Parmi les nombreuses affaires
d'espionnage qui ont attiré l'attention nationale sur la
sécurité à la Gare d'Avricourt, on peut citer l'affaire Maurice
Deschamps en 1909. En voici les éléments :
Le Gaulois - 29
août 1909
Vol d'une mitrailleuse -
Châlons-sur-Marne - On a soustrait, au cours de la nuit
dernière, au 106e de ligne, une mitrailleuse. C'est à sept
heures du matin qu'on a trouvé la porte du bâtiment de
l'habillement du 106e ouverte, et qu'on a découvert la
disparition de cette mitrailleuse modèle 1908 qui était remisée
au deuxième étage, et qui était confiée à la garde d'un
lieutenant. Tous les soupçons se portent sur le caporal qui
était de service à l'habillement et est déserteur depuis huit
jours. Il était parti emportant les clés et avait dit, quelques
jours avant son départ : Si jamais je file, il y a un bon coup à
faire au 106e. Je ne le raterai pas. On suppose qu'il a pénétré
au 106e vers deux heures du matin pour emporter le tube de la
mitrailleuse en laissant le support. Des autos douteuses ont
stationné cette nuit dans ces parages. L'inculpé était surveillé
depuis longtemps par la Sûreté pour espionnage.
La croix - 3
septembre 1909
COMMENT DESCHAMPS A VOLÉ LA
MITRAILLEUSE
II demanda à des artilleurs de lui livrer le mécanisme d'un
canon
D'après les témoignages recueillis à Châlons-sur-Marne par les
inspecteurs de la brigade du commissaire Mottié, Deschamps
quitta la caserne Chanzy le 20 août, emportant un poignard dans
une gaine de velours rouge, serrée contre la lame par deux
bagues en cuivre. Il s'était fait fabriquer cette arme exprès
pour partir, dit-on, et pour se tuer s'il était découvert. En
mettant ses projets de trahison à exécution, Deschamps passa de
la cour de la caserne Chanzy dans celle du 25e d'artillerie, par
une porte de communication située près des cuisines du 2e
bataillon. Il se rendait dans un café voisin tenu par Mme T... où
il fréquentait assidument.
C'est là qu'il aurait échangé ses vêtements militaires pour des
vêtements civils, puis, avec la tenancière de l'établissement,
il dîna et consulta l'indicateur des chemins de fer. Le caporal
partit du petit café à 10 heures du soir et prit le train a- 11
h. 1/2 pour Paris. A Paris, il rejoignit son amie, Marcelle B.
qui avait quitté Châlons avant lui et lui demanda de l'argent
qu'elle lui remit. C'est avec ces nouvelles ressources que
Deschamps se rendit à Deutsch-Avricourt, où il resta
vingt-quatre heures.
C'est de Deutsch-Avricourt que Deschamps écrivit au brigadier
Varinot, de la 3e batterie, chargé de la presse régimentaire, et
aux canonniers Jacob et Fimbel. de la première batterie ; il
leur disait, dans un langage convenu, qu'il était « paré » et
que si l'on pouvait avoir le mécanisme du canon ce serait une
bonne affaire avec l'Allemagne.
Les trois artilleurs emprisonnés à la suite de la découverte de
ces lettres ont nié toute participation au vol de la
mitrailleuse et toute complicité avec Deschamps. Ils ont même
aidé les enquêteurs dans leurs investigations et ont paru si
sincères que ce soir, à 4 heures, on leur a rendu la liberté.
Ils ne sont plus consignés au quartier.
De Deutsch-Avricourt, Deschamps, qui parle assez bien
l'allemand, se rendit à Strasbourg où il dut négocier le vol de
la mitrailleuse nouveau modèle. Il revint alors le 27 au soir à
Châlons où, attendant l'heure propice, il se serait caché au
petit café tenu par Mme T... Vers 11 heures du soir, il serait
rentré a la caserne Chanzy par la grille Nord qui donne sur le
chemin qui mène aux docks d'artillerie. Il prit la mitrailleuse
qu'il dévissa de son support, la mit dans un sac et passa par la
porte de communication ayant accès au 25e d'artillerie, entre la
sellerie et le lavoir de ce régiment. Il traversa le quartier
sans être inquiété et sortit par la porte du fumier qui se
trouve derrière l'usine a gaz, où il n'y a aucune habitation et
où une automobile l'attendait. On a remarqué, en effet, les
traces de cette voiture dans le chemin où s'ouvre cette porte.
