Dans le récit ci-dessous, on voit que l'armée française, dans sa
poussée vers Sarrebourg, avait avancé ses escadrilles jusqu'à
Repaix, et doit les replier dans l'urgence, sans doute le 21
août 1914.
Les aviateurs cités sont, successivement :
- « sergent du T... » : Victor Joseph Jean-François du
Tremblay
- « maréchal des logis B » : pilote Raoul Henri Benoit,
grièvement blessé le 24 août 1914, décédé à Epinal le 26 août.
- « le sergent T..., plus connu sous le nom de de L... »
: sergent Henri Thouroude, dit Daniel de Losques (Combats
aériens - 1914-1918), qui permet ainsi d'identifier
- « le sous-lieutenant L... » : Sous-lieutenant Edouard
Lemoine, abattu en combat aérien avec De Losques à Harbouey le 9
août 1915.
Les vols
émouvants de la guerre
Jacques Mortane
Ed. Hachette, Paris 1917
L'AVION CRIBLÉ D'ÉCLATS
C'était en août 1914. A notre
poussée sur Sarrebourg succédait la retraite. Après notre
avancée splendide, mais d'une aisance grosse de menaces, le
recul obligatoire, rapide, ne laissait pas place à
de nombreux calculs. Il fallait agir vite, sinon le flot
débordant nous aurait submergés. L'escadrille à laquelle j'étais
attaché se trouvait à Blamont. L'ennemi, dans la matinée,
s'était emparé d'Avricourt, d'Igney et de Repaix, à 4 kilomètres
à l'est de nous. Nos avions étaient là avec un tracteur et sa
remorque. Il fallait nous replier en hâte. Entre temps, nous
tirions sans relâche sur chaque avion allemand qui passait
au-dessus de nous. Quand tout fut prêt, nous évacuâmes le
terrain que l'artillerie adverse arrosait. Le canon tonnait; de
toutes parts, des flammes éclairaient le ciel. Villages en feu,
bombes éclatant, mousqueterie, mitraille. Rien ne peut rendre le
spectacle des routes : c'étaient de longs convois,
interminables, obligés de rebrousser chemin, des malheureux
paysans qui avaient abandonné leur maison, tous leurs biens à
l'incendie ou au vandalisme et qui s'enfuyaient ils ne savaient
où, traînant les quelques restes qu'ils pouvaient emporter;
c'étaient des régiments à l'affût de la position efficace, des
soldats qui, dans la fureur de l'attaque, avaient perdu leur
unité et s'en allaient à travers champs, exténués, harassés, à
la recherche de leurs camarades. Et cette débâcle se déroulait
sous un soleil brûlant dont les rayons nous criaient malgré
tout: « Espoir », sous une poussière qui nous rendait
méconnaissables. La chaleur, la soif, la fatigue et la fièvre
nous faisaient croire que nous étions maudits. Fuite d'angoisse,
vision d'enfer !
Les aéroplanes avaient fort à faire dans cette tourmente pour
réussir à distinguer nos troupes des armées ennemies. Aussi les
reconnaissances s'effectuaient-elles à très faible hauteur. Les
soldats n'étaient pas encore familiarisés avec notre aviation.
Ils ne savaient jamais exactement si l'avion qui les survolait
était français ou allemand. Les vols avaient pour utilité de
chercher à reconnaître les variations du front, à relever le
moral des hommes et à leur apprendre à distinguer nos appareils,
grâce aux cocardes tricolores peintes sous les ailes. Il fallait
donc voler aussi bas que la sécurité hypothétique le permettait.
Un jour, le sergent du T... avait mission d'aller observer le
repli de nos troupes. On lui avait affirmé qu'il pouvait aller
sans crainte jusqu'à Blamont. Il part par une brume très épaisse
et, après avoir dépassé Baccarat, à mi-chemin entre cette ville
et Blamont, y voyant très mal, il descend en vol plané. Arrivé à
150 mètres, il commence à entendre le sifflement
caractéristiques des balles qui, par miracle, ne parviennent pas
à l'atteindre. Il regarde par l'échancrure de l'aile et aperçoit
une ligne de tirailleurs allemands, à 500 mètres derrière lui.
Ces troupiers sont abrités derrière une haie et tirent avec
abondance. En même temps debout dans la nacelle, le mécanicien
affolé crie : « Ce sont des Boches ! ce sont des Boches ! » Du
T... qui s'en était douté, on le conçoit aisément, remettait à
la montée, virait et rentrait, trop heureux d'avoir échappé à la
fusillade. Il avait eu la chance de passer au-dessus d'hommes de
première ligne qui, énervés, sans doute, par la fièvre du
combat, avaient tiré sans viser.
A la même époque, un vol semblable se termina tragiquement. Le
maréchal des logis B... faisait une reconnaissance dans la
région de Baccarat et avait ordre d'atterrir, au retour, à
proximité des troupes françaises pour leur remettre un
renseignement. La mission avait été consciencieusement
accomplie; B... revenait sur la rive gauche de la Meurthe,
cherchant un rassemblement pour communiquer sa dépêche. A
Domptail, il n'était qu'à cinquante mètres au-dessus d'une
troupe qu'il croyait française, lorsqu'un feu nourri était
dirigé presque à bout portant contre l'avion. Celui-ci était
criblé de balles. L'une d'elles crevait le plancher et blessait
le passager à une jambe et à un bras. Une autre atteignait B...
en pleine poitrine, traversait le poumon droit en diagonale et
venait s'arrêter sous l'omoplate. Dans un admirable sursaut
d'énergie, le pilote se crispait sur sa direction et, malgré la
douleur, malgré sa faiblesse, la remettait brusquement à la
montée et continuait son vol pendant vingt-cinq minutes, jusqu'à
Epinal, où il atterrissait d'une façon impeccable. Il avait la
force de descendre seul de l'appareil et de faire des signes
pour appeler du secours. Il tombait dans les bras des
mécaniciens, racontait très simplement tout ce qui s'était passé
et était transporté à l'hôpital. Dans la nuit, le héros rendait
le dernier soupir.
