Protection des vestiges de la
grande guerre
Le rapport présenté par le député de
l'Ain, Georges André-Fribourg (1887-1948), à la chambre
des députés (JOCD 7 décembre 1921, p. 319-326) a été
réimprimé dans La Voix du Combattant du 19 mars 1922.
Voir en exemple Notes sur « l'Hôpital
de Domjevin ».
La Voix du
Combattant - 19 mars 1922
Vestiges et
souvenirs de guerre
Une loi prochaine va assurer leur protection et leur
conservation
Un certain nombre
d'incidents pénibles ont prouvé récemment qu'il était
grand temps de prendre les précautions nécessaires à la
sauvegarde des souvenirs et vestiges de guerre. De
véritables bandes de pillards exploitent
systématiquement les champs de bataille. Par suite du
défaut de surveillance, elles ramassent les matériaux
abandonnés, câbles télégraphiques ou téléphoniques,
douilles d'obus, tôles ondulées, charpentes, vieux
affûts de canons, fils de fer barbelés. Elles en
chargent des camions automobiles, ramènent à Paris leur
butin et le vendent à des fondeurs ou brocanteurs.
Si les uns volent, les autres profanent.
On n'a pas oublié l'odieux spectacle, il n'y a pas très
longtemps, de visiteurs osant danser au sommet de
l'Hartmannswillerkopf.
Un des lieux les plus célèbres du front est la tranchée
des baïonnettes, qui se trouve entre l'ossuaire de
Douaumont et l'emplacement de la ferme de Thiaumont. Les
11, 12 et 13 juin 1916, les débris de deux bataillons du
137e d'infanterie se trouvaient là, non pas en tranchée,
mais dans une série de trous d'obus plus ou moins
espacés, où ils se tenaient par groupes de deux, trois
ou quatre hommes. Pris entre deux tirs de barrage
français et allemand, ils furent tués les uns après les
autres, s'abattirent contre les parois des excavations,
et les explosion d'obus les recouvrirent peu à peu de
terre.
Quand les troupes françaises purent arriver jusqu'à
l'emplacement qu'occupaient les deux bataillons du 137e,
elles aperçurent les baïonnettes des tués qui sortaient
seules de la terre bouleversée. C'est là l'origine de ce
qu'on appela la tranchée des baïonnettes, où dorment 57
cadavres, derniers débris de deux bataillons.
La vision de ces morts ensevelis debout, leurs armes
droites, était si saisissante dans sa grandeur simple,
qu'un Américain, M. George F. Rand, qui visitait Verdun
peu de jours après l'armistice, offrit cinq cent mille
francs pour que le terrain fût acheté et qu'on y bâtit
un monument qui préservât ce sol sacré. Lui-même se
tuait en avion quelques heures plus tard. Puis des
visiteurs vinrent qui, peu à peu, une à une prirent les
baïonnettes.
J'ai tenu à rappeler ces pénibles souvenirs pour montrer
à quels sacrilèges inconscients peut se livrer le
touriste, mais aussi combien dans certaines âmes, même
étrangères, et qui par conséquent pouvaient être moins
touchées de l'horreur du drame que nous avons vécu et de
la splendeur de certains sacrifices, combien dans ces
âmes la vue de nos champs de bataille parle haut et
clair.
Quand le Président de la République est venu inaugurer
le monument élevé grâce à M. George F. Rand, citoyen
américain, les baïonnettes volées avaient été
remplacées, mais l'exemple est frappant, la leçon est
lourde et il ne faut pas qu'elle se renouvelle.
C'est en 1917 que fut institué, pour la première fois,
auprès de l'administration des Beaux-Arts, une «
Commission des vestiges et souvenirs de guerre »,
composée de représentants des ministères de la Guerre
des Beaux-Arts, des Travaux publics et des Régions
libérées pour examiner les conditions de classement et
de conservation des vestiges de guerre.
Cette Commission fit procéder en juin 1917 par deux
délégués (l'un représentant la Guerre, l'autre les
Beaux-Arts), à une première reconnaissance des
organisations situées, dans la région de l'Oise et de la
Somme, qui venait d'être libérée. En septembre, les
mêmes délégués effectuèrent une seconde mission aux
armées et explorèrent toute la région entre Arras et
Péronne, c'est-à-dire les champs de bataille d'Arras et
de la Somme (1916 et printemps 1917).
Les rapports présentés par les délégués, à la suite de
leurs reconnaissances, furent examinés par la
Commission. Celle-ci estima que beaucoup de vestiges et
notamment la plupart des organisations d'ensemble ne
pouvaient, malgré leur intérêt où point de vue éducatif
et historique, être conservés.
