Administrateurs du
district de Blâmont, « véritables ignares »
Bibliophiles, les collectionneurs et les bibliothèques
des monastères des Trois Evêchés. 1552-1790
Arthur Benoît
Ed. Nancy 1884
[...] Il me reste à
parler encore une fois du sort de tant de milliers de
volumes que la nation s'était appropriés. Ces malheureux
bouquins traversèrent pendant près d'un demi-siècle des
phases bien tristes; entassés dans des salles plus ou
moins humides, ils subirent d'abord un premier triage
pour former les bibliothèques des écoles centrales, puis
celles-ci ayant été supprimées, on les rejeta dans leurs
anciens dépôts : l'Intendance à Metz, Saint-Paul à
Verdun, l'Evêché à Toul, l'Université, les Visitandines,
les Minimes à Nancy.
Lorsque le pays fut doté d'institutions stables sous le
Consulat, le gouvernement donna l'ordre d'utiliser les
livres confisqués pour former les bibliothèques
spéciales des nouveaux services publics : préfectures,
tribunaux, collèges, etc. Grâce à un travail fort bien
fait (1) par M. Favier de la bibliothèque de Nancy, on
peut se rendre compte facilement de la marche suivie
dans l'opération. L'évêché de Nancy, formé de portions
des diocèses de Toul, de Metz et de Strasbourg, reçut
2627 volumes d'après le reçu du vicaire général Brion,
du 5 février 1809. Le préfet avait fait la demande dès
1802. Les livres fournis provenaient principalement des
anciennes abbayes de Domèvre et de Salival et des
couvents de la ville de Vic (anciens districts de
Blamont (Lorraine) et de Vic (Evêchés). Les
administrateurs de ces districts, véritables ignares,
avaient sans doute envoyé leurs bibliothèques
monastiques au chef-lieu du département, peu soucieux de
conserver chez eux de telles richesses, et l'excuse mise
en avant par ces ineptes personnages était toujours la
même : le manque d'emplacement convenable ! C'était bien
véritablement la peine d'avoir délogé avec tant de
fracas tant de citoyens tonsurés ou non, pour n'avoir
pas même une petite place pour sauver leurs bouquins et
obéir ainsi à la loi. Il résulte donc de la présence à
Nancy des livres de Blamont et de Vic, que le chef-lieu
du département de la Meurthe fut le dépôt central que
l'on choisit pour trois districts, ce qui n'était pas
conforme à la loi. Par un pareil abus, Metz eut presque
tous les livres du département de la Moselle et Verdun
ceux des districts situés au nord du département de la
Meuse. La bibliothèque de Nancy a profité de ces
annexions; son Grolier (Un Erasme, Bâle, Froben, 1522,
in-folio) vient de la bibliothèque des Carmes de Vic ;
ce qui montre que, tout en brassant de la bière et en
propageant le culte de la Vierge du Carmel, les
religieux établis par la reine Anne d'Autriche tenaient
aussi à avoir des raretés bibliographiques.
La supérieure des soeurs de la Doctrine chrétienne à
Nancy, dont la maison mère était à Toul avant la
Révolution, demanda aussi au préfet de vouloir bien lui
donner des livres, en remplacement de l'ancienne
bibliothèque, composée, disait-elle, d'ouvrages
d'histoire et de piété, et qui était peut-être celle du
fondateur de l'institution, le chanoine Vatelot (1748) ;
elle reçut 1114 volumes. Ces distributions faites et
d'autres encore pour les séminaires, les cours
impériales, les mairies, etc., on eut à satisfaire aux
justes réclamations des émigrés qui venaient de rentrer
; mais les demandes furent modestes et ne diminuèrent
guère « le tas », qui, à la fin, était devenu un
cauchemar administratif.
Les bibliothèques publiques municipales furent enfin
créées dans quelques villes (à peine si on en compta
deux par département), et une mesure déplorable vint
atténuer les bons résultats que l'on attendait de leur
établissement; car, dans toutes les villes qui en
étaient pourvues, Metz, Nancy, Toul, Verdun, etc., on
vendit les doubles, les volumes dépareillés et ceux
qualifiés d'insignifiants par les experts. Dans ces
derniers, on comprit des incunables, des raretés ou des
ouvrages à titre bizarre dont l'acquisition fait la joie
des amateurs. Ces malheureuses ventes se continuèrent
jusque sous la monarchie de Juillet.
La part qui revint aux bibliothèques municipales fut
pour ainsi dire minime, et presque tous les livres
confisqués qui, d'après les décrets de l'Assemblée
nationale et de la Convention, devaient servir à
l'instruction du peuple, furent, pour les deux bons
tiers, détournés du but que le législateur primitif
avait voulu lui donner. Autant on mit d'ardeur à
exécuter les décrets, autant on mit d'apathie à laisser
se perdre des richesses qui avaient été rassemblées
d'une manière si violente. C'est un résultat auquel on
était loin de s'attendre et que malheureusement on ne
peut nier. Dans tous les cas, il excitera toujours les
justes regrets des bibliophiles.
(1) Coup-d'oeil sur les bibliothèques des couvents du
district de Nancy, 1883. |