Les représentants
du peuple en mission et la justice révolutionnaire dans les
départements en l'an II (1793-1794). Tome 5
Henri Wallon
Ed. Hachette 1889-1890
Meurthe.
Le département de la Meurthe s'était rendu suspect de
modérantisme par le caractère même de Nancy, naguère la capitale
du roi Stanislas, et plus récemment la patrie de Salles, un des
hommes marquants dans le parti de la Gironde. J'ai dit ailleurs
l'altitude que le conseil général du département avait prise à
la veille et au lendemain du 31 mai, et comment là ainsi qu'en
beaucoup d'autres lieux, on s'efforça de conjurer par les
adresses les plus soumises les rigueurs de la Convention (1).
Malgré ces manifestations, la ville fut pourtant menacée d'un
grand péril, et une sentence de mort allait être suspendue sur
les têtes de ses principaux citoyens.
Un agent du pouvoir exécutif, nommé Mauger, venait d'être envoyé
à Nancy, homme d'une moralité douteuse, mais d'une grande
énergie, et qui rallia facilement le. petit nombre de ceux qui,
dans la ville, inclinaient vers la Montagne. Le département
avait été renouvelé ; mais la Société populaire Comptait
toujours des hommes d'opinion plus modérée (2). Mauger résolut
dé l'épurer : le 27 juillet, quatre-vingt-dix-huit membres
furent chassés de la Société, dont quarante-cinq «
fonctionnaires publics, ex-députés aux Assemblées législative et
constituante, négociants, prêtres, suppléants à la Convention,
tous enfin, dit plus tard Julien dans son rapport, « composant
une espèce d'hommes dont les qualités morales et les
inclinations perverses semblent en opposition avec l'ordre de
choses nouvellement établi (3) ».
On fit deux catégories des exclus : les meneurs et les menés; et
pourtant le sans-culotte Philip se plaint que des suspects y
restèrent encore. Il est vrai que bien peu de gens pouvaient
être réputés purs auprès du sans-culotte Philip (4).
Les exclus trouvèrent un autre lieu de réunion chez une femme
qui tenait boutique de libraire (5). Ils avaient d'ailleurs des
amis dans la municipalité qui ne partageait pas encore les
doctrines des jacobins, et elle en donna la preuve. Elle refusa
d'assister à la fêle funéraire organisée en l'honneur de Marat.
L'indignation fut grande dans la Société populaire. Mauger y
tint des discours violents. En présence de cette attitude
menaçante, la municipalité fit commander la force armée.
Voulait-elle se défendre, voulait-elle attaquer? Elle avait
résolu de faire arrêter Mauger, ce qu'elle fit dans la nuit du
16 au 17 août, et peut-être, en prévision du mouvement que ce
coup de force pouvait produire, ne songeait-elle qu'à se
défendre; mais on l'accusa d'avoir voulu attaquer, ce qu'en tout
cas elle ne fit point, car les canonniers étaient allés
rejoindre la Société populaire (6).La Société n'en appela pas
moins à sa grande patronne, la société mère de Paris, et le 22
août les Jacobins en corps se présentèrent devant la Convention
demandant, vengeance :
Citoyens représentants, disaient-ils, parmi les attentats commis
contre la révolution, le plus grand sans doute est la
persécution exercée contre les sociétés populaires. Ebranler ces
colonnes de la Constitution, c'est saper le fondement de la
liberté. Une loi porte la peine de mort contre ceux qui
tenteraient de détruire ces foyers de patriotisme. Nous
demandons l'exécution de cette loi. Nous vous dénonçons la
municipalité de Nancy qui a voulu dissoudre la. Société
populaire de cette ville. Nous déposons sur le bureau les pièces
qui constatent ce fait Citoyens, votre intention n'étant point
de favoriser les conspirateurs, nous espérons que vous prendrez
notre pétition en considération (7).
