,
la blague perpétuelle, occupent l'esprit en l'écrasant, et le
distraient de toute pensée pénible. La mort, par exemple, la
mort toujours possible, et presque jamais envisagée, à cause de
l'accumulation répétée des petits ennuis immédiats et continus.
J'y songeais pourtant, hier soir, en traversant au petit trot
Veho détruit, fantomatique sous la lune de huit heures, avec ses
façades découpées sur le vide et ses pauvres maisons écroulées.
Mais cette idée de destruction, à force d'être toujours
présente, diminue d'intensité, et l'on s'y accoutume très bien.
Cette vie en danger, si belle d'ailleurs, c'est celle du
couvreur sur le toit. Il ne pense pas au vide. J'ai passé deux
heures à travailler, une fois la relève faite, à notre abri,
avec le capitaine et les autres liaisons, à recouvrir de toile
goudronnée, de terre et d'herbages son toit trop blanc, qui dans
l'herbe doit être un repère bénévole pour les avions. Couché
éreinté. Froid glacial. Il paraît que je geins, en dormant. Le
capitaine, dans son hamac, balance toujours son derrière au bout
de mon nez. On s'y fait. Que font les hommes, dans le jour?
Bien. Ils dorment, boivent, mangent ; jouent aux cartes,
mangent; boivent; racontent des blagues, boivent, mangent,
fument ; et puis encore la même chose. Quelques-uns lisent. Les
journaux n'arrivent pas ici, ou bien rarement. Tout est loin. Ce
qui a été la vie, autrefois, des uns et des autres, apparaît
dans le souvenir, effrité, derrière un halo. Il me semble que
Niort, où j'étais il y a dix jours, c'est depuis dix ans que je
l'ai quitté. Seuls, quelques visages demeurent précis dans mon
coeur. Tout le reste fuit, qui n'est pas la guerre.... J'étais
couché dans l'herbe, assez sale, et tout à fait abruti, occupé à
regarder au ciel de beaux avions étincelants et blancs croiser
au milieu des shrapnells, écoutant avec un intérêt distrait
cette sorte de roulement de chariot mal graissé que font les
marmites boches, par-dessus le secteur, bref dans une
disposition excellente pour recevoir une tuile, quand j'en
apprends deux, qui tombent. La première, c'est que, partis pour
deux jours (ce qui représente dans la musette deux jours de
boîtes de conserve), nous en passerons trois ici ; et que ce
soir, nous déménageons et quittons ces tranchées pour d'autres,
ce qui fera probablement deux jours de plus. Nem ! dit le
cavalier Boireau, à cette nouvelle. La seconde, et qui,
celle-là, m'affecte beaucoup, c'est que notre. capitaine va nous
quitter. Ses talents l'appellent à la division. Il m'annonce
lui-même la chose. Il nous laisse à regret, dit-il ; et moi, je
le perds, désolé. Je l'admirais, peut-être parce qu'il
représentait pour moi, dans le style le plus achevé, tout ce qui
me manque: énergie, froideur; force physique, autorité,
éloquence. Et tout le reste. A neuf heures, voici un escadron du
...e dragons qui vient nous relever. Nous plions bagage, et, en
colonne par un, à travers champs, opération assez délicate, car
nous sommes « en l'air », nous glissons d'environ 1.500 mètres
sur notre gauche, pour prendre les tranchées, à la cote 311.
Nous y trouvons, dans la nuit sombre, le ravitaillement, les
lettres. Où sommes-nous ? Impossible de le savoir. La position
est récente, les tranchées ne sont pas finies, même pas
continues. Ce sont de simples petits éléments de tranchée, une
sorte de fossé profond, sans pare-éclats, ni créneaux, ni abris.
Un obus là dedans, et tout le monde serait bouzillé. Je me rends
en tâtonnant à un endroit qu'on m'indique pour être le P. C. du
capitaine B.... du 3e escadron, lequel commande le point
d'appui. J'apprends que le demi-régiment tient six tranchées ;
et la compagnie cycliste de la division, les six autres. Ces
cyclistes, des chasseurs, viennent de passer, en faisant un
boucan du diable, pour aller prendre position. Ce sont des as,
oui. Mais intenables. Un grand homme maigre et noir, porteur
d'une barbe en bataille, marche devant eux, une canne à la main,
et les laisse faire, sachant ce qu'ils valent. C'est leur
capitaine, le capitaine de N.... Un homme très bien. Je vais me
mettre en liaison avec le lieutenant P..., mon lieutenant, qui,
comme plus ancien en grade, prend le commandement de l'escadron,
dès ce soir, en attendant qu'il soit pourvu au remplacement de
notre chef. Heureusement que le Boche ne s'est pas douté du
mouvement ; il y aurait eu quelque pagaille, j'imagine, s'il
avait bougé, alors que nous arrivions à notre nouvelle position,
sans savoir seulement de quel côté était l'ennemi. Puis j'ai
installé ma toile de tente contre un buisson adossé au remblai
et dormi là jusqu'au petit jour.
