Après la guerre de 1870 et le
traité de Francfort, les établissements De Dietrich et Cie
se doivent d'investir sur le nouveau territoire français pour
conserver la clientèle des chemins de fer français. Pour cette
raison, les Barons Eugène de Dietrich et son beau-frère Edouard
de Turckheim (1829-1909 - marié à Amélie de Dietrich),
établissent à Lunéville en 1880 un atelier de constructions de
wagons ferroviaires. A partir de 1890, y sont employés deux fils
d'Edouard de Turckheim, Eugène (1865-1958) et Adrien
(1866-1948).
Adrien et son épouse, Marie-Hélène Grunelius (1870-1840), ne se
plaisent guère à Lunéville, et en 1896 optent, malgré la
distance, pour l'achat d'une coquète propriété à Blâmont : le
Clos Saint-Pierre. Ce sont
les difficultés d'approvisionnement en eau du Clos Saint Pierre,
résolues par l'acquisition d'un bélier hydraulique, qui vont être
à l'origine, la même année, de la rencontre entre Adrien de
Turckheim et les frères Bollée, fabricants au Mans, mais aussi
constructeurs d'automobiles. De là naitra la nouvelle activité de
l'usine de Lunéville, avec les légendaires automobiles «
Dietrich-Lorraine »
Adrien de Turckheim - Souvenirs de ma vie (1942) :
« Je me mis à nouveau à la recherche d'une jolie propriété.
On nous en indiqua une pas loin de Lunéville, sur la colline de
Faimbur entourée d'un joli bois et appartenant à un docteur.
Déjà nous faisions des projets, mais le docteur, d'abord hésitant
refusa de vendre. Nous avons visité ensuite une belle propriété
à Neuville-sur-Moselle appartenant à la famille Malglaive. Mais
c'était décidément trop loin de Lunéville, au-delà de Bayon avec
des moyens de communication impossibles.
Enfin, mon ami Franz Keller, avec qui je montais à cheval
souvent me dit qu'il y avait à Blâmont (Blanc-Mont) une
importante propriété avec une maison confortable, des écuries,
des potagers nouvellement construits, par Jacquot de Nancy qui
n'en voulait déjà plus et désirait vendre. J'en fis demander le
prix et j'allai la voir en avril 1896. Je fus enthousiasmé de la
vue des Vosges, des Lilas, d'un certain pommier sauvage couvert
de fleurs, qui est mort maintenant, ainsi que les bois
alentours. Cette propriété était située à 30 kilomètres de
Lunéville seulement, avec de fréquents trains pour Avricourt où,
grâce à la frontière proche, tous les grands express
s'arrêtaient. Le propriétaire m'en demanda 180.000 francs, prix
que lui avait coûté l'achat du terrain, du chalet et la
construction des immeubles. Avec les frais, cela me faisait
200.000 francs que nous n'hésitâmes pas à payer en trois termes
de 60.000 francs par an. Je me souviens encore de l'arrivée
d'Hélène par le train d'Avricourt-Biâmont-Cirey, et de sa joie
en voyant ces prés, ces bois, ces fleurs et la maison où nous
devions
être si parfaitement heureux.
Installés tant bien que mal, car à part les meubles de Lunéville
nous n'avions pas grand-chose, nous y avons passé tous les étés
jusqu'en 1899, époque à laquelle je vendis la maison de
Lunéville pour nous installer définitivement à Blâmont hiver
comme été. Nous avons vécu là de 1899 à 1903, date de notre
départ pour Paris, les plus heureuses années de ma vie...
Pendant mes premières années à l'usine de Lunéville, chargé
spécialement de la correspondance, des marchés et aussi des
bois, je m'y ennuyais consciencieusement. Tandis que mon frère
Eugène qui y était entré un an après moi, paraissait prendre
plus goût que moi à la fabrication des wagons. Aussi en 1895, je
commençai à me rendre compte que je n'étais guère fait pour ce
métier de rond de cuir.
