La Lorraine
artiste
1er et 15 septembre 1904
EUGÈNE VALLIN ET SON OEUVRE
En notre Lorraine où quelques
individualités affirment hautement leur personnalité, les
artistes occupent une place prépondérante dans le mouvement de
renouveau qui tourmente, plus ou moins, notre génération, à la
recherche d'un idéal. Cette prépondérance est logique, car si la
science dans son universalité peut se développer intégralement
sur tous les points du globe, l'art est impérieusement déterminé
par le milieu. L'influence de celui-ci est variable selon la
situation géographique qu'il occupe et la constitution
géologique de ses diverses parties. Il ne faut pas non plus
négliger l'apport historique ni la survivance traditionnaliste
qui viennent s'ajouter aux assises naturelles de ce milieu, pour
lui conférer un caractère particulier.
Tout artiste qui n'est pas pénétré de ces données, peut
difficilement prétendre à l'originalité dans les oeuvres qu'il
se propose de créer. De plus, il lui faut pour arriver à la
parfaite connaissance de ce qui peut l'émouvoir dans l'univers,
prendre directement contact avec les êtres et les hommes qui
l'ont vu naître. Il lui faut encore déployer une incessante
activité intellectuelle pour approfondir les causes de la vie.
L'une des erreurs les plus généralement répandues consiste à
prétendre que nul ne peut être artiste sans avoir reçu
l'enseignement officiel et avoir séjourné dans la Capitale où se
trouve précisément l'école en dehors de laquelle il semble qu'il
n'y ait pas de salut. Tout notre art lorrain contemporain
s'élève pour détruire cette absurdité, mais, nous devons le
constater, le prestige de tout ce qui porte la marque parisienne
continue, malgré tout, à peser encore assez lourdement sur la
vie provinciale.
Loin de nous de nier l'heureuse influence que peut exercer sur
un esprit fortement éduqué les merveilles entassées dans les
monuments et les musées de Paris, mais c'est parce que leur
suggestion est trop forte que nous devons les éviter à tout prix
à nos élèves. La gloire du passé fait trop souvent oublier
l'avenir. A force de se complaire dans l'admiration, la faculté
créatrice s'efface pour faire place au dilettantisme.
Il est bon que nous dégagions à l'heure convenable les
personnalités de notre province, dont le talent et la valeur
découlent entièrement du milieu où ils se sont développés. Tous
nos artistes sont à signaler, mais il en est un parmi eux qui
mérite de retenir particulièrement l'attention : nous avons
nommé M. Eugène Vallin, l'un des maîtres incontestés de l'Ecole
de Nancy.
M. Eugène Vallin est né à Herbéviller, commune du canton de
Blâmont, dans ce coin où la terre fertile fait des hommes
solidement charpentés et où les sens se développent avec une
intense acuité. Tout jeune, le petit paysan fut amené à Nancy,
et son enfance s'écoula tranquille près d'un oncle exerçant la
profession de menuisier. Ce brave homme avait comme spécialité
le mobilier religieux. Epris de son métier, désireux d'accroître
ses connaissances, il avait eu l'idée de se procurer le
Dictionnaire d'Architecture de Viollet-le-Duc. Ce fut dans ce
livre admirable que son neveu fit ses premières lectures et
qu'il essaya de dessiner. Viollet-le-Duc qui fit un si sublime
effort pour réhabiliter l'art du moyen-âge, a écrit son ouvrage
avec tant de ferveur, de conviction et de clarté, que l'apprenti
sculpteur s'enthousiasma pour les églises et les cathédrales.
Lorsqu'il eut terminé ses études élémentaires, il fréquenta
pendant un an le cours de modelage professé alors à l'école de
dessin de Nancy. C'est avec ce modeste bagage qu'il entra clans
la vie. Devenu ouvrier, il consacra tous ses moments de loisir à
l'étude de l'art de nos ancêtres gothiques, cet art national par
excellence, le seul que puisse revendiquer la pensée française
dans son intégrité. Il faut bien le reconnaître et nous devons
le proclamer, puisqu'on semble encore en douter en haut lieu,
les édifices qui s'élevèrent sur notre terre en une sublime
floraison, à partir du commencement du XIIIe siècle,
manifestèrent, comme on ne l'a jamais revu depuis, le génie de
notre race. Il est indispensable que nous l'affirmions et il est
logique que nous nous inspirions sans honte des méthodes de
ceux-là mêmes qui figèrent dans la matière le plus pur éclat de
leur idéal de beauté et d'amour.
