Bulletin de la
Société philomatique vosgienne
1880-1881
UNE COUTUME DU CARNAVAL EN
LORRAINE
Parmi les usages qui se pratiquaient en Lorraine à certaines
époques de l'année, il en est un qui me semble avoir, si l'on
peut s'exprimer ainsi, joué un rôle plus important que les
autres, et qu'on trouve mentionné dans des documents officiels;
il consistait à promener sur un âne, un cheval ou un boeuf, le
dos tourné à la tête de l'animal, tout. individu sensé avoir
laissé son voisin recevoir de sa femme une de ces corrections
dont la distribution paraît être le privilège du sexe le plus
fort. Le voisin du battu répondait donc à la société de
l'atteinte portée à l'honneur marital: c'était une espèce
d'assurance mutuelle entre les hommes mariés.
Quelle est l'origine de cet usage ? C'est ce qu'on ignore
complètement, et il serait également difficile d'indiquer à
quelle époque il commença à être en vigueur pour la première
fois. Ce qui est certain, c'est qu'il s'exerçait au siècle
dernier, non seulement dans plusieurs villes de Lorraine,
notamment à Saint-Mihiel et à Saint-Dié, mais encore dans de
simples villages.
Le premier document qui constate l'existence de cette singulière
coutume, est un arrêt de la Cour souveraine, du 21 mars 1718,
dont le préambule mérite d'être cité textuellement. Il est ainsi
conçu:
Veu par la Cour la requête présentée par le
Procureur Général, expositive qu'il est informé qu'il s'est
introduit depuis quelques années, dans la ville de Saint-Mihiel,
un usage de faire promener et conduire par les ruës, le Mardy-gras
de chaque année par les Garçons ou Bourgeois de la Ville, un
boeuf sur lequel ils font asseoir un ou plusieurs bourgeois de la
même ville, chargez, à ce qu'ils prétendent, d'avoir laissé
battre son voisin par sa femme, et en punition de cette
négligence; pour témoignage de laquelle on lui met sur les
épaules des écriteaux devant et derrière portant désignation de
cette peine et du fait qui y a donné lieu. Cette cérémonie
ridicule et extravagante est accompagnée ou suivie de toute la
populace, avec des cris et des huées scandaleuses, d'autant plus
grandes que souvent le peuple se donne la liberté de faire des
applications personnelles du sujet qui a donné lieu à cette
conduite, à des familles de considération, auxquelles on impose
(impute) des faits qui rejaillisent sur la réputation et qui
peuvent être fabuleux et inventéz : Que le Mardy-gras dernier,
cette conduite s'est faite avec plus de licence encore que les
années précédentes, et si elle était tolérée plus longtemps, il
y a lieu de croire que le désordre s'en augmenterait chaque
année. Et comme cette coutume qui s'établit insensiblement est
non seulement abusive, indécente et contre les bonnes moeurs;
qu'elle ne peut aboutir qu'à des yvrogneries, des querelles et
des dissolutions; mais encore qu'elle peut exciter la juste
indignation des Familles qui se trouvaient impliquées dans les
contes populaires qu'on y fait, et qui grossissent de bouche en
bouche à mesure qu'ils se répandent, et par là donner lieu à des
ressentiments qui pourraient avoir des suites fâcheuses; le
Remontrant a intérêt, par le devoir de sa charge, de requérir la
Cour d'interposer son autorité pour faire cesser ces désordres
et ces causes...
La Cour, sur les conclusions conformes du procureur général
rendit un arrêt portant:
Qu'elle a fait très-expresses inhibitions et
défenses à tous Bourgeois et Manaus, habitants de la ville de
Saint-Mihiel, de conduire et faire promener à l'avenir par les
ruës de la dite ville, le Mardy-gras ou autres jours de l'année,
sous quelque prétexte que ce soit, un boeuf qu'ils avoient
coutume de faire promener ledit jour par les Garçons ou
Bourgeois, et sur lequel ils faisoient assoir un ou plusieurs
bourgeois, à peine de cinq cents francs d'amende contre chacun
de ceux qui conduiront ledit boeuf et contre celui qui le prêtera
pour le même usage, applicables moitié au domaine de S.A.R.,
moitié à la maison de charité de la ditte ville de Saint-Mihiel.
Enjoint aux officiers de police d'y tenir la main, à peine d'en
répondre en leur pur et privé nom (1).
