La démonologie de Dom Calmet
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Sorcellerie dans
le Blâmontois
Bulletin de la Société philomatique vosgienne - 1887-88
La démonologie de Dom Calmet
On a trop souvent dit et écrit, comme chose certaine,
que Dom Calmet croyait aux Vampires. C'est là une
vieille calomnie, à laquelle notre vénérable abbé de
Senones s'était imprudemment exposé, - avouons-le, - par
la crédulité que révélait chez lui son Traité sur les
Apparitions des Anges, des Démons et des âmes des
défunts; sur la Magie, la Sorcellerie, etc. Mais il se
trouve précisément qu'une bonne partie du second volume
de ce traité est consacrée à la réfutation des récits
qui, de son temps, couraient dans toute l'Europe sur les
prétendus Vampires de Hongrie, de Moravie et autres
lieux. Pour mon compte personnel, je me suis imposé la
tâche de lire d'un bout à l'autre cette oeuvre sénile,
dont les exemplaires se rencontrent difficilement
aujourd'hui. J'ai été récompensé de ce soin, dès le tome
Ier (chap. XVI), par la découverte d'un curieux épisode
de la vie d'une dame qui, vers l'an 1619, à Remiremont,
avait été ensorcelée par son médecin; et c'est d'abord
cette page historique que je voudrais sauver de l'oubli
dont est menacée en bloc la démonologie de Dom Calmet.
Cela fait, je passerai au tome IIe, pour me donner la
satisfaction de montrer que, si l'auteur croyait à
Satan, à ses ruses et à ses maléfices, il ne poussait
cependant pas cette superstition jusqu'au ridicule excès
qu'on lui impute si généralement parmi nous.
I
LA POSSESSION DE MADEMOISELLE DE RANFAING
La pieuse femme que l'auteur désigne de cette manière
était la veuve d'un ancien gouverneur du château
d'Arches, nommé Dubois, et avait eu de lui très
légitimement six enfants. Dom Calmet ne s'occupe d'elle
qu'à partir du jour où, suivant sa propre expression, un
médecin lui « a mis le Diable au corps; » mais je trouve
ailleurs de quoi caractériser en quelques lignes les
premières phases de sa vie. Elle était née en 1592, dans
une famille de la petite noblesse de Remiremont. Son
enfance avait été délicate, souvent maladive, et
singulièrement prédisposée au mysticisme. Pourtant, nous
avons lieu de penser que son tempérament s'était
fortifié avant l'époque de son mariage, puisque dans
cette union, - qu'on lui avait fait contracter à quinze
ans, contre son goût, - elle avait pu supporter jusqu'à
six fois les épreuves de la maternité, et que, dans son
veuvage même, « l'adversité et la douleur avaient
respecté sa beauté (1). »
Des six enfants qu'elle avait mis au monde, trois
étaient morts tout jeunes ; trois filles seulement lui
restaient en 1619; et dès cette époque, elle se
proposait de les conduire prochainement à Nancy, pour
confier leur éducation à son habile et honorée
compatriote Alix Leclerc, qui dirigeait à Nancy depuis
quelques années un institut fondé sous les auspices de
Pierre Fourier (2), Cette résolution lui était dictée
par le désir de se vouer personnellement à un autre
genre de profession religieuse. - Voilà dans quelles
dispositions se trouvait, à Remiremont, Elisabeth de
Ranfaing, veuve Dubois, au moment où commença pour elle
la série de tourments que Dom Calmet raconte comme il
suit.
« Mademoiselle de Ranfaing, étant devenue veuve, fut
recherchée en mariage par un médecin nommé Poirot.
N'ayant pas été écouté, il lui donna d'abord des
Philtres pour s'en faire aimer, ce qui causa d'étranges
dérangements dans la santé de cette dame. Enfin il lui
donna des médicaments magiques (car il fut reconnu pour
Magicien, et brûlé comme tel par sentence de Juges). Les
médecins ne pouvoient la soulager, et ne connaissoient
rien à ses maladies toutes extraordinaires. Après avoir
tenté toutes sortes a de remèdes, on fut obligé d'en
venir aux Exorcismes.
Or voici les principaux symptômes qui firent croire
qu'elle étoit réellement possédée. On commença sur elle
les Exorcismes le 2 Septembre 1619, dans la ville de
Remiremont, d'où elle fut transférée à Nancy : elle y
fut visitée et interrogée par plusieurs habiles
médecins, qui, après avoir examiné les symptômes de ce
qui lui arrivoit, déclarèrent que les accidents
remarqués en elle ... ne pouvoient être qu'une
Possession diabolique.
