Fêtes populaires
en Lorraine
(notes renumérotées)
Bulletin de la Société philomatique vosgienne - 1895
Les fêtes populaires dans les Vosges et en Lorraine (1)
Notre pays vosgien est un de ceux qui ont conservé le
plus longtemps, à travers les bouleversements de
l'histoire, quelques unes de ses anciennes coutumes.
Celles-ci tombent malheureusement tous les jours dans
l'oubli; notre siècle gouailleur ne sait pas
s'accommoder de ces pratiques naïves et familières, qui
pourtant ne manquaient ni de charme ni d'attrait.
En suivant l'ordre chronologique, nous allons nous
occuper successivement de la fête des rois, du mardi
gras, du dimanche des brandons, des valentins, de la
Saint-Jean, de la Saint-Nicolas.
La solennité des rois se célèbre le 6 Janvier. - Ce
n'est pas seulement une fête religieuse qui nous
rappelle le souvenir des trois Rois Mages allant adorer
Jésus-Christ dans sa crèche, mais, pour nous autres
Lorrains, elle est l'anniversaire de l'un des principaux
épisodes de notre histoire nationale.
En 1476, Charles le Téméraire, duc de Bourgogne, avait
envahi la Lorraine et la gouvernait en maître. Il vint
mettre le siège devant Nancy. Le duc de Lorraine, René
II, ne disposant pas de forces assez considérables pour
tenir tête à son ennemi, partit en Suisse, y réunit une
armée en toute hâte et vint, le 5 Janvier 1477, offrir
la bataille à Charles le Téméraire. La lutte fut
terrible; les Bourguignons chargés avec acharnement
furent taillés en pièces, et leur chef jusqu'alors
invincible, Charles le Téméraire, forcé de fuir, fut tué
près de l'étang Saint-Jean par Claude de Beauzemont,
châtelain de Saint-Dié.
En souvenir de cette mémorable victoire remportée le 5
Janvier 1477, la fête des Rois se célébra dès lors en
Lorraine avec une solennité inaccoutumée. Dès le matin,
le son de la musique et des trompettes rappelaient aux
habitants l'heure à laquelle René avait jadis fait
sonner la diane. Une messe solennelle était ensuite
célébrée en souvenir de celle que les combattants
avaient entendue à Saint-Nicolas avant de livrer
bataille. Au sortir de. la messe, des salves
d'artillerie donnaient le signal d'une abondante
distribution, faite aux bourgeois, de viandes, gibier,
vins et gâteaux, proportionnée au nombre des membres de
chaque famille, sur la présentation de billets délivrés
à l'avance par les vicaires de chaque paroisse. - A
midi, chacun se mettait à table et alors commençait la
véritable fête des Rois. Suivi de quelques
gentilshommes, le prince allait visiter certaines
maisons ; les convives buvaient à sa santé; le prince
répondait à son tour, et le gobelet dont il s'était
servi était conservé précieusement dans la famille et se
transmettait de génération en génération (2).
La journée des rois se terminait à huit heures du soir
par une procession aux flambeaux. C'était l'heure à
laquelle le duc René rentrant à Nancy, s'était rendu à
la collégiale Saint-Georges pour remercier Dieu des
succès qu'il avait obtenus. On étalait sur les murs du
palais ducal les trophées pris sur les Bourguignons, et
notamment la fameuse tapisserie qui décorait la tente de
Charles le Téméraire. La procession se composait d'une
compagnie de la milice bourgeoise, des Congrégations
religieuses, des suisses en costume du XVe siècle, avec
hallebardes et espadons, des curés et chanoines. Enfin,
le duc et sa Cour fermaient la marche avec les corps de
justice: Sorti du palais, le cortège, après un parcours
plus ou moins long, suivant la température, faisait le
tour de la Carrière et entrait à Saint-Georges où était
immédiatement chanté un Te Deum d'actions de grâce (3).