Et l'affaire fut renvoyée à l'examen du Comité de sûreté
générale.
Julien (de Toulouse) fit, au nom de ce Comité, un rapport dans
la séance du 21 août. Il adoptait la version la plus défavorable
et provoquait par sa conclusion aux résolutions les plus
terribles (8).
Les conclusions du Comité n'allaient pas pourtant aussi loin que
les réclamations des Jacobins. Le décret qu'il proposa et fit
accepter mettait en liberté Mauger, traduisait le procureur de
la commune et deux officiers municipaux de Nancy à la barre de
la Convention, destituait le directeur dos postes, le secrétaire
greffier de la municipalité et le conseil général de la commune
(exceptant pourtant les amis), et décidait que deux
représentants iraient incessamment à Nancy pour renouveler les
autorités constituées, selon le besoin (9).
Quand on fit ce décret, songeait-on aux deux représentants
Richaud et Soubrany qui se trouvaient alors dans ces parages ?
Il est probable qu'ils en reçurent' la mission : car; on voit
les administrateurs du directoire de la Meurthe, qu'ils avaient
établis, destitués plus tard par Saint-Just et Le Bas sur. la
plainte d'administrateurs des subsistances qui craignaient
eux-mêmes d'être dénoncés (10). Toujours est-il que ce furent
eux qui allèrent à Nancy; et si on en juge par les dates, ils
durent même devancer, en vertu de leurs pouvoirs généraux, la:
mission spéciale qui leur était donnée : on les voit réorganiser
le directoire du département, le 23 août, le tribunal, le 21
août, et le conseil général du département, le 21 septembre
(11). Ils en parlent eux-mêmes dans une lettre du 29 octobre (8
du
2e mois) au Comité de salut public, et ils accomplirent l'ordre
de la Convention en mettant en liberté Mauger:
Nous rendîmes une justice éclatante au citoyen Mauger, qui avait
été arbitrairement mis en arrestation (12).
Mais il y avait en outre dans le département un représentant
chargé de remonter la cavalerie, que nous avons rencontré tout à
l'heure, Faure, député de la Haute-Loire, Il avait plu aux
patriotes, il avait gagné leur confiance; et quand ils
éprouvèrent le besoin de faire renouveler encore une fois les
autorités de la ville, ce fut à lui qu'ils songeront: ce fut lui
que, sur leur demande, Barère, le 11 brumaire (4 novembre 1793),
fit désigner pour cette opération, avec des pouvoirs illimités
(13).
Faure semblait bien fait pour répondre aux espérances des
Jacobins. Il avait donné des gages aux plus avancés. Après la
loi des suspects, lorsqu'on mit en exercice les quatre sections
nouvellement créées du tribunal révolutionnaire, Faure trouvait
que cela n'était point assez. Il disait que le tribunal
révolutionnaire n'avait de révolutionnaire que le nom, et, dans
la séance du 27.septembre 1793, il avait proposé une procédure
qui eût été connue un premier essai de la loi du 22 prairial :
Le jour du jugement arrivé, les juges et les jurés rendus dans
la salle d'audience, le greffier lira l'acte d'accusation. Cet
acte lu et tous les témoins placés devant les jurés eu présence
du prévenu, l'accusateur public dira au prévenu : On vous accuse
de tel fait. L'accusé répondra seul et sans défenseur. Sa
réponse sera affirmative ou négative.
En cas d'affirmative, tout est dit ; en cas de négative, on
entend les témoins :
Les débats terminés en cette forme, il ne sera fait aucun
discours de défense générale de la part du défenseur.
Le président ne fera non plus aucune, récapitulation générale
des faits; mais les jurés, pleins de ce qu'ils auront entendus,
se retireront pour leurs débats particuliers en la forme
ordinaire (14).