Après quoi, par ordre de Mgr des Porcelets, Évêque de
Toul, on lui nomma pour Exorcistes M. Viardin, Docteur
en Théologie, Conseiller d'État du Duc de Lorraine, un
Jésuite et un Capucin ; mais dans le cours de ces
Exorcismes, presque tous les Religieux de Nancy, le dit
Seigneur Évêque, l'Évêque de Tripoli, Suffragant de
Strasbourg, ... Charles de Lorraine, Évêque de Verdun,
deux Docteurs en Sorbonne envoyés exprès, ... l'ont
souvent exorcisée en Hébreu, en Grec et en Latin; et
elle leur a toujours répondu pertinemment, elle qui
savoit à peine lire le Latin ...
On rapporte le Certificat donné par M. Nicolas de
Harlay, fort habile en langue Hébraïque, qui reconnoit
que Mademoiselle de Ranfaing était réellement possédée,
et lui avoit répondu au seul mouvement de ses lèvres,
sans qu'il prononçât aucunes paroles ... Le sieur
Garnier, Docteur en Sorbonne, lui ayant aussi fait
plusieurs commandements en langue Hébraïque, elle lui a
de même répondu pertinemment, mais en François, disant
que le pacte étoit fait qu'il ne parleroit qu'en langue
ordinaire. Le Démon ajouta : n'est-ce pas assez que je
démontre que j'entends ce que tu dis? - Le même M.
Garnier, lui parlant Grec, mit par mégarde un cas pour
un autre; la Possédée, ou plutôt le Diable, lui dit : tu
as failli (3) ...
M. Midot, Ecolâtre de Toul, lui dit dans la même langue
: assieds-toi; il répondit : je ne veux pas m'asseoir.
M. Midot lui dit de plus : assieds-toi à terre et obéis;
mais comme le Démon vouloit jeter de force la Possédée
par terre, il lui dit : fais-le doucement; il le fit. Il
ajouta en Grec ; étends le pied droit; il l'étendit. Il
dit de plus en la même langue : cause-lui du froid aux
genoux; la femme répondit c qu'elle y sentait un grand
froid...
Le R. P. Albert, Capucin, lui ayant commandé en Grec de
faire sept fois le signe de la Croix avec la langue, en
l'honneur des sept joies de la Vierge, ... il le fit. Et
ayant reçu le commandement en la même langue de baiser
les pieds de Monseigneur l'Évêque de Toul, il se
prosterna et lui baisa les pieds.
Le même Religieux ayant remarqué que le Démon vouloit
renverser le bénitier qui étoit là, il lui ordonna de
prendre de l'eau bénite, et il obéit. Le Père ajouta :
je te commande de porter de l'eau bénite à l\IM ... Le
Démon prit donc le bénitier et porta de l'eau bénite au
Gouverneur, au Duc Eric (Henri Il) de Lorraine, aux
Comtes de ci Brionne, Remonville, La Vaux. et autres
Seigneurs.
Le Médecin M. Pichard lui ayant dit, par une phrase
partie Hébraïque et partie Grecque, de guérir la tête et
les yeux. de la Possédée, à peine eut-il achevé les
derniers mots que le Démon répondit : ma foi, ce n'est
pas nous autres qui en sommes cause; elle a le cerveau
fort humide, cela provient de son tempéramment naturel.
Alors M. Pichard dit à l'assemblée : prenez garde,
Messieurs, qu'il répond à l'Hébreu et au Grec tout
ensemble; oui, répliqua le Démon, tu découvres le pot
aux roses ... jè ne te répondrai plus. »
Après ces exercices en hébreu et en grec, je pourrais
également reproduire ici tout un dialogue en latin; mais
il vaut mieux passer outre, car ces détails
deviendraient fastidieux et n'éclaireraient en rien la
situation. Bornons-nous à remarquer que le « Démon, »
revenant sur sa résolution de ne plus répondre, sembla
au contraire redoubler de complaisance envers les
exorcistes, et que son empressement à leur obéir se
traduisit, pour sa victime, en une gymnastique aussi
douloureuse que grotesque.