La fête commémorative du 5 Janvier, supprimée pendant
l'occupation française, fut rétablie par le duc Léopold,
qui s'efforça de la remettre en honneur, parce qu'elle
rappelait des évènements chers à tous les coeurs
lorrains. Elle fut supprimée de nouveau de 1702 à 1714,
temps pendant lequel les troupes de Louis XIV occupèrent
la Lorraine. Reprise en l'année 1715, elle fut
définitivement abolie en 1737 par Stanislas, roi de
Pologne.
Aujourd'hui, dans nombre de familles, on célèbre encore
la fête des Rois en souvenir de la manifestation de
Jésus-Christ aux gentils et de l'adoration des Mages.
Cette réjouissance toute intime, consiste à introduire
une fève dans un gâteau que l'on partage au dessert et
qui désigne la personne à laquelle échoit la royauté,
objet de bruyants vivats. - Autrefois, on tirait les
Rois au début même du repas; le plus âgé des convives
plaçait dans un panier couvert d'une serviette un nombre
de fèves égal, plus deux, à celui des invités et des
domestiques, la fève gagnante ayant été préalablement
noircie. Le plus jeune de la famille, après avoir récité
le « . Bénédicité, » venait tirer les fèves une à une, la
première pour le bon Dieu, la seconde pour la Sainte
Vierge, et ensuite pour chacun des assistants en
commençant par le plus âgé, Celui au nom duquel sortait
la fève noire était proclamé roi et choisissait sa reine
ou réciproquement (4). L'élection de Dieu ou de la
Vierge était regardée comme un bonheur pour la maison;
une portion du repas était, dans ce cas, remise aux
pauvres qui se présentaient de porte en porte, réclamant
la part du bon Dieu. La royauté était rachetée par un
cadeau quand elle échéait à un domestique, et alors la
fève noire était remise au panier pour obtenir un roi
parmi les convives. Le roi et la reine élus devaient le
dimanche suivant se rendre à la grand'messe et se
présenter à l'offrande (5).
Aujourd'hui, la fève se tire avec moins de solennité.
Quant aux prérogatives du roi et de la reine, plus
gênantes que dignes d'envie, elles consistent dans
l'honneur d'une acclamation dès que l'un ou l'autre
porte le verre à sa bouche, et, après chaque gorgée, les
voisins se font un malin plaisir d'essuyer la bouche
royale avec un empressement comique et rarement
agréable.
Quelques usages particuliers subsistent encore à
Gérardmer et dans les villages avoisinants. Pendant la
semaine qui suit l'Épiphanie, de jeunes garçons au
nombre de trois, la tête ceinte de papier argenté et
portant des sceptres en bois doré, se rendent dans les
maisons, précédés d'un enfant vêtu d'une robe blanche et
qui tient une longue perche, au sommet de laquelle
brille une étoile en fer-blanc. Ils sont habillés comme
la tradition rapporte que devaient l'être les trois Rois
Mages et ils chantent une complainte, « comme quoi sans
autre guide qu'une étoile merveilleusement reluisante,
ils ont pu parvenir à la pauvre demeure dans laquelle
est venu au monde le divin Sauveur; combien ils furent
ravis des benians accueils que leur fit un beau grison
qui se disait son père (6). » La complainte terminée,
les illustres visiteurs recueillent les dons qui leur
sont faits et qui consistent d'ordinaire en pain, lard,
victuailles, quelquefois en une pièce de monnaie. Tous
trois, après un salut, se rendent dans la maison
voisine, et le soir, leur palais altéré par le grand air
et les chansons, fait in boin repet de mossieu et une
soulei, c'est-à-dire un bon repas de monsieur et une
ivresse.
Une coutume analogue existe encore dans quelques
communes de l'arrondissement de Montbéliard. Là, ce sont
des jeunes garçons de la classe pauvre qui parcourent
les maisons et profitent de l'occasion pour mendier avec
moins de gène (7).