Ce fut peu de temps après, à peine sorti du Comité de
législation auquel il avait été adjoint pour l'examen de son
projet de décret, qu'il était parti pour Nancy. Avant de
recevoir la mission que Barère lui avait fait conférer, il avait
pu voir, dans quel état se trouvait le pays depuis que Mauger,
rendu à la liberté, triomphait insolemment de ses ennemis; et ce
spectacle, faut-il le dire? Pavait dégoûté des patriotes. On en
petit juger par le tableau qu'il en fit plus lard, lorsqu'il eut
à justifier sa conduite (15): c'est une réplique à des attaques,
et il faut tenir compte de ce caractère de son rapport, comme de
l'époque où il fut rédigé, en pleine réaction thermidorienne;
mais ses assertions sont, sur bien des points, confirmées par
celles du sans-culotte Philip lui-même qui entreprit de lui
répondre.
Quoi qu'il en soit des bonnes relations qu'il eut d'abord, selon
Philip, avec les patriotes, maîtres de la ville (16), il avait
été en mesure de les juger. C'était au premier rang Mauger,
Marat-Mauger comme il s'était appelé lui-même; et il avait
souffert que son buste fût placé auprès de celui de Marat par le
servile enthousiasme des satellites de sa dictature (17). Il
avait un conseil de douze dont il semblait prendre l'avis et
qui, partageant ses pillages et ses débauches, ne faisaient
qu'autoriser tous ses caprices, « cour crapuleuse et déhontée »,
dit Faure; au nombre de ces acolytes, Philip, venu de Strasbourg
à Nancy comme garde-magasin, « homme atroce, né pour le crime »
: c'est celui qui, répondant à Faure, n'a que trop confirmé ses
appréciations, au moins sur Mauger; Fabvé, président du tribunal
criminel, « plus rusé, avec des dehors séduisants », infatué de
sa présidence : - « Je plane, disait-il un jour à la Société
populaire, sur toutes les autorités constituées; personne n'a le
droit de m'attaquer »; - c'est lui qui, selon Philip, était ailé
à Paris demander pour Faure des pouvoirs illimités; Glassan
Brisse, acteur, « transplanté des tréteaux de Paris à Nancy »,
-- « célibataire immoral, aussi faux patriote que mauvais
comédien », revêtu du triple pouvoir de maire, de membre du
Comité de surveillance et du conseil suprême de Mauger, un
maire, humble valet de ses administrés, qui, dans une fêle
publique, s'écriait : « Peuple, veux-tu que je garde mon écharpe
à la cérémonie ou que je la quitte ? Tu es souverain. Parle, cl
j'obéirai. ».
Mauger régnait par la Société populaire :
Là tes citoyens étaient désignés et proscrits; là on arrêtait la
mort des uns et la déportation des autres: des juifs étaient
proscrits en masse; là on arrêtait les taxes arbitraires, et
Mauger, à la tête de son conseil, s'en établissait le receveur
et le distributeur, sans tenir de registre de recette ni de
dépense ; là on proposait, tantôt de faire sauter la maison
d'arrêt avec un baril de poudre, et tantôt de transférer les
détenus et de les égorger en route (18).
Les vues de Faure sur l'accélération de la justice
révolutionnaire étaient bien dépassées ! Juger, c'est le premier
apanage du pouvoir souverain. Mauger en prenait tout à son aise
:
Souvent, au milieu de la nuit, il faisait tirer de la maison
d'arrêt et traduire chez lui ces malheureuses victimes; et là,
étendu dans son lit, son poignard sous le chevet, une femme
déhontée à ses côtés, le verre et les bouteilles sur la tablé de
nuit, décoré d'un ruban tricolore et d'une médaille de juge pour
accabler de sa puissance, il mettait à prix la liberté et la
vie.