« On lui proposa des questions très élevées et très
difficiles sur la Trinité, l'Incarnation, le Saint
Sacrement de l' Autel, la grâce de Dieu, le franc
arbitre, la manière dont les Anges et les Démons
connaissent les pensées des hommes, etc. ; et il
répondit avec beaucoup de netteté et de précision. Elle
a découvert des choses inconnues à tout le monde, et a
révélé à certaines personnes, mais secrètement et en
particulier, des péchés dont elles étaient coupables
.....
M. Richard raconte plusieurs choses cachées et
inconnues, que le Démon a révélées, et qu'il (lisez
elle) a fait plusieurs actions qu'il n'est pas possible
qu'une personne, quelque agile qu'elle soit, puisse
faire par ses forces naturelles, ~ comme ramper par
terre sans se servir de ses pieds ni de. ses mains, et
de paraître ayant les cheveux hérissés comme des
serpents .....
J'ai omis beaucoup de particularités rapportées dans le
récit des Exorcismes et des preuves de Possession de la
Demoiselle de Ranfaing. Je crois en avoir dit assez pour
convaincre toute personne de bonne foi, et sans
prévention, que sa Possession est aussi certaine que ces
sortes de choses peuvent l'être. La chose s'est passée à
Nancy, capitale de la Lorraine, en présence d'un grand
nombre de personnes éclairées, de deux de la Maison de
Lorraine, tous deux Evêques et très instruits; en
présence et par les ordres de Mgr des Porcelets, Evêque
de Toul, très éclairé et d'un rare mérite; de deux
Docteurs de la Sorbonne appelés exprès pour juger de la
réalité de la Possession; en présence de gens de la
Religion prétendue réformée, fort en garde contre ces
sortes de choses .....
La personne de Mademoiselle de Ranfaing est connue pour
une femme d'une vertu, d'une sagesse, d'un mérite
extraordinaires; on ne peut imaginer aucune cause qui
l'ait pû porter à feindre une Possession qui lui a causé
mille douleurs. »
En effet, ce qu'il y a de plus facile à comprendre dans
ce récit, c'est l'excès des souffrances de la pauvre
malade, victime d'un état de désordre hystérique dont
les phénomènes, dit-on, se prolongèrent pendant plus de
sept ans ! - Fort heureusement, aucun démon ne pouvait
détruire chez elle l'esprit de charité. Après avoir
accompli comme pèlerine divers voyages qui lui étaient
conseillés à ce titre, et qui contribuèrent beaucoup à
rétablir l'équilibre de ses sens, elle revint à Nancy
avec la résolution d'y fonder un asile où les filles
coupables et déchues, amenées au repentir par la misère,
pussent venir se purifier des souillures de l'âme et du
corps. Les ressources de sa fortune personnelle ne lui
auraient pas suffi pour mener à bien un tel projet; à
cet égard il n'est que juste d'ajouter, d'après Lionnois,
qu'elle y fut aidée par les mêmes prélats et seigneurs
qui avaient dévotement assisté ou même coopéré à ses
plus cruels tourments.
Entrée d'abord dans sa propre création comme simple
religieuse, sous le nom de Soeur Marie-Elisabeth de la
Croix, cette digne veuve eut la joie d'y recevoir ses
trois filles au nombre de ses collaboratrices dévouées.
Bientôt elle fut élue supérieure de cette congrégation
nouvelle. C'est dans le pieux exercice de cette fonction
qu'elle « mourut saintement le 14 Janvier 1649 (4). »
Quant au médecin Poirot, nous savons déjà qu'il fut
brûlé comme sorcier; mais je n'ai trouvé nulle part
aucun renseignement sur le procès qui eut pour issue sa
condamnation. Son supplice a dû précéder de peu de temps
celui. d'Urbain Grandier, l'infortuné confesseur des
Ursulines de Loudun.
Ainsi que nous venons de le voir, Dom Calmet croit à la
réalité des possessions démoniaques. Il en a trouvé plus
d'un exemple dans les Evangiles, et ceux-ci sont pour
lui des témoignages indiscutables. Son orthodoxie
enchaîne sa liberté d'esprit; elle l'oblige à croire que
Dieu permet à Satan d'emprunter toutes sortes de formes,
d'imaginer toutes sortes de ruses pour tromper les
pauvres humains. - C'est sous l'influence de la même
pensée qu'il parcourt les annales de la magie et de la
sorcellerie. Après examen, il estime que le plus grand
nombre des malheureux qui ont été brûlés pour des cas de
ce genre n'étaient en réalité que des imposteurs ou des
visionnaires; mais il en trouve d'autres qui, suivant
lui, agissaient par la volonté du démon.