Sur notre sol fécond, des artistes prestigieux ont fait jaillir
des merveilles multiples, depuis l'humble église de Laître-sous-Amance
avec son naïf portail, jusqu'aux incomparables cathédrales de
Saint-Nicolas du-Port, de Toul et de Metz. C'est dans ces
édifices que M. Vallin alla puiser l'enseignement qui devait un
jour le conduire vers des brillantes destinées. Il y a tant de
raison, de claire logique et d'honnêteté dans ces constructions,
que celui qui veut les étudier avec patience et avec ardeur est
lui-même forcé d'acquérir les maîtresses qualités de ceux qui
les édifièrent. Nul mieux que M. Vallin ne connaît les procédés
employés par les maîtres gothiques pour donner à un ensemble
architectural l'impression de stabilité, d'équilibre et
d'harmonie; nul mieux que lui n'a scruté en tous sens les
décors, en vue de leur arracher le secret de leurs attraits
indéfinissables pour le profane. Il ne fut satisfait que
lorsqu'il eut enfin, à force de ténacité et de raisonnement, mis
à jour les règles cachées que seuls les initiés connaissaient et
qui disparurent devant l'invasion de l'art italien. Nous savons
que ces artistes s'inspirèrent de la flore et de la faune
locales pour sculpter les broderies et les dentelles de pierres
qui s'inscrivent aux portails accueillants, qui ornent les
chapiteaux des colonnes élégantes, qui se penchent au bord des
corniches, qui s'élèvent vers le ciel au sommet des pinacles et
qui se trouvent partout où l'oeil doit se reposer. Leur
suggestion retint l'attention de M. Vallin et il sut tirer un
sage profit.
Si l'artiste nancéien s'éprit de l'art du moyen-âge, il ne
négligea pas non plus celui qui se développa dans les périodes
suivantes. La Lorraine n'est pas restée en arrière et l'art des
Boffrand, des Héré, des Jean Lamour, des Ligier-Richier et de
tant d'autres peut être considéré comme une des manifestations
les plus exquises de notre génie artistique.
Nous possédons donc en notre province les éléments d'une
éducation esthétique complète. Outre une terre innombrable en
ses aspects, depuis l'âpre sommet vosgien jusqu'à la coquette
vallée de nos petits cours d'eau, depuis la sombre forêt de pins
jusqu'à la prairie émaillée de fleurs adorables, des cathédrales
se dressent fièrement au dessus des cités, dans les plaines
fertiles, pour chanter un hymne à la beauté, pour attester que
des hommes émus et bons ont vécu dans la joie sur notre sol aimé
; des édifices et des demeures aux colonnades rythmiques, des
arcs de triomphe, des portes imposantes, placent devant nous
tous et sans cesse les principes de l'art. Quel magnifique
voyage au pays de l'harmonie pourrions-nous faire en visitant
une à une les merveilles jetées à profusion par la vie sur les
montagnes, dans les bois, le long des rives et celles créées par
les artistes de tous les temps !
Si la théorie retint l'attention de M. Vallin, il étudia aussi
la technique. Son métier de sculpteur avait fait naître en lui
un amour ardent du travail manuel. Loin de mépriser l'effort qui
triomphe de la matière, il l'aima passionnément, car il comprit
qu'il est le seul moyen efficace d'affranchissement. Ayant été
appelé un jour à construire un autel dans l'ornementation duquel
devait entrer les émaux, il se fit émailleur. Il construisit le
four indispensable, expérimenta les divers moyens préconisés par
les spécialistes, et au bout de quelques semaines, il réalisait
son oeuvre avec une sûreté étonnante. Plus tard, il eut à
construire des portes d'église imitant le bronze massif. Il
étudia alors la galvanoplastie et bientôt cette branche n'eut
plus de secret pour lui.
Son idéal a toujours été de pouvoir réaliser par lui-même une
oeuvre dans son entier, quoiqu'elle soit faite de matières très
diverses exigeant la connaissance et la pratique de plusieurs
métiers. M. Vallin professe, avec juste raison, que c'est à
cette seule condition que l'ouvrier peut se libérer
progressivement. Il s'emploie souvent à faire pénétrer cette
vérité si simple et que trop peu comprennent.
