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Cloches lorraines - 1915
 



Pages de guerre écrites au jour le jour
22-28 mai 1916

EN GUERROYANT !
CLOCHES LORRAINES

Il y avait une fois d'humbles petites cloches qui étaient de grandes et bonnes amies.
De leurs voix de bronze, elles chantaient chaque jour et même plusieurs fois le jour de si douces chansons...
Celle de Blémerey commençait «  Dig », celle de Reillon lançait ses «  Ding », celle de Vého ajoutait ses «  Dong ».
Sur la côte d'en face, Leintrey entonnait son couplet.
Derrière le Rémabois, Emberménil chantait joyeusement et, par delà les grands rideaux feuillus, Mouacourt et Parroy unissaient leurs accords aux concerts argentins, s'envolant des clochers lorrains.
Dig ! Ding ! Dong ! Les clochettes de la chapelle de Juvécourt jetaient aussi leurs notes fluettes.
Dig ! Ding ! Dong !
Sur la gaze des aubes matinales et dans l'or des couchants montaient les «  Angélus » familiers de tout un peuple d'églises en prière.
Les robes de bronze répandaient les guillerets carillons.
Dig ! Ding ! Dong !. répondaient les vallons de Leintrey, de la Vezouze et du Sanon.
Dig ! Ding ! Dong ! répondaient les échos des Amienbois, des Rémabois et de la profonde et mystérieuse forêt de Parroy, où les oiseaux sous les vertes frondaisons gazouillent de tendres mélodies.
Dig ! Ding ! Dong ! reprenait en sourdine «  Bonne-Fontaine » de Domjevin, dont les envolées claires allaient mourir sur l'austère plateau de Manonviller carapacé de béton et hérissé de pics...
C'était le rendez-vous des âmes...
Dans l'espace, c'était la chanson harmonieuse des cloches, qui s'éparpillait.
C'était leur prière qui s'envolait vers le ciel silencieux, au delà de la terne vie du terrestre horizon.

****

Après les jours de paisible quiétude vinrent les jours de deuils...
Comme au temps de Scarpone - quand les hordes féroces des Huns, Ostrogoths, Thuringiens, Rugiens, Hérules : «  tuant, pillant, brûlant, répandaient l'effroi sur toute la Lorraine » - les soudards de l'Attila germain revenaient en août 1914 continuer le carnage, la dévastation et la désolation des barbares du «  Fléau de Dieu ».
Ah ! leur Goth ! n'était point Celui que glorifiaient les petites cloches lorraines... Ce n'était point Celui qui sanctifia les humbles, les pauvres, les doux, qui souffrent persécution pour le Droit et la Justice... Ce n'était que le vieux «  Goth » teuton,
...dont l'oeuvre meurtrière
Déshonore à la fois l'épée et la prière...
Alors, leur coeur bondit dans leur poitrine d'airain ; non plus pour l'oraison mais pour l'appel «  aux armes », les cloches s'agitèrent avec frénésie, clamant l'angoissant signal d'alarme.
Des tours sans style - dont toutes les pierres prient - s'envolait le tocsin pressant, suppliant, répercuté d'église en église, tel l'ordre «  En Avant » qui court de rang en rang, enlève les bataillons... Comme le «  Prenez garde à vous » qu'échangent entre elles les sentinelles pour se tenir en éveil...
Dig ! Ding ! Dong !
L'âme de la France vivait en elles !
Un grand vent d'héroïsme agitait les humbles cloches...
Elles disaient avec tant de ferveur : «  O mes frères, revivons l'épopée des ancêtres ». Hélas, cet appel suprême était leur «  chant du cygne ».
Les obus fauchaient les grands arbres comme des brindilles d'arbrisseaux. Les «  marmites » défonçaient champs, vergers, «  chénevières » et houblonnières, multipliant partout leurs cratères et semant partout le désert et la mort.
Les grandes demeures aussi bien que les modestes chaumières n'étaient plus qu'un amas de décombres fumants.
Chaque fois que la mitraille passait, les pauvres cloches tremblaient d'effroi entre ciel et terre, se faisant toutes menues entre les grosses charpentes...
La tâche, hélas ! fut rude...
Dans les plis des vallons, au penchant des coteaux, surtout là-bas près de ce boqueteau du Zeppelin et dans le bois Noir elles ont vu tant de tristes tableaux.
Les petits soldats dont les coeurs - faits pour aimer - ne battaient plus, masses inertes, semblaient des bleuets jetés sur le manteau verdoyant des prairies, ou de pourpres coquelicots émaillant les moissons blondissantes...
Comme des fauvettes chassées de leur nid par l'avide coucou, les habitants quittaient leurs villages, fuyaient devant l'envahisseur...
C'était triste !
Muettes comme le sont les grandes douleurs, les cloches se taisaient. Elles n'auraient pu d'ailleurs que sangloter, comme les Lorrains pleurent les cloches qui unissent leurs voix en glas mystérieux.
L'église surtout était visée ; les bandits l'écrasaient avec leurs obus, abattant pierre par pierre l'asile de paix. La cloche de Vého avait si peur... Chaque éclat de «  marmite » meurtrissant son métal lui arrachait une longue plainte...
Un obus incendiaire passa, hurla comme un démon, éclata avec un bruit infernal et dans une apothéose de flamme et de fumée la cloche s'effondra, ajoutant son gémissement d'agonie aux craquements sinistres des arbres du bois Jeanne-d'Arc.
Ses bonnes amies ont partagé son triste sort.
Elles sont couchées sous un épais suaire de pierres noircies, de verrières brisées, de platras de toutes sortes, de ferrailles tordues et de chevrons calcinés...
Il y a grande pitié.
De leurs positions, les bourreaux contemplent leur oeuvre et savourent leur éphémère triomphe...

