La Sorcellerie en
Lorraine - E. Rey
(notes renumérotées)
Voir
Sorcellerie dans
le Blâmontois
Bulletin de
la Société philomatique vosgienne
1935-36 La
Sorcellerie en Lorraine et particulièrement dans les
Vosges
Du XIIIe au XVIIe siècle (1)
Dès la plus haute antiquité l'homme a
cru pouvoir, en vue de satisfaire ses désirs, exercer
une action sur ses semblables, sur les forces naturelles
et surnaturelles, sur les esprits des morts.
La magie est d'autant plus développée que l'homme est
plus ignorant des réalités scientifiques, et qu'il
relègue dans le domaine du mystère et du surnaturel tout
ce qu'il ne comprend pas. On sait l'importance du
sorcier chez les peuplades nègres, dont les chefs
n'entreprennent rien sans l'avoir consulté.
La magie primitive est donc inséparable de la religion ;
tout phénomène dont la cause n'est pas connue est
attribué à un dieu.
Les mille divinités gracieuses ou terribles qui peuplent
et animent la nature dans la mythologie gréco-romaine
furent détrônées et rejetées dans la troupe des démons
par le christianisme vainqueur.
Les prêtres égyptiens étaient des magiciens qui
arrivaient à produire des phénomènes impressionnants, et
prétendaient soumettre à leurs désirs toutes les
divinités, surtout au moyen de formules.
La Chaldée est en quelque sorte la terre de prédilection
de la magie, de la divination - codifiée à Babylone -,
de l'astrologie.
Les mages de la Perse (les noms grecs de magos et mageia
sont empruntés à la langue de ce pays) essayaient leur
pouvoir contre les mauvais esprits et employaient les
prières pour s'adresser aux bons.
Les Hébreux furent aussi des grands magiciens. Ils ont
classifié les anges et les démons, sous l'influence
iranienne. Leurs grands démons comme Asmodée et Astaroth
viennent l'un de Perse, l'autre de Syrie.
On sait la place importante que la magie, bien que
restant en dehors de la religion et de la théogonie
officielles - à l'exception du culte reconnu d'Hécate,
la déesse des carrefours, l'Artémis des ombres - tient
dans légende grecque : la Toison d'or, la sombre Médée,
Circe qui transforma en pourceaux les compagnons
d'Ulysse, la scène de nécromancie du XIe chant de
l'Odyssée, où Ulysse évoque au moyen de rites magiques
les ombres des défunts, sont présents à toutes les
mémoires.
Toute une idylle de Théocrite est consacrée à diverses
opérations de magie amoureuse, auxquelles se livre une
jeune délaissée pour enchaîner et ramener l'amant
volage. On y rencontre surtout des procédés
d'envoûtement par symboles représentatifs. De la farine
répandue dans le feu représente les os de l'infidèle ;
une branche de laurier livrée aux flammes figure sa
chair ; de la cire fondue doit le faire fondre d'amour.
Pour s'emparer de la volonté de l'infidèle, elle émiette
dans le feu une frange de son manteau.
L'auteur mentionne aussi l'emploi d'un philtre et au
besoin d'un poison enseigné par un Assyrien.
Virgile a imité d'assez près cette idylle dans la 8e
bucolique. Il s'agit toujours pour la bergère de ramener
le volage par des moyens magiques, avant tout des
formules. L'image qui le représente est entourée de 9
fils de trois couleurs, liés de trois noeuds (numero
Deus impare gaudet). La farine est répandue, la branche
de laurier brûlée ; les objets ayant appartenu à Daphnis
sont confiés à la terre du seuil, pour qu'il le
franchisse à nouveau. Il est question dans cette églogue
d'un berger sorcier qui a donné à l'amoureuse des herbes
empoisonnées, recueillies dans le Pont (souvenir de
Médée ou de Mithridate), et qui se change en loup (la
lycanthropie est de tous les temps), se cache dans les
forêts, fait sortir les ombres du tombeau, fait passer
les moissons d'un champ dans un autre (crime prévu par
la loi des XII tables). On portera les mêmes accusations
contre les sorciers de France.
Les Musulmans, qui ont transmis ou retransmis à
l'occident barbare les secrets de la magie et de la
démonologie orientales, emploient les fumigations, les
incantations, les talismans, les horoscopes. On le voit
dans les Mille et Une Nuits. Ils distinguent la magie
divine, qui n'a en vue que le bien, et la magie
diabolique, qui s'adresse aux êtres surnaturels. Ils
attribuent de terribles résultats au mauvais oeil et
pratiquent la divination. Ils connaissent même une sorte
de magie scientifique, origine de l'alchimie, utilisant
les phénomènes naturels, obtenant par fraude des
illusions, visions, hallucinations, pour lesquelles ils
usent surtout des parfums et de certains stupéfiants ou
excitants du système nerveux, tels que le haschisch.
En somme il y a magie partout où une volonté forte agit
sur une volonté plus faible, où une connaissance
approfondie de la nature permet d'en utiliser les forces
au profit de l'homme ; ou, si l'on veut une définition
plus scientifique, c'est l'application de la volonté
humaine dynamisée à l'évolution rapide des forces de la
nature : magie blanche, lorsqu'elle poursuit un but
désintéressé ou salutaire, magie noire, goétie ou
sorcellerie, quand elle a en vue un but de haine et se
livre à des pratiques destinées à l'amoindrissement
physique, au dommage matériel ou à la mort de quelqu'un.
Nos sorcières du moyen-âge et du XVIe siècle font de la
magie noire avec l'aide du diable, influant sur la
destinée des êtres vivants par les sorts - de là leur
nom - qu'elles jettent et qu'elles arrêtent. Pourquoi
cette sorcellerie s'est-elle ainsi développée dans
l'occident chrétien ? Diverses explications en ont été
données : Fruit de la misère et de l'oppression, dit
Michelet. Les misérables se réunissent la nuit, se
livrent à des conciliabules où ils exhalent leur
révolte, à des danses qui sont comme la « reprise de
l'orgie païenne par un peuple de serfs », rêvent un
adoucissement de leur sort, s'adressent à la redoutable
puissance qui est réputée donner les biens de ce monde,
satisfaire les désirs qu'on lui exprime, révéler
l'avenir lorsqu'on se donne à elle. Des malades et des
demi-fous, diront d'autres ; ces épidémies nerveuses
(flagellants, danseurs de Saint-Guy) ne sont pas rares
au moyen-âge ; leur imagination leur facilite des
visions dépourvues de réalité. La très forte proportion
de femmes sorcières - il y en a toujours eu beaucoup
plus que d'hommes - donne de la vraisemblance à cette
opinion. Le sexe féminin est, en effet, beaucoup plus
impressionnable que l'autre, et beaucoup plus sensible
aux radiations magnétiques ; aujourd'hui, comme
autrefois, on compte bien plus de voyantes que de
voyants ; la femme lit plus aisément dans la pensée
d'autrui ; sa faculté d'intuition est souvent bien plus
développée que celle de l'homme.
Il ne faut pas non plus perdre de vue, dans
l'explication des faits de sorcellerie, que bien des
gens avaient reçu par tradition ou autrement certaines
recettes ou formules - tels les « guérisseurs du secret
» qu'on rencontre encore parfois dans nos villages -,
possédaient la connaissance des plantes et de leurs
vertus, notamment celle des solanées (belladone,
jusquiame, staphysaigre, stramonium ou herbe aux
Sorciers), qui peuvent être salutaires, mais aussi fort
dangereuses - cela dépend de la dose - et produisent des
effets que ne connaissait pas la médecine officielle de
jadis, mais que connaissaient très bien les spécialistes
en matière de poisons. Certains aussi usaient de leur
puissance magnétique pour influencer les sujets
sensibles, soulager leurs maux, ou au contraire les
troubler, les terroriser, leur faire voir ce qui
n'existait pas. Les médecins d'autrefois ignoraient
aussi ces forces mystérieuses. Aussi attribuait-on au
diable tous les faits qu'il n'était pas possible
d'expliquer scientifiquement.
Le Diable ! c'est l'épouvantail de nos ancêtres, dont
l'Eglise a fait un article de foi. Le nier serait une
hérésie, mais lui vouer un culte en est une autre, et à
partir du XVe siècle, la sorcellerie prend surtout aux
yeux des prêtres, des magistrats et du peuple, la figure
d'un culte démoniaque avec ses dogmes et ses rites, ses
magiciens et ses devins. L'importance que donnait
l'Eglise au prince de l'air, tel était le domaine qu'on
lui attribuait, la puissance terrifiante qu'elle lui
reconnaissait, allant jusqu'à enseigner que Dieu lui
permettait de répandre le mal dans le monde, d'attaquer
les fidèles jusque dans le sanctuaire, pendant la
prière, de contrebalancer en quelque sorte sa toute
puissance, en lui donnant une véritable délégation
divine (c'est le mot de N. Remy), n'était pas faite pour
diminuer son prestige dans les masses ignorantes.
Et puis, en se plaçant à un autre point de vue, qui est
celui de Michelet, le diable est plus près de la grande
nature, de cette nature reléguée hors de toute réalité
par la philosophie scolastique ; refoulée, réprimée,
honnie par les mystiques, qui tiennent pour négligeable
tout ce qui est matière et corps. Le paysan a conservé
un culte secret pour le chêne des fées, la source
bienfaisante : on connaît la vogue dont jouissent encore
les bonnes fontaines du Limousin, que l'Eglise, ne
pouvant résister au courant, a placées depuis sous le
vocable de certains saints. Il a peuplé cette nature
d'un monde d'esprits bienveillants ou taquins : lutins,
sotrets, follets, culas, korrigans (en Bretagne), qui
rendent des services à la ferme, en taquinent parfois
les habitants, bêtes et gens, ou tendent des pièges à
l'homme attardé. On a très peur des démons ; on craint à
chaque pas de les rencontrer, surtout la nuit. Mais
certains des noms qu'ils portent en Lorraine ne sont
point ces noms mystérieux et terribles qui figurent dans
les catalogues hébraïques. Ils s'appellent : Maître
Persil (le vert bleu) au pays de Metz, Persin dans les
Vosges. D'autres noms, plus rares et plus sporadiques,
évoquent encore les couleurs de la nature : Verdelet,
Saute-Buisson, Joli-Bois, Zum Wald fliegen en Lorraine
Allemande, Gruenlaeubel en Alsace. Dans les miniatures
les diables sont souvent colorés en vert. Les Vosges
connaissent encore Napnel, démon secondaire, inférieur à
Persin, dont le nom est plus mystérieux.
Quoi qu'il en soit, avant la fin du XVe siècle, les
procès de sorcellerie sont assez rares dans notre
région.
On trouve bien au XIIIe siècle un décret du Duc de
Lorraine Raoul « Que celui qui fera magie, sortilège,
billet de sort, (les sortes antiques), pronostic
d'oiseau (les augures) ou se vantera d'avoir chevauché
la nuit avec Diane ou telle autre vieille qui se dit
magicienne, sera honni et paiera 10 (sols) tournois ».
Les quelques exemples de procès recueillis par G. Save
montrent que la sorcellerie au Moyen-Age est encore très
loin de la forme et de l'importance qu'elle a prise plus
tard.
Les Juifs étaient souvent accusés de sorcellerie. Un de
ceux-ci, résidant à Saint-Dié dans le quartier qui avait
été assigné à ceux de sa race par les Ducs Mathieu II et
Ferry III, fut accusé d'avoir endormi une fille
chrétienne, sa servante, et d'en avoir profité pour lui
tirer dehors la matrice. Il avoue, mais refuse
d'indiquer le but de cette sauvage opération. Il fut
condamné à mort et traîné au supplice attaché à la queue
d'un cheval.
En 1408 autre histoire, plus galante que démoniaque: On
lit dans les mémoires de Florentin le Thierriat, qu'en
1408 « fut grande déconfiture de femmes que disait-on
avoir privautés et blandities avec certain gentilhomme
qu'avait Chatel en Vosges et qu'avait nom Romaric
Bertrand ». Accusé « d'avoir science de négromancie et
sorcellerie », il avoua que « par malengin et
sorcellerie du diable avait mis à mal maintes filles et
femmes ». Ce malengin devait être en effet d'une réelle
puissance, si on en juge par le nombre des victimes, 18
dans une même journée, qui d'ailleurs ne gardaient pas
trop mauvais souvenir de leur aventure, mais au
contraire « confessaient avoir enduré tel saoulement de
plaisir que n'avaient eu onc en leur vie un tel pourchas
».
Le dit Bertrand, qui avait « grande repentance, fut, par
la grâce de Mgr le Duc, gratifié d'un prêtre qui
l'entendit à confesse et résipiscence ». Ce n'était pas
l'usage du temps, mais, depuis 7 ans, celui « de nos
voisins de France ».