Tel William Morris et tel Ruskin, notre concitoyen voudrait voir
renaître la joie dans le travail manuel, conscient et raisonné.
Les grands ateliers l'effrayent, parce qu'ils ne permettent pas
à l'ouvrier de suivre jusqu'au bout la fabrication de l'objet,
parce qu'ils obligent à la division du travail si funeste à
l'éducation intégrale de l'artisan. Il ne rejette cependant pas
l'emploi de la machine, mais il lui limite son intervention au
dégrossissement de la matière, conservant ainsi à la main et à
l'intelligence de l'ouvrier le seul effort utile dans lequel la
pensée peut agir.
M. Vallin acquit, en outre, à côté de son savoir professionnel,
l'instruction générale en dehors de laquelle nul homme ne peut
prétendre à l'élévation morale. Parti de l'éducation la plus
élémentaire, il scruta avec ses propres ressources toutes les
branches du savoir humain ; franchissant progressivement toutes
les étapes de la connaissance, il est arrivé aux conceptions les
plus rationnelles de la vie et de la sociologie. Il eut à
souffrir de son émancipation et beaucoup ne lui pardonnent pas
d'avoir affirmé sa foi en la vérité scientifique et son
espérance en une société meilleure.
Un des traits essentiels du caractère de M. Vallin, est sa
franchise qu'il manifeste avec vigueur et sans détour, tant dans
ses pensées que dans ses oeuvres. Il ne connaît pas les
demi-mesures ni les finesses dont se servent avec tant
d'habileté trop de nos contemporains.
Les oeuvres de M. Vallin dans leur ensemble accusent avec
netteté la marche évolutive de leur auteur. Devenu propriétaire
de l'atelier de son oncle, il travailla pour le compte de
nombreuses églises, prodiguant dans ce genre l'expérience qu'il
avait acquise. Justement apprécié, on lui confia la sculpture
d'un confessionnal destiné à la chapelle de Bonsecours, cette
merveille de l'art du XVIIIe siècle. Il s'agissait de faire un
objet répondant à la richesse du milieu. Le jeune sculpteur - M.
Vallin avait alors 27 ans - se surpassa dans la pureté du style
et dans l'exécution. En 1887, la composition et l'exécution du
grand orgue de l'église Saint-Léon à Nancy, furent laissées à
son initiative et son expérience. Ici encore, il fit preuve
d'une connaissance complète du style gothique et fit montre
d'une sûreté de goût parfait. En un mot, il se révéla comme
décorateur et architecte de valeur. C'est
alors qu'il composa l'autel de l'église Notre-Dame de Saint-Dié,
pour lequel il se fit émailleur sur métaux ; ensuite, il exécuta
les portes de l'église Saint-Léon en galvanoplastie, sur le
modèle de la cathédrale de Cologne qui lui fut imposé, des
autels pour les églises Saint-Sébastien, Saint-Joseph où il fit
également une chaire à prêcher en pierre sculptée avec bronze et
émaux. Enfin, en 1903, il composa et exécuta pour l'église
Sainte-Ségolène de Metz, une porte en bronze de toute beauté.
Nous devons faire remarquer que M. Vallin, dans sa profession de
décorateur d'églises, fut toujours d'une rare probité au point
de vue artistique, et que toujours ses productions sont dans les
règles du style employé. Combien son influence eut été salutaire
auprès des fournisseurs habituels du quartier Saint-Sulpice,
s'il avait pu leur communiquer à tous son respect des principes
des vieux maîtres du moyen-âge.
Peut-être aurions-nous pu nous abstenir de parler des oeuvres
que nous venons de rappeler, si nous n'avions eu comme but de
retracer dans son intégrité l'évolution d'un artiste qui doit
son savoir et son talent à ses seuls efforts et aux seules
suggestions du sol natal. Il en est qui rougiraient peut-être
d'avoir sculpté du mobilier religieux, un peu périmé et
généralement délaissé à des entrepreneurs plus ou moins
routiniers. C'est cependant en étudiant les méthodes de ceux qui
conférèrent aux pierres de nos coteaux le divin sourire de la
beauté, qu'il doit d'avoir jeté, en ces dernières années, les
bases d'un art architectural nouveau, venant ainsi compléter en
Lorraine le mouvement de rénovation créé par d'autres artistes
du décor.