3 juillet. - Où sommes-nous? Voici. Sur un éperon, au sommet
duquel court un sentier bordé de haies, où je me trouve. De
grands rideaux d'arbres, un bosquet ou deux nous cachent aux
Boches. Mais ce bois que j'aperçois, tout près, maintenant, à
traversées fentes d'un masque de feuillage, c'est le Rémabois, -
toujours. Vu, cette fois, de l'Ouest. A, droite et à gauche du
sentier, courent les tranchées ; à gauche, une descente rapide
de prairies, de vergers, et la vallée, au fond, que suit le
chemin de fer de Paris à Strasbourg. Le village d'Emberménil,
détruit ; et sa station, où est un de nos petits postes. Au
delà, une immense et verte forêt, la forêt de Parroy. Derrière
nous, de La Neuville-au-Bois, s'élève une colonne épaisse et
jaune de fumée, dans le ciel pur, au-dessus de ce gentil village
dont on aperçoit les toits rouges, parmi le vert sombre des
frondaisons. Il y a eu canonnade, ce matin, de très bonne heure,
et les obus ont allumé cet incendie. A droite, le terrain,
d'abord plat, suit une dépression, dont hier nous occupions le
creux. En me levant un peu, j'aperçois à 1 500 mètres nos
anciennes tranchées, en fer à cheval, le petit taillis où était
notre premier P.C. Puis au loin, le bois Zeppelin qui est, sur
une crête, le point le plus avancé de notre ligne, et ne cesse
d'être bombardé : une forêt de mâts dénudés. Les gros noirs
éclatent sans discontinuer sur ses lisières. Une fumée abondante
le couronne. Quant au Rémabois, je me rends compte d'ici de
quelle importance est pour l'ennemi cette excellente position :
pleine d'artillerie, de mitrailleuses, de blockhaus, de
redoutes, véritable pelote de fil de fer, elle domine et
commande presque tout le pays, depuis les côtes d'Igney, autour
d'elle. Ce sera dur à prendre. Je crois qu'on essaie seulement
de contourner.
Lundi 5 juillet. - Hier soir nous avons été relevés.
Interminable traversée de la forêt de Mondon, pour le retour à
Luronxe. La tin de notre séjour aux lignes a été calme. Pour
moi, je trotte en liaison, du capitaine au lieutenant, du
lieutenant aux pelotons. J'apprends à connaître le secteur. Je
suis au courant maintenant. Étant de service, la nuit, je fais
les cent pas, de long en large, devant le P.C. Belles nuits
pures, où la pensée vole, plus libre, plus active. C'est
l'excès, en tout. On va au fond de tout, on épuise la sensation
: s'il y a à faire, ce n'est plus fatigue, c'est accablement ;
si c'est le repos, il est total, on n'a qu'à dormir, et l'on
tombe dans le sommeil, comme une pierre dans un puits. Travail,
repos, ennui, rêverie, tout est mis au superlatif. Nulle
demi-mesure. Vie pleine, et par là animale. Cela a du bon. La
minute présente est la seule qui compte. Je n'ai encore rien vu
d'horrible. L'imagination prend les devants, chez moi. Le seul
petit frisson physique, c'est d'avoir eu, hier, la sensation que
deux balles qui ont fait pi-hyu à mon côté, étaient pour moi. Je
longeais la crête, dans un passage découvert, j'ai dû être vu. A
part ça, on manie plus la pelle et la pioche que le fusil. Les
tranchées ne sont pas finies. Les hommes passent la nuit à
creuser la terre. C'est d'un ennui mortel ; mais ne pas le faire
serait plus mortel encore. Longues veilles dans la nuit opaline.
Ciel clair, coupé d'éclairs quand le canon tonne au loin. Lui
seul trouble ce calme infini et, de temps à autre, per arnica
silentia lunae, un cliquetis de pelle ou de pioche, heurtées.