Nous arrivons au mardi gras, le jour des réjouissances
populaires par excellence. Dans les rues on ne voit que
des masques accoutrés de costumes burlesques et
cherchant à intriguer les passants. Rien ici n'est
changé; ce sont toujours les mêmes usages, les mêmes
folies, les mêmes lazzis. Quelques coutumes locales ont
pourtant disparu; ainsi il n'y a guère plus d'un
demi-siècle, une troupe de jeunes gens masqués,
barbouillés de suie et affublés de sordides vêtements de
femme tout en lambeaux, parcouraient les rues de Nancy
pendant la soirée du mardi gras, en vociférant et en
apostrophant les passants. Désignés sous le nom de
chaourasses (8), ces personnages masqués s'arrêtaient de
distance en distance, simulant le lavage des torchons
dans le ruisseau, et se livraient à une ronde
désordonnée autour d'un mannequin fixé sur une échelle
et baptisé « le mardi-gras. » Après une nuit d'orgie, la
troupe avinée allait, dans la matinée du mercredi des
Cendres, jeter son trophée à la rivière (9).
A Saint-Dié dans les Vosges, à Saint-Mihiel dans la
Meuse et dans quelques autres villes lorraines, on avait
coutume, le mardi gras, de promener sur un âne ou un
boeuf, la tête tournée à la queue de l'animal, tout
individu ayant laissé son voisin recevoir de sa femme
une de ces corrections dont la distribution parait être
le privilège du sexe le plus fort. C'était là une espèce
d'assurance mutuelle entre les hommes mariés. Cette
coutume burlesque ayant donné lieu à des rixes
sanglantes, l'autorité judiciaire crut devoir la
prohiber, et la Cour de Lorraine, dans ses arrêts des 21
Mars 1718 et 9 Janvier 1755, interdit la promenade au
boeuf à Saint-Mihiel et la promenade à l'âne à Saint-Dié.
Mais la coutume était trop fortement entrée dans les
habitudes du pays pour périr sous les arrêts de la
justice; elle survécut même à la Révolution qui effaça
tant de traditions d'une autre époque. - Si la promenade
infligée aux voisins des maris trop débonnaires a
disparu aujourd'hui de fait, elle s'est perpétuée sous
la forme d'un dicton populaire; ainsi, dans certaines
localités on dit encore : « Le voisin ira sur l'âne, »
lorsque l'époux laisse sa moitié s'arroger les droits et
l'autorité qui n'appartiennent qu'au sexe fort (10).
A Nancy, les fêtes du Carnaval se terminaient
quelquefois par un copieux repas offert par le duc, le
soir du mardi gras, aux notables bourgeois de la ville.
Après le repas, les danses se prolongeaient jusqu'à
l'arrivée du carême commençant à minuit (11).
Parmi les anciens vestiges du Carnaval, il ne faut pas
oublier la « promenade du boeuf gras » qui se pratique
encore dans quelques localités. L'animal spécialement
choisi pour la circonstance est conduit à travers les
rues de la ville, tout enrubanné et couvert de
guirlandes de feuillage. Une cloche, en guise de
musique, précède parfois l'innocente victime, et la
marche triomphale se transforme en une réclame au profit
du boucher propriétaire de la bête. - Autrefois, les
choses se passaient avec plus de solennité. Dom Calmet
(12) nous rapporte que, le jour du jeudi gras, les
compagnons bouchers de Nancy avaient l'habitude de faire
la promenade du « boeuf tabouré (13). » Ils choisissaient
le plus beau boeuf qui se trouvait dans la ville, et
après l'avoir orné de rubans et de fleurs, ils le
conduisaient en cérémonie au palais ducal et dans les
maisons des principaux habitants de la ville, « en le
faisant sauter et danser à sa manière. » Personne ne
refusait l'honneur de cette visite et on la payait
grassement aux compagnons bouchers. A la suite
d'accidents occasionnés par cette promenade, le duc
Léopold la proscrivit à dater du Carnaval de 1715.