Une autre automobile stationnait sur l'esplanade Valmy, pour
donner le change. Quelques heures après, Deschamps était en
Allemagne avec la mitrailleuse. On a de fortes raisons de croire
qu'il y est encore.
La Croix - 30
novembre 1909
L'affaire de la mitrailleuse
Le Journal de Lunéville, à propos du passage à Igney-Avricourt
du caporal Deschamps, du 106e porteur de la mitrailleuse volée,
écrit :
Comment se fait-il qu'à la gare française d'Igney-Avricourt un
gendarme ne visita pas les wagons pour voir si, dans les
compartiments, ne se cache pas quelque malfaiteur dont ils ont
le signalement, des déserteurs ou des gens sujets à caution et
dont ils pourraient exiger les papiers. A Avricourt-Allemand on
procède à cette formalité et minutieusement.
Au fait, après tout, à quoi cela servirait-il de chercher à
signaler à notre poste-frontière si important d'Avricourt le
passage d'un criminel, d'un voleur ou d'un traître, de demander
son arrestation ?
Qui le croirait ? Les bureaux du commissaire spécial d'Avricourt,
qui compte en plus deux commissaires adjoints, n'ont même pas le
téléphone ?
Notre confrère ajoute
Que fait Deschamps?
Si les renseignements sont précis, si de nouvelles mesures n'ont
pas été prises contre le déserteur de Châlons, il a été autorisé
à résider à Strasbourg, où il est entré dans ce service
d'espionnage frontière que dirige l'ancien chef de police
français Schwartz, acheté aussi par le grand état-major, avec,
comme second. le fameux Léopoldus, lequel n'est autre que le
major von Rock du 8e bavarois.
C'est une triste recrue, mais excellente pour eux, qu'ils ont
faits là. Intelligent, débrouillard, instruit, Deschamps est un
intermédiaire tout désigné entre les acheteurs allemands de
secrets et de pièces confidentielles et les mauvais Français
comme Parisot, comme Duflet, comme Troussier et tant d'autres
qu'on n'ose pas avouer.
Le Gaulois - 18
avril 1910
Le vol de la mitrailleuse
Arrestation de Deschamps
Capture sensationnelle
Le caporal a été découvert à Paris, où il se trouvait depuis
huit jours, venant de Strasbourg - Il nie le crime qui lui est
imputé.
Armand Villette
Un caporal du 106e régiment
d'infanterie - le caporal Deschamps - en garnison à
Chalons-sur-Marne, caserne Chanzy, s'est enfui après avoir volé
les parties essentielles d'une mitrailleuse !
Cette très grave nouvelle, connue à Paris le 28 août dernier,
produisit une émotion d'autant plus vive qu'à cette même époque
plusieurs cas d'espionnage assez importants venaient d'être
découverts dans nos garnisons de l'Est.
Lorsque, à Châlons-sur-Marne, ce vol stupéfiant fut constaté,
tous les soupçons se portèrent immédiatement sur Deschamps,
lequel, huit jours auparavant, occupait au 106e le poste de
caporal détaché à l'habillement.
En effet, Deschamps avait emporté les clefs et, peu avant sa
fuite, le misérable avait confié à un de ses camarades :
- Si jamais je file, il y a un bon coup à faire ici. Je te prie
de croire que je ne le raterai pas.
Deschamps ne devait pas tarder à faire le « bon coup » en
question. Il parvint à gagner la frontière, porteur des pièces
volées, et malgré toutes les recherches le misérable ne fut pas
retrouvé. Il s'est t'ait arrêter hier, à Paris, dans les
circonstances suivantes :
On savait depuis quelques jours que Deschamps était rentré en
France et qu'il habitait Paris. Les agents de la Sûreté
parisienne surveillaient étroitement deux de ses camarades du
106e et notamment un nommé Jacob, ouvrier armurier, qui fut un
instant soupçonné d'avoir fabriqué les fausses clefs ouvrant les
locaux affectés aux mitrailleuses. Or, a plusieurs reprises, on
avait aperçu, en compagnie de Jacob, un jeune homme dont le
signalement répondait à celui de Deschamps. On fila cet individu
et les agents ne tardèrent pas à apprendre qu'il était descendu
dans un hôtel meublé du boulevard Malesherbes.