Puis, parfois, un défilé étrange et muet d'hommes portant des
outils, des rouleaux de fil de fer, ou bien les corvées de
ravitaillement, ou encore un cheval traînant un tronc d'arbre,
pour quelque abri. On dort beaucoup, par petites tranches d'une
heure, ou deux. Je lis un peu, mais sans suite possible.
J'apprends à mesurer les distances quand une pièce tire, au son.
A dix mètres de vous, vous ne savez rien de ce qui le passe.
Pour ne pas avoir la triste impression qu'on est perdu, il faut,
quand on n'a rien à faire qu'à rêver, se proposer un thème de
pensées douces à développer.
Aujourd'hui, à cinq heures, à l'appel, notre capitaine est venu
nous faire ses adieux. Il est arrivé en vitesse, la croix de
guerre accrochée sur sa poitrine depuis ce matin. C'est la
première que je vois. Il a parlé, d'une voix nette, un peu plus
coupante encore que d'habitude. « Je vous ai quittés
brusquement, sans adieu, sachant que je reviendrais vous dire au
revoir. La croix que je porte, c'est à vous que je la dois, à
votre bravoure, à votre entrain, à votre courage. Je suis très
ému de vous quitter. J'obéis, sans murmurer, mais il ne m'est
pas défendu d'éprouver du regret.... » Et cet homme froid,
glacé, dur à lui-même comme aux autres,- s'est arrêté parce
qu'il pleurait. Nous étions tous très secoués. Il s'est repris
et a terminé son petit speech.
« ...Mais j'ai le plaisir de ne pas quitter l'escadron sans
avoir pu accrocher moi-même sur les poitrines de ceux qui les
ont méritées les premières croix de guerre qui arrivent à la
division et que j'ai demandées pour eux.... »
Il a fait sortir du rang Perrin, le maréchal des logis, les
cavaliers Cordier, Desbois (de Jargeau), Ducoisy, Bioret, trois
ou quatre autres encore ; il a lu leurs citations, épinglé les
croix, serré la main de chacun. Beaucoup pleuraient. Il faut
avoir passé par là pour savoir ce que c'est que la gloire
militaire. Mais passé ce frémissement, les rangs rompus, la joie
de tous a éclaté, et on est allé boire, en masse de colonne,
force canettes et force litres.
Mercredi 7. - On parle d'un nouveau déménagement. Le régiment
irait cantonner de l'autre côté de la forêt de Parroy, pendant
que le gros des escadrons serait aux tranchées, où nous
retournons ce soir. En voilà d'une autre ! - En attendant, nous
reprenons nos positions en première ligne à 311. Le successeur
du capitaine n'étant pas désigné encore, c'est le lieutenant
P... qui, pour l'instant, continue à commander l'escadron. C'est
un homme doux, calme, pondéré, poli, ne criant jamais, très
juste et très bon pour les hommes, extrêmement méticuleux, et
voyant tout.
Nous arrivons dans la nuit. Je reprends mon poste, sur le
chemin, entre les masques de feuillage. Il y a une hutte formée
par quatre claies, une cinquième tenant lieu de toit : c'est
l'abri de la liaison. En montant ma garde, prêt à transmettre le
premier ordre venu, je retrouve au même point où je l'ai laissée
ma rêverie de l'autre soir. Tant c'est toujours en tout, dans
cette vie, un recommencement perpétuel. Libre, délestée, une
fois que la tâche matérielle assignée a été remplie, la pensée
s'envole. Que cette vie est anormale ! De Paris, de Niort, loin
du front, on ne la soupçonne pas. On imagine bien certains
détails, connus, répétés à satiété, mais c'est l'ensemble qu'on
ne réalise pas, ni comment ces détails s'enchaînent et se lient
entre eux. Qui, jamais, saura, autrement que par des petits
tableaux découpés dans l'héroïque et le cocasse ou le terrible,
reconstituer dans son atmosphère exacte, monotone et grise,
cette vie quotidienne que depuis des mois - et pour combien de
temps encore? - mènent, loin de tout ce qu'ils aiment, tous ces
milliers d'hommes arrachés de chez eux et jetés dans l'inconnu
d'une guerre qui n'est pas à la mesure de notre esprit ! Quelle
contradiction à tout ce que nous croyions, disions, pensions,