L'auteur, comme l'indique son titre, traite également
des apparitions de toute nature : celles des bons anges
comme celles des mauvais anges, celles des âmes des
défunts, des spectres, des fantômes, des esprits
follets, etc. Il abonde en détails sur ces diverses
catégories; pourtant, voici à quoi se réduit ce qu'il
croit pouvoir en conclure « sans témérité : »
« 1° Les Anges et les Démons ont souvent apparu aux
hommes; les Ames séparées du corps sont souvent
revenues, et les uns et les autres peuvent encore faire
la même a: chose;
2° La manière de ces Apparitions et de ces retours est
une chose inconnue, et que Dieu abandonne à la dispute
et aux recherches des hommes;
3° Il y a apparence que ces sortes d'Apparitions ne sont
point absolument miraculeuses de la part des bons et des
mauvais Anges, mais que Dieu les permet quelquefois pour
des raisons dont il s'est réservé la connoissance;
4° L'on ne peut donner sur cela aucune règle certaine,
ni former aucun raisonnement démonstratif, faute de
connoitre la nature et l'étendue du pouvoir des Etres
spirituels dont il s'agit. »
Cette conclusion, qui termine à peu près le tome Ier du
traité, s'applique tout spécialement aux « Apparitions
en ombre, ou en corps nébuleux et aérien. » C'est dans
le tome IIe que l'auteur se réserve de parler des «
Apparitions en corps solides, parlant, marchant, buvant
et mangeant ; » et c'est à la suite de ces dernières
qu'il se livre à l'examen de la question des Vampires.
II
LES VAMPIRES DE HONGRIE ET DE MORAVIE (5). - LE TRAITÉ
DE DOM CALMET JUGÉ PAR SES DISCIPLES. ET PAR SES AMIS.
(1732-57)
On sait ce qu'étaient les Vampires, dans les contes
populaires de l'époque ci-dessus rappelée. C'étaient des
revenans d'une horrible espèce, des morts qui sortaient
nuitamment de leurs tombes pour venir sucer le sang des
vivants pendant leur sommeil, de telle sorte que ceux-ci
dépérissaient à vue d'oeil, tandis que les mystérieux
bourreaux, abreuvés de leur substance, se maintenaient
en chair fraîche dans les sépultures où ils rentraient
après leur lugubre repas. Dans la première moitié du
XVIIIe siècle, les populations hongroises, moraves et
polonaises furent tour à tour effrayées, terrifiées par
de semblables récits. Ils se transmettaient de bouche en
bouche; on pouvait aussi, de temps à autre, les lire
dans les gazettes de l'Allemagne; et enfin -
circonstance dont j'ignore l'explication - c'était dans
les colonnes d'un journal français publié en Hollande
qu'ils parvenaient jusqu'à Senones. Voici un des
articles empruntés par Dom Calmet lui-même à ce journal,
qui s'appelait le Glaneur;. cet article avait paru en
1732.
Dans un certain canton de Hongrie..., le peuple connu
sous le nom d'Heiduque (6), croit que certains morts,
qu'ils nomment Oupires ou Vampires, sucent tout le sang
des vivants, etc ... Cette opinion vient d'être
confirmée par plusieurs faits, dont il semble qu'on ne
peut douter, vu la qualité des témoins qui les ont
certifiés...
Il y a environ cinq ans, qu'un certain Heiduque,
habitant de Médreiga, nommé Arnold Paul, fut écrasé par
un chariot de foin. Trente jours après sa mort, quatre
personnes moururent subitement, et de la manière que
meurent, suivant la tradition du pays, ceux qui sont
molestés des Vampires. On se ressouvint alors que cet
Arnold Paul avait souvent raconté qu'aux environs de
Cassova, et sur les frontières de la Servie Turque, il
avait été tourmenté par un Vampire turc (car ils croyent
aussi que ceux qui ont été Vampires passifs pendant leur
vie le deviennent actifs après leur mort, c'est-à-dire
que ceux qui ont été sucés sucent aussi, à leur tour);
mais qu'il avoit trouvé moyen de se guérir en mangeant
de la terre du sépulcre du Vampire et en se frottant de
son sang : précaution qui ne l'empêcha pas cependant de
le devenir après sa mort, puisqu'il fut exhumé quarante
jours après son enterrement, et qu'on trouva sur son
cadavre toutes les marques d'un archi-vampire.
