L'Indépendant de Mascara. Radical autonomiste
- 8 mai 1887
LE MASSACRE DU CRÊVE-COEUR EN ALGÉRIE
par Pierre RAMBAUD
XXI
Weber ayant reçu l'ordre de rejoindre son corps d'armée qui se constituait du côté de Strasbourg, s'empressa de se mettre en route pour sa destination.
L'Armée avait fini par s'habituer à l'idée de cette guerre insensée et son patriotisme aidant, à compter sur le succès de nos armes, lorsque le 16 juillet à 5 heures du soir, un régiment de Lanciers campé à Lunéville reçut, tout à-coup, par le télégraphe, l'ordre de partir immédiatement. L'impression produite sur l'esprit de la population par ce départ soudain, fut une indicible consternation.
« Nous étions donc attaqué ? » l'ennemi était donc à nos
portes ? » Telles étaient les questions qu'on s'adressait anxieusement et alors, tout ce qu'il y avait de sombres prévisions et d'indignation contenue dans le coeur de ces braves patriotes, s'exhalait librement et augmentait fort peu l'enthousiasme de nos soldats ! Ce n'était pourtant qu'une fausse alarme ; mais telle était l'impossibilité d'établir, une direction générale et méthodique, au milieu de cette tempête qui se déchaînait tout-à-coup sur notre malheureux pays, qu'aucune supposition quelque invraisemblable quelle fut, n'était immédiatement
contredite et se propageait aussitôt avec la rapidité de la foudre.
Le Général de B..., commandait depuis huit mois, la division de cavalerie
de Lunéville. Il avait su, par un travail actif et opiniâtre, il faut lui rendre cette justice, mettre sa division en haleine et la préparer aux plus rudes fatigues. Malheureusement, on avait en lui un chef amoureux du détail, sacrifiant trop souvent le principal à l'accessoire, capricieux, partial, irrésolu, quinteux à l'excès ! et croyant s'être montré bien terrible, lorsqu'il s'était, abandonné à tous les emportements d'une colère insensée.
Le 2 août, à 4 heures du matin, la cavalerie de Lunéville quittait cette place pour aller coucher à Blamont. Ce ne fut, pendant la route que chants joyeux et d'allégresse de la part de nos braves soldats. Au delà le la grand'halte, la colonne rencontre
un brave villageois monté dans sa carriole, qui fit signe au colonel, marchant en tête, de s'arrêter et lui remet aussitôt une copie au crayon, de la fameuse dépêche télégraphique annonçant le trop facile triomphe de Sarrebrug !...
C'est à cette nouvelle, un véritable enthousiasme dans les rangs. Devant ce succès, toutes les appréhensions
disparaissait et les vivats à la France ne sont pas épargnés !... La température est douce, le soleil brille d'un incomparable éclat ; tout au milieu de cette fête de la nature se montre alors couleur de rose à tous les esprits rassérénés...
A l'arrivée de la colonne à Blamont, au moment où elle pénètre dans la rue principale, bordée d'une double haie d'habitants accourus sur son passage, quelques cavaliers, entonnent vivement la Marseillaise. Les habitants s'en mêlent; et font chorus en agitant leurs chapeaux. Tout-à-coup, le général de B.... surgit d'une grande maison où il s'est installé et se précipite furieux, à la tête du cheval d'un des chanteurs, qu'il saisit par la bride et arrête court, en proférant en langue verte, toutes sortes de menaces et d'imprécations !
Ah ! que nous étions loin, de l'époque héroïque, où un général républicain, écrivait au comité de
Salut-Public ces simples mots, dignes d'un Lacédémonien : « Envoyez-moi mille hommes et un exemplaire de la Marseillaise et je réponds de la victoire ! ».
« Nous nous sommes battus un contre dix ! » écrivait plus tard un autre de ces géants républicains, mais la Marseillaise combattait à nos côtés ! ».