Dès 1372 les Chroniques de Metz signalent l'exécution de
quatre personnes brûlées pour « user de certains charmes
défendus par l'Eglise ». Le cadavre d'un complice, qui
s'était étranglé en prison, fut brûlé avec eux.
En 1437, un bombardier de la ville de Metz fut suspecté
de sortilège à cause de son adresse au tir. Il fut
envoyé à Rome, pour demander l'absolution.
En 1448, une femme ne fut que marquée en trois places au
visage avec un fer chaud. Un homme fut banni à 10
lieues. Jusqu'alors la justice savait parfois montrer
quelque indulgence.
En avril 1456, une gelée qui abîma les vignes fut
imputée aux sorciers. Sur dénonciation d'un jeune homme
de Pont-à-Mousson, on saisit quatre hommes à
Pont-à-Mousson, un homme et trois femmes à Nomeny, trois
femmes à Toul, un homme à Vic, qui furent tous brûlés.
L'un des accusés avoua avoir provoqué la gelée par une
mixture diabolique jetée dans une fontaine près du
village de Delme.
La même année Jehannette, dite la Béguine d'Arches,
femme de Jean Camus, fut incarcérée à Epinal à la
requête du Procureur du Roi, comme sorcière et vaudoise.
Le procès fut instruit par un inquisiteur de la foi et
autres clercs et gens notables. Après avoir enduré
toutes les tortures, elle meurt en prison. L'inquisiteur
la fit néanmoins brûler. Mais ses biens, déclarés acquis
au roi, durent, en vertu de la coutume, faire retour au
mari « maître et seigneur de tous les biens meubles de
la femme ».
En 1456 la servante d'un notaire fut battue par des
sorciers à Metz ; trois femmes et un homme furent
reconnus coupables et brûlés.
En 1488 on rejette sur les sorciers la responsabilité
d'une année particulièrement pluvieuse : 25 femmes et 3
hommes de la région de Metz la payèrent de leur vie.
Le 26 août 1482, Idate, femme de Colin Paternotre du
Mesnil, « convaincue de triaige et genocherie - on
donnait dans nos régions le nom de genots aux sorciers -
et matière contre la saint foi... fut arse, brûlée et
fulminée » à Senones, ses biens étant confisqués au
profit de l'abbé et du monastère ; suivant la coutume,
les officiers de l'abbé la livrèrent pour exécution au
bras séculier, dans l'espèce Jean du Puy, prévôt des
comtes de Salm.
Mais l'Eglise s'apprête à la guerre à outrance contre la
sorcellerie, assimilée à une hérésie. En 1484, Innocent
VIII lance une bulle terrible contre l'hérésie des
sorcières.
Voici un aperçu du contenu de cette bulle :
On lui a signalé que dans certaines parties de
l'Allemagne, en particulier dans les régions de Mayence,
Cologne, Trêves, Salzbourg et Brème, beaucoup de
personnes des deux sexes, oublieuses de leur salut et
tournant le dos à la foi catholique, commettent des abus
avec des démons incubes et succubes, et par leurs
incantations, charmes, conjurations, superstitions et
sortilèges impies, excès, crimes et délits, font périr,
étouffer, mourir enfants nouveau-nés, petits d'animaux,
produits du sol, raisins, fruits des arbres, aussi des
hommes, femmes, troupeaux et autres animaux divers ; les
vignes, vergers, pâturages, blés et autres plantes
comestibles ; qu'ils frappent et tourmentent de tortures
et douleurs redoutables, tant intérieurement
qu'extérieurement, hommes, femmes, bestiaux et autres
êtres vivants ; empêchent les hommes d'engendrer et les
femmes de concevoir : renient d'une bouche sacrilège la
foi reçue à leur baptême ; ne craignent pas de commettre
et de perpétrer, à l'instigation de l'ennemi du genre
humain, un grand nombre d'autres actes impies,
excessifs, criminels, au péril de leur âme, à l'offense
de la majesté divine, donnant un exemple pernicieux et
scandaleux pour le plus grand nombre.
Aussi délègue-t-il comme inquisiteurs de l'hérésie en
Allemagne supérieure deux savants professeurs en
théologie, appartenant à l'ordre des Frères prêcheurs,
son cher fils Henri Institoris et Jacques Sprenger, à
qui il assigne certaines parties du cours du Rhin. Il
leur recommande de n'avoir aucune considération pour la
condition sociale des coupables et les privilèges dont
ils peuvent jouir ; mande à l'évêque de Strasbourg de
leur prêter son concours le plus actif, de ne pas les
laisser gêner dans leur mission par l'autorité de
quiconque ; de recourir à toutes les peines spirituelles
dont il dispose, d'aggraver et de réaggraver les
sentences, faisant appel, si besoin est, au bras
séculier.
Il promet l'indignation de Dieu et des Saints Pierre et
Paul à tous ceux qui tenteront d'enfreindre son édit ou
de s'y opposer par téméraire audace.
Cependant, malgré le zèle de Sprenger et ses émules
laïcs, dans la région lorraine le mal ne se développe
pas encore notablement avant 1550. En 1520 le Duc
Antoine recommandait « de ne procéder contre les
sorciers qu'avec circonspection et lorsque il y aurait
partie formelle ».
Ce n'est que dans la deuxième moitié du siècle que
s'étend l'épidémie, en relation indirecte avec
l'apparition de la religion réformée. En effet,
l'introduction en France de cette religion, dont les
germes furent apportés en Lorraine par les troupes
allemandes allant au siège de Metz en 1552, aggrava les
rigueurs dont étaient l'objet les hérétiques, et par
suite les sorciers, la sorcellerie étant considérée
comme une hérésie.
Comme il arrive toujours, la violence des persécutions,
sans oublier la connaissance plus approfondie des
poisons, multiplia le nombre des sorciers.
C'est pour toutes ces raisons que la sorcellerie prit
alors son plein développement : La période comprise
entre 1550 et 1650 en constitue, si l'on peut s'exprimer
ainsi, l'âge classique.
D'ailleurs, ce siècle de haute culture, de renaissance
philosophique, artistique, littéraire, scientifique,
baignait néanmoins dans le merveilleux, comme l'a montré
Me M. Garçon dans sa conférence du 21 janvier 1935 à
l'Université des Annales. C'est l'âge d'or des
astrologues, dont s'entourent tous les grands de ce
monde, y compris les papes, bien que la divination ait
été officiellement proscrite par l'Eglise et les princes
chrétiens.
C'est l'époque des prophéties obscures, mais parfois
étonnantes de vérité, du médecin astrologue Nostradamus,
qui montra à Catherine de Médicis, dans le miroir
magique, la destinée de ses fils et l'avènement du
Béarnais, après la mort du dernier. Savants, sorcières,
Egyptiens nomades (bohémiens actuels) se mêlent de
divination sous toutes les formes, à l'aide des moyens
les plus divers.
Les dépositions des sorciers arrêtés se ressemblent
toutes. Ils retracent les mêmes scènes, indiquent les
mêmes moyens d'arriver à leur but, disent les mêmes
choses sur les attitudes et les actes du démon,
s'attribuent les mêmes pouvoirs. En réalité, par peur de
la torture ou par l'effet de celle-ci, ils répondent
affirmativement aux questions, toujours les mêmes, que
leur pose le juge, muni sans doute d'un formulaire ad
hoc, visiblement conforme au contenu de la bulle papale
citée plus haut.
Essayons de tracer un tableau d'ensemble, en nous
inspirant de la Démonolatrie du célèbre procureur
général de Lorraine, N. Remy.
Tout d'abord la rencontre du démon et du futur sorcier.
Persin s'entend à attirer et à corrompre les hommes, et
surtout les femmes, puisqu'il y a toujours eu beaucoup
plus de sorcières que de sorciers. Il séduit les
passionnés et les amoureux en leur donnant l'espoir de
posséder l'objet de leurs désirs, parfois en se
transformant en succube pour s'emparer de leur coeur et
les amener à renier Dieu, la grande affaire qu'il
poursuit toujours ; les malheureux, par l'appât des
richesses ; mais les bourses qu'il donne, au lieu de
contenir de l'argent, ne montrent, quand on les ouvre,
que poussière ou feuilles desséchées. Une seule femme
reconnaît avoir reçu trois écus réels ; les trésors
qu'il promet se révèlent inaccessibles, à moins que le
chercheur ne meure victime de ses avides recherches :
précaution de la bonté et de la providence divine, dit
Remy, qui ajoute philosophiquement : « s'il pouvait
donner de vraies richesses, l'honnêteté de personne ne
serait garantie contre de tels attraits ». Il attire les
assoiffés de vengeance par la promesse de satisfaire
leur rancune et l'offre de substances pouvant tuer
l'ennemi, le rendre malade ou le guérir, ce qui est plus
rare et plus difficile, car le lion furieux, comme dit
l'Ecriture, se laisse malaisément arracher sa proie.
II se montre sous forme matérielle, le plus souvent sous
l'aspect d'un homme d'apparence honorable, vêtu de noir
comme les notables : le noir est la couleur des démons
et de leurs desseins. Mais il porte une ample et longue
houppelande, sans doute pour cacher la difformité de ses
pieds fourchus. Il témoigne le désir d'aider son
interlocuteur, mais il faut d'abord que celui-ci rompe
le lien baptismal et le reconnaisse pour maître.
Si les appâts qu'il présente à l'humaine faiblesse sont
inopérants, il se fait pressant, menaçant. Claude Morel
(1586) déclare qu'ayant résisté aux prières et aux
belles paroles, il céda à la menace que lui fit Persin
de faire mourir sa femme et ses enfants. Il menace aussi
une femme de faire tomber le mur de sa maison. Il
provoque des phénomènes redoutables : perte des
moissons, tremblements de terre, chaleurs excessives,
violentes tempêtes, pour enchaîner les volontés des
hommes, les pousser à se livrer à lui, et ainsi étendre
de plus en plus son pouvoir. Très habile à tromper, il
se présente parfois sous la forme d'un homme ou d'une
femme de bien, ne donnant que de bons conseils,
exhortant à la piété. Il enseigne ainsi à ses adeptes
l'hypocrisie nécessaire pour voiler leurs méfaits sous
une apparence respectable.
Le néophyte embrigadé dans l'armée infernale doit
maintenant se rendre aux réunions du sabbat. Voici la
scène, telle qu'elle est racontée dans les
interrogatoires des sorciers :
Tout le monde est couché, il fait nuit noire, l'heure
approche. Les sorciers s'apprêtent à se rendre à
l'assemblée, soit le grand sabbat, quatre fois par an,
soit le petit sabbat, beaucoup plus souvent. Les nuits
du mercredi au jeudi, du samedi au dimanche sont
préférées en pays lorrain, car le diable ne peut être
partout à la fois ; le sabbat a lieu dans un endroit
écarté, sauvage, rocheux ; dans les bois l'été. On en
signale dans l'Ormont, à la Roche des Fées, (celle-ci
porte encore une inscription constatant qu'elle a été
exorcisée en 1555) ; plus loin encore à la Planchette
près d'Entre-deux-Eaux ; à la cascade de Combrimont, au
pré de Raves, au sommet du Bressoir ou du Hohneck pour
les sorciers de la région montagneuse. Il réunit une
nombreuse assistance, au moins 500, dit un sorcier
interrogé.
Après s'être enduites d'un certain onguent, les
sorcières mettent un pied sur la crémaillère de la
grande cheminée et s élèvent en l'air, puis sont
transportées au lieu de la réunion. Elles chevauchent
des montures aussi diverses qu'étranges : manche à
balai, passoire, roseau, bâton à deux fourches dont on
se sert pour atteler les chevaux ; ou bien elles
trouvent à leur porte une monture complaisante, un
cheval, un taureau, un chien noir. Quand il y avait un
fleuve à passer, le démon s'en chargeait lui-même. Quand
le trajet n'est pas long, elles le font à pied.
La présence des sorciers au sabbat était-elle réelle ?
La question était controversée. N. Remy, que son
orthodoxie oblige à croire tout ce qu'enseigne l'Eglise,
mais qui est tout de même un homme cultivé et éclairé,
admet la présence réelle, mais concède néanmoins que
cette présence est souvent imaginaire.
Bodin, juriste angevin, cite des femmes qui n'ont pas
quitté leur lit, et qui, au réveil, racontent en
confidence ce qu'elles ont vu ; d'autres s'agitaient
violemment pendant leur sommeil, comme saisies de fortes
douleurs.