Il est probable que la sévérité de la Cour souveraine mit
fin pour toujours aux scandales dont Saint-Mihiel était depuis
quelques années le théâtre; mais son arrêt n'ayant pas une
application générale, le même usage continua à se pratiquer,
quoique sous une forme différente, dans la ville de Saint-Dié.
Là, au lieu d'un boeuf, c'était un âne qu'on choisissait pour y
faire monter le malheureux qui avait négligé de donner
main-forte à son voisin lors de ses querelles conjugales. Un
individu ayant refusé de se prêter à cette burlesque cérémonie
ne perdit rien des assauts qui lui étaient réservés; le peuple
et l'âne firent une longue station devant sa porte. sans que la
police pût s'y opposer. Le ministère public informa contre les
meneurs et les fit condamner à l'amende; ceux-ci en appelèrent à
l'usage et à la Cour souveraine. Mais cette dernière, loin de
faire droit à leur requête, rendit le 9 janvier 1755 l'arrêt
suivant, qui dut mettre un terme à la promenade à l'âne à
Saint-Dié, comme l'arrêt de 1718 avait mis un terme à celle du
boeuf à Saint-Mihiel. Voici le texte de cet arrêt, qui se trouve
en minute dans les registres de la Cour souveraine (2) :
Vu par la Cour la procédure extraordinaire
instruite à la Requête du Substitut du Procureur Général au
Bailliage Royal de Saint-Diez, à l'encontre de Charles Glaudel,
Marchand Boucher de la même ville, accusé, appelant d'une
sentence renduë audit siège le 31 juillet dernier, par laquelle
il est dit qu'il résulte preuve suffisante, tant par les
informations que par les aveux du dit Charles Glaudel et ses
interrogatoires, que ledit Charles Glaudel accusé, a, le Lundi
15 dudit mois, vers les dix à onze heures du matin, fait
conduire un âne bâté au-devant de la maison d'Alexis Voirin,
interpellé ledit Alexis Voirin de se mettre dessus à l'effet
d'être conduit par les ruës de la ville de St. Diez pour n'avoir
prêté secours à François Simon, son voisin, et avoir souffert
que sa femme l'ait battu le jour précédent; ce qui a attiré les
cris et huées des Bourgeois et enfans assemblés pour la
nouveauté du cas; et sur le refus dudit Voirin, laissé cet âne
attaché au-devant de la maison près d'un quart d'heure; ce qui
n'a que mieux informé le public de l'usage scandaleux auquel il
étoit destiné: ce qui est un abus expressément condamné par
Arrêt de la Cour, du 21 mars 1718. Pourquoi, et cependant,
attendu que le projet dudit Charles Glaudel n'a pas eu son
entière exécution, on l'a condamné à dix francs d'amende, moitié
applicable à la bourse de la charité de la ville de Saint-Diez
et aux dépens, sauf son recours contre qui il avisera bon être
et défenses au contraire; il lui est fait défenses, et à tous
autres, de faire pareil scandale, sous les peines portées par
ledit Arrêt, à l'effet de quoi la présente sentence sera lûë,
publiée à son de tambour et affichée en la place publique de la
ville de Saint-Diez à ce que personne n'en prétende cause
d'ignorance.
Conclusions du Procureur Général.
Ouï le sieur Lefebvre, conseiller, en son
rapport; tout considéré:
La Cour, dit qu'il a été mal jugé, bien appelé, émandant, a
condamné Joseph Bondidier, Joseph Voinier, Charles Glaudel, Jean
Schelte et Nicolas Cornette chacun en cinq francs d'amende,
applicable, moitié au Domaine de Sa Majesté, moitié à l'hôpital
de Saint-Diez et aux dépens de première Instance, qu'elle a
modéré à 25 francs Barrois, et à ceux d'appel, payables par
cinquième entre eux et solidairement; a déclaré son Arrêt du 21
mars 1718, rendu pour la ville de Saint-Mihiel, commun dans tous
les Etats du Roy; à l'effet de quoi il sera de nouveau, ensemble
le présent Arrêt, à la diligence du Procureur Général, lû à la
première Audience publique de la Cour et envoyé dans tous les
Bailliages, Prévôtés et Hôtels-de-ville de son ressort, pour y
être pareillement lû, publié et registré, à la diligence des
Substituts du dit Procureur Général.
Fait et jugé à Nancy en la Cour, Chambre des Enquêtes, le 9
janvier 1755.
Signe: Du ROUVROIS, F. LACROIX.