Il jugeait aussi, disons-le, dans son conseil de sans-culottes,
car ce conseil faisait office de tribunal :
C'est dans le domicile de Mauger qu'il tenait ses séances; c'est
là que ce dictateur prononçait ses arrêts; c'est de là qu'il
frappait et absolvait, suivant les sacrifices pécuniaires. Ses
ordres étaient donnés dans le style des tyrans; il en existe
ainsi conçus : « Marat Mauger, de l'avis de son conseil, enjoint
au gardien de la maison d'arrêt de mettre en liberté », etc.
Et cette bande avait ses suppôts dans les divers districts: à
Marsal, Dumont, que Mauger appelait le seul patriote de la ville
et qui, à ce titre, s'en était fait le despote; à Dieuze,
l'ex-chevalier Durozet, ayant quitté ses habits de soie pour se
faire sans-culotte, et Cunin, ex-législateur royaliste, devenu
terroriste ; à Saint-Avold, à Sarreguemines, autres gens
pareils, régulateurs de l'opinion publique et à qui tous étaient
forées d'obéir :
Tout, dit Faure, était préparé pour le crime, organisé pour la
dévastation, disposé pour le meurtre, l'incendie et le pillage,
lorsque je me mis en devoir d'arrêter le complément du mal.
Il avait des pouvoirs illimités, mais d'autres en avaient
également, et les représentants délégués près les armées ne
reconnaissaient même à leur action aucune limite de lieu : si
bien que les départements frontières recevaient des ordres
dictatoriaux de partout (19). Tandis que Faure se croyait maître
à Nancy, il voyait, d'une part, Lacoste et Mallarmé y établir un
Comité de surveillance révolutionnaire et, d'autre part,
Saint-Just et Le Bas y exercer aussi leurs pouvoirs
extraordinaires. Ces deux derniers envoyaient l'ordre d'y lever
une Contribution de cinq millions sur les riches, de destituer
les membres du directoire et de les traduire à Paris, comme
ayant négligé les approvisionnements de l'armée : des
fournisseurs, qui avaient manqué à leurs engagements, avaient
rejeté sur eux la faute dont ils auraient dû répondre eux-mêmes
(20).
(Dépôt de la Guerre, armée du Rhin, à la date.)
Les grands meneurs de Nancy n'avaient ou garde de ne point
prendre leur part dans les bénéfices de l'administration. Mauger
s'était fait nommer directeur des salines de Dieuze, comme
d'autres des salines de Moyenvic, de Château-Salins, etc., et
c'est ce qui le perdit. Eloigné, il voyait s'évanouir tout
l'ascendant qui tenait les opprimés dans une consternation
muette. On parla; ses prévarications et celles de ses agents
furent révélées, et Philip, lui-même, le principal de ses
acolytes, les dénonça : il s'en vante au moins dans son écrit
contre Faure (21). Le représentant Faure fit opérer une saisie
chez Mauger; il y acquit la preuve de ses concussions, et le
traduisit avec sa femme devant le tribunal révolutionnaire de
Paris (Ier frimaire 21 novembre (22).
Tous les vrais sans-Culottes y applaudirent (23).Mais il n'était
pas possible qu'on oubliât ce qu'ils avaient fait eux-mêmes. Ce
fut un déchaînement universel contre les amis de Mauger, et
Philip, par ses dénonciations, ne réussit point à s'y
soustraire. Faure se rendit à la Société populaire où la
majorité, aussi bien que les tribunes, prenait désormais parti
contre la dictature de Mauger. Il s'entendit avec elle pour
composer un nouveau comité de surveillance et établir un
tribunal révolutionnaire, afin de juger les prévaricateurs (24).
« Des ce jour, dit Philip, commença la persécution des patriotes
(25). » Philip lui-même essaya de tenir tète au mouvement. Il
cria à la contre-révolution. Il osa même écrire à Faure pour
lui dire qu'il craignait qu'elle ne s'établit à Nancy, comme
jadis à Lyon, et s'attira cette verte réplique (6 frimaire, 26
novembre 1793) :
J'observe tout, citoyen, rien ne m'échappe. Depuis 1788 j'ai
combattu l'aristocratie et je la combattrai toujours, ainsi que
tes fripons, tels que Mauger, et ses amis, tels que Durosel.