Le mathématicien et philosophe épicurien Gassendi
rencontra dans les Basses-Alpes un berger réputé
sorcier, entraîné par une troupe furieuse qui voulait
lui faire un mauvais parti, car, en bien des endroits,
la population, crédule et apeurée, se montrait au moins
aussi féroce que les juges envers les gens soupçonnés de
sorcellerie. Gassendi entreprit donc de démontrer aux
poursuivants que les scènes sabbatiques racontées par le
pseudo coupable étaient purement imaginaires. Il feint
de vouloir participer à l'expérience. Le berger avale la
pilule qui lui permettait, disait-il, de se rendre au
sabbat. Bien entendu il ne quitte pas son lit, mais
débite mille extravagances, rêve tout haut, comme on
fait dans le cauchemar. Au réveil, il donne force
détails sur le sabbat auquel il a assisté. Pour
convaincre ceux qui doutaient encore, Gassendi
recommence sur certains d'entre eux. Ceux qui n'ont pas
pris la drogue, se rendent compte que les autres n'ont
pas quitté leur lit. Une femme de Florence affirmait à
son réveil qu'elle avait très bien senti la piqûre et la
brûlure du diable.
Il n'était pas difficile alors de se procurer toutes les
drogues qu'on voulait. La vente des toxiques et des
stupéfiants n'était pas réglementée, et les
apothicaires. ou parfumeurs vendaient librement « le
diable en bouteilles », ou, plus prosaïquement, les
moyens de provoquer la maladie ou la mort ; car bien
souvent la sorcellerie et ses pratiques servaient de
paravent au crime : on l'a bien vu chez la Voisin et ses
pareilles.
Les plantes produisant de pareils effets ne sont pas
rares, par exemple certaines solanées : belladone,
jusquiame, stramoine ou haschisch, mandragore,
népenthès, agissant sur l'intelligence et provoquant une
sorte d'ivresse. R. Thimmy, dans son reportage sur la
magie aux colonies, expose les curieux effets de deux
plantes exotiques : le Peyotl, petite cactée de
l'Amérique du Nord, dont la récolte est chez certaines
tribus indiennes un acte religieux, et dont l'extrait
chloroformique transporte dans le monde invisible,
provoque des visions fantastiques, - et le Yagé, herbe
du bassin de l'Amazone, qui permet de voir à distance et
de prédire l'avenir ; l'alcaloïde qui en est tiré a reçu
de son inventeur le nom de télépathine.
Mais poursuivons la description du sabbat.
On est arrivé ; beaucoup sont masqués : il s'agit de ne
pas être reconnu, et Maître Persin défend avec rigueur
de dénoncer ses complices quand on est arrêté.
Puis c'est l'hommage rendu au démon qui préside, assis
sur un tertre élevé, ou à celui qui en joue le rôle, si
la réunion est réelle, et il a dû y en avoir comme dans
toutes les confréries ou sociétés secrètes. Ainsi que
cela se passe dans la société civile, on lui rend
l'hommage de vassalité en l'embrassant ; mais on l'adore
à l'envers, tête en bas, pieds en l'air, en lui tournant
le dos.
Tous ceux qui sont là ont signé avec lui un pacte, de
leur sang ; ils ont reçu la marque du diable (stigma
diaboli). La région touchée ou pincée par lui est comme
mortifiée, insensible, ne saignant pas lorsqu'on y
enfonce profondément des aiguilles. Cette marque est la
première chose que recherchent les enquêteurs pour
s'assurer que l'accusée est sorcière : on voit
couramment aujourd'hui des sujets hypnotiques, des
fakirs se transpercer certaines parties du corps ou de
la face sans douleur ni émission de sang. Les médecins
de la Salpêtrière connaissent ces états d'insensibilité
locale ; mais les juges de cette époque là en ignoraient
la cause et les attribuaient au contact de la griffe
démoniaque.
Il y a un grand repas magnifiquement servi, mais souvent
sans table ; les mets n'étaient pas en rapport avec les
apprêts apparents. Les réponses des sorciers les
déclarent mauvais, fades, répugnants, incapables
d'apaiser la faim ni la soif. Ils parlent de chair
humaine, voire de cadavre, disent avoir mangé du chat,
du chien, du chevreau noir, du crapaud, etc. Jean Michel
d'Etival (1590) dit « que les assistants n'ont pas la
vue claire ; tout leur apparaît trouble, confus,
incertain, comme à ceux qui ont le regard hésitant et
obscurci par l'ivresse; la crainte, le sommeil ».
Le sel et le pain sont rigoureusement proscrits de ces
agapes, car ces substances ont un caractère divin. Dans
l'ancienne loi, Dieu n'agréait pas de victime sans sel.
On l'emploie dans le baptême, on le mêle à l'eau bénite
destinée aux exorcismes. De même pour le pain : chez les
Hébreux on offrait à Dieu les pains de proposition, et
dans la nouvelle loi, on lui offre le pain
eucharistique.
Après le repas viennent les danses. Elles ont toujours
été l'un des éléments importants des cultes secrets.
Mais ici tout se fait d'étrange sorte. C'est une ronde à
laquelle tout le monde prend part : jeunes, vieux,
hommes, femmes, estropiés, valides. On tourne de droite
à gauche, en se tournant le dos. Des musiciens se
servant de n'importe quoi en guise d'instrument,
accompagnent ces ébats de déments d'airs désagréables et
ridicules. Ce ne sont que bruits rauques, voix sèches,
sifflements, hurlements. Cependant, bien qu'on sorte de
là brisé, au point de garder le lit deux jours, que le
plaisir éprouvé ait été fort problématique, il faut
remercier le président infernal, comme si on avait goûté
des joies réelles. Il ne fait pas bon s'y soustraire,
car il pleuvrait des coups : le diable n'est pas un
maître indulgent.
Mais l'aube approche. Le coq va chanter, et son chant
est particulièrement pénible à maître Persin et à ses
adeptes, dont il contrarie l'action ; les cloches aussi,
d'ailleurs : le diable, entendant l'Angelus, laissa
tomber, comme à bout de forces, une sorcière qu'il
ramenait chez elle. Avant la séparation, un dernier
baiser doit lui être donné. Mais il a souvent le mauvais
goût de se changer en un bouc horrible et très
malodorant, et de présenter à ses fidèles vassaux
l'envers de son visage.
II a fallu au cours de la cérémonie rendre compte de
tous les maléfices qu'on a opérés. Celui (ou celle) qui
est resté depuis le dernier sabbat sans faire de mal à
personne est durement battu. C'est au point que si, par
crainte de se faire prendre, par pitié, ou pour toute
autre raison, elle n'a pas fait périr la personne ou
l'animal qui lui était désigné, elle était parfois
obligée de sacrifier son mari ou son propre enfant, ou
son veau, par peur d'horribles représailles. N. Remy
rapporte plusieurs dépositions dans ce sens.
Le démon se chargeait de leur fournir de quoi accomplir
leurs maléfices. Il donne des poudres : une noire pour
faire mourir, une grise (parfois rouge) pour détruire la
santé, une blanche pour guérir. Les « parfumeurs »
italiens avaient fait de bons élèves.
Ces poudres agissent par ingestion ou par simple
aspersion. En 1587 une femme, par jalousie amoureuse
contre une jeune fille, l'asperge de poudre à l'aide
d'un goupillon, pendant qu'elle prie à l'église : elle
tombe malade et meurt. Une autre à Blainville, 1587,
furieuse de n'avoir pas, elle seule, été invitée à un
repas de fête, asperge un enfant fraîchement baptisé,
sans que ceux qui le portaient s'en aperçoivent, et le
fait ainsi mourir. Cette conception d'une permission
donnée par Dieu au diable de frapper même ceux qui le
prient ou viennent de recevoir un sacrement, apparaît
comme bien dangereuse, car elle n'était pas peu faite
pour détourner de lui les craintifs et les donner à son
rival.
Les sorcières ont des baguettes enduites de poudre ou
d'onguent, qu'elles emportent comme pour mener un
troupeau. Elles en frappent comme par plaisanterie ceux
qu'elles veulent perdre, ainsi que leur bétail, à moins
que la victime ne soit protégée spécialement par la
divinité.
II leur suffit même d'en toucher le bord du vêtement
pour que mort s'en suive. Mais le contact est sans effet
pour ceux ou celles à qui elles n'ont pas l'intention de
nuire. Il en est de même des brins d'herbes, poussières,
brins de paille ou autres menus objets qu'elles
répandent sur. le sol : ils ne nuisent qu'à ceux
qu'elles veulent maléficier et ne causent aucun dommage
aux autres. Toutes les substances employées par elles
n'ont aucune efficacité propre et n'acquièrent de
pouvoir que de la puissance démoniaque : c'est du moins
ce qu'on croyait alors.
Rose Gérardin (Etival 1586) avoue avoir donné une
maladie mortelle à Etienne Aubert en répandant une
poudre sur son seuil avant le jour. Barbeline Rayel
empoisonne ainsi une porte d'étable : 3 chevaux meurent.
Une autre à Arracourt (1587) tarit le lait d'une femme
en répandant de l'herbe sur le seuil, et fait mourir son
enfant.
Parfois le démon permet à la sorcière de guérir ceux
qu'elle a frappés, mais le plus souvent il lui faut une
compensation sous forme d'un malheur plus grave, ou
d'une aggravation momentanée de la maladie et des
souffrances et d'un retard apporté à la guérison.
La médecine est impuissante contre les maladies
provenant d'un maléfice. Seul son auteur peut en
détruire l'effet, et l'on est souvent obligé de le
battre pour l'y décider. Se faire guérir ainsi ne paraît
pas exempt de péché à N. Remy.
Mais les sorcières ne peuvent rien contre leurs juges,
malgré toute la haine qu'elles et leur maître éprouvent
pour les persécuteurs des sorciers. Elles ont beau lui
demander de les venger de leurs bourreaux, il se
reconnaît impuissant.
Elles ont leurs officines pleines d'insectes, de
plantes, de métaux que la nature a pourvus de poisons,
mais N. Remy se garde de les indiquer, afin de ne
renseigner personne. Il a même recommandé aux greffiers
de passer ces renseignements dans la lecture publique de
l'interrogatoire.
Elles usent fréquemment de cadavres d'enfants morts sans
baptême, qu'elles vont déterrer la nuit, se servent de
leurs viscères pour la composition de leurs drogues
infernales : les empoisonneurs professionnels de
l'époque connaissaient bien le redoutable pouvoir des
venins de putréfaction.
D'autre part les sorcières continuent les pratiques de
la magie ancienne : philtres et envoûtements.
La vente des philtres, substances destinées à faire
naître l'amour, a toujours été un commerce très
lucratif. Comme dans l'antiquité, comme chez les nègres
contemporains, il entre le plus souvent dans leur
composition des substances tout à fait étranges. Voici,
à titre d'exemple, une vieille recette découverte dans
un vieux grimoire : « un coeur de colombe, un foie de
passereau, la matrice d'une hirondelle, un rognon de
lièvre ; réduire en poudre impalpable, et la personne
qui composera le philtre ajoutera partie égale de son
sang séché et pulvérisé de même ». Le sang a toujours eu
en magie une très grande importance, dès les temps
primitifs. Le sang de deux hommes, mélangé dans une
coupe, scelle leur amitié éternelle ; le sang de la
jeune fille, mélangé aux alcools, est encore le philtre
le plus répandu dans les Balkans et l'Amérique latine.
Chez les nègres on fait entrer dans les philtres des
choses beaucoup plus répugnantes, allant jusqu'aux
excréments. La Voisin se révéla plus pratique. Le charme
qu'elle vendit à Mme de Montespan pour raviver la flamme
du roi Soleil, contenait bien de la poussière de taupes
desséchées, du sang de chauve-souris et autres
ingrédients fort peu ragoûtants, mais elle avait eu soin
d'y ajouter de la poudre de cantharide.
Les sorciers se livraient aussi, pour faire naître
l'amour, aux procédés de l'envoûtement. Cette opération
repose sur le principe suivant : toute parcelle du corps
humain a toujours été considérée comme participante des
forces vitales de l'ensemble. Ainsi les cheveux, les
ongles, le sang détachés du corps, son image même
gardent avec lui une dépendance réciproque. En agissant
sur une partie on croyait atteindre l'ensemble. Ainsi
Didon au 4e chant de l'Enéide, simulant une opération
magique destinée à faire revenir Enée, place sur le
bûcher une image du fugitif et des objets lui ayant
appartenu ou l'ayant touché.
Les expériences du colonel de Rochas démontrent la
possibilité scientifique de l'envoûtement par
extériorisation de la sensibilité de quelqu'un dans un
objet quelconque.
Les envoûteurs d'autrefois incorporaient au volt (de
Vultus, poupée représentant la personne visée), des
ongles, des cheveux ou un morceau de vêtement
appartenant à l'homme désiré ou détesté, car
l'envoûtement se pratique aussi dans un but de haine.