Malgré ce second arrêt, qui déclarait celui de 1718 « commun
dans tous les états du roi, » la coutume que la Cour souveraine
voulait abolir fut loin de disparaître, et, dès l'année
suivante, on la voit se pratiquer bruyamment dans le village de
Flavigny, c'est-à-dire à quelques lieues de la capitale et, si
on osait se servir de ce terme, presque à la barbe des
magistrats.
Un dossier de pièces se trouvant aux archives de Nancy retrace
dans les plus grands détails, toutes les scènes, à la fois
burlesques et sanglantes, qui accompagnèrent cette
manifestation. La première de ces pièces est la requête du
procureur d'office, commis au juge-garde des terres et
seigneuries de Flavigny; elle porte:
Qu'il vient d'apprendre qu'il s'est introduit
depuis quelques années, dans ce lieu, un usage de faire conduire
et promener dans les rues le Mardy-gras de chaque année par
certains garçons et habitants du village, un boeuf sur lequel ils
font monter un homme du lieu, pour avoir, à ce qu'ils
prétendent, laissé battre son voisin par sa femme. Que le Mardy-gras
dernier et le lendemain, jour des Cendres, sur les neuf à dix
heures du soir, certains habitants de la communauté, suivis
d'une quantité d'enfants, conduisoient un homme monté sur un
boeuf, dont il tenoit la queue en main pour bride, une partie des
assistants ayant des flambeaux, accompagnés de trompettes et
violons, avec grand bruit et acclamations, allèrent depuis le
haut de la grande rue jusqu'au pont, et de là étant revenus
allèrent chez un autre particulier pour le monter sur ce boeuf et
luy faire faire le même tour. Mais ce particulier n'ayant voulu
correspondre à leur extravagance, auroient cassé les vitres de
sa maison et l'auraient maltraité, même à coups d'épée. Comme
cette conduite indécente, scandaleuse et contre les bonnes
moeurs, ne peut provenir que par une suite d'yvrogneries, le
Remontrant est nécessité d'en découvrir les auteurs et faire
supprimer un tel scandale, déjà condamné par arrêt de la Cour
souveraine du 21 mars 1718.
A ces causes requiert votre jour, lieu et heure pour informer
des faits, tant du Mardy que du Mercredy, circonstances et
dépendances; en conséquence permettre d'assigner tous témoins
nécessaires, pour lesdites informations faites et communiquées
être prises telles conclusions que de droit.
Conformément à cette requête, le sieur Dominique Félix, avocat
au parlement, bailli au siége bailliager au comté de Guize (Neuviller)-sur-Moselle,
juge-garde des terres et seigneuries de Flavigny, ordonna la
comparution par devant lui d'un certain nombre d'individus,
hommes et femmes, prévenus d'avoir pris part aux actes dénoncés
par le procureur d'office.
On n'a pas les interrogatoires des accusés, mais seulement les
dépositions des témoins dont voici quelques extraits; on
croirait, en les lisant, assister à une véritable scène de
police correctionnelle :
Information faite par nous Joseph Dominique Félix, avocat en la
Cour, bailly au siége bailliager du comté de Guize, y résidant,
et juge et gruyer des terres et seigneuries de Flavigny, à la
requête du procureur d'office commis pour l'absence de
l'ordinaire, ezdites terres et seigneuries, à l'encontre de
certains habitants et garçons des dits lieux de Flavigny,
accusés d'avoir promené et conduit par les rues les Mardy-gras
et Mercredy des Cendres derniers, un boeuf sur lequel ils ont
fait monter un homme du lieu pour avoir, à ce qu'ils prétendent,
laissé battre son voisin par sa femme; à laquelle (information)
avons, en exécution de notre ordonnance du 8 de ce mois, procédé
comme s'en suit, en présence de notre grefffer commis, pour
l'empêchement de l'ordinaire, soussigné, duquel nous avons pris
et reçu le serment au cas requis,
Du 15 mars 1756, neuf heures du matin, en la chambre du conseil.
Noël Clément, maitre boulanger, demeurant à Flavigny, âgé de 68
ans, lequel après serment de dire la vérité... a dit et déposé... que, le Mardy gras et le Mercredy des Cendres derniers, il a
vu passer, environ huit heures du soir, devant chez luy, un boeuf
conduit par différentes personnes, n'ayant pu distinguer depuis
sa porte, sur laquelle il étoit, qui c'était, il s'aperçut
seulement, le jour du Mardy-gras que ce boeuf était monté par
François Vermandé, le jeune; et pour le Mercredy des Cendres, il
n'a pas pu distinguer qui c'était; il a seulement ouï dire que
c'étoit Claude Collignonqui étoit monté sur ledit boeuf. ..