répétions dans le temps de la paix heureuse ! Vingt siècles de
lents et pénibles efforts vers un progrès jamais atteint, et qui
n'est donc qu'une illusion ! Tout tendait au bonheur humain :
cette guerre l'arrête net, et le recule encore dans l'avenir, de
combien d'années? Y a-t-il donc incompatibilité entre le bonheur
et l'homme ? Je conçois aujourd'hui la beauté sublime, la
sublime folie de l'utopique pacifisme. La guerre est anormale,
oui, du point de vue humain. Elle est belle et grande par
l'idée, pour tout ce qu'elle nous permet de défendre, elle
seule. Mais de près, l'héroïsme est terne. Il n'apparaît que
dans la boue. Aujourd'hui, en relisant l'Abbesse de Castro, j'ai
trouvé ceci, de Stendhal, qui est une vue aussi juste que celle
de Fabrice à Waterloo : « Il avait cru, ainsi que les peuples
enfants, que la guerre ne consistait qu'à se battre avec
courage.... » Nous l'avons cru, aussi ; l'opinion publique le
croit de même. Cependant elle consiste à bien d'autres choses,
et peut-être que le courage, quand ce n'est pas un goût très vif
pour le danger, n'est, comme la chevalerie, qu'une vertu
négative, qu'une question de tenue, une attitude intellectuelle
ou morale. Ou alors, cette guerre n'est pas la guerre : c'est la
destruction par tous les moyens, sans noblesse, sans grandeur :
scientifique, mathématique, froide, calculée. La boue, le
travail de taupes, les tranchées, - nul éclat. Une armée de
chimistes et de terrassiers, où la pelle prime le fusil ; et les
gaz, le sabre. La Marne apparaît même comme une prodigieuse
exception, et l'on a bien vu, hélas ! que cette immense et
incontestable victoire n'a pas été un remède suffisant. L'homme
n'est pas mort, non ; les médecins l'ont rappelé à la vie. Mais
lui donneront-ils la guérison?
Cette nuit devant les étoiles me donne le vertige. Un soldat,
aux avant-postes, regarde dans le ciel ces mondes, ces
immensités radieuses. Que pensent-elles de nous? Que
disent-elles ? Que pense le ciel de nos sombres efforts?
N'est-ce pas, cette guerre, une folie criminelle ?... La vie est
si courte, et nous l'abrégeons encore, et toute l'invention
humaine ne tend et ne sert qu'à l'abréger plus vite. Nous avons
abandonné une vie déjà bien dure et difficile pour un ensemble
de misères et de souffrances plus lourd encore. Pourquoi ?
Pourquoi ? si ce n'est parce que l'homme livré à ses bas
instincts n'est pas autre chose, suivant sa nature, que le plus
cruel et le plus méchant des êtres créés, - ce que l'aveugle et
fou Jean-Jacques ne veut pas voir !
Pourquoi?... Ah ! que ce peuple voulait peu et aime peu la
guerre, où il excelle quand on l'y force ! Qu'est-ce qui
m'anime, moi, infime, point fait pour la guerre, et tels, ou
tels, pareils, à qui je pense? Qu'est-ce qui nous fait trouver à
cette heure un fusil aux mains, rêvant de carnage, si ce n'est
un immense amour ?... L'amour de tout ce que nous avons laissé
derrière nous, douce vie laborieuse, amicales maisons, villages
enfouis dans la verdure, visages tendrement chéris!... Ah ! que
de souvenirs ! que de rêves, de bonheurs, de regrets, de
plaisirs, même non eus, mais espérés seulement, - derrière nous,
et plus loin soudain, et plus loin maintenant davantage, de jour
en jour ! Nous avons tenu le bonheur dans nos mains, sans le
savoir : c'était du temps de la paix charmante. Qu'il. était
fragile ! Nous ne le connaissions pas. En rêve, ma pensée
m'emporte sur l'aile des souvenirs heureux. Vais-je faiblir,
pour une lettre, reçue ce matin, et qui soudain m'a ramené vers
ce qui n'est plus ? L'esprit vogue, ballotté - au delà de la
terre, plus loin - je ne sais vers quel Dieu inconnu, quel
infini, où il cherche à se raccrocher dans ce grand naufrage,
dans cette grande ruine de toutes les idées.... Tout est à
refaire, à reprendre, à réviser, à recommencer.