La promenade du boeuf gras a une origine extrêmement
ancienne : elle était déjà pratiquée par les Égyptiens
qui voulaient ainsi honorer les services rendus par le
boeuf à l'agriculture. De l'Égypte la fête passa en Grèce
et à Rome et se célébra à l'équinoxe du printemps,
époque à la quelle le soleil entrait dans le signe du
Taureau. Le « taureau équinoxial » était considéré comme
l'emblème de la force productive du printemps, auquel on
demandait la fertilité de la terre et d'abondantes
récoltes. Les Gaulois et les Francs, chez lesquels le
boeuf était très en honneur, égorgeaient aussi, à la même
époque, un taureau revêtu d'ornements sacrés. Le
christianisme, en s'introduisant dans les Gaules, fit
perdre à la coutume du boeuf gras son caractère sacré et
la transforma peu à peu en un simple divertissement.
Nous voici en carême, temps d'abstinence et de jeûne;
toute réjouissance devrait être interdite; et pourtant,
la gaieté et la malignité lorraine, ayant besoin
d'aliment, célébraient, le premier dimanche de carême,
la fête des « Brandons. »
Suivant un usage immémorial, les nouveaux mariés de
Nancy étaient obligés, ce jour-là, d'aller faire un
petit fagot dans la forêt de Haye. Tous devaient rentrer
dans la ville à trois heures, se tenant le bras et en
bon ordre, pour aller, aux sons des instruments,
présenter leurs hommages au souverain. Le mari portait
le fagot tout enrubanné ; à sa boutonnière était attaché
une serpette en métal; la femme mettait à son corsage
quelques menus objets représentant des rouets,
quenouilles, etc. Après une longue procession en ville,
les mariés venaient faire un grand feu de leurs fagots
au milieu de la cour du palais ducal, ce qui était le
signal de la danse et de toutes sortes de réjouissances.
Les jeunes gens placés sur les balcons du palais avaient
coutume de jeter alors des pois d'ëpechis (14) qui,
répandus sur le sol, provoquaient la chute des danseurs
et redoublaient la gaieté générale (15).
Cette plaisante cérémonie connue sous le nom de fête des
« Brandons » ou des « faschenottes » (petits fagots),
avait, dans d'autres localités, son pendant dans la fète
des « Valentins. »
A Épinal, à Saint-Dié, et dans nombre d'autres localités
vosgiennes, la jeunesse se réunissait le premier
dimanche de carême autour d'un grand feu de joie appelé
« laBure. » Garçons et filles formaient la chaine en
chantant et en dansant, et proclamaient les valentins et
les valentines. Le couple, ainsi uni par la volonté
populaire, devait s'embrasser et tourner quelques
instants au centre de ce cercle animé; puis il reprenait
sa place dans la chaine et ne se quittait plus de la
soirée. A l'extinction des feux, chaque couple
s'emparait d'un tison et se dirigeait vers la maison de
la jeune fille. De ces jeux, naissaient presque toujours
des mariages dans l'année (16). Il était d'usage que le
valentin envoyât un bouquet ou fit quelques menus
cadeaux à sa valentine ; s'il y manquait on le brûlait,
c'est-à-dire que le dimanche suivant on allumait un
grand feu de paille sous ses fenêtres (17).
A Epinal, un usage particulier voulait que les valentins
se rendissent au bois de Saint-Antoine et montassent sur
la « Pierre danserosse » pour y danser et y prendre part
à un goûter champêtre (18).