« Ce serait, en effet - concluait-elle - empêcher la
reconstruction des villages et des grandes fermes sur
leur emplacement primitif ; ce serait priver
l'agriculture de vastes terrains fertiles. En outre,
l'acquisition de ces villages ou terrains coûterait très
cher, et l'entretien en état des organisations
existantes grèverait lourdement le budget annuel des
monuments historiques, la plupart de ces organisations
étant constituées par des matériaux périssables. »
En conséquence, la Commission décida - en dehors des
vestiges isolés faciles à conserver sans frais et sans
inconvénients pour la reprise de la vie économique - de
ne proposer le classement que d'un petit nombre
d'organisations d'ensemble particulièrement typiques et,
pour les autres, d'en perpétuer le souvenir simplement
par une documentation graphique et photographique aussi
complète que possible.
L'administration des Beaux-Arts entreprit aussitôt de
réunir cette documentation. A l'heure actuelle, une
centaine de dessins environ ont été exécutés par M.
Ventre, architecte en chef des monuments historiées, et
constituent, aux archives des monuments historiques, une
série unique sur l'histoire de la guerre, les lieux
célèbres de combats, les monuments détruits et les
dévastations commises.
En 1918, le service de protection des monuments et
oeuvres d'art de la zone des armées fut chargé de la
reconnaissance sur place et de la protection des
vestiges et souvenirs de guerre, la Commission
interministérielle des vestiges de guerre continuant à
procéder aux classements provisoires. A la même époque,
des crédits furent prévus au budget des Beaux-Arts pour
la conservation des vestiges de guerre.
Afin de compléter les listes des vestiges en instance de
classement, le service des Monuments historiques
adressa, en septembre 1919, à tous les architectes des
départements libérés, une circulaire les invitant à
rechercher et à signaler d'urgence à l'administration,
tous les souvenirs non encore portés sur les listes
qu'il y aurait intérêt à classer. Copie de cette
circulaire fut communiquée au ministre des Régions
libérées et aux préfets intéressés, avec prière de
collaborer dans la mesure de leurs moyens à cette
recherche.
Enfin, dans sa séance du 4 octobre 1919, la Commission
interministérielle des vestiges de guerre examina les
mesures à prendre pour assurer la sauvegarde des
monuments et objets en instance de classement et décida
qu'il y avait lieu de confier jusqu'à nouvel ordre, au
préfet de chaque département, assisté des architectes
des régions libérées et des monuments historiques, la
mission de protéger ces monuments. Elle rédigea à ce
sujet une instruction précise, à la suite de laquelle
les préfets intéressés proposèrent diverses mesures de
protection provisoire. Ils indiquèrent, en même temps,
de nouveaux souvenirs dont le classement leur paraissait
opportun. Leurs propositions furent adoptées.
La Commission décida, en outre, qu'une notice avec
photographies, indiquant l'historique et les
caractéristiques de chaque vestige classé, serait
publiée par l'administration des Beaux-Arts, avec la
collaboration de la section historique de l'armée. Cette
section a déjà envoyé les renseignements demandés sur un
certain nombre de lieux de combat.
D'autre part, l'administration des Beaux-Arts et la
commission des vestiges de guerre se préoccupèrent de la
rédaction d'un projet de loi en vue d'assurer aux
vestiges de guerre une protection efficace et durable.
C'est le projet de loi qui va être soumis prochainement
à la Chambre.
Dans le courant du mois de novembre 1920, de nouvelles
instructions furent envoyées à chacun des préfets des
départements dévastés. Ils furent notamment invités à
faire procéder d'urgence à un relevé général de tous les
vestiges situés sur le territoire de leur département, à
leur repérage exact sur une carte et les canevas de tir
de l'armée, à l'exemple de ce qui avait été déjà fait
dans la Marne. Il leur fut également recommandé de faire
exécuter sans délai tous les travaux de protection
provisoire nécessaires à la conservation des vestiges.
Les préfets devaient, en outre, faire assurer le
gardiennage dans les meilleures conditions possibles,
notamment par secteurs, comme il a été prévu dans
l'Oise.
A cet égard, M. le ministre des Pensions donna son
adhésion de principe à la suggestion qui lui avait été
faite par l'Administration des Beaux-Arts de confier
cette surveillance, partout où la chose serait possible,
aux gardiens des cimetières militaires.
Enfin, pour permettre une étude sérieuse des
propositions de classement, on créa, à la Commission des
monuments historiques, par décret du 10 novembre 1920,
une quatrième section dite « des vestiges et souvenirs
de guerre », composée de représentants des ministères
intéressés et des personnalités les plus qualifiées.