Ils lui brûlent le coeur ou le lardent d'épingles :
l'homme devait ou se consumer d'amour ou dépérir et
mourir. En plein XIXe siècle, une bonne femme
prescrivait à une consultante d'enfoncer des épingles
dans la photographie du bien-aimé. A chaque coup
d'épingle donné à la place du coeur, la cliente devait
réciter l'oraison d'un saint, avec quelques additions
individuelles. Ce manège devait durer 9 jours : étrange
neuvaine et étrange rôle à faire jouer à un saint ! Avec
la dernière épingle elle devait se piquer au doigt, puis
quand elle rencontrerait l'aimé, lui enfoncer cette
épingle dans le pouce et le lier ainsi pour toujours.
Au Moyen-Age et au XVIe siècle d'illustres personnages
pratiquèrent l'envoûtement contre ceux qui leur
portaient ombrage.
Les ligueurs fabriquèrent, dit-on, de nombreux volts
contre Henri III, les déposèrent dans l'église le 26
janvier 1589, et, après la messe, les piquèrent
d'aiguilles .On ne manqua pas d'y voir la cause
indirecte de l'assassinat du roi. Mais tous les
magiciens sont d'accord pour reconnaître que
l'envoûtement maléfique est beaucoup plus difficile à
réaliser que l'envoûtement amoureux.
Les sorcières passaient aussi pour pouvoir empêcher les
rapports entre époux. Il suffisait de cacher dans le lit
conjugal une aiguille ayant cousu le suaire d'un mort.
En Allemagne on jetait dans le puits des jeunes mariés
un cadenas fermé à clef. Certaines plantes, telles que
des grains de mil dans les souliers de la mariée ou dans
la poche de l'époux étaient réputées efficaces contre
les entreprises très redoutées des « noueurs
d'aiguillette ». Les maléfices portaient parfois sur les
enfants. Le fait de mettre au monde des monstres était
attribué à des pratiques ou à des influences
démoniaques.
Les sorcières ne s'en prennent pas seulement aux êtres
vivants, mais aux biens de la terre. A la campagne leur
haine s'exerce surtout sur les récoltes et le bétail,
encore plus précieux à beaucoup que la vie humaine. A
certains jours la sorcière était censée s'emparer du
lait des vaches qu'elle détournait dans un manche à
balai ou une hache lui appartenant, ou, sous la forme
d'un animal, allait les téter dans l'étable. Elle jetait
des sorts au blé, empêchait le beurre de se faire,
mettait des vers dans la farine, ramassait la rosée dans
un drap et avec elle la fertilité de la terre. Elles
opéraient en lançant des poudres sur les champs
ensemencés, jetaient le mauvais oeil aux plantes, même
quand elles étaient déjà levées. Encore en 1850, aux
environs de Dinan, on considéra comme la cause première
d'une maladie qui frappa les pommes de terre, la
malédiction de domestiques de ferme fatigués d'en trop
manger.
Ou bien encore la sorcière apprenait de son maître
infernal à lancer sur les récoltes et terres ensemencées
des insectes ou rongeurs divers qui les ravagent et les
dévorent en un instant. Alix Viole, de Taintrux (1583),
après avoir beaucoup couru avec ses compagnes, à la
manière des Bacchantes, lançait en l'air une poussière
menue donnée par le démon, d'où naissaient des nuées
d'insectes, qui aussitôt ravageaient tout.
D'autres ont fait naître dans les champs une multitude
de mulots qui s'élançaient en terre pour couper les
racines. Une autre avoue avoir lancé sur les bêtes de
ceux à qui elle voulait du mal un taon qui les piquait
jusqu'à la mort. Elle y arrivait chaque fois qu'elle le
voulait, en arrachant la première plante venue et en la
lançant sur le sol après avoir prononcé certaines
paroles. Encore en 1735 une invasion de chenilles
arpenteuses fut attribuée à la sorcellerie.
On croyait si bien au pouvoir maléfique des insectes à
la disposition des sorciers, que l'on trouve au IXe
siècle une formule d'exorcisme contre eux ; ils étaient
excommuniés comme agents du diable.
D'autres animaux encore passent pour jouer un rôle
important en sorcellerie ; ils sont en général de
couleur noire : en premier lieu les chats, considérés en
bien des endroits comme des êtres diaboliques. On disait
que, devenus vieux, ils fréquentaient le sabbat. De nos
jours encore, en maintes régions de la France, la vue
d'un chat noir est considérée comme un mauvais présage.
Les poules noires jouent un rôle de premier plan,
notamment dans les pactes avec le démon. Dans le Berry,
le diable en donne parfois une en échange de l'âme. Dans
la Creuse elles sont considérées comme l'incarnation du
démon au service des personnes qui lui sont vendues. Au
Berry, en Béarn, on lui présente une poule noire dans un
carrefour.
Les reptiles, batraciens et sauriens ont tenu en
sorcellerie une grande place, dont il reste encore des
traces. La possession de certains reptiles passait, à
l'époque de la répression à outrance, pour une
présomption de culpabilité. Il ne faut pas hésiter, dit
Bodin, à poursuivre celles qui ont des crapauds ou des
lézards. En Béarn, c'est un gage donné par le démon. En
Armagnac, on croyait que les crapauds assistaient au
sabbat, amenés par leur possesseur. Ces animaux entrent
dans les breuvages magiques ou servent à faire des
talismans.
Les sorcières elles-mêmes passaient pour pouvoir prendre
des apparences de reptiles. Les mentions de
métamorphoses d'êtres humains en animaux ne sont pas
rares. Le démon lui-même en donne l'exemple. II prend
toutes les formes animales qu'il veut, notamment celle
d'un chien, qui n'inspire pas de méfiance à ceux qui le
voient.
Didier Finance, de Saint-Dié, quand il était couché au
milieu de ses compatriotes, avait à ses pieds un chien,
duquel, en abaissant la main, il recevait du poison, et
le donnait ensuite à qui il voulait. Le démon prend
aussi la forme d'un cheval pour transporter ses fidèles
au sabbat ; d'une mouche, pour se glisser dans l'oreille
du sorcier et lui transmettre ses messages, notamment
lorsqu'il est en prison, pour l'inviter à ne pas avouer
dans les tortures ; d'un chat, pour s'introduire la
nuit, dans les maisons. Un berger, jaloux d'un confrère
mieux vu que lui, fait venir le démon sous la forme d'un
loup, qui massacre le troupeau du bon berger, pour le
faire accuser d'incurie. Il lui a suffi pour cela
d'arracher une herbe poussée sur un tronc d'arbre, en
prononçant quelques paroles : Aussitôt le loup était là.
D'autres fois, il se fait ours, pour inspirer plus de
frayeur. Mais il a une prédilection pour le bouc, animal
cornu, agressif, remarquable par sa mauvaise odeur, car
le démon est essentiellement malpropre et défend les
soins de propreté ; l'eau a, en effet, un pouvoir
purificateur reconnu par toutes les religions. De plus,
l'animal a un aspect difforme et hideux, convenant tout
à fait aux incarnations démoniaques (cf les anciennes
divinités chèvre-pieds : Aegipans, Satires, Faunes). En
somme il aime à faire peur (comme l'antique Dieu Pan) et
se mêle constamment à la vie des hommes, pour leur plus
grand mal.
Les sorcières disposent encore d'autres moyens pour
nuire et causer aux hommes des dommages matériels,
souvent irréparables.
Elles reconnaissent que le démon leur donne le pouvoir
de provoquer des orages en faisant bouillir une pierre
dans la marmite, - (dès que, par l'effet de
l'ébullition, la pierre commence à s'agiter, l'orage
arrive), - de faire naître des nuages, de s'élever avec
eux, de les diriger et de les faire crever en grêle où
elles veulent.
Pour obtenir ce résultat, on bat l'eau avec une baguette
reçue du démon, jusqu'à ce que vapeurs et brouillard se
forment. Dominique Zahel, de Rougiville, et une autre
ajoutent qu'avant de battre l'eau, le démon y lançait
une fiole de terre où il avait mis quelque chose
d'inconnu des assistants, ou même des pierres de la
taille des grêlons qu'il s'agissait de faire tomber.
Nous reconnaissons là les procédés de la magie
imitative. D'autres fois on fait couler du suif de
chandelle dans l'eau et on y répand une poudre préparée,
puis on la frappe avec des verges noires données par le
démon, en répétant des paroles de malédiction.
Quand le sorcier ou la sorcière vogue dans les nuages
(ces transports sont reconnus réels par les plus grands
pères de l'Eglise : Saint Ambroise, Saint Augustin,
Saint Thomas, le Christ lui-même ayant été transporté
dans les airs par le démon), il en descend très
commodément et sans heurt, « comme un oiseau se pose ».
Pourtant, quelquefois, ils restent accrochés aux arbres
ou sur les toits. Certains ont été surpris après l'orage
dans cette situation incommode.
Un certain Cunin, de Moncey (1586), travaillant à son
foin et chassé par l'orage, se hâte de rentrer. Il
aperçoit au sommet d'un chêne une vieille voisine, que
vraisemblablement le nuage avait laissé tomber. Il
l'apostrophe sans douceur. La femme demande pardon, lui
recommande le secret, lui promet qu'il ne lui sera
jamais fait de mal. Inutile d'ajouter qu'elle fit
connaissance avec les bûchers de N. Remy.
Celui-ci, faisant appel à ses souvenirs personnels,
rapporte que des bergers d'Houécourt (Vosges), surpris
par un violent orage, se réfugient dans la forêt. Ils
voient au sommet d'un arbre deux paysans accrochés aux
branches, et si ahuris - n'est-ce pas naturel quand on
tombe des nues ? - que visiblement leur présence en ce
lieu n'était pas naturelle ni spontanée. Leurs vêtements
étaient sales, comme s'ils avaient rampé dans la boue.
Leur sort fut le même que celui de la vieille.
D'après M. Sebillot (Hist. du Folk-lore français), il
n'est pas rare, encore aujourd'hui, de rencontrer des
survivances de cette croyance.
Parmi les malheurs provoqués, il faut aussi mentionner
les incendies, causés soit par des pierres lancées
contre la maison, soit par des poudres qu'on y place,
soit en y renversant une marmite du haut d'une cheminée.
Presque toujours l'accusation de sorcellerie était
doublée de celle de vénéfice, c'est-à-dire
d'empoisonnement, la seule qui méritât vraiment d'être
retenue, et qui était souvent justifiée.
En effet, les Italiens apportèrent en France au XVIe
siècle leur science consommée - il est certains de leurs
savants mélanges que nous ignorons encore - des divers
poisons d'origine minérale, végétale ou animale,
capables de faire passer les gêneurs, progressivement ou
brusquement, de vie à trépas, sans laisser dans les
viscères de traces reconnaissables aux médecins légistes
de l'époque, les symptômes de ces empoisonnements
présentant de réelles analogies avec ceux de maladies
classées. Beaucoup de ces docteurs en morts lentes ou
subites suivirent chez nous les reines florentines, et -
coïncidence troublante ! - c'est précisément de 1550 à
1650 que se multiplient les maladies et décès étranges,
les épidémies extraordinaires, dont la voix publique
rendait les sorciers responsables. La vente des produits
pharmaceutiques et chimiques n'étant pas contrôlée comme
aujourd'hui, trop de gens connaissaient de redoutables
recettes et en trafiquaient.
Les juges, comme le clergé et le peuple, ne se
trompaient que sur un point, en attribuant au diable la
révélation ou la remise des dangereuses substances qui
devaient provoquer la maladie, la déchéance et la mort.
Aussi les sorciers inspiraient-ils à tous une grande
terreur. La haine furieuse que leur témoignait le
peuple, jointe au redoublement de sévérité de l'Eglise,
amena le duc de Lorraine, Charles III, à intensifier de
son côté la répression.
En 1580 il intima à son nouveau procureur général, N.
Remy, l'ordre « de ne donner aux sorciers un instant de
repos ».
Remy s'acquitta de sa mission avec le plus grand zèle.
« Je compte que depuis 16 ans (1580-96) que je juge à
mort en Lorraine, il n'y a pas eu moins de 800 sorciers
convaincus, envoyés au supplice par notre tribunal,
outre un nombre à peu près égal de ceux qui ont échappé
par la fuite ou par leur constance à ne rien avouer dans
les tortures ».
Cela ferait donc une moyenne de 100 accusés par année.
Pour l'ensemble des XVIe et XVIIe siècles, dit M. G.