Là où les bures n'étaient pas allumées, on se contentait
de « crier les valentins. » Des bandes de jeunes gens
parcouraient à la nuit close les rues de la ville ou de
la bourgade, s'arrêtant tour à tour sous les fenêtres de
ceux ou de celles qui avaient fourni matière à
observations. Alors le stentor de la troupe s'écriait :
« Je dône, je dône. » - « Qui ? qui ? » répondaient les
assistants - « Mlle... à M ... » - « Elle l'aura, elle
ne l'aura pas, » et le refrain s'alternait de bouche en
bouche. Fort souvent la malignité publique se plaisait à
froisser les amours-propres par d'étranges associations
de noms, et la proclamation des valentins donna lieu
quelquefois à des scènes regrettables. et à des rixes
sanglantes. Aussi un arrêt de la Cour de, Lorraine
enregistré au greffe de la ville d'Epinal le 13 Mars
1776, porta-t-il défense « de crier ou faire crier,
donner ou faire donner de jour ou de nuit, le premier
dimanche de carême ou autre jour de la semaine, ce qu'on
appelle communément « des valentins. »
Malgré les injonctions de l'autorité, l'usage de la
proclamation des valentins a persisté dans un grand
nombre de villages vosgiens. Dans d'autres, on allume
encore, le premier dimanche de carême, de grands feux de
bure, autour desquels garçons et filles « rondillent »
en chantant et en dansant. - Ces vieux usages peuvent
sans doute avoir des inconvénients, mais ils ont aussi
leur utilité : ils forcent les femmes à être plus
soucieuses de leur réputation par crainte des remarques
malignes; ils préparent des mariages et font souvent
connaître aux parents les inclinations cachées de leurs
enfants. Comme tels, ils sont utiles à conserver.
Le valentinage n'était pas une coutume particulière
seulement à la Lorraine; elle était également répandue
en Angleterre et en Écosse. Dans ces deux pays, nous dit
M. Lerouge (19), « nombre de garçons et de filles se
réunissaient le 14 Février, veille de la Saint-Valentin
(jour où les oiseaux s'appareillent, suivant la croyance
populaire): chacun et chacune écrivent leurs vrais noms
« u des noms empruntés sur des billets séparés, roulent
ces billets et les tirent au sort; les filles prennent
les billets des garçons et les garçons ceux des filles,
de sorte que chaque garçon rencontre une fille qu'il
appelle sa valentine, et chaque fille un garçon qu'elle
appelle son valentin. »
La fête de la Saint-Jean, qui tombe le 24 Juin, est
également un prétexte à danses et à réjouissances. De
temps immémorial, les jeunes gens de certaines localités
ont la coutume, la veille de la fête, d'allumer le soir
un grand feu, appelé « Bure de Saint-Jean, »
ordinairement alimenté par les feuillages desséchés qui
ont servi aux reposoirs de la Fête-Dieu. Quand ces
feuillages manquent, chaque habitant s'empresse de
fournir un fagot.
Autrefois, on plaçait au sommet de la bure une cage
remplie de chats, animaux qui, suivant la croyance
populaire, représentaient les sorciers et les mauvais
esprits qu'on vouait ainsi à la destruction.
Des danses s'organisent autour de la bure et durent
jusqu'à l'extinction des. feux. Les tisons qui en
proviennent sont emportés précieusement, car ils ont,
parait-il, la propriété de préserver de la foudre.
Dans d'autres localités, à Saint-Dié notamment, on tend
par les fenêtres une corde ornée d'une couronne et de
guirlandes de feuillage et, pendant la semaine de la
Saint-Jean, garçons et filles viennent tous les soirs «
rondier » sous cette couronne et - souvent fort avant
dans la nuit.
Dans la plupart des communes de Remiremont, il est
d'usage d'orner de fleurs et de rubans le plus beau
mouton (20) ou la plus belle vache d'un troupeau.
A Lunéville, si on ne chantait pas à la messe du jour de
la Saint-Jean-Baptiste, l'évangile de ce saint, les
mauvaises fées devaient surement occasionner quelque
malheur dans l'année.