Par la suite, la Commission fut saisie du projet de loi
que j'ai l'honneur de rapporter : elle est d'accord avec
le Gouvernement sur le principe même de ce projet :
application aux vestiges de guerre des prescriptions de
la loi du 31 décembre 1913, sur les monuments
historiques, sous réserve de certaines dispositions
complémentaires : « en raison de la nature spéciale des
souvenirs à conserver ».
Le projet de loi actuel indique quelles modifications
sont apportées aux dispositions de la loi du 31 décembre
1913.
PROJET DE LOI
Article premier. - Peuvent être classés comme monuments
historiques les immeubles-objets mobiliers et
généralement tous les vestiges et souvenirs dont la
conservation présente un intérêt national au point de
vue de l'histoire de la guerre.
Art. 2. - Les dispositions de la loi du 31 décembre 1913
sont applicables aux vestiges ou souvenirs de guerre
classés comme monuments historiques en tout ce qui n'est
pas contraire aux prescriptions de la présente loi.
Art. 3. - Le déclassement total ou partiel d'un immeuble
ou d'un objet mobilier classé en vertu de la présente
loi aura lieu dans les mêmes formes ou sous les mêmes
conditions que le classement soit
d'office, soit à la demande du propriétaire. Il est
notifié aux intéressés.
En cas de déclassement d'office d'un immeuble, le
propriétaire peut réclamer dans un délai de trois mois à
dater de la notification de la décision. II est statué
sur sa réclamation par un décret en Conseil d'Etat.
Art. 4 - Les immeubles et les chemins permettant d'y
accéder peuvent être également classés pour une durée
limitée. Les classements temporaires sont prononcés par
arrêté ou décret en Conseil d'Etat suivant qu'il y a ou
non consentement du propriétaire. L'arrêté ou le décret
prononçant le classement temporaire en détermine les
conditions ou la durée. L'application de la servitude
temporaire à un immeuble ou à un chemin d'accès
appartenant a un particulier ou à une collectivité
peut donner lieu au paiement d'une indemnité
représentative du préjudice causé.
A l'expiration de la durée fixée, les vestiges où
souvenirs sont déclassés de plein droit, sauf au
ministre des Beaux-Arts à provoquer leur maintien sur la
liste des monuments historiques, soit à titre définitif,
soit à, titre temporaire, dans les conditions prévues à
l'article 3 ou aux paragraphes précédents du présent
article.
Art. 5. - Lés départements et les communes, ont, comme
l'Etat, la faculté d'acquérir, conformément aux
dispositions de l'article 46, paragraphe 6 de la loi du
17 avril 1919 sur la réparation des dommages de guerre,
les immeubles classés ou en instance de classement.
Des subventions inscrites au budget des Beaux-Arts
pourront être allouées par le ministre aux départements
et communes qui se rendront propriétaires d'immeubles
classés ou en instance de classement.
Art. 6. - Il peut être déterminé autour des immeubles
classés un périmètre dans lequel aucune construction
neuve, aucune plantation nouvelle ne pourront être
établie sans autorisation du ministre des Beaux-Arts.
Cette interdiction, qui sera établie suivant qu'il y
aura consentement ou non du propriétaire, par arrêté du
ministre des Beaux-Arts, ou par décret, pourra donner
lieu au payement dans la forme prévue à l'article 5,
paragraphe 2, de la loi du 31 décembre 1913,
d'indemnités spéciales représentatives du préjudice
pouvant résulter pour les propriétaires de l'application
de cette servitude.
Art. 7. - Les prescriptions de la loi du 20 avril 1910
interdisant l'affichage sur les monuments historiques et
dans les sites ou sur les monuments de caractère
artistique sont applicables aux vestiges et souvenirs et
de guerre classés comme monuments historiques.
Art. 8. - Le classement des immeubles et objets
mobiliers peut entraîner pour leur propriétaire
l'obligation de les laisser visiter.
Le ministre des Beaux-Arts statue sur les conditions
générales de la visite peut être soumise à un droit,
d'entrée.
Lorsque les immeubles et objets mobiliers classés
appartiennent à un particulier, il peut être accordé au
propriétaire, outre l'indemnité prévue aux articles 3 et
5 pour l'application de la servitude de classement aux
immeubles, une indemnité proportionnée au préjudice
causé par la visite. Les contestations relatives à cette
indemnité sont jugées dans les conditions prévues à
l'article 5, paragraphe 2, de la loi du 31 décembre
1913.
Le ministre des Beaux-Arts peut concéder l'organisation
de la visite et la perception du droit d'entrée soit au
propriétaire ou locataire, soit au département où à la
commune sur le territoire duquel se trouve le souvenir
de guerre.