S'il y a ici une contre-révolution actuelle, c'est celle dé la
friponnerie, et je vois à regret que ceux qui fréquentaient le
plus Mauger se taisent sur son compte.
Au surplus, je ne m'en tiens pas aux paroles, mais aux faits, et
j'agis en connoissance de cause. L'aristocratie ne triomphera
pas, sois-en sur; mais j'établirai le règne de la liberté, de
l'égalité et de la probité. Enfin, que les innocents soient
tranquilles, je saurai les connoitre ainsi que les coupables.
Salut et fraternité,
FAURE (26)
Et le lendemain Philip était arrêté ainsi que Febvé et plusieurs
autres. Ses protestations demeurèrent sans effet (27).
Ce jour même, Faure donnait une garantie de plus à ses desseins.
Il reconstituait la Société populaire de Nancy. Il la composait,
dit Philip, de fédéralistes, de tous ceux qui avaient refusé
leur signature à l'adresse, d'adhésion au 31 mai, et il lui
donna le nom de Société populaire révolutionnaire, pour mieux
tromper le peuple, nous dit son haineux adversaire. Sous ce
titre, ajoute-t-il, elle reçut « tout ce que Nancy renfermait de
riches aristocrates, de fédéralistes, de modérés (28) ».
Retenons ce dernier mot, qui était vrai sans doute, mais qui
était alors un titre de proscription.
Il n'est pas besoin de dire que Faure, dans tous ses actes et
ses écrits, gardait toujours l'attitude d'un montagnard. Dans
une sorte de monitoire qu'il adressa à l'administration
départementale, il ne manquait pas de dire : « Que chacun soit
un Brutus » ; et parmi ses griefs contre Mauger était celui
d'avoir prétendu aux honneurs de Marat : « Comment, disait-il
aux administrateurs, son buste est-il à côté de celui de Marat,
votre véritable ami ? (29) »
La réaction suivait son cours : Brisse était destitué de ses
fonctions de maire, qu'il ne devait, disait Faure, qu'à ses
intrigues, et les révolutionnaires les plus prononcés étaient
arrêtés (30). Mais cela était-il durable quand la Terreur ne
faisait pour ainsi dire que de commencer à Paris, que l'an II
n'était qu'à ses débuts, que la sanglante année 1794 s'ouvrait à
peine? Faure était bien naïf, s'il avait pu croire que Mauger et
ses amis, qu'il avait envoyés à Fouquier-Tinville, seraient
l'objet des rigueurs du tribunal révolutionnaire de Paris. Ils y
furent acquittés avec éclat le 1er pluviôse (20 janvier 1794),
sauf Mauger lui-même qui était mort en; prison (31); et à Nancy,
Lacoste et Baudot, qui n'avaient cessé de contre-carrer Faure
(32), s'empressèrent, quand il fut parti, de remettre toutes
choses sur l'ancien pied. « Ils avaient, dit Philip, reconnu les
fédéralistes sous le bonnet rouge.» La scène changea donc comme
par un coup de baguette. Brisse, l'ancien acteur, remis en
liberté, redevint maire; Philip et les autres sortirent de
prison et y firent place à plusieurs des conseillers de Faure
(33) ; Febvé, acquitté par le tribunal révolutionnaire de Paris
et rétabli dans ses fonctions de président du tribunal criminel
par décret de la Convention nationale, fut nommé par; les
représentants Lacoste, Baudot et Bar, président de la Société
populaire régénérée (34). Enfin au tribunal révolutionnaire de
Faure, qui n'avait guère fait que poursuivre les
concussionnaires et les pillards, était substituée une
commission extraordinaire dont on attendait d'autres services
(35).