Et cependant, j'ai une certitude, une seule. C'est que je suis
bien à l'endroit où je suis et où je dois être ; et en dépit de
toutes les angoisses, cette certitude procure une absolue
sérénité. Que les astres s'entrechoquent au-dessus de ma tête,
je fais ce que je dois, et ma conscience est en repos. C'est un
grand bien. Et c'est à elle que je dédie chaque jour la peine ou
la souffrance qui m'échoit. J'ai noté que, si grande que soit
la souffrance physique, - froid, faim, fatigue, ennui, - après
une longue marche sous un chargement lourd, par exemple, cette
souffrance s'évanouit dès qu'on s'arrête pour souffler ou se
reposer; et on la bénit alors, et on la trouve bonne et juste,
puisqu'on a pu la supporter, et qu'on l'a supportée pour quoi ?
Parce qu'elle sert à quelque chose, qu'elle est utile, et utile
à cette entité qui n'est, en somme, que l'ensemble de toutes les
choses visibles et invisibles que nous aimons le plus au monde :
la patrie.
En relisant ces notes, je m'étonne de les trouver sombres,
contradictoires avec ma façon de sentir, ordinairement gaie et
optimiste. En réalité, ces contradictions se concilient : c'est
la réalité immédiate qui est laide, misérable et triste. Mais
nous en sortirons, un jour, de cette épreuve, à moins d'en être
les saints martyrs. Historiquement, tout s'arrange et reprend sa
place. La nature ne fait pas de sauts; la vérité, la beauté non
plus. C'est à cette idée que je me rattache, comme à la plus
vivifiante. Pour tout homme capable d'effort, de volonté, de
désintéressement, et qui aura la chance de revenir de cette
guerre, il y aura tout de même à reprendre la vie et à tâcher de
la refaire belle et cadencée. Ce sera peut-être sur une autre
mesure. Mais j'ai trop foi en elle, et dans la sagesse du temps,
pour ne pas croire à ce retour. La vérité, pour bien tenir,
serait dans ce stoïcisme voluptueux : supporter le mal
d'aujourd'hui dans l'espoir des biens de demain, A la réflexion,
j'ai monte une faction bien sentimentale. C'est l'ennui d'être
éloigné de ce qu'on aime. La nuit, il vaudrait mieux dormir, ou
faire des vers....
8 juillet. - Grand calme aux tranchées. Mais depuis ce matin les
Allemands bombardent ce pauvre petit village de Veho, à six
cents, mètres en arrière de nous, un peu sur la droite, avec la
dernière violence. Il y a des semaines que cela dure. Un fort
nuage de fumée plane au-dessus des quelques humbles maisons
encore debout, dont j'aperçois les toits rouges et criblés.
Le soir, à dix heures, je descendais de garde, on me donne un
paquet de lettres, apportées par le ravitaillement. J'entre,
pour regarder l'écriture des enveloppes, dans l'abri des
téléphonistes, duquel fuse un rais de lumière. La première carte
qui me tombe sous les yeux, c'est un mot de Henri Martineau, où
je lis ceci : « Vous savez que Drouot est tué ? » J'ai reçu ça
comme un coup de poing dans la poitrine. Drouot, mon plus cher,
mon plus vieil ami.... Tué ! quand ? où ? comment ? Je le savais
au front, où malgré sa santé débile, il se tenait dans un poste
pénible, par un miracle d'énergie. Mais pourquoi n'étais-je pas
inquiet de lui ?... Tué. Aucun détail. Je me sens soudain isolé,
misérable. Quelle perte ! Je n'y puis croire. On a beau être dur
à soi-même dans cette guerre, on n'arrive pas à être insensible.
Drouot tué, c'est quinze ans d'une vie fraternelle qui
disparaissent avec lui. Et quel poète ! Que de colère et que de
haine dans ma douleur. Sa pauvre mère....
Vendredi 9. - Je me suis endormi très tard, hier soir, poursuivi
par mes souvenirs. Ce matin, je me réveille cloué à terre, rompu
de toutes parts, la tête en feu, la gorge gonflée. Une bonne
angine. Je souffre le martyre, la fièvre m'abat, je puis à peine
bouger. Je passe la journée sous un soleil de plomb, suant et
grelottant, dans mon manteau. Des avions se canardent au plus
haut du ciel, et tout autour de nous retombent les éclats des
projectiles qu'on envoie aux Boches. Veho toujours bombardé,
avec une extrême violence. Que veut dire ?
Vers huit ou neuf heures du soir, un coup de fusil, aux
avant-postes. Puis deux, puis trois, quatre, dix.... Tiens !
Tiens ! On dresse l'oreille pour découvrir d'où cela vient.