C'est à la Saint-Jean, dit Beaulieu (21), que, d'après
la tradition, « les sorciers et les magiciens se
rendaient dans les bois pour y chercher les herbes
propres à leurs maléfices, comme la silage et la
verveine; ils devaient les arracher de la main droite et
les jeter dans un panier sans les regarder (22), » mais
elles n'avaient de vertu qu'autant qu'elles avaient été
cueillies pendant que la cloche de l'église sonnait
midi, Aussi dans plusieurs paroisses de l'arrondissement
de Lunéville, il était d'usage ce jour-là de ne sonner
que deux ou trois coups, afin de laisser le moins de
temps possible aux sorciers pour faire leur récolte
(23).
La fête des Brandons et celle de la Saint-Jean doivent
avoir une origine commune et très ancienne. Elles
semblent toutes deux dériver de l'habitude qu'avaient
les Gaulois d'allumer au renouvellement des saisons, et
en particulier au solstice d'été, de grands feux de joie
pour célébrer la puissance de Belen, Dieu-soleil qu'ils
adoraient comme représentant de la divinité et source
première de la fertilité de la terre. Le christianisme
se substituant au paganisme, conserva religieusement
pour la date de ses fêtes celles qui lui étaient
indiquées par les croyances populaires. C'est ainsi que
la fête de la Saint-Jean tombant au solstice d'été dût
se substituer à celle du Dieu-soleil et que l'on
continua à la célébrer comme précédemment par de grands
feux de joie. C'est ainsi qu'au solstice d'hiver, à
Noël, on continua à rendre hommage au soleil en brulant
la buche qui devait purifier la maison. De même, au
printemps, on allumait les brandons pour purifier la
terre (24).
De tous nos usages locaux, il en est un surtout qui a
résisté aux atteintes du temps; vivace et persistant, il
semble enraciné dans nos moeurs et promet de durer
longtemps encore. J'ai nommé la fête de saint Nicolas à
la fois le patron des enfants et celui de la Lorraine.
Personne n'ignore comment l'évêque de Myre est devenu le
protecteur de la jeunesse. L'imagerie a popularisé le
miracle de la résurrection des trois pauvres petits
enfants mis à mort par un infâme boucher, ressuscités
par le grand saint et prêts à sortir de leur abominable
saumure. Mais les renseignements sont loin d'être aussi
précis sur les circonstances qui ont placé la Lorraine
entière sous le patronage de saint Nicolas. Tout ce que
nous savons, c'est que, dès le XVe siècle, l'armée
lorraine portait, brodée sur ses guidons, la figure du
grand saint Nicolas. Parmi les papiers provenant des
Bénédictins de Saint-Nicolas et qui sont aux archives du
département de la Meurthe, se trouve une pièce intitulée
: « Extrait d'un vieil manuscript de la vie des ducs de
Lorraine » où on lit : « En la bataille devant Nancy le
5 Janvier contre le duc de Bourgogne, les guidons du duc
René étaient de damas blanc, frangés d'or où estait
peinte l'image de St Nicolas, la camisole duquel estoit
d'argent, la tunique et dalmatique de bleu azuré et la
chape d'or frisé; sur sa teste avoit une mitre faite de
riche brodure, tenant une crosse d'or d'une main et de
l'autre donnant la bénédiction à trois petits enfants
yssant d'une cuve d'or; le tout environné d'une nuée au
naturel de laquelle sortoient de grands rayons d'or. »
La fête de saint Nicolas se célèbre le 6 Décembre dans
toute la Lorraine avec une grande solennité. C'est une
date impatiemment attendue par les enfants pour qui la
fête se résout en une distribution de jouets et de
bonbons, Dès la veille, les rues sont encombrées de gens
qui vont, qui viennent pour faire les emplettes
destinées aux enfants; les saint Nicolas, avec leur
cortège de gamins, parcourent les rues, ou bien quelques
jeunes gens, amis des familles, revêtent le costume du
saint, costume dont le papier doré fait les plus grands
frais, mais il est complet : surplis, chasuble, mitre,
voire même crosse, rien n'y manque. Saint Nicolas est
précédé d'un sinistre personnage tout noir, avec des
cheveux hérissés, une corbeille de verges sous le bras
et une clochette à la main. C'est le « père Fouettard »
qui distribue des verges au lieu de bonbons, aux enfants
méchants et paresseux.