Hier matin, muni d'un mandat d'amener, un des inspecteurs de M.
Hamard, qui pistait Deschamps, l'aborda place de la Bastille, au
moment où il s'entretenait avec un ami. L'ex-caporal protesta
tout d'abord, mais lorsque l'inspecteur lui eut montré sa
photographie, il tenta de résister, puis de fuir ; bientôt
maîtrisé, il reconnut sa véritable identité.
Quelques instants plus tard, le déserteur voleur de
mitrailleuses, était amené dans les bureaux du quai des Orfèvres
et mis en présence de M. Hamard, qui lui fit subir un long
interrogatoire d'identité.
Lors de l'enquête primitive, qui va être naturellement reprise
dès le début, on avait cru relever que Deschamps s'était
introduit dans la caserne vers deux heures du matin, qu'il était
monté au deuxième étage et qu'il s'était emparé des pièces de la
mitrailleuse qu'il convoitait. A cette heure-là plusieurs
personnes avaient remarqué que des automobiles stationnaient aux
abords de la caserne.
On sait que tous nos régiments d'infanterie et de cavalerie
doivent être dotés de mitrailleuses. Plusieurs d'entre eux,
notamment ceux qui appartiennent aux corps d'armée stationnés
sur les frontières, en ont été déjà pourvus et ces mitrailleuses
ont figuré aux grandes manoeuvres des trois dernières années.
Ce sont les pièces principales de cet engin fabriqué par la
manufacture de Saint-Etienne que Deschamps vola.
La mitrailleuse en question était remisée au deuxième étage :
elle était confiée à la garde d'in lieutenant. On s'aperçut du
vol en constatant, le matin du 28 août dernier, que la porte du
bâtiment de l'habillement, qui devait être naturellement fermée,
était, au contraire, grande ouverte.
Le conseil des ministres fut saisi de cette grave affaire par le
général Brun, ministre de la guerre, qui déclara à ses collègues
que les pièces volées par Deschamps étaient le tube et la
culasse d'une mitrailleuse nouveau modèle. Le ministre fit
remarquer que cette mitrailleuse est d'un système très voisin du
système Maxim, qui est dans le commerce. Il ajouta que les
avantages de l'arme nouvelle ne pourraient être mis en évidence
que par des expériences longues et minutieuses qui, pour être
menées à bonne fin, exigent que l'on dispose d'un certain nombre
de ces mitrailleuses.
Pour rassurer l'opinion publique justement alarmée, le général
Brun dit encore :
- La possession d'un exemplaire unique ne permettrait donc de
détenir aucune indication de quelque importance sur la valeur de
l'arme adoptée dans notre armée.
Il est évident que la mitrailleuse modèle de Saint-Etienne
ressemble à la mitrailleuse Maxim, mais elle a pour
caractéristique un système de réfrigérant nouveau. Or le défaut
essentiel des mitrailleuses étant leur échauffement rapide, la
valeur du réfrigérant est de première importance.
Ce réfrigérant est fixé au tube de la mitrailleuse et c'est ce
tube que Deschamps emporta.
L'enquête et les recherches entreprises par les autorités
civiles et militaires se poursuivirent vainement. Elles
n'aboutirent qu'à l'arrestation d'un soldat, un instant
soupçonné et presque immédiatement remis en liberté, et à
l'arrestation d'une petite chanteuse de café-concert, Mlle
Marcelle Brunette, pensionnaire du casino de Toul amie de
Deschamps, appréhendée par la Sûreté générale sous la double
inculpation d'excitation de militaire à la désertion et de recel
de déserteur. C'est, en effet, chez cette jeune chanteuse
qu'après avoir quitté Châlons, Deschamps s'était rendu tout
d'abord.