Le débat pouvait être transféré sur un autre théâtre et tourner
mal pour l'ancien délégué de la Convention, comme pour ceux qui
lui avaient prêté leur concours. Faure, dès son retour, publia
un mémoire où il allait au-devant de l'attaque. On l'accusait
d'être modéré, d'avoir persécuté les patriotes, ménagé les
aristocrates, pris pour conseils des suspects. Modéré ! Il avait
commencé par appeler auprès de lui Mauger et ceux qui passaient
pour les meilleurs sans-culottes; mais lorsque Mauger lui eut
été dénoncé, même par les gens de son parti, quand il eut en
main les preuves de ses prévarications, il avait bien dû le
frapper, lui et ses pareils, et il ne l'avait fait qu'avec le
Comité même de surveillance établi par Lacoste. Le tribunal
révolutionnaire avait bien fait de les absoudre s'il les avait
trouvés innocents; il n'en avait pas moins eu raison de les
poursuivre, puisqu'ils lui étaient signalés comme coupables; et
en regard de ces patriotes qu'on lui opposait, il produisait les
noms des contre-révolutionnaires qu'il avait lui-même envoyés an
tribunal, notamment treize habitants de Sarrelibre (Sarrelouis)
dont nous parlerons plus loin; il alléguait encore tout ce qu'il
avait fait pour l'extermination du fanatisme, c'est-à-dire de la
religion chrétienne; il se faisait honneur des abjurations qu'il
avait obtenues et rappelait que, trois jours seulement après les
scènes du 27 brumaire à Paris, le 30 brumaire, quatre-vingts
prêtres avaient abjuré à Nancy. Puis, récriminant contre Lacoste
et Baudot, contre Lacoste surtout qui avait des motifs
particuliers de ressentiment à son égard, il demandait
l'abrogation de l'arrêté injurieux des deux représentants, qui
avaient suspendu l'exécution de ses arrêtés et soumis à leur
propre contrôle tous ceux qu'il pourrait prendre seul, sous
prétexte d'éviter toute « contrariété » dans leurs actes (36).
Il répandit ce mémoire dans la Convention, il l'adressa aux
districts de la Meurthe, mais il risquait de provoquer des
contradictions plus ardentes ; car dans la Meurthe les patriotes
avaient repris l'offensive. Le 30 pluviôse, la Société populaire
de Sarrebourg, en réponse au mémoire justificatif qu'il lui
avait adressé, consignait sur ses registres la déclaration
suivante :
Déclare à l'unanimité que les mesures prises par Faure ont jeté
la consternation parmi tous les bons patriotes qui en ont été
les témoins, et qu'elle a considéré son rappel comme une
victoire remportée par les patriotes sur l'aristocratie.
La Société déclare de plus que les représentants Baudot et
Lacoste; tous deux bien connus par leur zèle et les services
qu'ils ont rendus jusqu'à ce jour à la cause de la liberté, ont,
en cette occasion, été les fermes appuis des patriotes et que
déjà l'esprit public commence à se régénérer dans Nancy et dans
tout le département de la Meurthe, par l'effet des mesures sages
et rigoureuses qu'ils y ont prises (37)
De leur côté, Lacoste et Baudot, instruits de ces
récriminations, y répondaient sur un ton dédaigneux dans une
lettre datée de Strasbourg (2 ventôse, 20 février 1794), lettre
où ils annonçaient de nouveaux succès de nos armées et en
présageaient d'autres (38).
Faure, présent à la séance (6 ventôse), protesta hautement, et,
sur l'intervention de Legendre, qui se fit garant de son
patriotisme, il ajourna sa querelle avec ses deux collègues
absents; mais il en prit occasion de demander qu'on suspendit
aussi la poursuite commencée contre trente citoyens traduits
(probablement comme étant ses amis) devant la Commission
extraordinaire de Lacoste et Baudot à Nancy, et que ce décret y
fût porté par un courrier extraordinaire : car de pareilles
procédures marchaient vite; ce qui fut voté (39). Le parti
modéré, comme on l'appelait alors, celui de Legendre et de
Danton, était encore debout dans l'assemblée; mais cette
accusation incidente des deux représentants Baudot et Lacoste
suffit pour faire ajourner, après une vive discussion,
l'admission de Faure, dans un scrutin épuratoire, aux Jacobins
ce jour même (40).