Pendant que les novateurs de l'école lorraine, les Prouvé, les
Camille Martin, les Majorelle, les Daum, les Hestaux, les
Gruber, etc., essayaient, sous l'impulsion donnée par le maître
Emile Gallé, d'abandonner les formules surannées et d'affirmer
que l'art ne peut pas se figer en des règles immuable-, Eugène
Vallin, lui aussi, cherchait sa voie dans ce sens. Il avait
affirmé un des premiers la possibilité de quitter les sentiers
battus, c'est pourquoi il fut toujours avec ceux qui estiment
que les facultés créatrices de notre race peuvent et doivent
encore se traduire en des productions artistiques originales.
Lors de l'Exposition d'art décoratif de 1894, M. E. Vallin
exposa encore un meuble gothique fort bien compris, mais à cette
époque, il avait jeté les bases de L'art qui fait aujourd'hui sa
presque totale occupation. En 1896, il eut à se faire construire
une maison et un atelier. C'était l'occasion pour lui de mettre
en pratique les idées de réforme qu'il avait longuement
méditées. Enthousiasmé par la diversité ornementale de nos
plantes dont il avait étudié l'application chez les décorateurs
du moyen-âge, il s'en servit pour orner toutes les parties de sa
demeure, susceptibles de recevoir une décoration rationnelle.
Les corbeaux, les consoles reçurent la parure végétale des
espèces de nos bois et de nos champs ; sur certaines parties de
la façade furent sculptées en bas-relief d'autres plantes, dont
des philodendrons savoureux. La décoration intérieure fut
l'objet des mêmes soins et des plafonds s'illustrèrent de
frondaisons variées. La porte d'entrée de la demeure familiale
reçut l'empreinte d'une ombellifère de nos forêts, admirablement
interprétée et sainement appliquée à l'ornementation
architecturale. Victor Prouvé a composé pour cette porte une
entrée de boîte aux lettres qui est un chef d'oeuvre. Cette
maison fit l'objet des commentaires les plus divers, les
architectes vinrent nombreux pour l'examiner, les uns la
critiquant parce qu'elle heurtait leur routine, les autres
réservant leurs appréciations.
Ces derniers ne furent pas si intransigeants que leurs autres
confrères et quelques années après on vit s'élever à Nancy des
maisons aux façades neuves. C'est grâce à l'initiative de M.
Vallin que nous devons ce mouvement qui s'accentue chaque jour
et grâce auquel notre ville sera bientôt un objet de curiosité
artistique pour les visiteurs.
Parmi les maisons nouvelles, il est bon de retenir celle de M.
Biet située rue de la Commanderie et celle de M. le docteur
Aimé, située rue Saint-Dizier, dont la composition et
l'ornementation de la façade sont dues à la collaboration de M.
Biet, architecte distingué, et de M.E. Vallin. Là, ce dernier a
mis en pratique dans la construction le procédé de moulurage
qu'il a définitivement adopté. Reprenant le parti pris des
artistes du moyen-âge, il fait partir de la base de l'édifice
les lignes ornementales qui doivent circonscrire les espaces
libres, portes et fenêtres, ou souligner les consoles et les
divers points d'appui généralement usités. Au lieu de diviser
les façades par des lignes droites, plus ou moins moulurées, et
des corniches, il unit le tout intimement dans un ensemble qui
apparaît comme un véritable organisme. On a la sensation à la
vue de ces façades que les nervures élégantes et solides qui les
sillonnent proviennent d'un être vivant. Elles sont en effet la
synthèse de toutes les harmonies du végétal. Au lieu d'appliquer
une tige munie de ses organes accessoires, l'artiste a dégagé
les éléments essentiels de construction de la plante, n'en
conservant que ce qui est précis, simple et facilement
compréhensible à l'esprit de tous ; il a mis en valeur également
l'heureuse disposition des attaches des feuilles sur les tiges
de certaines espèces, notamment celles de la famille des
synanthérées et de la famille des ombellifères dont il a profité
pour donner à ses lignes des points solides, sorte de gaines
renflées qui s'insèrent aux nervures avec une exquise souplesse.
