La Croix - 10 novembre 1885
L'ABBÉ FRIANT
Sa famille pendant la guerre
L'abbé Friant que nos pèlerins de Lourdes ont vu chaque année si
ardent conduire les malades à la Sainte Vierge, est expulsé de
France, on le sait, parce qu'étant Alsacien, on le dit Prussien
et on use du droit de chasser les étrangers.
Il y a cinq ans, l'abbé Friant était religieux et a été expulsé
de son couvent, et c'est à l'anniversaire de cette date
douloureuse qu'on le chasse de France pour divers bienfaits. Il
ne sait lequel.
Il pouvait s'attendre, dit le Pas-de-Calais, à être encore
expulsé comme prêtre, mais comme prussien par les patriotes qui
se sont cachés en 1870 dans des préfectures, comme Paul Bert et
tant d'autres, il ne pouvait certes le prévoir.
En 1870, l'alsacien M. Friant alors âgé de 18 ans, assistait sa
mère, femme héroïque, qui mettait toutes les ressources de sa
ferme au service des soldats français, après la bataille de
Wissembourg pendant que son frère aîné, pendant huit jours, ne
cessait de transporter dans un chariot à quatre chevaux les
malheureux débris de notre première défaite.
Mais l'ennemi approche. Les Français sont partis laissant
derrière eux des blessés, Mme Friant en recueille deux et les
cache pour les soustraire aux rigueurs de la guerre et les
rendre ensuite à la France. Elle sait qu'il y va de sa vie. Les
Prussiens ont montré qu'ils fusillaient même les femmes.
Elle n'hésite pas. Elle ne tremble pas. Les armées allemandes
arrivent à leur tour, gagnant le coeur de la France, car
Saint-Georges est sur la route impériale de Strasbourg à Paris.
Elles enlèvent tout: blé avoine, foin, bétail, vivres de toute
nature. Ce qu'elles ne peuvent emporter, elles le saccagent. Le
matériel agricole de la ferme de Saint-Georges est détruit, les
voitures sont réquisitionnées.
Jusqu'à son fils aîné, Mme Friant se voit tout enlever. Il faut,
sous peine de mort, que cet enfant entre dans la colonne des
transports allemands et conduise son propre attelage. Le
malheureux jeune homme, pendant trois semaines, accomplit cette
douloureuse besogne, sous le fusil des Allemands implacables.
Il parvient cependant, une nuit, à tromper la surveillance de
nos vainqueurs. Il se jette dans la Moselle avec ses chevaux au
risque d'être fusillé pur les Prussiens ou entraîné parle
courant, et parvient après mille dangers à regagner son village
natal.
Pendant ce temps, sa mère désolée continuait à soigner ses
blessés français. Elle avait le bonheur de les rendre à la
santé, et après les avoir vêtus d'habillements neufs pour les
préserver du froid, elle chargeait ce fils si courageux de les
conduire jusque dans les Vosges, d'où ils regagnèrent seuls leur
foyer.
La guerre finie, Mme Friant s'en était allée à Sarrebourg
informer les autorités de son intention de rester française.
Elle faisait la même déclaration au nom des enfants dont elle
était la tutrice. En même temps, elle élisait domicile à
Amenoncourt, village voisin du sien, de Saint-Georges.
Après deux mois de séjour à Amenoncourt, Mme Friant revint à sa
ferme. Elle se croyait en règle vis-à-vis des traités, et
restait, en son âme et conscience, française comme devant. Après
les preuves de dévouement données à sa patrie pouvait-elle
croire qu'un jour viendrait où l'un de ses fils serait traité
par un préfet de la République en ennemi de la sûreté de l'Etat,
et reconduit à la frontière entre deux gendarmes, comme espion
allemand, si ce fils s'obstinait à demeurer sur le sol de la
France ?
M. l'abbé Friant, après la guerre, alors âgé de 18 ans, était
entré au noviciat des prêtres de la Miséricorde. Il y
poursuivait paisiblement les études qui devaient le conduire au
sacerdoce, lorsque le novembre 1880, les crocheteurs de la
République forcèrent les portes de la résidence d'Arras et
dispersèrent par la force la petite communauté de la rue
d'Amiens.
La République chassait les honnêtes gens; elle rappelait, il est
vrai, à la même époque, les assassins et incendiaires de la
Commune.