Save, si on avait tous les documents, on arriverait à un
total effrayant. Il évalue, d'après ce qui reste des
archives du Chapitre, vendues au poids sous la
Restauration, le total des sorciers exécutés entre 1550
et 1650, la grande majorité entre 1600 et 1629, dans
l'arrondissement de Saint-Dié et les domaines extérieurs
du Chapitre, à 230, dont 73 hommes et 157 femmes. Il y
en a eu certainement bien davantage, et cette liste ne
doit pas même représenter 1/3 du total véritable. Pour
se rapprocher de la réalité, il convient d'estimer à
plus de 600 le nombre des sorciers brûlés dans
l'arrondissement, plus environ 400 qui échappèrent au
supplice. On peut compter que l'arrondissement de
Saint-Dié entre pour environ 1/6 dans le total des
procès de sorcellerie du duché de Lorraine, y compris le
Bassigny et les Trois Evêchés. - De 1611 à 1616, il
fournit plus de la moitié du total ; en 1629, il en
atteint les 7/8.
La liste des 230 victimes dont on possède les noms se
répartit comme suit : Saint-Dié ville, 27 entre 1530 et
1670, dont 10 hommes et 17 femmes ; Raon-l'Etape, de
1608 à 1629, 28 (5 hommes, 23 femmes), avec des années
massives comme 1616 (6 cas), 1619 (4 cas), 1629 (7 cas)
; la Neuveville-les-Raon, de 1614 à 1629, 45 (8 hommes,
37 femmes), dont 6 en 1616 ; dans la région de Senones,
qui comprenait Marzelay et Robache, 16, dont 2 hommes et
14 femmes ; Etival, de 1584 à 1627, fournit 9 cas, dont
4 dans la seule année 1614; le ban d'Etival complet
donne 25 cas (7 hommes, 18 femmes); le ban de Fraize qui
comprenait Sainte-Marguerite, la Bolle et Taintrux,
donne un total de 72 (28 hommes, 44 femmes), dont 6 dans
la seule localité de Fraize en 1589 ; on voit que N.
Remy y séjourna cette année-là ; d'autres maxima y
apparaissent en 1611, où l'on relève trois cas à la
Bolle, 2 à Taintrux ; la vallée de la Fave (25 cas, dont
11 hommes et 14 femmes) paraît atteindre le maximum en
1617 et 18 ; - enfin le domaine du Chapitre extérieur à
l'arrondissement présente 22 cas, presque tous
échelonnés de 1602 à 1629. D'après les graphiques
établis par M. G. Save, la contagion semble avoir suivi
l'itinéraire Raon (recrudescence à partir de 1609),
Etival (1610) ; ban de Fraize (1611), Saint-Dié (1612),
vallée de la Fave (1613). A Saint-Dié ville, la
sorcellerie semble plutôt à l'état latent, et ne
présente que 3 faibles maxima en 1605, 1612, 1630.
En tous cas N. Remy est, lui aussi, frappé du grand
nombre des sorciers.
« Avec tant d'ennemis du genre humain, écrit-il, il est
étonnant qu'il n'arrive pas plus de malheurs ».
Aussi estime-t-il déplacée toute pitié envers cette
espèce de criminels. Il s'appuie sur de doctes
citations. « C'est une impiété pour les juges, dit
Cassiodore, d'être indulgents pour ceux dont la bonté de
Dieu ne souffre pas l'impunité »... « Quand on supprime
l'impie, on amène le Christ »... « Ceux qui ne châtient
pas les méchants font tort aux bons » (Pythagore).
Aussi « malheur à ceux qui cherchent à écarter l'odieux
d'un crime horrible et exécrable et diminuent le
châtiment par les excuses de crainte, d'âge, de sexe,
d'ignorance et de séduction. Personne de sensé ne
saurait invoquer de tels prétextes, même dans des
affaires moins graves... Qu'est-ce autre chose que de
provoquer et attaquer Dieu ouvertement ? a dit Saint
Paul... La vie des sorciers est ouvertement souillée par
tant d'impiétés, de vénéfices, de monstrueuses
débauches, de crimes odieux ; je ne doute pas qu'il soit
légitime de leur faire subir toutes sortes de tortures
avant de les brûler, et pour qu'ils expient leurs crimes
par des châtiments mérités, et pour qu'ils servent
d'exemple aux autres, et les détournent du mal par la
gravité du supplice ».
Et il est fortifié dans sa résolution par la certitude
que les sorciers, une fois voués aux démons, fût-ce par
leurs parents dès leur jeune âge, sont inguérissables.
En admettant même qu'ils aient été trop faibles pour
résister à la chute, les épargner, c'est laisser la vie
à des chiens enragés, sous prétexte que ce n'est pas de
leur faute s'ils en sont arrivés là.
Le traitement le plus doux réservé aux enfants des
sorciers était d'être fustigés par trois fois autour du
bûcher de leurs parents. Souvent les juges se sont
demandé s'il ne fallait pas faire périr aussi fillettes
et garçonnets.
On conçoit qu'avec de pareilles dispositions chez les
juges, les accusés n'avaient à attendre aucune
indulgence. Les procédures étaient à peu près
invariables, et souvent expéditives.
N. Remy, aussitôt sa mission reçue, se rend à Epinal,
pour examiner les femmes « qui ont été accusées et
décelées par Victorine Voiriat, fille possédée du malin
esprit, que l'on exorcise à Epinal », et les mener dans
cette ville en vue d'une confrontation, car les
dénonciations des sorciers condamnés ont joué un rôle
important dans l'extension du fléau. Ces désespérés,
déprimés par la prison, corps et âme brisés par
d'effroyables tortures, n'attendant qu'une mort
affreuse, étaient, on le conçoit, pleins de rage contre
leurs semblables, et dénonçaient ceux à qui ils en
voulaient, souvent ceux-là même qui les avaient
dénoncés, ceux dont ils avaient eu à se plaindre,
fussent-ils de leur parenté proche.
II s'en trouva parfois de plus malins, qui dénonçaient
leur curé. En 1608, dans la prévôté de Lamarche, Thomas
Gaudel déclara avoir rencontré au Sabbat tous les
membres du tribunal, depuis . le procureur général du
Bassigny jusqu'au greffier. Ceux-ci, bien embarrassés,
se rendirent à Langres pour consulter les plus fameux
avocats sur ce cas peu banal. A Besançon deux sorciers
dénoncèrent l'inquisiteur lui-même. Mais en général cela
n'arrangeait guère leurs propres affaires.
N. Remy se déplaçait assez souvent ; il fit de
fréquentes visites dans les Vosges, car les cantons
montagneux en particulier étaient des nids de sorciers.
A Marzelay, en décembre 1584, il fit brûler toute une
famille ; à Fraize, en septembre 1589, six jeunes femmes
sont victimes de son zèle ; à Bertrimoutier, il campe
six jours, décimant le village. Il revient trois fois à
Etival, en .1586, 89 et 90.
Le sorcier, aussitôt dénoncé, est l'objet d'une
information ouverte à la requête du procureur d'office ;
les voisins sont appelés, rapportant des commérages,
racontant des choses futiles ou énormes, que le greffier
transcrit fidèlement. Le procureur conclut à prise de
corps.
L'accusé, arrêté, est soumis à l'interrogat, ou audition
de bouche, suivi du récolement. Les témoins sont de
nouveau appelés, confrontés avec l'accusé. Celui-ci
discute les témoignages et a droit de « reprocher » les
témoins, s'ils ont jadis commis quelque indignité.
Si l'accusé avouait, les justices locales pouvaient
statuer après examen de la procédure par le maître
échevin et les échevins de Nancy, qui formaient le «
tribunal du Change ». Inutile d'ajouter que les
sentences étaient toujours confirmées par lui, sinon
aggravées.
S'il n'avouait pas, une sentence préparatoire le
condamnait à être complètement rasé par la « vile
personne » du lieu, tondeur de chiens ou cureur
d'égouts, de crainte que le diable ne fît retraite en un
point quelconque de son système pileux et ne déjouât la
sagacité des enquêteurs, et mis ensuite entre les mains
de l'exécuteur des hautes oeuvres pour subir la question
ordinaire ou extraordinaire.
A Saint-Dié, dans la sinistre chambre basse de la tour
Mathiate, on employait trois sortes de supplices :
d'abord les grésillons, deux lames de fer parallèles
formant étau, pouvant se serrer par des vis, entre
lesquelles on serrait progressivement les ongles des
mains et des pieds. Ceux qui se prennent le doigt dans
une porte peuvent se rendre compte de la douleur que
provoquait cette opération ; puis l'échelle, sur
laquelle le patient est étendu, pieds liés à l'échelle,
mains liées à un tourniquet, ce qui permet des tractions
extensives dans le sens vertical, qu'on peut graduer à
volonté, et on ne se faisait pas faute d'imprimer au
tourniquet un mouvement de rotation de plus en plus
ample. Quand le malheureux avait le corps tendu à se
rompre, arqué au point de ne plus toucher l'échelle que
par les extrémités, on lui glissait sous les reins une
pièce de bois prismatique dont l'arête vive lui entrait
dans les chairs. Si ces horreurs ne suffisaient pas, on
en arrivait aux tortillons. Les bras étaient ficelés au
corps par des cordes ; les jambes ficelées de leur côté.
On introduisait un bâton dans les cordes et on le
tournait de manière que celles-ci pénétrassent de plus
en plus dans la chair. Il fallait que le patient eût une
extraordinaire résistance à la douleur, une force de
volonté presque invraisemblable, pour ne pas avouer tout
ce que lui demandait le juge et ne pas en inventer au
besoin. C'est presque toujours ce qui arrivait. Quelques
accusés pourtant, surtout des femmes, montrèrent un
courage extraordinaire. La veuve de Nicolas Paticier, de
Saint-Dié (1630) subit tous les degrés de la torture et
déclara qu'elle n'avouerait rien, dût-on la mettre en
pièces.
Certains se suicidaient en prison quand ils en avaient
le moyen, afin d'échapper à toutes les horreurs qui les
attendaient. Le diable était censé les y pousser, pour
éviter leurs aveux. N. Remy pouvait dire avec raison : «
Ma justice est si bonne, que 16 qui furent arrêtés
l'autre jour n'attendirent pas et s'étranglèrent tout
d'abord ».
D'autres appelaient de tous leurs voeux le supplice
final, qui, selon Remy, leur permettait d'expier leurs
fautes et de se concilier ainsi la miséricorde divine,
ou, selon les déclarations de certains d'entre eux, de
se soustraire plus vite à la dure tyrannie du démon. En
réalité, ils avaient sans doute hâte d'abréger leurs
terribles épreuves.
Au cours des séances de torture, on mettait parfois
l'accusé à délivre, et on l'étendait près du feu, car il
était nu ; on ne manquait pas alors de l'inciter de
nouveau aux aveux.
Ceux qui, par extraordinaire, sortaient victorieux de
ces atroces interrogatoires, n'y gagnaient pas
grand'chose, car le tribunal du Change ordonnait souvent
une nouvelle application de la question.
Le procès-verbal de la question, écrit par un tabellion
sous la dictée du maire, assisté de deux témoins, était
soumis au procureur d'office avec les autres actes de
procédure ; il donnait ses conclusions; les maires et
gens de justice demandaient de nouveau l'avis du maître
échevin et des échevins de Nancy, et la sentence
définitive était alors prononcée.
Si l'accusé était absous, ce qui, on le conçoit vu les
moyens employés, était fort rare, il n'était pas quitte
pour cela avec la justice. Il était mis en liberté
jusqu'à rappel. La sentence ne mentionnait pas
l'acquittement, mais déclarait seulement que, pour cette
fois, « il ne serait passé plus outre », et que le
procès demeurait « en l'état ». Il n'en fallait guère
pour se faire reprendre (2).
S'il était condamné, il n'avait plus qu'à attendre
l'exécution, la condamnation étant sans appel.
Il appartenait au seigneur suzerain d'en assurer
l'exécution. On lui délivrait alors le prisonnier. Voici
comment les choses se passaient à Saint-Dié, d'après F.
de Chanteau (Notes pour servir à l'histoire du Chapitre
de Saint-Dié) :
« Le maire, accompagné du procureur d'office et des
bourgeois et sujets du chapitre en armes, conduisait le
condamné sur une pierre carrée qui séparait la
seigneurie du duc de celle du chapitre. Là, « après
avoir appelé hautement et intelligemment le prévôt par
trois diverses fois », le maire prononçait la sentence
définitive en ces termes :
« Monsieur le Prévôt, je vous délivre ce patient tout
nud et chargé de son procès pour en faire l'exécution
suivant l'avis du maître échevin et des échevins de
Nancy, que je confirme à sentence ».