M. Vallin a appliqué cette manière de procéder à toutes les
constructions architecturales auxquelles il a pris part. Dans la
superbe devanture de magasin de M. François Vaxelaire qui est l'oeuvre
de M. Charles André et de l'artiste qui nous occupe, nous
trouvons les mêmes principes ; les lignes s'élançant du ras du
sol vont s'infléchir gracieusement en des combinaisons du plus
heureux effet. Nous retrouvons à l'intérieur de ce magasin les
boiseries du salon d'essayage travaillées dans un sens analogue.
M. Vallin s'est voué avec succès à la construction des
devantures de magasins. La première en date qu'il exécuta est
celle de la chapellerie Delchard, oeuvre à la fois simple et de
bon goût. Il eut à construire récemment un ouvrage de même
nature pour un négociant de Metz où il put mettre à contribution
toute la virtuosité dont il est capable. Il fit aussi pour M.
Emile Gallé une porte de chêne destinée à clore le lieu où il
serre ses trésors et sur laquelle le Maître nancéien a inscrit
une devise qui doit être chère à tous les artistes du décor. M.
Emile Gallé a voulu faire connaître à tous l'humble origine de
son art. « Ma racine est au fond des bois », a-t-il écrit sur sa
porte. Nous tous, nous pourrions revendiquer cette commune
origine. Mais s'il en est un qui doit s'en réclamer, c'est bien
M. E. Vallin. N'est-ce pas dans les magnifiques synthèses de nos
forêts mystiques que sont les églises du moyen-âge qu'il a puisé
l'inspiration de son art ? Oui, les artistes gothiques ont
reflété dans leurs oeuvres avec une conscience plus ou moins
confuse la complexe beauté de nos forêts mystérieuses.
Dans les troncs élancés, dans les ramures puissantes ils ont
trouvé le secret de leurs colonnes hardies, de leurs ogives
légères ; dans les frondaisons épaisses, refuge d'animaux
divers, ils ont pris les motifs de leurs décors ; dans les
éclaircies des branches se profilant sur le ciel profond, ils
ont découvert le secret de leurs féeriques vitraux ; dans le
murmure du vent qui passe, agitant les lyres éoliennes, ils ont
puisé l'inspiration des hymnes que redisaient solennellement
leurs orgues en des jours de fêtes, devant le peuple ému.
Et lorsqu'après avoir pénétré les ultimes secrets de l'art
gothique, M. Vallin étudia la nature de notre pays, il se mit à
vibrer à l'unisson de nos maîtres vénérés et de la splendeur
vivante des êtres. Il avait acquis la presque totalité des
connaissances - nul ne pouvant prétendre à l'absolu - pour faire
des oeuvres originales et rationnelles.
Comme on le voit, quoique différents dans leurs résultats, MM.
Emile Gallé et Vallin partent de la même source. Mais l'un a
commencé par la science et l'étude directe de la nature, se
laissant émouvoir par toutes les suggestions que lui révélaient
l'observation et l'expérimentation, tandis que le second est
parti des inconnues de l'art pour arriver aux certitudes de la
science.
M. E. Vallin, en homme logique, considère que l'ornementation
des intérieurs, boiseries, escaliers, plafonds, ameublements,
doit suivre les principes de l'architecture.
Cette vérité qui fit la force des artistes du moyen-âge, de la
Renaissance et des époques qui suivirent jusqu'à la Révolution,
fut trop méconnue au cours du XIXe siècle. C'est peut-être pour
cela qu'aucun style véritablement typique ne vit le jour durant
une période de plus de quatre-vingts ans, ce qui peut être
considéré comme un des phénomènes les plus curieux dans
l'histoire de l'art.
L'évolution suivie par M. Vallin se manifeste également dans la
construction de ses meubles. Dans une salle à manger qu'il
exécuta pour M. Biet et dans l'ameublement du bureau de la
Compagnie électrique, on remarque déjà une orientation très
sûre, mais encore avec des décors végétaux bien spécifiés.
Il en est de même pour les différents objets du cabinet de
travail de M, Kroriberg, où les ombelles sont largement usitées.
Le bureau qui s'écarte franchement des formes classiques fut
édité une seconde fois sans sculpture et il acquit par ce fait
une grande souplesse dans ses lignes.