Anne Colin, femme à Joseph Munier, boucher, demeurant à Flavigny,
âgée de 40 ans..., a dit et déposé... que, le jour du Mardygras dernier, elle a vu passer devant chez elle un boeuf
monté par François Vermandé, qui avait le dos à la tête de ce
même boeuf, qui en tenoit la queue pour luy servir de bride,
soutenue par différents habitants de ce lieu qu'elle n'a pas
connus, avec des fourches sous les bras, suivis d'un grand
nombre de personnes et d'enfants, dont plusieurs portaient des
écorces de chênes qui leur servaient de flambeaux, et Marie
Picard, fille du pâtre de ce lieu, qui les accornpagnoit avec
une corne dans laquelle elle cornoit pour avertir le public de
cette scène: Et quant au Mercredy des Cendres, la déposante a
aussi vu passer un autre boeuf appartenant à François Simonin,
laboureur de ce lieu, qui le conduisait monté par Collignon, qui
avait aussi le dos tourné à la tête, tenant la queue de ce boeuf
pour luy servir de bride, accompagné d'un grand nombre de
personnes et d'enfants; de Joseph Carré, de Charles Jeanmaire et
d'Adrian, un Flamant, résidant à Flavigny, qui portoient des
écorces allumées pour flambeaux, environ les huit heures du soir
de chaque jour. Elle qui dépose vit aussi, ce jour là, Joseph
Drian, garçon tailleur, qui précédait ce boeuf avec un violon
dont il jouoit, avec ladite Marie Picard, qui donnoit aussi de
sa corne comme la veille, jour du Mardy-gras; accompagné aussi
de Pierre Guérin qui avoit attaché au bout d'un bâton une
bayonnette, pour escorter la compagnie. Et après avoir promené
ce boeuf dans les rues, revenant du pont, s'arrêtèrent devant
chez Me Henry, procureur en ce lieu, qui leur donna un coup à
boire; et de là vinrent chez Landry boire aussy devant la porte,
le boeuf monté alors par Joseph Ferry de la même manière que les
précédents; et de là retournèrent chez Léopold Dècle, ne sachant
ce qu'ils y alloient faire que lorsque le bruit se répandit que
cet Adrian Flamant étoit tué. La déposante y courut, et
effectivement, étant arrivée chez Dècle, elle y vit ce Flamant
dans le poële étendu sans connoissance; elle dit à des
coquetiers qui se trouvèrent là et qui tenoient cette homme par
les cheveux, pourquoy ils le battoient ainsy. Ils le quittèrent
et se retournèrent vers elle. A l'instant Joseph Ferry se saisit
du même Flamant et l'emporta à la porte où il reprit
connaissance. Dans le même moment, elle vit une chaise en l'air
soutenue par l'un de ces coquetiers pour (la) luy ravaler sur la
tête, qu'elle détourna avec ses mains; et, de suite, fit ce
qu'elle put pour empêcher un nommé Arnould, autre Flamant avec
Landry le père et le fils, ce dernier muny de la bayonnette que
Guérin portoit, d'entrer chez DècIe pour se venger des coups que
l'on avoit donné à Adrian; aprés les avoir fait reculer dans la
rue, excepté Landry fils, qui y entra avec sa bayonnette; ne
sachant ce qu'il y fit parce qu'elle ferma la porte à son frère
et à Arnould, qui s'en retournèrent, à ce qu'elle croit, chez
eux.....