Son corps étoit vermeil ; ses cheveux, ses ongles, sa
barbe s'étoient renouvellés; et ses veines étoient
toutes remplies d'un sang fluide, coulant de toutes les
parties de son corps sur le linceul dont il étoit
environné. Le Hadnagi ou Bailli du lieu, en présence de
qui se fit l'exhumation, et qui étoit un homme expert
dans le vampirisme, fit enfoncer, selon la coutume, dans
le coeur du défunt Arnold Paul un pieux fort aigu, dont
il fut traversé de part en part, ce qui lui fit, dit-on,
jetter un cri effroyable, comme s'il était en vie. Cette
expédition faite, on lui coupa la tête, et l'on brûla le
tout. Après cela, on fit la même expédition sur les
cadavres des quatre autres personnes mortes de
vampirisme, de crainte qu'ils n'en fissent mourir
d'autres à leur tour.
Tout cela n'a cependant pu empêcher que, vers la fin de
l'année dernière, c'est-à-dire au bout de cinq ans, ces
funestes prodiges n'ayent recommencé ... Dans l'espace
de trois mois, dix-sept personnes de différent sexe et
âge sont mortes de vampirisme, quelques-unes sans être
malades, d'autres après trois jours de langueur. On
rapporte, entr'autres, qu'une nommée Stanoska, qui s'étoit
couchée en parfaite santé, se réveilla au milieu de la
nuit toute tremblante, en faisant des cris affreux, et
disant que le fils du Heiduque Millo, mort depuis six
semaines, avoit manqué de l'étrangler pendant son
sommeil. Dès ce moment elle ne fit plus que languir; et
au bout de trois mois elle mourut. Ce que cette fille
avoit dit du fils de Millo le fit d'abord reconnoitre
pour un Vampire : on l'exhuma et on le trouva tel. Les
principaux du lieu, les Médecins, les Chirurgiens,
examinèrent comment le vampirisme avoit pu renaître,
après les précautions qu'on avoit prises quelques années
auparavant.
On découvrit enfin, après avoir bien cherché, que le
défunt Arnold Paul avoit tué, non-seulement les quatre
personnes dont nous avons parlé, mais aussi plusieurs
bestiaux, dont les nouveaux Vampires avoient mangé, et
entr'autres le fils de Millo. Sur ces indices, on prit
la résolution de déterrer tous ceux qui étoient morts
depuis un certain temps ... Parmi une quarantaine, on en
trouva dix-sept avec tous les signes les plus évidents
du vampirisme : aussi leur a-t-on transpercé le coeur et
coupé la tête; et ensuite on les a brûlés et jetté leurs
cendres dans la rivière.
Toutes les informations et exécutions dont nous venons
de parler ont été faites juridiquement, en bonne forme,
et attestées par plusieurs Officiers, qui sont en
garnison dans le pays, par les Chirurgiens-Majors des
Régiments, et par les principaux habitants du lieu. Le
procès-verbal en a été envoyé vers la fin de Janvier
dernier au Conseil de guerre Impérial à Vienne, qui
avoit établi une commission militaire pour examiner la
vérité de tous ces faits.
C'est ce qu'ont déclaré le Hadnagi Barriazar, etc., et
ce qui a été signé par Battuer, premier Lieutenant du
Régiment de Wirtemberg, Clickstenger, Chirurgien-Major
du Régiment de Frustemburch, trois autres Chirurgiens de
la Compagnie, Guoichitz, Capitaine à Stallath.
Si j'ai choisi cet article parmi ceux que Dom Calrnet
reproduit dans son second volume, c'est parce qu'il est
le plus explicatif et le plus complet; mais il en est
d'autres qui ne se présentent pas sous une moindre
apparence d'authenticité. Et pourtant, c'est ici que
nous voyons enfin notre vénérable abbé pratiquant dans
toute son indépendance le doute méthodique de Descartes.
A première vue, et sans paraitre suspecter en aucune
façon la bonne foi des rédacteurs du journal, non plus
que celle des signataires des procès-verbaux, il penche
à croire que la plupart des détails qui y sont consignés
peuvent être attribués à de pures illusions. Parlant
d'abord des victimes, on a vu en tout temps, dit-il, des
femmes, et même des hommes, tomber malades de langueur,
puis bientôt mourir, par suite de frayeurs ou d'idées
fixes dont les objets n'existaient que dans leur
imagination; et il n'est pas non plus sans exemple que
ce genre de folie mortelle puisse être contagieux.