Que dire des prouesses accomplies par l'aviateur du T... Avant
de rappeler l'un des vols où son avion fut le plus endommagé,
n'oublions pas de dire que ce pilote, très fin et très
énergique, prit part le 30 décembre 1914 au fameux bombardement
nocturne de Metz, entre 11 heures et minuit 30. Pour cette
expédition, le seul dispositif spécial employé par les quatre
pilotes consistait en une petite lampe électrique de poche, sans
cran d'arrêt. L'aviation de nuit a fait heureusement des
progrès.
Du T..., ayant changé d'appareil et appartenant à un groupe de
bombardement, prit part à toutes les opérations effectuées
contre les batteries de Farbus, Vimy, Givenchy, Beausais et du
bois de la Folie. Chaque jour, de nombreuses bombes étaient
projetées sur ces objectifs délicats, et les Allemands
employaient leurs meilleurs pointeurs à tâcher d'abattre avec
leurs pièces spéciales les semeurs de mort.
Le bombardier habituel de du T... était le sergent T..., plus
connu sous le nom de de L... L'équipe était parfaite par son
homogénéité et son courage. Le 1er juin, ordre était donné
d'aller attaquer les batteries de Farbus.
Du T... et de L... prennent six obus de 90 à bord et s'envolent.
Dès le passage des lignes, la canonnade commence. Les flocons de
fumée des obus semblent tracer dans les airs l'itinéraire à
suivre. Arrivés aux environs de Farbus, les deux amis entendent
éclater à leurs côtés trois obus. L'avion chavire de droite et
de gauche, titube, zigzague. Puis un autre projectile arrive,
dont du T... et de L... voient le feu, et aussitôt le pilote
reçoit dans la figure une pluie de bouts de bois et des débris
d'appareil : l'impression d'une gifle puissante. Il se retourne
vers son bombardier, le regarde, et tous deux éclatent de rire.
Se sentir en compagnie a complètement et immédiatement effacé la
fugitive sensation de mort. Tout en faisant des virages pour
dépister les artilleurs allemands, tous deux regardent autant
qu'ils le peuvent ce qui s'est passé. Du T... se rend compte
avec satisfaction que ses commandes, continuent à fonctionner et
que son biplan se comporte normalement. Anastor, - chat mâtiné
de girafe, qu'il a attaché sur le plan supérieur et qui lui sert
de porte-bonheur depuis le début de la campagne, - Anastor a eu
chaud, mais il est indemne : tout va bien. Bon signe ! Le capot
est traversé. Un éclat y est passé, a réduit l'indicateur de
vitesse en poussière, ricoché contre la plaque sur laquelle se
boulonne le tube avant du trépied de la mitrailleuse et est
ressorti en emportant le bord supérieur du capot. Sans la plaque
préservatrice, du T... était atteint en pleine poitrine.
Mais les deux camarades ne pensent déjà plus à l'incident ; ils
songent à leur mission. Du T... ne dérage pas. L'obus est arrivé
au moment où il commençait à observer l'objectif dans la vitre
du plancher de la nacelle. Tout est à refaire. Au milieu des
projectiles qui continuent à chercher l'avion, le pilote reprend
l'opération. Arrivé sur la cible, il fait signe à de L... de
déclancher les obus : le lance-bombes ne fonctionne plus. Un
éclat l'a faussé. Ils décident alors de les jeter à la main, un
à un. Ils font trois tours au-dessus du point cherché, répandent
leurs explosifs et prennent le chemin du retour. Rien d'anormal
ne se produit plus, le cortège d'obus qui les accompagne étant
absolument conforme à la règle.
En cours de route, de L... se contente d'interpeller du T...
- Je suis blessé.
Et il lui montre sa main qui saigne abondamment.
- Est-ce grave ?
- Non, ce n'est rien, ne t'inquiète pas.
Pour changer d'idée, il indique à son pilote un large trou
laissé dans l'aile par le passage d'un éclat. Les deux amis
trouvent encore très drôle cette constatation. Ils atterrissent,
passent l'examen de l'avion : partout sont relevées des traces
de l'attaque ennemie. Trois nervures sont brisées, les cocardes
de droite et de gauche sont symétriquement traversées juste dans
leur centre.
« En plein dans le mille », dit de L...
Le capot est complètement démoli. L'avion, enfin, est
inutilisable.
« Nous revenons de loin, déclare le bombardier à son pilote.
Quand on est passé par là sans y rester, on peut affirmer qu'on
est vacciné contre la mort».
Hélas! pour le pauvre garçon, ce n'était pas un vaccin, mais un
signe avant-coureur : quelques semaines après, nous l'avons vu,
au cours du bombardement de Sarrebrück, du T..., étant malade,
de L... partait avec le sous-lieutenant L... un Aviatik les
attaquait ; le combat durait une demi-heure et les deux Français
allaient s'écraser sur le sol, en territoire ennemi.
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