Les dénonciations continuèrent d'arriver contre les persécuteurs
des patriotes. Des citoyens de Nancy étant venus en signaler
plusieurs à la Convention, Montaut profita de l'occasion pour y
comprendre Cunin, ancien membre de l'Assemblée législative,
récemment acquitté, avec la bande de Mauger, par le tribunal
révolutionnaire de Paris ; et il demandait qu'on le mît en
arrestation comme un faux patriote, l'auteur des troubles qui
divisaient Nancy : proposition qui fut combattue par Levasseur
comme tendant à faire de la Convention une chambre de mise en
accusation mal informée; et la proposition, avec la pétition des
citoyens de Nancy, fut renvoyée au Comité de sûreté générale
(41).
Ce n'étaient plus les patriotes qui pouvaient se dire menacés,
et leurs plaintes de prétendue persécution étaient déjà un
commencement de représailles contre leurs adversaires. Les
modérés d'ailleurs, qu'étaient-ils autre chose que les complices
de Danton qui venait de tomber ? Ils se cachaient; mais l'oeil
des sans-culottes les allait chercher dans leurs retraites, Le
27 floréal (16 mai 1794), la Société populaire de Nancy
remontrait à la Convention « que plusieurs ennemis de la liberté,
pour échapper à la surveillance des autorités constituées et se
soustraire à l'arrestation qu'ils avaient encourue, s'étaient
transportés dans les grandes communes, où, à la faveur de
l'incognito, ils tramaient des complots liberticides. Elle
invitait la Convention à prendre des mesures contre les
changements de domicile que des raisons plausibles ne motivaient
pas, à faire juger le plus promptement possible les gens
suspects, et à mettre les sans-culottes à même de jouir de leurs
biens (42). » - Qu'étaient-ce que leurs biens ? probablement
ceux des autres.- Leur règne ne fut plus interrompu jusqu'au 9
thermidor.
Là du reste, comme en général dans cette région, la justice
révolutionnaire se manifeste plus par des arrestations et des
confiscations que par des sentences de mort. On envoyait pour la
mort à Paris. On n'a point le résultat précis des opérations des
Commissions révolutionnaires ou extraordinaires. Quant au
tribunal criminel jugeant révolutionnairement, on ne compte à sa
charge que dix ou onze condamnations à mort (43). En ce qui
touche la querelle de Faure et de Lacoste, il eut été dangereux
pour le premier qu'elle se continuât après le jugement de
Danton. Lorsque Faure déposa son rapport sur son administration
dans la Meurthe, la révolution du 9 thermidor était accomplie;
on était même en pleine réaction antijacobine : c'était le 21
pluviôse an III (12 février 1795). Il y put flétrir les
sans-culottes dont il avait momentanément débarrassé Nancy
alors, sans que Lacoste, qui d'ailleurs n'était pas pris à
partie, essayât d'y répondre. Un peu plus tard, après l'émeute
avortée du 1er prairial (20 mai 1795), quand les principaux
membres des deux Comités, les vainqueurs du 9 thermidor, Collot
d'Herbois, Barère, Billaud-Varenne, Vadier, étaient proscrits à
leur tour, quand ou faisait rendre compte aux proconsuls de
province, Lacoste et Baudot, attaqués eux-mêmes dans la
Convention, essayèrent bien de récriminer contre Faure. Mais
Faure n'eut pas même besoin de répliquer pour qu'ils fussent
décrétés d'arrestation (13 prairial, 1er juin 1795). (44)
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