Joseph Drian, garçon tailleur d'habits, demeurant à Flavigny,
âgé d'environ 19 ans... a dit et déposé... que, le Mercredy
des Cendres dernier, Pierre Guérin vint trouver le déposant chez
Laurent Manicot, son beau-frère, et luy dit de prendre son
violon pour l'accompagner; l'ayant fait, il le conduisit devant
chez Charles Jeanmaire où François Simon amena un boeuf sur
lequel Collignon pour les amuser, monta, et ledit Simonin, avec
le fils de Landry, appelé Denis, le. menèrent jusque vers le
paquis, où étant, ils se saisirent d'Hubert Parisse et
l'élevèrent sur ledit boeuf, le dos tourné vers la tête, et
continuèrent à le promener allant vers le pont, accompagnés de
Pierre Guérin qui avoit un bâton au bout duquel étoit attachée
une bayonnette, sa femme avec un poëlon sur lequel elle touchait
pour faire du bruit, la servante de Charles Jeanmaire, aussi
avec un poêlon, qui faisoit carillon, Marie Picard, avec une
corne dans laquelle elle cornoit; Joseph Carré et Charles
Jeanmaire, qui portoient des écorces de chêne allumées pour
servir de flambeaux, avec le nommé Adrian Flamant; étant
parvenus chez Rehelle boulanger, ils se saisirent de Joseph
Ferry qui les suivoit de loin, et le mirent à la place d'Hubert
Parisse, de la même façon qu'il y étoit, et l'y firent prendre
la queue pour luy servir de bride et le menèrent ausy jusque
devant chez Dominique Landry, où le déposant et les autres
personnes l'accompagnèrent, de même qu'une infinité d'autres
personnes et d'enfants avec grand bruit et grandes acclamations,
où il descendit; et de là Ferry et quelqu'autre de la compagnie,
comme les deux Landry et Guérin dirent qu'il falloit aller
prendre Dècle pour le mettre sur le boeuf, y ayant couru, Simonin
le suivit avec son boeuf; étant arrivés devant sa porte où le
déposant les suivit, Charles Bertrand, soldat au régiment du
Roy, qui les avait accompagnés depuis le paquis, se présenta à
la porte le premier pour entrer; la femme de Dècle voulut luy
fermer la porte au nez en luy disant de se retirer, sinon
qu'elle luy donneroit du pied au cul; ce soldat fit résistance
et entra, parce qu'il étoit fâché d'avoir reçu de l'eau de la
part de Dècle, à ce que l'on a dit au déposant. Plusieurs de
ceux qui les accompagnoient s'étant apperçus qu'il pouvoit
arriver du bruit, s'en retournèrent chez eux surtout Simonin,
Guérin et sa femme et Collignon, qui n'étoient pas même venus
chez Dècle. Luy qui dépose ayant ouy du bruit chez ledit Dècle,
y entra par curiosité, et étant parvenu au poële il vit Denis
Landry qui se battoit à coups de poing avec un étranger qui
parut être au déposant un coquetier; ce qui luy fit prendre le
parti de s'en retourner chez son frère.....
Du 16 mars 1756, neuf heures du matin, par continuation en la
chambre du conseil...
François Euriet, fils de Nicolas Euriet, charretier, demeurant à
Flavigny, âgé d'environ 18 ans, lequel. .. a dit et déposé...
que le jour du Mardy gras dernier, environ les huit heures du
soir, Marie Picard corna avec sa corne le long de la grande rue
de Flavigny, étant parvenue au-devant de chez Collignon, où elle
trouva un boeuf appartenant à François Vermandé l'ainé, conduit
par Charles Martin accompagné de Collignon, dudit François
Vermandé le jeune, de Joseph Carré et d'Antoine Louis, qui
avaient, ces deux derniers, des écorces de chêne allumées pour
leur servir de flambeaux; s'étant arrêtés, se saisirent de
François Vermandé le jeune, qu'ils mirent sur ce boeuf le dos
tourné vers la tète, luy firent tenir la queue pour servir de
bride, et dans cet équipage, précédé de ladite Marie Picard qui
cornait de toutes ses forces pour avertir le public, firent le
tour de Flavigny, suivis d'un grand nombre de personnes, avec
grand bruit et grandes acclamations, passant devant chez Claude
Hubert à la ville haute, ils y furent prendre Pierre Guérin, son
gendre, et le mirent à la place dudit Vermandé le jeune, de la
même façon qu'il étoit et le ramenèrent ainsy à la ville basse
jusque devant chez Léopold Dècle, pour le prendre et le mettre à
la place du dit Guérin. N'ayant voulu ouvrir ils se retirèrent
et la scène se finit; et le lendemain, jour des Cendres, environ
les huit heures du soir, il s'alluma par Charles Jeanmaire un
feu au-devant de sa maison, autour duquel s'assemblèrent