La clochette tinte, saint Nicolas entre dans une maison;
tout le. monde se précipite à genoux; les petits enfants
se pressent autour de leur mère, inquiets et agités,
Saint Nicolas les rassure, et après un discours plein de
bons conseils et d'exhortations au bien, il leur annonce
que, dans la nuit, il passera avec son âne chargé de
jouets et déposera dans la cheminée les objets qu'il
leur destine. Il serait difficile de peindre les cris,
les exclamations enthousiastes et le joyeux tapage qui
éclatent après la sortie de l'auguste visiteur. Tous les
enfants se précipitent vers la cheminée pour y déposer
leurs souliers qui doivent recevoir les jouets et les
friandises, et ils n'ont garde d'oublier la botte de
foin pour l'âne. C'est une joyeuse fête de famille qui
amuse les grands comme les petits et leur rappelle les
doux souvenirs de leur enfance.
La légende rapporte que saint Nicolas ayant su que trois
jeunes filles, ruinées par l'imprévoyance de leur père,
étaient sur le point de vendre leur honneur pour se
soustraire à la misère, jeta par leur cheminée, pendant
trois nuits consécutives, une grosse bourse gonflée
d'or. Ainsi dotées, elles purent reprendre leur rang et
s'établir honorablement. C'est ce fait qu'on peut donner
comme origine de l'usage de mettre ses souliers dans la
cheminée pour recevoir quelques dons de saint Nicolas
(25).
La coutume de célébrer la fête de saint Nicolas s'est
répandue de la Lorraine dans les pays avoisinants,
notamment dans le Jura où elle se célèbre pendant toute
la durée du mois de Décembre (26). Dans d'autres
provinces limitrophes, en particulier dans les cantons
protestants du comté de Montbéliard, la venue de
Saint-Nicolas était remplacée par celle de la «
Tante-Arie, » protectrice de l'enfance (27). Cette fée
bienfaisante, toujours invisible aux regards des
mortels, avait l'habitude de venir, le soir de Noël,
déposer de menus cadeaux dans les sabots placés par les
enfants sur la fenêtre ou sur l'âtre de la cheminée.
Cette touchante coutume a malheureusement disparue
depuis plus d'un demi-siècle (28). La distribution de
jouets et de bonbons faite par la « Tante-Arie » est
remplacée aujourd'hui par l'arbre de Noël, coutume
importée d'Alsace.
J'ai terminé cette modeste étude. Le sujet pourra
paraître à plusieurs bien vulgaire et peu digne
d'occuper des esprits sérieux, mais ce n'en est pas
moins de l'histoire locale et, à ce titre, il a droit à
quelqu'attention. Ces vieilles coutumes, ces vieux
usages, conservés à travers les siècles, donnent à un
pays sa physionomie propre, et ils nous révèlent l'âme
nième de ses habitants, leurs tendances, leurs
instincts. Il est bon que leur souvenir en soit conservé
avant qu'ils aient complètement disparu, - Ce travail a
d'ailleurs été pour moi plutôt un amusement qu'une étude
en vue du public; je n'ai jamais eu la prétention de
faire oeuvre originale et me suis borné à coordonner les
travaux d'érudits chercheurs, tels que Beaulieu, membre
de la Société d'Archéologie lorraine, Richard, membre de
la Société d'Émulation des Vosges, Noël, l'auteur des «
Mémoires pour servir à l'histoire de Lorraine, » et
d'autres que j'ai cités dans le cours du travail. Je ne
veux pas oublier parmi les sources auxquelles j'ai
puisé, Lionnnois et Digot, membres de l'Académie de
Stanislas, et Dom Calmet, le célèbre Bénédictin, à qui
rien de ce qui touche la Lorraine n'est resté étranger.