Les justiciers n'étaient tenus, en effet, de délivrer le
criminel au seigneur suzerain que « tout nud et chargé
de son procès ». En fait, après le prononcé de la
sentence, le criminel demandait au maire de conserver
ses vêtements « pour l'honneur de Dieu », ce que
celui-ci accordait toujours, en faisant toutefois, dans
un procès-verbal, une réserve de non préjudice aux
droits du Chapitre ».
Quelques exemples concrets permettront de mieux se
rendre compte de ce qu'étaient ces procès, de l'inanité
de beaucoup de témoignages, de la fausseté de certaines
dénonciations.
Voici quelques cas cités par M. Dumont :
En 1629, la femme d'un pâtre de Coencourt est accusée
devant la justice de Saint-Dié. Un témoin a réclamé son
dû à la prévenue, qui l'a payé en colère : huit jours
après, son cheval devient enragé. Un autre a manqué de
se noyer « dans une mare si petite que chacun s'en
étonnait ». Un troisième déclare qu'un de ses poulains
ayant renversé du linge de la prévenue, a enflé trois
jours après ; il « la menaça longtemps pour la forcer à
le guérir ». Sa mère a eu une dispute avec la prévenue ;
elle est morte deux ans après. Un quatrième affirme
qu'une de ses vaches a crevé peu après un procès qu'il
avait eu avec un parent de la prévenue. A un autre elle
a escamoté ses chevaux, puis les a fait réapparaître. Ou
bien ce sont ses chevaux qui ne veulent plus avancer,
parce que leur propriétaire a refusé de charroyer du
foin de la prévenue, et se remettent en marche dès qu'il
a accepté. C'est une femme qui tombe malade à la suite
d'une dispute avec la prévenue, laquelle a toujours chez
elle plusieurs chats noirs et gris, qui crient et font
un bruit épouvantable. Le chat était un animal
diabolique.
A Epinal, en 1564, c'est un homme qui tombe malade cinq
mois après que sa femme eut une querelle avec le prévenu
Borel. Celui-ci en a fait passer un autre sous son bras
(c'est une manière de jeter un sort, comme de toucher à
quelqu'un l'épaule, si le touché n'a pas la précaution
d'en faire autant aussitôt, un peu plus bas, à son
toucheur) qui est tombé malade et est mort 8 jours
après. Un troisième a vu Borel battant l'eau avec un
homme de grande stature ; un signe de croix du témoin a
fait disparaître le géant.
Un jeune marié de Vomécourt a été touché à l'épaule par
Pierron Humbert.qui lui disait quelques plaisanteries.
Aussitôt il tombe en langueur, se croît victime d'un
sort et accuse Humbert.
Jehennon, veuve d'Hidoulf le Regnard, de Robache (1602),
au cours d'un 2e interrogatoire demandé par les échevins
de Nancy, confirme ses réponses et aveux, sauf ses
dénonciations contre de prétendus complices rencontrés
au sabbat ; elle dit ne les avoir accusés « qu'en haine
et dédain de leurs dépositions comme témoins ». A quoi
tenaient alors l'honneur et la vie des gens !
François Lhermite (Saint-Dié 1630) a tout nié jusqu'aux
tortillons. A bout de force, il déclare avoir rencontré
un ours noir, qui lui a conseillé d'être toujours homme
de bien. C'est là une des ruses familières au démon,
comme le déclare N. Remy. Puis il reconnaît toutes les
sottises imaginables, même que le diable l'assistait
pendant la torture et le regardait par la toiture de la
tour.
En 1603 une octogénaire de Bayon a fait en soignant une
vache un signe de croix et quelques grimaces, la vache
ne guérit pas. Son fils, qui voulait lui faire
abandonner une pièce de terre (ô Zola !) menace de la
faire brûler comme sorcière. Peut-être eût-elle échappé,
mais elle fut dénoncée par une autre sorcière condamnée.
Voici encore quatre procès particulièrement
intéressants, sur lesquels nous possédons toutes les
précisions désirables.
Le premier a pour théâtre la région de Mirecourt.
Jean Aubri, né à Saint-Prancher vers 1522, après avoir
appris à Metz le métier de tisserand, revient au pays et
se marie. Son frère Claudin passe sa jeunesse au pays,
apprend à Mirecourt le métier de retondeur, se marie,
puis se fait tisserand comme son frère et, par surcroît,
garde les troupeaux de la commune.
Des voisins imputent aux deux frères des faits de
sorcellerie. Leur père avait été « genot » et passait
pour avoir empoisonné la mère d'un villageois, qui
n'avait pu être guérie que « par le moyen d'un devin ».
Le boulanger Claudin Husson avait refusé de louer une
partie de sa maison à Claudin Aubri : Or le même jour «
vint un tourbillon de vent qui se mit en sa cheminée en
telle impétuosité qu'il emporta le feu parmi sa chambre
». C'était évidemment un tour du diable suscité par
Aubri.
Dès qu il y avait eu une discussion entre des gens du
pays et le berger, les bêtes mouraient par sortilèges
consistant en attouchements, malins regards.
Mengin Variot, laboureur, était allé voir supplicier un
genot à Dolaincourt. Il s'en vanta auprès de Jean Aubri
et ajouta qu'il voudrait qu'on en fît autant à tous les
sorciers. Aubri le regarda d'un oeil mauvais, il tomba
malade aussitôt. Quelques jours plus tard, il fut guéri
par Claudin Aubri.
Jean Aubri devait 15 fr. à Claudotte, fille de feu
Claudin Didelot.
Elle va le trouver ; insultée par lui, elle eut
l'imprudence de dire « que c'était trop la faire aller
dans la maison d'un genot ». Jean la rappelle, et finit
par lui faire accepter un morceau de pain. « Aussitôt
elle perdit ses esprits » et fut « tellement perturbée
», qu'elle abandonna le logis, erra à travers champs
plusieurs semaines, échoua à Gemmelaincourt, près
Vittel, chez un oncle, « fort ébahi de la voir en si
piteux état », qui la reconduit à Saint-Prancher.
Elle rencontre Jean Aubri, qui lui fixe une date pour
acquitter sa dette, et « cependant monta sur le pied
dextre » de l'ensorcelée, qui guérit au bout de deux
jours, et redevint « gaillarde ». Mais, pendant ces deux
jours elle fut très malade, « pensa mourir, mettant
dehors par le nez grande effusion de sang, qui coulait
si fort, que tous ceux qui la voyaient disaient que
c'était la sorcerie et poison que ledit Jehan lui avait
donné, qui sortait de son cerveau ». Après quoi, elle «
retrouva son bon esprit ».
Les deux frères furent accusés par « communs bruits ».
Le prévôt de Châtenois informa. Arrêtés, ils sont
enfermés au domicile d'André Jacquinot, où, à minuit, se
produit un fait diabolique. Des coups sont frappés à la
porte ; un garde dit avoir senti passer quelqu'un près
de lui ». Mais on ne trouve rien dans la maison.
Interrogé, Claudin proteste de son innocence, nie tout.
Jean confirme. Mais les témoins accusent. Par peur du
supplice et de la question, Jean se tue. Le procureur
général Remy - il était au début de sa carrière -
ordonne la question contre Claudin. L'échelle, le
supplice de l'eau (c'en est à peu près le seul exemple
en Lorraine), les tortillons, restent sans effet. On
recommence l'eau : il continue d'affirmer son innocence.
Trois fois les cordeaux sont resserrés, aucun aveu n'est
obtenu. Il est détaché, puis réconforté. Il fut condamné
le 26 juillet 1586 « à être banni et exilé et à être
relégué du pays, sous peine de la hart ».
Le deuxième cas est celui de Bastien Jean Viney, raconté
par G. Save, en 1611. C'est l'année où on brûla le plus
de sorciers dans l'arrondissement de Saint-Dié, la
dernière année de la vie de Nicolas Remy, où les bans d'Etival
et de Fraize fournissent les trois quarts des exécutions
de Lorraine. Le ban de Saint-Dié (Plainfaing) eut cinq
exécutés cette année là, dont précisément Viney. C'était
un cultivateur de 50 ans, dont la soeur était mariée au
lieutenant de mairie du ban de Saint-Dié. Riche et un
peu original, surtout après boire, il achetait des
terres, prêtait facilement de l'argent, parfois à gros
intérêts, en offrait même à des connaissances de
rencontre, mais le refusait brutalement aux quémandeurs.
D'où rancune, et des obligés et des évincés. Quand il
avait bu, il faisait de grands gestes et divaguait tout
haut ; quand il discutait, il disait souvent : que le
diable m'emporte ! Il devait donc être sorcier.
Il fut désigné comme complice par Cath. Bartremeix, sa
voisine, torturée quelques mois plus tôt, qui prétendait
être allée avec lui au sabbat sur le Brézouard. Les
témoins ne manquèrent pas de charger Viney, créancier
gênant pour certains. Voici quelques échantillons des
témoignages recueillis :
Une femme déclare que son fils Claudel se disputait avec
Adam, le fils de Viney ; celui-ci gronde l'enfant et le
menace du diable. L'été ou l'automne suivant, Claudel
tombe du toit, où il se trouvait avec Adam : vengeance
par vénéfice du prévenu. Le même Claudel, qui devait
être assez maladroit, tombe sur un couteau ouvert, il
perd l'oeil : vénéfice de Viney ! Explication : Viney
avait prêté de l'argent à son mari et convoitait un de
ses champs, disant même au laboureur, qui y avait semé
de l'orge, « qu'il serait empêché d'y beaucoup
moissonner ou recueillir ». En effet, rien ne leva :
Vénéfice encore !
Claudon Jean-Claude, ayant reçu une aide du prévenu, lui
avait promis de lui-même « un voilon laitant » (veau de
lait). La promesse n'ayant pas été tenue, la femme de
Viney vint réclamer un petit tourélat (jeune taureau).
Discussion : c'est un veau qui a été promis, non un
taureau. Dès lors, il n'a pu élever aucun taureau :
sortilège de Viney !
Un autre raconte des histoires de morts d'animaux, dont
certaines ont été prédites par Viney. Après boire il
disait parfois qu'il avait de l'argent quand il voulait,
que le diable lui en donnait.
Quelle imprudence !
Il passait pour manier un diabolique, communément appelé
mariotte ou diable familier. Un voisin lui demande de le
lui prêter. Viney refuse en disant à l'autre « qu'il ne
le sçaurait nourrir ». Redoutable plaisanterie !
Un chapelier nouveau marié avait emprunté 7 francs à
Viney pour son commerce, moyennant 2 blancs d'intérêt
par semaine. Ils sont restés deux semaines sans payer.
Un chapeau envoyé comme compensation a été refusé. Ils
ont constaté que les 7 francs ne leur ont fait aucun
profit, « ains s'en allaient comme rosée et toute la
marchandise qui en provenait ». Ils ont eux-mêmes failli
périr dans la neige. Vénéfice, évidemment !
Puis ce sont des histoires d'animaux tombés malades ou
morts à la suite de disputes avec le prévenu, ou
d'intérêts irrégulièrement payés.
A un autre, Viney a offert de l'accompagner à la fougir
la veille de la Saint-Jean, au pré de Raves ou sur le
Brézouard ; là, il fallait se prosterner devant le
diable, ne sonner mot quoi qu'on vît ou entendît,
laisser sur place un chapeau ou autre chose, pour que le
diable y dépose graine ou branche de fougère, afin
d'avoir du bien. On pouvait rester homme de bien, pourvu
qu'on se signât. Sots et dangereux propos !
Viney reconnaît les marchés passés, les prêts d'argent,
mais nie avec les plus vigoureux serments tous les
maléfices qu'on lui prête.
Au cours de la confrontation, les témoins répètent leurs
déclarations. Viney accepte les faits vrais, mais
continue à repousser toutes les accusations de maléfice.
Il y avait parmi les témoins douze débiteurs de
l'accusé. Beau sujet d'étude pour un romancier
naturaliste, que l'état d'esprit des villageois d'alors
: rancunes mesquines, haines secrètes, inimitiés
héréditaires entre familles, paroles de menace dites
dans des moments de colère, âpreté au gain, ingratitude
pour les services rendus. Combien les magistrats de
Strasbourg étaient avisés, qui, terrifiés par le nombre
des dénonciateurs de sorciers, les faisaient coudre dans
un sac et jeter dans l'Ill du haut du pont du Corbeau,
quand leur témoignage était reconnu faux !