D'autre part, pour s'expliquer que, dans les
exhumations, un cadavre soit trouvé intact après un long
séjour dans sa tombe, on a deux ordres de faits
matériellement prouvés par l'expérience : 1° beaucoup de
personnes que l'on avait, par erreur, enterrées
vivantes, parce qu'une catalepsie ou une syncope
extraordinairement prolongée avait fait croire à leur
mort, n'ont rendu le dernier soupir qu'après un horrible
réveil dans leur cercueil; 2° un grand nombre de
fouilles pratiquées dans des cimetières ont démontré que
certaines couches de terre argileuse sont de nature à
préserver fort longtemps de putréfaction les dépouilles
humaines qu'on leur livre, et qu'elles peuvent conserver
ainsi des cadavres à peu près intacts durant un grand
nombre d'années.
Tels sont les premiers arguments d'une réfutation que
prépare notre auteur. Dans ce prélude, s'il y a lieu de
lui adresser un reproche, c'est celui de s'aventurer un
peu trop dans la voie des explications physiologiques;
car il va jusqu'à tenter celle du « cri effroyable » qui
serait sorti de la poitrine du premier des prétendus
vampires, au moment où on lui enfonçait un pieux dans le
coeur. Mais, je le répète, ce n'est encore là que le
préambule d'une discussion à laquelle l'auteur compte
bien revenir lorsqu'il aura reçu des renseignements plus
directs. A cet effet, il a écrit à un religieux qu'il
connaît en Allemagne, et qui lui a paru en position de
les lui procurer. Voici la réponse que ce religieux lui
transmet, de la part d'un des Officiers les plus
distingués de l'armée autrichienne :
Pour satisfaire aux demandes de M. l'Abbé Dom Calmet,
concernant les Vampires, le soussigné a l'honneur de
l'assurer qu'il n'est rien de plus vrai et de si
certain, que ce qu'il en aura sans doute lu dans les
actes publics et imprimés qui ont été insérés dans les
Gazettes par toute l'Europe. Mais à tous ces actes
publics, M. l'Abbé doit s'attacher pour un fait
véridique et notoire à celui de la députation de
Belgrade, ordonnée par feu S. M. Imp. Charles VI, de
glorieuse mémoire, et exécutée par feu S. A.
Sérennissime le Duc Charles-Alexandre de Wurtemberg,
pour lors Vice-Roi ou Gouverneur de Servie; mais je ne
puis pour le présent citer l'année, ni le mois, ni le
jour, faute de mes papiers, que je n'ai point
présentement près de moi.
Ce Prince fit partir une députation pour Belgrade,
moitié d'officiers militaires et moitié civils, avec
l'Auditeur général du Royaume, pour se transporter dans
un village où un fameux Vampire, décédé depuis plusieurs
années, faisait un ravage excessif parmi les siens ...
Cette députation fut composée de gens et de sujets
reconnus par leurs moeurs, et même par leur savoir,
irréprochables et même savants parmi leurs ordres; ils
furent sermentés, et accompagnés d'un Lieutenant du
Régiment du Prince Alexandre de Wurtemberg, et de
vingt-quatre grenadiers du dit Régiment. Tout ce qu'il y
eut d'honnêtes gens, le Duc lui-même, qui se trouvait à
Belgrade, se joignirent à cette députation, pour être
spectateurs oculaires de la preuve véridique qu'on
allait faire.
Arrivé sur les lieux, l'on trouva que dans l'espace de
quinze jours le Vampire, oncle de cinq tant neveux que
nièces, en avoit déjà expédié trois, et un de ses
propres frères. Il en était au cinquième, une belle
jeune fille sa nièce, et l'avait déjà sucée deux fois;
lorsqu'on mit fin à cette triste tragédie par les
opérations suivantes.
On se rendit, à l'entrée de la nuit, à la sépulture. Il
y avoit environ trois ans qu'il étoit enterré; l'on vit
sur son tombeau une lueur semblable à celle d'une lampe,
mais moins vive. On fit l'ouverture du tombeau, et l'on
y trouva un homme aussi entier et paraissant aussi sain
qu'aucun des assistants. Les cheveux et le poil de son
corps, les ongles, les dents et les yeux (ceux-ci
fermés) aussi fermement attachés après lui qu'ils le
sont actuellement après nous qui avons vie, et son coeur
palpitant.