ALBERT GÉRARD
(1) Ce
travail a été admis par le Comité des Travaux
historiques et scientifiques et présenté au Congrès des
Sociétés savantes de 1895 (Journal officiel du 19 Avril
1895).
(2) Noël, Mémoires pour servir à l'Histoire de la
Lorraine, t. V.
(3) Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. V.
(4) Beaulieu, Archéologie de la Lorraine, t. 1.
(5) Noël, Mémoires pour servir à l'Histoire de la
Lorraine, t. V.
(6) Ancien Noël en patois de Gérardmer. Mémoires et
dissertations de la Société royale des Antiquaires de
France, v. IV, 2e série, p. 249-269.
(7) Ch. Rov. Us et coutumes de l'ancien pays de
Montbéliard et en particulier de ses communes rurales.
(8) Patois lorrain qui signifie « laveuses, » du verbe
chaouer, laver.
(9) Beaulieu, Archéologie de la Lorraine, t. 1.
(10) A. Gérard, Une Coutume du Carnaval de Lorraine.
(Bulletin de la Société philomatique vosgienne, t. VI.)
(11) Lionnois, Histoire de la ville de Nancy, t. Ill.
(12) Dom Calmet, Notice sur la Lorraine, t. II.
(13) Vient de « tabourer, » frapper du tambour et
signifie probablement « boeuf promené aux sons du
tambour. » (Beaulieu, Archéologie de la Lorraine, t. 1.)
(14) Pois grillés avec du beurre et du sel, dont les
jeunes filles faisaient cadeau aux garçons pour recevoir
des bonbons en échange.
(15) Richard, Traditions populaires de la Lorraine.
(16) Gravier, Histoire de Saint-Dié.
(17) Noël, Mémoires pour servir à l'Histoire de
Lorraine, t, V.
(18) Charton, Les Vosges pittoresques.
(19) Lerouge, Notice sur les valentins. (Mémoire de
l'Académie celtique, t. V.)
(20) RICHARD, Traditions populaires de la Lorraine.
(21) BEAULIEU, Archéologie de la Lorraine, t. I.
(22) Ces précautions sont au nombre de celles que
prenaient les druides quand ils recueillaient leurs
herbes médicinales. (Pline, Histoire naturelle, I, XXIV)
(23) Digot, La superstition dan! les Vosges.
(24) Ce doit être également une réminiscence de l'ancien
culte du soleil que. cette coutume qui existe encore à
Remiremont et à Épinal et qui s'appelle « noyer les
leurres. » Le soir du vendredi-saint, les enfants
placent de petits bouts de chandelle sur des planchettes
(provenant en général de ces boites en bois léger ayant
servi à renfermer les fromages de Gérardmer), et les
laissent aller au fil de l'eau en chanta ut un couplet
patois dont voici les premiers vers :
Les chan Golo.
Les lours noyat, etc
Les champs verdoient:
Les lours se noient, etc.
C'est la glorification tout à la fois du feu qui vivifie
et de l'eau qui fertilise la terre. (V. l'intéressant
article publié par M. le docteur Fournier dans le
Bulletin de la Société philomatique vosgienne, t. XIX,
p. 315.)
Il est curieux de retrouver cette coutume au Laos : le
lancement au fil de l'eau de barquettes chargées
d'aromates est une des cérémonies qui terminent le
carême boudhique. (V. Voyage dans. le Laos de Et.
Aymonnier, Annales du Musée Guimet de 1895, p. 26.)
(25) Bulletin d' Archéologie lorraine, t. I, p. 53. .
(26) Hornstein, La Saint-Nicolas dans le Jura. (Actes de
la Société jurassienne d'Émulation, s. II, t. Il.)
(27) Monnier, Traditions populaires comparées.
(28) Ch. Rov, Us et coutumes de l'ancien pays de
Montbéliard. |