Peut-être une patrouille ? Non, voici que le bruit continue et
enfle. On entend des cris confus, on ne sait quoi. La fusillade
croît, générale maintenant, incessante, nourrie, dominée par le
roulement compact des feux de salve. Des balles sifflent,
piaulent, en tous sens au-dessus de nos têtes. Quelqu'une, plus
basse, entre en terre, avec un choc mat. Les feux de salve
jettent de courts éclairs pâles, en avant des lignes. Puis le
canon s'en mêle. On comprend : l'ennemi attaque, à l'improviste,
lançant son infanterie contre nos lignes, pour répondre à notre
coup de main de l'autre jour; mais, dans l'espoir de nous
surprendre, il a déclenché son attaque sans préparation
d'artillerie, dès que la nuit a été assez sombre. Nos petits
postes, aux écoutes en avant des lignes, comme une série
d'antennes avancées sur l'inconnu, ont donné l'alarme, puis se
sont repliés. Le 75, de toutes parts, derrière nous, élève un
barrage formidable devant le Rémabois. Je cours au lieutenant
P... Il est aux tranchées. J'y descends. La tranchée est parée
comme un navire, tout le monde aux créneaux. On attend. La
fusillade dure une heure, plus peut-être. Boucan du diable,
assourdissant, et dans tous les tons, du grave à l'aigu.
Fusillade, canon. Canon, fusillade. On ne voit rien. Il fait
très noir. Lueurs des éclatements, en tous sens, ouvrant sur le
ciel une porte de feu ; autour de ce feu rapide, on aperçoit la
nuée blanche des shrapnells. De temps en temps, une fusée
allemande illumine l'ombre, jetant une éclipse de nuit sur le
champ de bataille : molle, lente, gracieuse, un peu lourde,
petite boule brillante qui éclaire le ciel, le sol et la nuit
pendant une trentaine de secondes, révélant la plaine indécise,
un arbuste, un réseau de fil de fer et, là-bas, des formes
vagues d'hommes courant Je me rends compte que l'attaque,
incertaine, commencée à la hauteur de notre escadron, a glissé
sur notre droite, où est le 3e, et de là plus à droite encore,
pour se développer de tout son poids sur l'infanterie qui nous
flanque. La fusillade se déplace, dure encore, forte, mais moins
nourrie, moins intense. Peu à peu elle s'atténue, s'éloigne; on
recommence à compter les coups isolés. Seuls nos canons
continuent à taper dans toutes les directions, à droite, à
gauche, devant nous, longtemps encore. Calme. - Le lendemain
j'ai appris que l'attaque menée par un bataillon tout entier
contre nos lignes avait échoué. Je tombe de fièvre et
d'épuisement. Je ne tiens plus debout. Le lieutenant me renvoie,
dans la nuit, au cantonnement, par le chariot qui a porté la
soupe, et s'en retourne, chargé de pioches et de pelles, sur
quoi je m'étends. Cahoté, sur ce lit d'acier, secoué par la
fièvre, nous passons, en partant, dans Veho qui brûle. De près
c'est tragiquement beau, cette rougeur énorme sur le ciel, ces
bouffées de fumée rabattue du vent comme d'immenses tours, et,
se découpant sur les nuages empourprés, ce contour noir, en
ombre chinoise et dansante, des pans de mur, des pignons
dépouillés de leurs toits et non écroulés. Nous croisons un
convoi de mitrailleuses, petites voitures basses traînées par
des mules, et longeons, dissimulés derrière les haies, des 75
qui tirent encore et font sursauter l'air autour de nous....
DE LARONXE A SOMMERVILLER
Dimanche 11 juillet. - Enfin nous quittons Laronxe, non sans
joie. C'est, au propre, ce que les Anglais nomment, au figuré,
un bourg pourri. Quoique fort mal encore, et tenant à cheval à
peu près comme un poisson sur une corde lisse, comme disait, à
Niort, le logis Donot, j'ai traversé avec plaisir la forêt de
Parroy, pour gagner, avec l'escadron, Croismare, où tout le
régiment cantonnera. C'est un village assez grand, et pas sale,
tout près de Lunéville, dont on voit les tours. Les Boches le
bombardent quelquefois. Il y a plusieurs maisons en ruines,
toutes noires encore, dont celle d'un marchand de vin, ce qui,
pour tout dragon, constitue une « atrocité ». Néanmoins, on y
pourra vivre.
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