***

Pâques !
Voici l'avril semeur de violettes, de pâquerettes, de myosotis, de boutons-d'or et de pervenches...
Toute la mature renaît sous la baguette magique du printemps...
A Reillon ainsi qu'à Blémerey, en dépit des ouragans qui détruisent, qui consument et qui tuent, la Croix, et le Coq gaulois dominent, «  quand même » les restes de murailles.
Ah ! vous êtes les héroïques emblèmes de l'immortalité.

***

Alléluia !
Les cloches sont ressuscitées.
Elles sont sorties du sépulcre où le Teuton croyait à tout jamais avoir enclos leur âme, leur corps d'airain et leur voix de cristal.
Mais celles de Parroy et de Leintrey sont toujours dans l'affliction. Comme leurs soeurs du Nord, de Belgique, de Pologne, de Lorraine et d'Alsace que la vaillance n'a pu encore arracher aux griffes des rapaces...
De leurs regards cupides, les centurions du Kaiser les surveillent et, seuls, les oiseaux de France qui passent dans l'azur, peuvent les voir dormir au milieu des temples abattus, sommeillant dans l'attente des prochaines Résurrections...
Pâques !
Voici l'aurore sublime du Divin Jour. La tâche est inachevée. bien des sillons sont encore à creuser, bien des lauriers sont à moissonner.
Ce n'est pas encore l'Alleluia vainqueur, mais c'est déjà une France ressuscitée, unie, régénérée, confiante dans ses destinées, auréolée de gloires, d'espoirs, poursuivant son oeuvre libératrice, qui s'achemine vers le Thabor radieux : Alleluia...

***

Alléluia !
Ce ne sont plus les cloches aux fiers battants qui se balançaient au-dessus des nids lorrains, jetant aux heures coutumières leurs argentins Dig ! Ding ! Dong !
Les cloches n'ont point la voix des anciens jours ; cette voix qui s'harmonisait en vagues de cantiques louant le Seigneur, saluant les berceaux, fêtant les épousailles, pleurant sur les cercueils, se mettant au diapason des joies ou des douleurs...
Tels les magnanimes s'offrant en holocauste, les soeurs cloches, dans le même creuset de souffrance se sont unies intimement. Généreusement elles ont donné leurs corps mutilés, sacrifié leurs élégantes robes...
Sous la forme d'une grande «  Croix de Guerre », les voici ressuscitées.
Alléluia !
Au-dessus des petits tertres d'un froid cimetière, la croix de guerre chante les martyrs qui dorment d'un sommeil triomphant après avoir donné, pour le salut et l'honneur du pays, leur jeunesse, leurs espoirs et leur sang vermeil.
Dans le métal de la «  Croix » vibre l'âme des cloches au timbre d'argent...
Elle proclame les hauts faits des héros qui se sont bien battus... partout.
Sa voix se fait doucereuse. ; c'est une câline berceuse qui entonne l'Alléluia des futures résurrections.
Voyez l'alouette qui monte dans le ciel bleu, au-dessus des ruines, des sillons, des campagnes, des vergers où tombe la neige blanche et rose des pétales parfumés, là-haut, dans un rayon de soleil, écoutez-la chanter :
Resurrexit ! Alléluia !

Paul DU SALÈVE.
Pâques 1916.


Paul Tapponnier (1884-1970), habitant Collonges-sous-Salève (dont il sera maire de 1934 à 1941), rédige avant guerre de nombreux articles de presse sous divers pseudonymes, dont celui de Paul du Salève.
Soldat au 230ème Régiment d'Infanterie, il se bat en Lorraine dès le début de la guerre, et notamment dans le Blâmontois d'octobre 1914 à fin 1915. Sous-lieutenant après Verdun, il participe en fin de guerre au corps expéditionnaire d'Orient en tant le lieutenant.
Il est élu député de la Haute-Savoie le 16 novembre 1919, jusqu'au 31 mai 1924.

 

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