Mlle Marcelle Brunette, de son vrai nom Marguerite Belpoix, fut
incarcérée à la prison de Toul. Peu après son arrestation, la
Sûreté générale intercepta et saisit une lettre que Deschamps
lui adressait. Dans cette lettre, datée de Strasbourg, le
misérable disait qu'il était installé dans cette ville ; il
annonçait à son amie qu'il se proposait de lui envoyer
prochainement des fonds pour qu'elle pût aller le rejoindre.
On n'eut pas d'autres nouvelles de Deschamps et finalement
l'inculpée fut remise en liberté en même temps que plusieurs
autres individus soupçonnés de complicité, mais contre lesquels
il fut impossible de relever une inculpation probante.
A défaut de Deschamps, on s'inquiéta un peu tardivement de son
passé. Né près de Meaux, en Seine-et-Marne, il eut une jeunesse
très mouvementée et non exempte de faits plus ou moins fâcheux.
Exerçant par intermittence le métier de dessinateur il se fit
embaucher à Bourges, où il aimait à fréquenter les artilleurs -
sans aucun doute dans un but d'espionnage déjà caractérisé. -
Entre temps, il fit un séjour dans une maison de correction et
vint s'installer à Paris.
En 1907, Deschamps s'engagea ; il fut incorporé au 106e
d'infanterie à Châlons-sur-Marne. Sa conduite ne fut pas
exemplaire ; toutefois, comme il rachetait ces écarts par une
bonne intelligence, il obtint les galons rouges.
Lorsqu'il fut question du départ du 106e aux Manoeuvres du camp
de Châlons le caporal dit à plusieurs reprises à ses camarades :
- Les manoeuvres ? La barbe ! Elles s'exécuteront sans moi !
- Comment t'y prendras-tu pour « y couper ? »
- C'est mon affaire, mais je répète que l'on ne m'y verra pas !
Effectivement, l'avant-veille du départ du régiment, Deschamps
disparut.
On apprit plus tard que le matin même de sa disparition, il
s'était rendu au bureau de poste, où il avait touché un mandat
assez important. De retour de la poste, il revint à la caserne, il enleva son bourgeron et son pantalon de treillis et revêtit
un costume civil, qui lui permit de sortir de nouveau sans
encombre par l'une des deux portes grillées de la caserne
Chanzy, qu'aucun factionnaire ne gardait.
Sa première viite fut pour un marchand de vin de ses amis. De là
il rejoignit son amie, Mlle Belpoix, et, finalement, il reprit
le train à destination de Strasbourg.
La désertion de Deschamps avait eu lieu le 20 août ; le vol des
pièces de la mitrailleuses fut découvert le 28 du même mois. On
s'est toujours demandé - et l'on se demande encore - si le vol a
précédé la désertion, et dans ce cas on peut s'étonner qu'il
n'ait été constaté que huit jours après - ou bien si Deschamps a
eu l'audace de revenir à la caserne Chanzy dans la nuit du 27 au
28 août pour y commettre son crime.
Deschamps était de retour à Paris depuis le 9 avril. Il arriva
par la gare de l'Est, disant venir de Vienne. Il dut
vraisemblablement chercher pendant quelques heures le domicile
qu'il allait habiter durant son séjour dans la capitale, et,
pour parer à toute éventualité et pouvoir s'esquiver à la
première alerte, il dirigea ses recherches dans les environs
d'une gare.
C'est vraisemblablement pour ce motif qu'il arriva dans la
soirée du 9 avril à l'hôtel du Puy-de-Dôme, situé à l'angle des
rues de Chalon et des Charbonniers, en face de la gare de Lyon.
Le gérant de cet hôtel, qui tient en même temps un débit de vin,
lui fit visiter plusieurs chambres, et Deschamps finit par en
arrêter une dont les fenêtres prennent jour sur la rue de
Chalon, pour un prix de quatre francs.
Sur les registres de la police, Deschamps s'inscrivit au nom de
Jean Bonnet, exerçant la profession de représentant d'articles
pour aviation, et à l'appui de ses dires, il exhiba une carte de
visite libellée ainsi : « Jean Bonnet, ingénieur-aviateur ».