Mais, en Lorraine, il était très difficile à un accusé
de sorcellerie de se défendre. II ne pouvait citer de
témoin contradictoire, ni prendre de défenseur. II
n'avait plus ni parents, ni amis, ni soutien. Les
magistrats pensaient que tout témoignage, tout plaidoyer
en faveur d'un sorcier était payé par Satan ; le témoin
favorable ou l'avocat devenaient eux-mêmes suspects de
sorcellerie. La procédure contre Viney suivit donc le
cours habituel. Les échevins de Nancy approuvèrent
naturellement l'application de la question demandée par
le procureur du Chapitre de Saint-Dié. Ils approuvaient
presque toujours, et le Chapitre était si content d'eux,
que dès 1559, il leur fit une pension « pro meritis
praesentibus et futuris » outre 4 francs qu'ils
recevaient pour la révision de chaque procès.
Viney subit donc les trois degrés de la torture en la
salle basse de la tour Mathiate. Après les premières
épreuves, il avoue tout ce qu'on veut : la rencontre
avec Napnel, sous la forme d'un petit homme habillé de
noir, la marque qu'il lui imprime, la poudre qu'il
reçoit de lui, et avec laquelle il déclare avoir
empoisonné sa première femme, les animaux maléficiés, le
sabbat ; s'il n'a pas avoué librement, c'est que Napnel
« était en son corps, qui l'empêchait de dire la vérité,
lequel lui est sorti par la bouche comme une fumée ».
Toutes ces réponses étaient certainement suggérées par
le juge. Il continue ses aveux les jours suivants : il
fallait bien que toutes les questions du formulaire
fussent passées en revue. II reconnaît les maléfices de
tous ordres énumérés par Remy dans sa Démonolatrie.
Dans le dernier interrogatoire, il espère que ses aveux
lui seront comptés et lui vaudront des adoucissements
dans la mort et peut-être le pardon. Les juges avaient
le droit de le faire espérer aux accusés, à l'aide d'une
restriction mentale, qui mettait leur conscience en
repos : « Avouez, et vous serez sauvé », sous-entendu :
de la damnation éternelle.
Viney a désigné douze complices qui, torturés, en
dénonceront d'autres. Les juges insistaient beaucoup sur
ce point. Cela fait bien comprendre le développement
exagéré de la sorcellerie, la contagion du fléau et son
mouvement de translation.
L'exécution eut lieu dans les formes ordinaires ; on
faisait à l'accusé la charité de l'étrangler
subrepticement avant d'être grillé. Le feu éteint, le
bourreau recherchait les os et les dispersait aux quatre
points de l'horizon.
Les biens de Viney furent confisqués au profit du
Chapitre, même ceux appartenant à la veuve et aux fils
majeurs. Mais le Chapitre, menacé de procès, les rendit
aux héritiers naturels, contre une somme de 300 francs.
Le procès d'Antoine Grévillon, sorcier et devin du val
de Ramonchamp, brûlé à Arches en 1625, raconté par M.
Ch. Sadoul, offre des points assez particuliers, par
lesquels il diffère de la masse des autres.
Ancien soldat, il avait été quelque temps valet d'un
médecin allemand et se mêlait de médecine. Son cerveau,
un peu fêlé à la suite d'un coup de sabre, était meublé
d'histoires merveilleuses, il vendait aux paysans des
articles de ménage, des remèdes, de la poudre contre les
vers, du mithridat de Venise et autres drogues. Il eut
surtout pour maîtres les Sarrazins ou Egyptiens nomades,
qui passaient pour posséder la science des mages et les
secrets des anciens. On les craignait pour leurs vols et
escroqueries, mais on les consultait de préférence aux
médecins, qui prescrivaient des remèdes à peu près aussi
bizarres que les leurs.
Le substitut du prévôt d'Arches requiert contre lui,
pour avoir « es quartiers du val de Ramonchamp... vendu
à plusieurs receptes et superstitions, tant pour la
guérison du bétail qu'autrement, au moyen d'un diable
familier, qu'il portait ».
Il avoue en avoir eu sept « qu'il a achetés, vendus et
revendus ». Ils sont de la grosseur d'une mouche noire,
« se grossissants et périssants ». Il les portait dans
une boîte pareille à celles saisies sur lui. Il leur
demandait des secrets pour guérir ses consultants, et
obtenait toujours des réponses satisfaisantes. La graine
trouvée sur lui était de la graine de fougère cueillie
la veille de la Saint-Jean, vers la minuit.
Sur le conseil de son familier, il se servit de cette
graine, mélangée à du mithridat de Venise, pour guérir
la femme Godel et la fille Raguel.
Les herbes cueillies à la Saint-Jean passaient pour
posséder des vertus talismaniques très efficaces. Le
proverbe bien connu l'atteste.
Les plantes sont d'ailleurs très employées en
sorcellerie. Les unes ont un pouvoir maléfique, d'autres
au contraire sont une sauvegarde contre les entreprises
des sorciers, tel le fenouil, que saint Joseph,
disait-on, avait prisé. Au XVIe siècle on employait la
feuille d'angélique.
En Normandie, deux fétus de paille posés en croix
empêchent le diable d'entrer. Dans le Mentonnais, de
l'ail répandu sur les berceaux préserve les enfants des
maléfices. Dans la Gironde, il faut avoir un pied de
fougère mâle dans la maison, un paquet de germandrée
aquatique dans le magasin, une croix de verveine sauvage
au-dessus de la porte, mais de façon que les étrangers
ne puissent la voir. On porte dans des sachets des
plantes bénies notamment de l'armoise, du millepertuis
et du mille-feuilles, ou encore 3 feuilles de sauge, 3
feuilles de romarin et 3 de laurier. La sauge et la
verveine ont toujours passé pour des plantes très
bienfaisantes et très salutaires contre les entreprises
des sorciers. « J'apporte la verveine et la sauge
pourprée, qui brisent les enchantements » (opéra de
Sigurd). En Suisse Romande, de la verveine dans les
souliers évite les mauvaises rencontres. Dans le
Mentonnais, on désensorcelle les animaux en leur faisant
manger des légumes volés à la sorcière. De même les
humains qui se croyaient ensorcelés pensaient se guérir
en mangeant des aliments provenant de la maison de la
sorcière.
Il est même certaines plantes qui passaient pour
sensibles à la présence des sorciers, servaient à les
dévoiler, car elles se flétrissaient et mouraient à leur
contact.
Voici une curieuse recette que je recommande aux
chasseurs pour attirer le gibier : mélanger du jus de
jusquiame avec de la graisse et du sang provenant de
l'espèce animale qu'on veut chasser. On partage cet
onguent en autant de parties que l'on veut et on enfouit
chacune d'elles peu profondément à diverses places ».
La recette n'est pas de GréviIIon, mais il devait en
posséder d'au moins aussi curieuses, si l'on en juge par
la méthode de diagnostic qu'il appliqua à la femme Godel.
« Elle avait une pauvreté dans elle, comme un sort, ce
qu'il reconnut par son urine en la mettant sur un
tire-braise tout rouge du feu ; lorsque la maladie est
naturelle, l'urine devient rouge et se perd par chaleur
; si c'est un mal donné ou un sort, l'urine devient
blanche et demeure sur le tire-braise sans se perdre ».
Il tenait ce procédé du docteur de Spire qu'il avait
servi.
GréviIIon, comme les guérisseurs du secret, qu'on voit
encore parfois dans nos campagnes, employait aussi des
formules ou des oraisons, qu'il disait efficaces pour
certains cas déterminés (3). Quelquefois ces oraisons,
si employées à la campagne, sont de vieilles formules
païennes transformées par le Christianisme en prières
adressées à certains saints, et qui, déformées de bouche
en bouche, ont fini par être totalement
incompréhensibles, ce qui ne nuit pas à leur prestige
auprès des ignorants superstitieux.
Après cette digression, revenons aux diables familiers.
GréviIIon s'en servait à plusieurs fins, « entre autres,
pour acheter de la marchandise à bon prix... il en
aurait acheté pour savoir combien il paierait sa
mercerie, et que ledit familier lui disait combien les
marchands qui lui vendaient ladite marchandise en
avaient
eux-mêmes payé premièrement ». Il avait convenu avec
celui qu'il avait acheté à Lyon « de le nourrir des
mêmes viandes que lui » ; quand il oubliait par hasard
la pâture, il recevait des coups.
La croyance aux diables familiers était peu répandue en
France. GréviIIon l'avait sans doute rapportée
d'Allemagne. Grimm, dans les « Veillées allemandes »,
rapporte ce qu'on disait jadis dans son pays de ces
esprits familiers, ressemblant à une araignée ou à un
scorpion.qui portaient chance à leur possesseur, le
faisaient aimer de tous, lui indiquaient des trésors
cachés. Comme il doit entraîner son possesseur aux
enfers, on ne le quitte pas. On ne peut se débarrasser
de lui qu'en le vendant moins cher qu'on ne l'a acheté.
Le magistrat fait venir de Faucogney un diable que
GréviIIon aurait vendu à un nommé N. Lamboley, mais
GréviIIon ne le reconnaît pas et dit que c'est une
mouche cantharide. II nie la vente.
Il reconnaît avoir conseillé à la femme Godel de
suspendre une pièce d'argent à son cou et de la porter
neuf jours, ainsi que de faire chauffer des pierres. Il
nie avoir le pouvoir de divination. Une séance de
divination faite avec trois chandelles dans une chambre
à part, fut accompagnée, paraît-il, de bruits qui
épouvantèrent ceux du logis. GréviIIon ne reconnaît pas
ce fait.
Le prévôt d'Arches était bien embarrassé : le cas de
GréviIIon ne ressemblait pas à celui des sorciers déjà
vus. Pas de rencontre avec le démon, pas de pacte, pas
de sabbat, pas de poudres diaboliques ; les relations
avec l'enfer n'étaient pas sûres, les diables familiers
pouvant être des esprits non maudits. Il a bien contre
lui la divination, mais les devins étaient traités avec
une certaine indulgence : certains religieux étaient
devins et guérisseurs.
Le prévôt d'Arches consulte donc le procureur général de
bailliage des Vosges. Celui-ci croit que la consultation
de diables familiers est impossible sans pacte. Il faut
donc lui faire son procès comme à un sorcier et
magicien, et lui poser les questions rituelles, lui
demander notamment s'il n'a pas été incommodé, « battu
et travaillé du malin » le jour et à l'heure où lui
procureur a fait « brûler et exorciser les broulleries
desquelles il fut trouvé saisi ».
Il attend des nouvelles sur la suite de l'enquête.
GréviIIon répond qu'il ne s'est servi de son diable
familier que pour son commerce, qu'il n'a nullement été
incommodé au moment indiqué par le Procureur général.
Devant l'insuccès de ses exorcismes, le prévôt en avise
le Procureur général. Celui-ci répond par un rapport
pédantesque et baroque, où il requiert la question
ordinaire et extraordinaire, appliquée médiocrement,
dans les formes habituelles, le corps préalablement
rasé, les ongles rognés, le corps visité par un
chirurgien expert « pour reconnaître s'il a marque
insensible et non naturelle ». Ces conclusions ayant été
approuvées par le tribunal du Change, la torture devait
s'ensuivre.
GréviIIon ne subit que les grésillons et l'échelle. On
ne lui avait trouvé sur le corps que des coups de sabre.
II crie sous la torture, sans répondre aux questions et
continue à nier. Sur l'échelle, il nie avoir dit à la
femme Godel « qu'il ferait venir celui ou celle qui lui
avait donné son sort » et lui transférerait sa maladie ;
il nie avoir consulté le démon dans la chambre aux trois
chandelles. Il confirme ses précédentes déclarations sur
les remèdes donnés aux deux malades, sur l'indication de
son familier. Il reconnaît avoir, sur son conseil,
retardé la communion de la fille Raguel, « jusqu'à ce
qu'il lui aurait donné le breuvage », et nie tout autre
pacte avec le démon, en dehors de la nourriture à lui
fournir ; il nie qu'il l'ait induit à renoncer à Dieu.
II reconnaît avoir eu tort d'acheter des diables
familiers et d'en avoir usé ; il y renonce, criant à
Dieu merci.
Le Procureur général trouve ces aveux suffisants pour le
faire brûler, mais il voudrait qu'on réitérât la
question. Pour cette fois le tribunal du Change émit un
avis différent. Le Procureur général requiert donc
l'exécution dans les formes habituelles. Il ne restait
plus qu'à prononcer la sentence. Les jugeants du ban
d'Arches, assemblés « comme d'ancienneté » sous la
halle, s'inclinent devant l'opinion du Procureur général
et des échevins de Nancy. GréviIIon fut exécuté le 28
avril 1625 au pont d'Arches, après être resté 70 jours
en prison.
Quant à Dominique Gordet, curé de Vomécourt, exécuté en
1632, c'était un prêtre très humain qui, comme l'avaient
fait des légistes (Alciat), des médecins (Jean Wier),
des sceptiques (Montaigne), avait protesté contre la
rigueur des condamnations, et prouvé que les sorciers ne
méritaient pas la peine du feu. Il se contentait
d'exorciser ceux de sa paroisse, et de les en expulser,
s'ils persistaient.