Puis vinrent les années si passionnantes de la découverte des
mines d'or au Transvaal. Une hausse exagérée avait mis les
actions à des prix astronomiques et les banquiers eux-mêmes,
Mirabaud, Mallet et autres, s'y étaient jetés à corps perdu en
nous y entraînant. Bientôt ce beau rêve finit en crack où nous
laissâmes beaucoup de plumes. Dégoutés de cela et de l'usine,
nous eûmes alors Hélène et moi, le désir fou de partir à
l'étranger.
La nouvelle colonie de Madagascar nous attirait spécialement.
Nous lisions des quantités de livres sur les cultures à faire
là-bas, et de jour en jour notre désir grandissait, quand un
événement d'où devait dépendre toute ma vie, surgit: la
naissance de l'industrie automobile qui aussitôt me passionna:
belles années de lutte qui comptent parmi les meilleures de mon
existence.
Ce fut un hasard qui m'y plongea. La propriété de Blâmont
manquant d'eau sur son pic à partir de juin, j'étais obligé
d'envoyer tous les jours des chevaux pour en chercher aux
fontaines de Blâmont ;ça ne pouvait durer, non seulement à cause
du ménage, mais aussi des fleurs et des légumes à arroser. Les
petits moteurs électriques n'existaient pas encore à cette
époque, je m'adressai à la Maison Bollée du Mans qui faisait des
béliers hydrauliques. J'achetai très cher, 30.000 francs, une
source à M. Baumgarten, brasseur à Blâmont et je fis étudier le
moyen de monter l'eau au-dessus de la maison d'habitation.
Il y avait 46 mètres de hauteur sur une longueur de 1.100 mètres
de tuyaux de fonte de 60 mm intérieur. On peut imaginer le
travail et le prix que cela nous a coûté, mais cela augmenta la
valeur de la propriété, et le système marche encore aujourd'hui
(en 1941) n'occasionnant aucun frais, sauf les rares
réparations.
En causant avec le monteur, j'appris que les frères Bollée
construisaient aussi des automobiles. L'année d'avant je m'étais
intéressé, pour 20.000 francs, avec mes amis Monnier à une
affaire de bicyclettes menée par un nommé Médinger qui au bout
de quelques mois s'était enfui avec la caisse. Quoique cela je
ne me décourageai pas et je résolus d'écrire à mon oncle Eugène
De Dietrich, très sportif, pour lui annoncer mon intention
d'aller voir les frères Bollée et de me lancer dans la
construction d'automobiles dans les ateliers de Lunéville.
Il répondit tout de suite à mon appel, ayant pleine confiance en
mon jugement, et étant persuadé comme moi, que l'automobile
naissante pouvait avoir un avenir, insoupçonné encore à Paris.
Nous partîmes donc tous les deux et rencontrâmes d'abord Léon
Bollée, à Paris, qui nous présenta une voiturette à deux places
et qui nous demanda 500.000 francs pour l'acquisition de son
brevet. C'était trop cher pour nous.
Mais il nous dit que son frère Amédée, au Mans, construisait une
voiturette à courroie presque terminée et qui ne nous coûterait
100.000 francs.
J'allais au Mans voir la nouvelle 6 HP, qui me parut solidement
faite, autant que je pouvais en juger dans mon ignorance de
l'automobile. »
C'est ainsi que dès novembre 1896, une convention est passée
pour l'exploitation du tout récent brevet (déposé le 27 janvier
1896) de la voiture à pétrole d'Amédée Bollée, prévoyant de ne
jamais avoir d'autres constructeurs que Amédée Bollée et la
Société De Dietrich.
La voiturette 2 places de
Léon Bollée « trop chère » pour la société Dietrich
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Léon Bollée |
Le Petit Journal Illustré du 10 mai 1896 |
La 6 HP d'Amédée Bollée
(voiturette vis-à vis) acquise par la société Dietrich :
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(à gauche) |
Rédaction :
Thierry Meurant |
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