Pendant les huit jours qu'il passa à l'hôtel du Puy-de-Dôme,
Deschamps ne reçut qu'une carte-lettre. Il s'en montra fort
désappointé, car il disait attendre des fonds de son patron qui
lui permettraient de s'acquitter de la somme qu'il devait.
Le faux Bonnet passait le plus clair de son temps en compagnie
de femmes qui devaient lui fournir des subsides et il semble
probable que c'est à bout de ressources qu'il sera revenu à
Paris pour s'en procurer.
Il devait entretenir des relations suivies avec une de ses amies
habitant le quartier de Ternes, car sa présence y fut plusieurs
fois relevée et on remarqua qu'une jeune femme l'accompagnait.
Deschamps, qui est de taille moyenne, assez élancé, blond, a été
amené hier, à trois heures de l'après-midi, dans les bureaux de
la Sureté générale. Mis en présence de M. Sébille, commissaire
principal, qui lui a fait part immédiatement de l'inculpation
relevée contre lui, il s'est écrié :
- C'est faux ! Déserteur, oui ! Voleur, traître et espion, non !
Je proteste énergiquement.
Pendant une heure, il a fait à M. Sébille le récit de ses
pérégrinations depuis son départ de Châlons : il avait travaillé
comme mécanicien successivement à Zurich, à Cologne, et
finalement, à Francfort, d'où il venait losqu'il arriva à Paris.
En attendant son départ pour Châlons-sur-Marne, qui devait avoir
lieu à neuf heures vingt du soir, l'ex-caporal est resté dans
les bureaux de la Sûreté générale étroitement surveillé. Un
repas, qu'il mangea de fort bel appétit, lui fut servi à six
heures.
Nous avons demandé à M. Sébille ce qu'il pense du cas de
Deschamps.
- Je reviens, nous dit-il, d'opérer une minutieuses perquisition
dans la chambre qu'il occupait à l'hôtel du Puy-de-Dôme ; la
correspondance déjà ancienne que j'y ai trouvée semble indiquer
que Deschamps est un personnage bien peu intéressant ; il
prétend que depuis son départ de Châlons, il a vécu de son
travail, je crois tout au contraire que ses seules ressources
étaient l'argent qu'il recevait des femmes. C'est pour retrouver
une amie qu'il est venu se faire prendre. A bout de ressources
et ayant appris que cette femme s'était réfugiée à paris, il se
mit à sa poursuite, espérant la décider à repasser avec lui la
frontière. Pour toute fortune, il possédait cinquante centime au
moment de son arrestation.
Armand Vilette.
La Croix - 22
avril 1910
LE VOL DE LA MITRAILLEUSE
Manouby accuse Jacob
Jacob accuse Manouby
Tous deux accablent Deschamps
Un ancien artilleur, Jacob, camarade du caporal Deschamps, a
fait d'intéressantes révélations sur le vol de la mitrailleuse.
- Aux fêtes de Pâques de l'an dernier, mon camarade de chambrée
Manouby - c'est lui que je désignais, hier. dans ma
conversation - s'était rendu dans sa famille, à Levallois.
Quand il fut de retour, il me dit « Tu connais Deschamps mieux
que moi. Ses besoins d'argent, tu les connais aussi. Voudrais-tu
te charger de lui dire que j'ai quelque chose de très
intéressant à lui proposer ? »
Le lendemain, nous nous retrouvions, tous les trois, au
rendez-vous indiqué. Sans préambule, Manouby dit à mon camarade
« Si tu y consens, il y a de l'argent à gagner. J'ai fait
connaissance, à Paris, pendant ces quelques jours de permission,
d'un officier allemand, M. Lefork. Comme il se trouve en
disgrâce et qu'il voudrait bien rentrer dans les faveurs du
prince de Bülow, il serait désireux de nous faire participer à
une combinaison.
- De quoi s'agit-il ? demanda. Deschamps, vivement intéressé.