Il avait été accusé du crime de sortilège par deux
femmes, qui se montraient disposées à soutenir leur
accusation jusqu'à la mort, et plusieurs autres jeunes
prévenus qui disaient l'avoir vu « ès assemblées
diaboliques par plusieurs fois et y commettre plusieurs
impiétés » ; il fut interrogé aussi « sur les abus par
lui commis es exorcismes ». Le « vicaire général de Mgr
le Cardinal de Lorraine en son évêché de Toul » requit
contre lui la question ordinaire et extraordinaire par
les grésillons, échelle et tortillons. Cette décision
fut signifiée à l'accusé « en la tour dite la Joliette
en l'hôtel épiscopal de Toul » le 26 avril 1631.
L'infortuné eut beau nier avant et pendant la torture,
on ne lui épargna aucune douleur. Sous les grésillons il
ne faisait que dire : « Jesu, Maria ! ou Bone Jesu ! ou
Saint-Nicolas ! » nia tout pacte et toute assistance au
sabbat.
Sur l'échelle, il crie : « Jesu, Maria ! Je meure ! » Il
continue à nier tout maléfice, tout pacte, tout sabbat,
criant : « Jesu, Maria ! mère de Dieu, aide-moi ! »
Tiré une seconde fois il profère les mêmes cris et les
mêmes dénégations. On le tire plus fort, mêmes
dénégations et mêmes cris ; même souhait de mort. On lui
répète cinq ou six fois la question sur sa présence au
sabbat, sans plus pouvoir lui arracher d'aveu. Criait
seulement : « Saint-Nicolas ! Bone Jesu ! Mon Dieu, ayez
pitié de moi ! vous rompez un innocent ». Il fut tiré
une troisième fois, sans plus de résultat : « Je suis
tué ! Ne me laissez, mater misericordiae » !
On lui demande comment il a guéri une personne laquelle
avait un oeil « hors du lieu» ; a dit que ce fut par
l'invocation du nom de Dieu et par l'huile d'olive,
répétant toujours : « Jesu, Maria, mère de Dieu,
Saint-Nicolas, ne me laissez pas ! Je remets mon âme
entre les mains de Dieu. Je n'ai point vu de sabbat ni
image de cire, ni distribué poudre... Libéra me a
calumniis hominum, Maria, mater gratiae, mater
misericordiae ! Saint Dominic, mon patron, aidez-moi !
Maria, mater gratiae, mater misericordiae, tu nos ab
hoste protège et hora mortis suscipe ! Miséricorde !
Miséricorde ! Je meure ! Je meure ! ». Que pouvait en
effet souhaiter d'autre que la mort cet honnête homme si
injustement et si cruellement supplicié ? Et il ne
cessait de protester de son innocence : « Sainte Marie,
aidez-moi ! Je dis la vérité. Je n'ai jamais vu sabbat,
ne sais que c'est. Je n ai point piqué d'image de cire,
ni vu, et n'ai aucun pacte avec le diable, ni tacite ni
exprès »... Malgré tout, le juge persiste à croire à sa
culpabilité, disant qu'il était impossible qu'il ne fût
sorcier, étant chargé de tant d'accusations et qu'il
prît pitié de soi-même ; qu'il avait abusé des
exorcismes et que cela ne peut être sans être coupable
de sortilège ou d'hérésie. Il maintient avec la même
énergie qu'il n'est pas sorcier.
On lui applique néanmoins les tortillons au bras gauche,
cuisse, jambe gauche. Il proteste toujours qu'il n'a pas
été au sabbat, disant : « Je meure ! Je suis rompu !
Jésus Marie ! Je renonce au diable ! ». Serré davantage,
il crie toujours la vérité. On eut beau intensifier le
supplice... « Je me donne à tous les bons anges.
Miséricorde ! je demande à Dieu miséricorde ! » Cela
dura environ un quart d'heure.
Ce martyr, contre lequel s'était si sauvagement acharnée
la cruauté des tortionnaires, fut, malgré ses
protestations réitérées d'innocence, lui aussi livré aux
flammes. Peut-être expiait-il la faute d'avoir montré
trop d'indulgence envers les sorciers.
Tirons le voile sur ces horreurs d'un temps heureusement
révolu. L'heure n'était pas loin où les moeurs allaient
devenir plus douces.
Avec la guerre de Trente ans et l'entrée des troupes
suédoises dans l'Est, le nombre des sorciers diminue
beaucoup. Les magistrats ont autre chose à faire, et le
peuple des campagnes n'a plus le loisir de penser au
sabbat.
Le Parlement de Paris, sous l'influence de Séguier,
adopte bientôt pour jurisprudence qu'à l'avenir ceux qui
se disent sorciers ne seront punis que s'ils ont
réellement commis des crimes (4). En 1660 un maréchal
ferrant, arrêté comme sorcier, est relâché. En 1670 le
Parlement de Rouen, plus arriéré que celui de Paris,
veut faire brûler quatorze sorciers. Mais Colbert
empêche leur supplice et leur fait donner... de
l'ellébore.
L'edit de 1682 est plus dur que la doctrine de Séguier ;
il bannit du royaume les devins et devineresses, et
applique la peine de mort à l'impiété compliquée de
sortilège. II est vrai que dans le procès de la
Brinvilliers, on avait vu la magie servir de paravent à
de simples empoisonnements. La poudre de succession
n'avait en réalité rien à voir avec la sorcellerie.
En 1736 trois hommes, un de Saint-Marc, deux de Bayon,
furent poursuivis pour avoir consulté un devin. La
procédure établit qu'ils s'étaient donnés au diable. Ils
furent seulement blâmés. Celui qui avait joué le rôle du
diable ne fut qu'admonesté, quoiqu'il leur eût soutiré
deux écus. Le progrès des idées philosophiques faisait
reléguer dans l'histoire les procès de sorcellerie.
Mais la croyance au merveilleux, la poursuite du
mystère, le désir de connaître l'avenir, d'agir sur ses
semblables et sur la destinée par l'utilisation des
forces cachées sont loin d'être morts, et, de même
qu'ils sont aussi anciens que l'homme, ils dureront
autant que lui. Le XVIIIe siècle a vu Cagliostro, le
Comte de Saint-Germain; la Révolution, Mademoiselle
Lenormand. La page d'annonces de certains quotidiens et
périodiques actuels est remplie de noms de devineresses,
cartomanciennes, astrologues, magiciens divers.
On prétend lire dans l'avenir, diriger la chance aux
loteries. On promet toujours l'amour et le succès dans
les entreprises. Certains hommes politiques, et non des
moindres, passent pour avoir recours aux voyantes, afin
de connaître les secrets qui leur importent. On voit à
Paris et ailleurs des mages de toutes sortes ; quelques
détraquées essaient encore de susciter des incubes parmi
les fumées de l'opium. Certains piqueurs du métro ont eu
pour but des envoûtements d'amour.
R. Thimmy, dans son livre sur la magie à Paris, cite le
cas d'un monsieur qui employait pour ce genre
d'envoûtement des poupées semblables à celles des
magiciens chinois, remplies d'un liquide qui imite le
sang, les jambes formées de racines dont la forme
vaguement humaine rappelle celle des racines de
mandragore, si recherchées au XVe siècle.
Certains magiciens noirs pratiquent encore des
envoûtements à but de mort ou de déchéance, mais ils
sont heureusement beaucoup plus difficiles à réaliser
que les précédents. L'auteur en cite un qui, pour
satisfaire la haine jalouse d'une femme du monde (à qui
il en coûta plus d'un million) contre la danseuse Jenny
Dolly, alors à l'apogée de sa beauté et de son talent,
provoqua un accident d'automobile, qui défigura
l'artiste et amena pour elle la ruine totale et la
misère.
II signale aussi une messe magique dite la nuit dans la
crypte d'une église de banlieue en vue d'assurer un
succès de tribune à un parlementaire fort connu, qui ne
siège pas à la droite de l'assemblée.
On célèbre encore des messes lucifériennes, avec
profanation d'hosties consacrées, usage d'hosties
lucifériennes spéciales, de couleur noire, combustion
d'acres parfums stupéfiants ou hallucinants, et, pour
terminer, le déchaînement de l'orgie passionnelle, de
préférence stérile. Dans telles cérémonies Vaudoo, qui
ont eu pour théâtre la forêt de Saint-Germain, on
égorgeait une poule noire, on aspergeait du sang d'un
oiseau la victime humaine désignée, en vue de lui
prendre son âme, on se livrait à des danses
désordonnées, puis à l'orgie charnelle. Tout cela
rappelle nos sabbats.
On utilise de plus en plus scientifiquement les fluides
humains et les fluides astraux. Certains médiums
acquièrent une puissance extraordinaire. R. Thimmy cite
une femme très douée qui a pu, étant endormie par un
maître très sérieux, répéter mot pour mot, dans un salon
parisien, un discours prononcé en turc au Parlement
d'Ankara, où l'expérimentateur l'avait envoyée. La
sténographie révéla qu'elle ne s'était pas trompée d'une
ligne.
Dans les pays nègres, la magie est pratiquée couramment
avec succès, les primitifs étant plus accessibles que
les peuples évolués au maniement et à l'influence des
forces occultes. Il y a encore de beaux jours pour la
magie blanche et noire. La grande différence avec la
France d'autrefois est qu'on ne poursuit plus les
magiciens que s'ils ajoutent à leurs pratiques occultes
des délits de droit commun, tels qu'escroquerie ou
exercice illégal de la médecine.
« Il ne semble vraiment pas, dit R. Thimmy dans sa
conclusion, que l'on puisse, sans parti pris, nier le
mystère... Sans doute convient-il d'éviter une crédulité
excessive : ce serait faire, superstitieusement, le jeu
des charlatans », et il va sans dire que, dans ce
domaine surtout, les charlatans pullulent. Il n'en est
pas moins persuadé « qu'il y a à Paris un nombre
impossible à fixer de gens qui ont le pouvoir d'agir sur
la volonté des autres, et surtout sur celle des femmes,
qui est faible ».
Les méthodes, en dehors de certains perfectionnements
dus à des découvertes scientifiques, ne diffèrent pas
très sensiblement de celles de l'antiquité et du M.-A.
et le voile du mystère n'est pas encore près d'être
soulevé.
Et puis les magiciens vraiment puissants sont peu
nombreux ; pour acquérir un réel pouvoir, il faut une
longue initiation et un pénible entraînement, et ce
pouvoir, quand il existe, ne peut s exercer que dans un
champ très restreint, car ces hommes ne peuvent agir
efficacement que si leurs méthodes ne sont pas
divulguées.
Que cette causerie vous laisse donc tous dormir bien
tranquilles ! Nul mage noir, nulle sorcière ne viendra
troubler votre sommeil.
E. REY, Agrégé de l'Université
Professeur honoraire au Lycée Buffon.
14 novembre 1572. - Sentence d'expulsion du territoire
de Moyenmoutier portée contre « Barbon, femme à Claudon
Barret », accusée de sorcellerie (original donné par M.
le Dr Fournier à la Société philomatique vosgienne de
Saint-Dié et publié dans le Bulletin de cette Société,
1884,85, p. 96). (Bulletin de la Société Philomatique
vosgienne, 27e année, 1901-1902. L'Abbaye de
Moyenmoutier : Etude historique par l'abbé Jérôme,
suite, p. 79 en note.).
Reproduction de l'original sur parchemin qui se trouve à
la Bibliothèque municipale de Saint-Dié).
(1) Conférence faite à l'Assemblée
Générale de la Société Philomatique (1935).
(2) Marguerite Picard, veuve de P. Bourlier, bourgeois
de La Côte-les-Fontenoy, subit toutes les tortures sans
rien dire. Condamnée au bannissement, elle fut forcée de
s'arrêter à peu de distance de la ville pour panser ses
blessures. Elle fut reprise et emprisonnée.
Une autre femme, relâchée en 1599, jusqu'à rappel, fut
dénoncée deux ans après par un condamné, et succomba.
(3) En voici une pour guérir les femmes en travail
d'enfant et les faire heureusement accoucher :
Madame de vierge sein,
prêtez-moi vos dignes clés ;
Quand j'en aurai fait,
je vous les rendrai,
Si Dieu plaît.
(4) « Les paroles magiques n'ont aucun pouvoir, écrivait
Cyrano de Bergerac : elles couvrent sous des mots
barbares les malignes vertus des simples dont tous les
enchanteurs empoisonnent le bétail. Eh bien ! pourquoi
donc ne les faites-vous pas mourir en qualité
d'empoisonneurs et non de sorciers » ?
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