M. l'abbé Friant touchait alors au terme de ses études, si nos
souvenirs sont exacts. Ordonné prêtre, il fut envoyé par Mgr
l'évêque d'Arras à Renty. Le jeune desservant se signala
aussitôt par son zèle pastoral. Ses paroissiens ont admiré son
intelligence et rendu hommage à son dévouement. Il restaura deux
églises sur le point de tomber en ruines, s'occupa des pauvres
et des orphelins, etc.
Mais il fut bientôt en butte aux délations des individus les
plus déconsidérés de sa paroisse. Deux personnes notables des
environs, l'une était, dit-on, le père d'un des candidats
malheureux aux élections dernières remuèrent ciel et terre pour
faire partir un prêtre sur la conduite duquel la calomnie
républicaine n'avait même pas osé élever un soupçon.
Ne pouvant trouver le prétexte à un déplacement, on chercha dans
l'acte d'option du prêtre et l'on trouva malheureusement un vice
de forme. M. l'abbé Friant, qui se croyait français et que tout
le monde regardait comme tel, fut, dès ce moment, traité en
Allemand par le préfet du Pas-de-Calais.
On ne pouvait laisser un Allemand à la tête d'une succursale. Le
desservant de Renty fut menacé d'expulsion, privé de son
traitement et enlevé à ses paroissiens. Comme ceux-ci étaient
très attachés à leur curé et détestaient l'instituteur impie
préposé par la République à l'instruction de leurs enfants, on
eut le cynisme de leur dire, - nous pourrions citer l'ami du
préfet, qui a tenu ce propos : - Faites partir votre curé, je
vous promets de faire sauter l'instituteur. On n'avait
probablement pas encore trouvé le vice-d'option. Après le départ
du desservant, l'instituteur fut déplacé.
Expulsé une première fois comme religieux, une seconde fois
comme desservant, M. l'abbé Friant s'attendait à l'être comme
Alsacien-Lorrain. C'était le comble de la persécution. L'arrêté
d'expulsion est venu, le 30 novembre, le surprendre à Cambrin,
où il remplissait les fonctions de vicaire.
Quelque délation nouvelle, bien venue du préfet du
Pas-de-Calais, quand elle vise un très honorable prêtre et qu
elle survient après une défaite électorale comme celle du 4
octobre, a été adressée à Arras.
L'auteur n'aura pas le triste courage d'avouer son action.
Cependant, si nous rapprochons l'expulsion de Renty de celle de
Cambrin, il est assez facile de soupçonner le délateur.
Nous constatons qu'aucun grief n'a été articulé contre M. l'abbé
Friant ; qu'il serait très difficile d'en alléguer aucun ; qu'on
lui refuse le droit de se défendre ; qu'on le renie comme
Français, lui qui avait tant de titres à se croire Français ;
qu'on lui jette à la tête comme un crime politique sa qualité
d'Alsacien-Lorrain ; qu'on le prive enfin de patrie. On sait
bien qu'il ne deviendra jamais Allemand, et par suite de l'exil,
il n'aura pas la ressource de se faire naturaliser en France,
puisqu'il faut un séjour qu'on ne lui permet pas de faire comme
aux étrangers.
La Croix - 12
décembre 1885
L'ABBÉ FRIANT
On se rappelle ce prêtre alsacien si français de coeur et de
naissance qu'on a expulsé en Belgique sous prétexte qu'il y
avait eu un vice de forme dans sa. naturalisation.
Mme Friant avait opté pour ses enfants mineurs, voici une pièce
de la mairie de Saint-Georges qui atteste le fait énergiquement.
Mairie DE SAINT-GEORGES
Nous. soussigné, François Georges, maire de la commune de
Saint-Georges, arrondissement de Sarrebourg, département de la
Lorraine (Alsace-Lorraine) certifions que feue Callais,
Marie-Thérèse, alors veuve du défunt Friant Louis, de son vivant
cultivateur en cette commune, a, le 12 septembre 1872. devant le
directeur de l'arrondissement opté pour la nationalité française
pour elle et ses deux fils, Louis, né le 29 janvier 1853, et
Ernest, né le 5 août 1855, et que cette vaillante femme si
française de coeur et de sang, a transféré son domicile au
Village d'Amenoncourt où elle est restée près de deux mois.
En foi de quoi nous avons délivré le présent certificat pour
servir que de droit
Saint-Georges, le 19 novembre 1885.
Le Maire, P. Georges.
Voilà un maire qui sera révoqué.
Quant aux expulseurs, ils eussent mieux fait de dire à ce bon
prêtre: « vous nous gênez, partez » que de chercher des vices de
forme après tant d'années. |