Art. 9. - Les recettes provenant du droit d'entrée sont
employées en premier lieu aux frais de gardiennage ou de
conservation.
S'il y a excédent de recettes sur les dépenses, celui-ci
est attribué pour moitié à la commune où se trouve le
souvenir de guerre, l'autre moitié sera versée à la
Caisse des monuments historiques pour être affectée à la
conservation des vestiges de guerre.
Art. 10. - Il est interdit à tout propriétaire,
locataire, usufruitier occupant ou détenteur des
vestiges ou souvenirs classés en vertu de la présente
loi :
1° De tirer profit de leur visite autrement que dans les
conditions fixées par le ministre des Beaux-Arts ;
2° De les signaler par des affiches ou écriteaux dont
l'apposition n'aura pas été autorisée.
Art. 11. - Toute infraction aux dispositions de
l'article 7 (interdiction de construire sans
autorisation) et du paragraphe premier de l'article II
(exploitation de la visite des souvenirs et vestiges
classés connue monuments historiques) sera punie d'une
amende de 100 à 10.000 fr.
Art. 12. - Toute infraction aux dispositions du
paragraphe 2 de l'article II (pose sans autorisation
d'affiches ou d'écriteaux) sera punie d'une amende.de 25
à 1.000 fr.
Art. 13. - Les infractions prévues aux deux articles
précédents sont constatées à la diligence du ministre
des Beaux-Arts. Elles pourront l'être par des
procès-verbaux dressés par les conservateurs ou les
gardiens des immeubles ou objets mobiliers classés,
dûment assermentés à cet effet.
Art. 14. - La Commission des monuments historiques,
complétée par une section spéciale constituée à cet
effet, sera consultée par le ministre des Beaux-Arts
pour toutes les décisions prises en vue de l'application
de la présente loi.
Art. 15. - Un règlement d'administration publique
déterminera les conditions d'application de la présente
loi.
L'article 15 prévoit que la Commission des monuments
historiques, complétée par une section spéciale
constituée à cet effet sera consultée par le ministre
des Beaux-Arts, pour toutes les décisions prises en vue
de l'application de la présente loi. Cet article peut
donner ce moyen d'agir vite.
Que la section spéciale qu'il prévoit soit rapidement
constituée. Quelle veuille, et c'est là l'essentiel,
jouer un rôle actif et non passif. Qu'au lieu d'attendre
les rapports qui lui seront envoyés on ne sait quand,
elle se rende elle-même dans les régions dévastées, et
décide des classements à prononcer, quitte à la
Commission des monuments historiques à ratifier ces
décisions si on le juge nécessaire. Il paraît
souhaitable que dans chacun des grands secteurs du front
opère une section spéciale de la Commission. Seule une
division du travail permettra de gagner du temps et
évitera de gêner la remise en valeur des parties de la
zone de guerre dont la conservation n'aura pas été
décidée.
Il importe d'ailleurs de se borner dans le choix des
souvenirs de guerre à classer, à quelques exemples
particulièrement typiques tels que ceux qui figurent
dans la liste suivante :
Pas-de-Calais. - Butte de Warlencourt ; Le Labyrinthe
(Neuville-Saint-Vaast).
Somme. -Ravin de Maurepas ; Château et Parc de Tilloloy
; Château de Thiepval.
Oise. - Le Plémon ; Plessier-de-Roye.
Aisne. - Cote 108 près Berry-au-Bac ; Cote 204 près
Château-Thierry ; Plateau de Laffaux ; Coucy-le-Château.
Marne. - Régions des monts de Champagne.
Meuse. - Tranchée de Calonne ; Butte de Vauquois ; Crête
des Eparges ; Plateau Saint-Anne près
Clermont-en-Argonne ; Région de Verdun (les forts) ;
Cumières et la Cote de l'Oie ; Le Mort-Homme ; Bois
d'Ailly ; Apremont (Village et forêt); Montfaucon.
Meurthe-et-Moselle. - Bois-le-Prêtre (Quart-en-Réserve)
; Bois-le-Prêtre (Fontaine et Maison du Père Hilarion) ;
Le Xon et le plateau de Vittonville ; Bois de Mont-Mare;
Bivouac des Fonds-de-Vaux près de Limey.
Vosges. - Montagne et roche d'Ormont ; Ouvrage du
Mont-Pelé (Foret de Senones)
Alsace. - Hartmannswillerkopf.
Quant aux innombrables vestiges qu'on trouve de la mer
du Nord à la Suisse, beaucoup doivent disparaître ; l'on
trouvera à la suite de mon rapport la liste par
arrondissement de ceux qui ont paru mériter de survivre
et sont en instance de classement.
André FRIBOURG,
Député de l'Ain. |