- De lui fournir le débouchoir de la mitrailleuse du 106e. »
Le caporal n'eut pas une minute d'hésitation. La vie, assez
large, qu'il menait demandait beaucoup d'argent. Il avait des
amies exigeantes. Ses ressources s'épuisaient. L'accord fut donc
conclu sur-le-champ. Il s'agissait d'écrire à M. Lefork, 4,
avenue de Villiers, pour établir les conditions de cette
négociation.
Manouby dicta donc à Deschamps la lettre suivante
« Monsieur,
» Votre canon de 60 a besoin, pour être parfait, de notre
débouchoir de 75. Je suis à votre disposition pour vous le
fournir.
» Signé M. O. D., n° 18 000. »
Poste restante. Châlons.
- Pourquoi ces initiales ? demandai-je.
- Pas si bête, repliqua Deschamps. Si je suis pris, vous le
serez tous deux avec moi, puisque les initiales de vos noms
figurent dans cette signature : M., Manouby ; O., Oscar Jacob,
et D., Deschamps.
La lettre fut jetée à la poste. Elle revint, peu après, à
Manouby, dont le nom était inscrit, au verso de l'enveloppe,
pour parer à un retour. Une deuxième, puis une troisième missive
subirent le même sort. Deschamps s'impatientait. Un beau jour il
se fâcha. « Manouby nous monte le coup ! » s'écria-t-il.
Se croyant mystifié, le traître entra dans une violente colère.
Il bondit sur Manouby et le rossa d'importance, à tel point que
celui-ci s'en tira avec une dent brisée à à la machoire
supérieure.
Il résolut, dès tors, de régler cette affaire sans
intermédiaire. Il s'adressa au prince de Bülow. Quelques jours
après, il recevait le billet que Voici
« Cher ami,
« Merci dem'avoir donné de vos nouvelles. L'affaire marche bien.
Venez à Strasbourg au café du Commerce, ou écrivez.
« Signé M.O.D., n° 18 000.3
L'affaire ne « marchait » pas si bien que cela. Deschamps. de
plus en plus pressé, expédiait lettre sur lettre, courait à
Paris, à l'ambassade d'Allemagne, cherchait, par tous les moyens
à réussir.
Il se rendit finalement à Strasbourg, où il était attendu dans
le petit café en question. C'était un vendredi. En se mettant au
lit, Deschamps :
« Dimanche, je ne serai plus là. »
Vous savez le reste. Jusqu'au dernier moment. Jusqu'au départ du
train qui devait l'emporter en Allemagne, en compagnie de
Marcelle Brunette, j'ai essayé de le détourner de ce funeste
projet. Rien ne vint ébranler sa détermination.
Il revint à Châlons et déroba le débouchoir de la mitrailleuse.
Je n'ai été pour rien dans cette triste affaire. Mon innocence a
été proclamée. La meilleure preuve en est que je puis vous
parler librement, ici, aujourd'hui.
Il n'en est pas de même de Manouby Son rôle fût des plus
suspects. S'il n'a pas agi lui-même, il a été le cerveau qui a
commandé, à tel point que le capitaine rapporteur Bayer lui a
déclaré, devant moi, avant de lui accorder sa libération :
« Vous avez de la chance que l'arsenal de nos lois ne nous
permette pas de vous garder. Sans quoi, vous en auriez pour cinq
ans. »
Mis au courant des accusations de l'ancien artilleur Jacob,
l'autre ancien artilleur, Manouby, s'est ainsi expliqué
- Il est exact que j'ai fait connaissance, à Paris, d'un M.
Lefork. C'était le dimanche de Pâques. J'attendais le tramway,
avenue de Villiers. Un homme d'une quarantaine d'années, décoré,
s'approcha de moi et lia conversation. Il me demanda des
nouvelles du 26e, parla de Châlons et, à brûle-pourpoint, en me
donnant ses nom et adresse, me proposa de lui vendre le
débouchoir de la mitrailleuse.
J'ai pris cette proposition à la blague. Quinze jours après,
comme l'étais encore en permission, le même individu m'aborda, à
la même place, et me tint un langage identique.
En regagnant la chambrée, j'ai parlé, toute haut, de cette
aventure à mes camarades, Jacob était là. Il a saisi la phrase
au vol.