On peut dire sans exagération que l'ordonnance des moulurations
dans les meubles de M. Vallin supplée à toute autre
ornementation. Ici encore, il sait faire vibrer la matière sous
son burin vainqueur. Par des accidents savamment combinés, la
lumière se joue sur les surfaces planes où s'atténue à l'ombre
des gorges fouillées avec rythme, faisant éprouver à l'oeil la
sensation d'une exquise caresse. Son chef d'oeuvre en ce genre
est l'ameublement qu'il vient de terminer pour M. Masson. Il
nous est impossible d'en décrire les charmes, la sérénité et
l'imposante beauté. Ici il est arrivé à l'apogée de son talent.
Victor Prouvé collabora à la décoration sculpturale de cet
ensemble incomparable qui intéresse également les boiseries et
la cheminée.
Ce qui caractérise les meubles de M. Vallin c'est leur grande
unité de composition et la probité avec laquelle ils sont
exécutés. Cet artiste ne peut se résoudre à dissimuler les tares
ou les imperfections de la matière. Une pièce de bois presque
ouvragée est impitoyablement sacrifiée si elle révèle tout à
coup un vice dans sa texture. Ses ouvriers ignorent les collages
habiles, s'il faut un arbre entier pour édifier une membrure, on
le prend. Dans la fièvre de l'atelier, on peut voir certains
jours des colosses étendus sur le sol entourés d'une montagne de
copeaux. C'est que le créateur infatigable pense que pour
conférer de la beauté à la matière il faut employer la franchise
et l'honnêteté.
Et pendant que l'acier dévore le flanc des troncs puissants qui
supportèrent jadis des ramures bourdonnantes sous les cieux
lointains, on est ému en songeant que l'oeuvre de l'artiste va
leur donner une forme nouvelle avec une poésie nouvelle qui
parlera doucement dans les demeures humaines.
N'oublions pas non plus que M. Vallin prit une part
prépondérante dans l'exécution de la partie ornementale du
monument Carnot et qu'il concourut avec succès aux projets du
monument de la Croixde Bourgogne et du monument aux soldats
érigé à Remiremont. Enfin rappelons qu'il collabora avec M. P.
Charbonnier à la décoration de la Maison du Peuple de Nancy.
Notre concitoyen durant sa carrière si remplie a éprouvé bien
des amertumes et des déceptions, surtout en ce qui concerne ses
recherches. Seul, avant le farouche orgueil de celui qui tire
tout de lui-même, il lui fallut souvent se raidir pour franchir
une nouvelle étape. Aussi, en souvenir de tout cela il fut
toujours accueillant à tous ceux qui vinrent le consulter. Quand
les autres maîtres de l'Ecole de Nancy proposèrent de fonder une
Société en vue de répandre l'éducation artistique il fut l'homme
le plus heureux.
Pour lui, son plus grand bonheur serait de pouvoir, si les
moyens de vivre n'étaient si impérieux, réunir autour de lui ses
ouvriers pour leur parler de beauté et de fraternité. Il se
contente de prodiguer ses conseils aux architectes, aux
sculpteurs, aux ébénistes et il le fait avec tant de modestie
que souvent ceux qui profitent de son. expérience oublient la
cause de leur progrès et affirment qu'ils ont puisé en eux
l'inspiration qu'ils ne font que traduire.
A l'heure où notre école lorraine d'arts décoratifs va se
manifester en un ensemble imposant il est bon d'exposer la vie
d'un de ses représentants les plus dignes de retenir
l'attention. Il est agréable de retracer les origines d'un art
aussi sain et aussi local que celui de M. Vallin, il est plus
doux encore de rendre hommage à un homme modeste dont le talent
dépend de ses seuls efforts.
Un tel exemple est réconfortant, car il vient faire naître en
nous l'espérance de voir jaillir encore des couches profondes de
notre race des esprits vibrant à la beauté du monde, épris
d'amour pour la nature et pour l'humanité. A cette dernière,
pour accomplir le cycle de ses destinées, il faut des hommes
sachant éprouver et recueillir tous les frissons, depuis les
légères palpitations de la fleur sous les caresses des rayons
lunaires jusqu'aux tressaillements qui secouent les races en des
jours d'espérance, afin de les synthétiser et de les offrir à
tous en d'impérissables oeuvres d'art.
EMILE NICOLAS
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