plusieurs personnes, entre autres Collignon, qui s'était passé
le corps dans une hotte sans fond, ayant devant lui la
ressemblance d'une femme qui semblait le porter; Joseph Carré,
Adrian le Flamand, Pierre Guérin avec un bâton au bout duquel il
avait attaché une bayonnette, François Bray; et dans l'instant
arriva François Simonin qui conduisait un de ses boeufs avec
Denis Landry, sur lequel Collignon monta pour amuser
l'assemblée, et afin de pouvoir faire donner dans le piége
Joseph Ferry, qu'ils vouloient y mettre comme ceux de la veille;
s'étant enfermé chez luy, n'ayant voulu sortir, quoique Joseph
Carré l'ait fort pressé de ce faire; ce qui les obligea à
marcher ainsy jusqu'au paquis, précédés par Joseph Drian, joueur
de violon, de Marie Picard avec sa corne, la femme de Pierre
Guérin, celle de François Braye et la servante de Charles
Jeanmaire, avec chacun un poëlon sur lequel elles faisoient
carillon et grand bruit pour avertir le public. Etant parvenus
au paquis jusque devant chez Hubert Parisse, qui se trouva sur
sa porte, le saisirent et le mirent sur le boeuf le dos tourné à
la tête, et le conduisirent ainsy jusque devant chez le sieur
Dieudonné, où ils s'aperçurent que Joseph Ferry suivait de loin,
qu'ils enveloppèrent et apportèrent sur le boeuf, le dos à la
tête et luy donnèrent la queue pour bride; le ramenèrent ainsy
jusque devant chez Landry, où il fut décidé par Carré et autres
qu'il falloit aller prendre Dècle pour le mettre à la place de
Ferry; et étant entrés chez ledit Dècle il refusa la partie; et
ayant voulu le forcer à sortir il se prit au collet avec
Bertrand, soldat au régiment du Roy et Denis Landry. Le premier
voulant tirer son épée, ils la luy arrachèrent et la donnèrent à
un petit drôle pour la porter chez son père. La querelle s'étant
toujours plus animée entre lesdits Bertrand Landry père et fils
et ledit Dècle et les coquetiers qui étaient chez lui, qui
prirent son parti; ce que les habitants présents ayant vu, se
retirèrent sans s'être mêlés de la querelle, qui, aprés avoir
duré quelque temps Denis Landry sortit, amassa une pierre avec
laquelle il cassa les fenêtres. Luy qui dépose ajoute que
Laurent Manicot était aussy de l'assemblée, avec un sabre sous
le bras pour l'escorter et Joseph Vermandé avec une clochette
qui marchoit à côté du boeuf. ..
Fait et achevé en la chambre du conseil ledit jour 16 mars 1756.
A la suite de ces dispositions le Procureur d'office estima
qu'il y avait lieu d'assigner les différents individus qui
avaient pris part aux scènes précédentes, pour être ouïs
sommairement sur les faits résultant contre eux des
informations, pour être prises telles conclusions que de droit.
Il est fâcheux qu'on ne possède pas cette dernière partie de la
procédure, non plus que la sentence rendue contre les prévenus.
Mais ce qui est connu de cette affaire suffit pour faire voir
combien l'usage pratiqué dans certaines localités, usage que les
folies du carnaval pouvaient autoriser jusqu'à un certain point,
entraînait d'abus avec lui. et combien les tribunaux avaient en
raison de sévir avec vigueur pour le faire disparaître.
Ce but ne fut qu'imparfaitement atteint; en 1775, la Cour
souveraine fut forcée de mettre de nouveau un interdit sur la
promenade à l'âne de Saint-Dié.
Néanmoins, cette coutume était trop profondément entrée dans les
habitudes pour périr sous les arrêts de la justice; elle
survécut même à la Révolution, qui effaça tant de traditions
d'une autre époque, et les personnes d'un certain âge peuvent se
souvenir d'avoir assisté, il y a quelque quarante ans, à des
spectacles de ce genre, le plus souvent grotesques, il est vrai,
mais qui, plus d'une fois, dégénérèrent en rixes sanglantes. Le
document que je viens de rappeler, en est la preuve.
Si la promenade infligée aux voisins des maris trop débonnaires
a disparu aujourd'hui de fait, elle s'est perpétuée sous la
forme d'un dicton populaire; ainsi dans certaines localités, on
dit encore: « Le voisin ira sur l'âne » lorsque l'époux laisse
sa moitié s'arroger les droits et l'autorité qui n'appartiennent
qu'au sexe fort.
ALBERT GÉRARD.
29 Septembre 1880.
(1) Recueil des ordonnances, t. II. p. 1130.
(2) Tome II p. 180.
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