Ensuite, on procéda à le tirer hors de son tombeau, le
corps n'étant pas, à la vérité, flexible, mais n'y
manquant nulle partie, ni de chair, ni d'os. Ensuite on
lui perça le coeur avec une espèce de lance de fer rond
et pointu : il en sortit une matière blanchâtre et
fluide avec du sang, mais le sang dominant sur la
matière, le tout n'ayant aucune mauvaise odeur. Ensuite
de quoi on lui trancha la tête, avec une hache semblable
à celle dont on se sert en Angleterre pour les
exécutions : il en sortit aussi un matière et du sang,
semblables à celles que je viens de dépeindre, mais plus
abondamment à proportion de ce qui sortit du coeur.
Au surplus, on le rejetta dans sa fosse, avec force
chaux vive ... Et dès lors la nièce qui avoit été sucée
deux fois se porta mieux. A l'endroit où ces personnes
sont sucées, il se forme une tache très bleuâtre.
L'endroit du sucement n'est pas déterminé : tantôt c'est
en un endroit, tantôt c'est dans un autre. C'est un fait
notoire, attesté par les Actes les plus authentiques, et
passé à la vue de plus de treize cents personnes toutes
dignes de foi.
Je me réserve, pour satisfaire plus en plein la
curiosité du savant Abbé Dom Calmet, de lui détailler
plus en plein ce que j'ai vu à ce sujet de mes propres
yeux ...
Son très-humble et très-obéissant Serviteur,
L. DE BELOZ,
Ci-devant Capitaine dans le Régiment de feu S. A. S. le
Prince Alexandre de Wurtemberg, et son Aide-de-Camp ...
Jean-Jacques Rousseau, après lecture des articles du
Glaneur, avait écrit quelque part : « S'il y a dans le
monde une histoire attestée, c'est celle des Vampires;
rien n'y manque : procès-verbaux, certificats de
notables, de chirurgiens. de curés, de magistrats; la
preuve juridique est des plus complètes; avec cela, qui
est-ce qui croit aux Vampires (7) ? » - Eh ! bien, en
dépit du ci-devant aide-de-camp de feu le prince
Alexandre de Wurtemberg, Dom Calmet va décidément donner
raison à J.-J. Rousseau.
Il reprend sa dissertation et, pour cette fois, non
content d'appuyer ses premiers arguments par un renfort
de récits anecdotiques, il se plaît à voyager tour à
tour dans le monde ancien et dans le monde moderne pour
y retrouver, par ordre de dates, les croyances que l'on
y professait relativement à la destinée du corps humain
après la mort. Son but est de montrer que l'idée de
Vampire, née en Europe postérieurement à la période des
invasions de Barbares, n'est qu'une sorte de corruption
des antiques croyances en vertu desquelles certains
peuples, dans l'accomplissement de leurs rites
funéraires, prenaient soin de déposer des aliments dans
les tombeaux de leurs morts. C'est un long travail, qui
occupe plus de deux cents pages du traité (8), et sur
lequel je ne veux pas m'arrêter davantage, car il est
temps d'en finir avec le « Vampirisme » par le verdict
que notre auteur formule dans les termes suivants :
« Pour reprendre en peu de mots tout ce que nous avons
rapporté dans cette dissertation, nous avons montré que
les Vampires, ou Revenants de Moravie, etc., dont on
raconte des choses si extraordinaires, si détaillées, si
circonstanciées, revêtues de toutes les formalités
capables de les faire croire, et de les prouver même
juridiquement par devant les Juges, et dans les
Tribunaux les plus sévères et les plus exacts; que tout
ce qu'on dit de leur retour à la vie, de leurs
Apparitions, du trouble qu'elles causent dans les villes
et dans les campagnes, de la mort qu'ils donnent aux
personnes en suçant leur sang, etc., que tout cela n'est
qu'illusion, et une suite de l'imagination frappée et
fortement prévenue.