C'est lui qui a écrit à M. Lefork en signant ses lettres de mon
nom. C'est lui qui a poussé Deschamps à venir à l'ambassade
d'Allemagne, c'est lui qui l'a engagé passer la frontière avec
le produit de son vol, et c'est encore lui qui accabla ensuite
le traître.
Deschamps en sait quelque chose : l'autre jour, après m'avoir
fait la confession de son crime, il a ajouté « Si je suis pris,
je ne « trinquerai » pas seul ».
Je ne puis encore tout vous révéler aujourd'hui. Mais on saura
bientôt, j'espère, qui fabriqua les fausses clés à l'aide
desquelles le traître pénétra dans le magasin où se trouvait la
mitrailleuse : on saura également que Deschamps ne bénéficia pas
seul des 50 000 francs de l'Allemagne. On saura tout et, comme
vous le disait, hier, Jacob, il pourrait se produire des
surprises.
La bonne camaraderie a failli me perdre. Fort heureusement. je
n'ai pas eu de peine à démontrer mon innocence, et pour dissiper
tout soupçon, c'est moi qui ai livré Deschamps à la justice.
Est-ce là l'acte d'un complice ?
Deschamps est allé deux fois à Strasbourg
Il semble établi que le traître Deschamps fit au moins deux
voyages à Strasbourg.
Quelques jours avant la livraison de la mitrailleuse aux
autorités allemandes, un portefaix de la gare vit un gendarme
allemand payer son billet de retour à un individu qu'il reconnut
plus tard dans les portraits de Deschamps publiés par les
journaux. Presque aussitôt, le voyageur reprenait le train pour
Avricourt.
Deux ou trois jours après, Deschamps était vu de nouveau à
Strasbourg, cette fois, avec la mitrailleuse. Il fut arrêté par
un employé de la douane ; il lui déclara qu'il portait une
mitrailleuse destinée au 15e corps allemand. Après avoir insulté
un de ses supérieurs, l'employé laissa passer le singulier
voyageur.
On remarqua alors que celui-ci était chaussé de brodequins
militaires et qu'il paraissait connaître parfaitement la gare de
Strasbourg.
Il se dirigea ensuite sans hésitation vers le bureau spécial de
police.
Enfin, dans un établissement public situé non loin des bureaux
du 15e corps, le personnel a raconté qu'un sergent pensionnaire
de cet établissement et qui remplit les fonctions de secrétaire
à l'état-major allemand avait vu la mitrailleuse au mois de
septembre.
- Elle a été expédiée à Berlin peu de temps après, a ajouté ce
sous-officier elle a servi pour des perfectionnements. C'est par
l'utilisation de ses avantages que la mitrailleuse allemande est
maintenant capable de tirer 182 coups à la minute.
Au Parquet de Châlons, l'arrestation d'un complice de Deschamps
a été démentie.
Le choix du défenseur du caporal n'est pas encore fixé ; Me
Henri Robert a déclaré qu'au cas où son concours serait
sollicité, il refuserait de défendre Deschamps.
L'Ouest-Eclair -
16 février 1912
LE TRAITRE DESCHAMPS EN
CONSEIL DE GUERRE
POUR DESERTION IL RECUEILLE CINQ ANS DE TRAVAUX PUBLICS
Châlons -sur-Marne, 15 février.
On se rappelle que le caporal Maurice Deschamps, du 106e
d'infanterie, était déjà déclaré déserteur lorsque dans la nuit
du 27 au 38 août il rentra à la caserne de son régiment.
C'est à ce moment qu'il vola la mitrailleuse qu'il alla vendre
ensuite à l'Allemagne pour la somme dérisoire de 1.250 francs.
La Cour d'assises l'a condamné le 17 novembre 1911 à 20 ans de
travaux forcés pour le vol de la mitrailleuse.
Deschamps comparait aujourd'hui devant le Conseil da guerre sous
l'inculpation de désertion à l'étranger en temps de paix. Après
une courte délibération, le Conseil de guerre a condamné
Deschamp pour désertion à l'étranger à la peine de 5 ans de
travaux publics qui se confondra avec celle de 20 ans de travaux
forcés. |