Je ne nierai point que des personnes soient mortes de
frayeur, s'imaginant voir leurs proches qui les
appelaient au tombeau ; que d'autres n'ayent crû ouïr
frapper à leurs portes, les harceler, les inquiéter, en
un mot leur causer des maladies mortelles; et que ces
personnes, interrogées juridiquement, n'ayent répondu
qu'elles avoient vû et ouï ce que leur imagination
frappée leur avoit représenté. Mais je demande des
témoins non préoccupés, sans frayeur, sans intérêt, sans
passion, qui assûrent après de sérieuses réflexions
qu'ils ont vù, ouï, interrogé les Vampires, et qu'ils
ont été témoins de leurs opérations; et je suis persuadé
qu'on n'en trouvera aucun de cette sorte. »
Assurément, voilà une argumentation irréprochable; et
nous devons en tenir compte à la mémoire de
l'infatigable bénédictin, tout en regrettant qu'il n'ait
pas appliqué la même sévérité de méthode aux nombreux
récits de possessions, d'apparitions, etc., dont la
discussion remplit son tome Ier. Remarquons encore
cependant que, dans ses vieux jours, le mérite de sa
conclusion sur les Vampires a été jugé insuffisant, même
dans le cercle intime de sa famille spirituelle, pour
qu'on pût lui pardonner les faiblesses de la première
partie de son oeuvre. Quelques mois après l'avoir lue
(9), un des plus anciens et des plus chers disciples de
l'auteur, Dom Ildephonse Cathelineau, lui adressait une
« lettre de bonne année » dont voici les principaux
passages :
Je vous dirai franchement que cet ouvrage n'est point du
goût de bien des gens; et je crains qu'il ne fasse
quelque brèche à la haute réputation que vous vous êtes
faite jusqu'ici dans la savante littérature. En effet,
comment se persuader que tous ces vieux contes dont on
nous a bercés dans notre enfance sont des vérités ... ?
Je prie le Seigneur qu'il vous fasse passer l'année
prochaine dans une parfaite santé, sit mens sana in
corpore sano, pour fermer la bouche à ceux qui disent
que vous baissez, et que votre ouvrage sur les
Apparitions en est la preuve... Dom de L'Isle est un de
ceux qui frondent le plus cet ouvrage... Vous êtes
menacé d'une dissertation critique qui, dit-on,
bouleversera votre systême (10) ...
Ni ce compliment ni cette menace n'empêchèrent Dom
Calmet de faire successivement publier à Paris, de 1748
à 1751, chez Debure, deux autres éditions de son Traité,
sans y avoir introduit aucun changement appréciable.
Enfin, deux ans après sa mort, qui survint en 1757, son
petit-neveu Joseph Parizet, qui avait établi sous ses
auspices une imprimerie à Senones, en fit paraître une
quatrième et dernière édition.
P. DE BOUREULLE.
(1) Étude historique sur l'Abbaye de
Remiremont, par M. l'abbé GUINOT. - D'après Lionnois
(Histoire de Nancy), « elle était une des plus belles
personnes de son temps. »
(2) Alix Leclerc, également née à Remiremont (1572), y
avait mérité l'estime particulière de la princesse
Catherine de Lorraine, abbesse du Chapitre à dater de
1611.
(3) Ces mots, « la Possédée, ou plutôt le Diable, »
expliquent le pronom il souvent employé pour elle. - Les
membres de phrases que je souligne sont imprimés en
italique dans le texte de Dom Calmet. - Je m'efforce
d'abréger, en supprimant les détails inutiles.
(4) Lionnois, Histoire de Nancy (ville-neuve), tome III,
chap. intitulé : Carré des Dames du Refuge.
(5) Le mot Vampire est d'origine slave. - V. le
Supplément du Dictionnaire de Littré.
(6) Haidouk,- c'était par ce nom que l'on distinguait
alors en Austro-Hongrie les habitants d'un canton
riverain de la Theiss, dans lequel se recrutait un de
ces corps de cavalerie qui, par la suite, fournirent à
l'armée française le modèle de ses premiers régiments de
Hussards.
(7) J.-J. Rousseau, Lettre à l'Archevêque de Paris,
citée par Littré.
(8) Il est vrai que le format de ce livre est tout au
plus celui de nos éditions Charpentier.
(9) C'était en 1746, date de la 1re édition du Traité
dont il s'agit; Dom Calmet était alors dans sa 75ème
année.
(10) Ce fragment de lettre est extrait d'une Notice
biographique et littéraire sur Dom Calmet, publiée par
A. DIGOT dans les Mémoires de la Société d'Archéologie
lorraine (1860.) |