Qu'on nous permette pour un instant, de cesser d'être grave : un mois avant le départ de la cavalerie de Lunéville, on se trouvait en pleine inspection générale, au quartier de l'Orangerie et au moment le plus critique, c'est-à-dire à la revue de détail. On attendait le général de B..., chargé de cette opération. L'appréhension était vive partout. Il semblait à tous, que l'arrivée de cet homme terrible allait faire
crouler les murs du quartier. Ordre de ne montrer que des effets pure ordonnance. On avait englouti à cette intention, le superflu des escadrons. Qu'on juge du butin !... Le général arrive. Il grogne au premier étage, s'emporte au second, devient furieux au troisième et redescend quatre & quatre les marches de l'escalier. Il est dans la cour, s'en
va-t-il ? Non ! Par une volte rapide, il revient sur ses pas et plonge dans les
caves ! Que va-t-il se passer, grand Dieu !! Colonel ! Colonel ! s'écrie-t-il, suffoqué par. la colère devant tout ce qu'il découvre ! Colonel ! Colonel ! Arrêts, prison, conseil de guerre !.. Il remonte, on le suit avec une fidélité, de caniche. Il traverse les écuries d'un air plus calme. Ce flot de bile l'a soulagé ! Puis la litière est si bien bordée partout !... Nous nous croyons sauvés, lorsqu'il aperçoit, ô ! malheur ! un brave cheval jouant placidement au tic de l'ours avec une épaulette de simple soldat qu'il tient et balance du bout des dents, pendant que de son sabot ferré, battant la cadence, il met à découvert un schako et une giberne, soigneusement cachés sous la litière. Cette fois, nous sommes bien perdus !... Le général pâlit d'étonnement et de... douleur ! La secousse est trop forte
et - heureusement - lui paralyse la voix. Il ne peut qu'élever les bras vers le ciel avec désespoir...
Enfin, il part !... nous respirons !
(A Suivre).
12/05/1887
XXII
A peine s'était-on installé au bivouac à Blamont, qu'une foule d'habitants vinrent à qui mieux mieux, inviter nos hommes, à partager leur table. Quelques-uns d'entr'eux délégués à cet effet, ayant obtenu du général la permission d'offrir du vin à la troupe, une abondante distribution eut
lieu aussitôt. Il faut insister sur ce détail pour faire remarquer combien fut touchant dans sa généreuse expansion, le patriotisme des nombreuses populations rencontrées sur notre route et qui, toutes, à l'exemple
de celle de Blamont, prodiguèrent à nos soldats, dans nos différents gîtes d'étape, le pain et le vin à discrétion.
Dans chaque village ou hameau, si pauvre qu'il fut, nos soldats trouvaient une double haie de villageois armés de brocs et sollicitant nos hommes, dont l'intempérance puisait, malheureusement, dans cette liesse de chaque jour, un germe d'indiscipline dont les effets furent déplorables plus tard.
Partout il en fut ainsi et partout où l'on bivouaquait, nos soldats repus se couchaient et restaient sourds à l'appel du trompette de garde, sonnant la distribution des vivres. La répression fut énergique, active ! mais qu'obtenir d'hommes à moitié ivres ? La garde du camp, la marche à pied, furent le seul frein possible mais impuissant, à détruire l'abus !
Le mal s'aggravait encore du peu d'autorité qu'exerçaient sur leurs hommes, la plupart de nos sous-officiers, déchus d'eux-mêmes, comme il est dit plus haut, par les funestes effets de la loi de
1855. Trop généralement hélas ! un sous-officier rengagé, après avoir dévoré sa prime dans les plaisirs, continuait à l'aide d'un crédit éphémère, des dépenses folles an bout desquelles il tombait dans l'abîme des dettes, se voyait privé de solde par suite de retenue forcée, et était condamné à vivre à l'ordinaire du soldat qui le prenait en mésestime. De nouvelles modifications ont, heureusement, amélioré cette situation et aidé à relever la dignité du sous-officier rengagé, en ce sens qu'il ne peut recevoir sa prime qu'à sa libération et doit se
contenter jusque là, de n'en toucher que la rente.
Nous ne voulons pas médire de la gendarmerie que personne d'ailleurs, n'honore plus que nous. Il n'en est pas moins établi qu'avant 1855, on comptait les sous-officiers pour le recrutement de cette arme dans la
faible proportion de 1 sur 10 candidats. Aujourd'hui, nul ne peut être proposé pour l'emploi de simple gendarme, s'il n'est déjà sous-officier et la moyenne des postulants dépasse toujours celle des vacances. La conclusion à tirer de ces faits, s'impose d'elle-même et conforme les appréciations ci-dessus.
On a eu la douleur de voir trop souvent dans le cours de cette funeste campagne, plusieurs sous-officiers dans la triste nécessité de manger en commun avec la troupe, faute du moindre outillage pour former ne fut-ce qu'un semblant de popote et pouvoir prendre à part, leurs modestes repas. Il eut été pourtant si facile d'y pourvoir !... L'exemple de nos régiments de Chasseurs d'Afrique et le long séjour qu'il avait fait en Algérie, auraient dû, ce semble, éclairer le Ministre de la Guerre sur ce point important ! Négliger le modeste bien-être des sous-officiers, en campagne ! Quelle faute ! On voit bien qu'une telle indifférence pour cette classe intéressante d'où sortirent tant de vaillants hommes de guerre sous la première République, procédaient chez
« Son Excellence » comme chez son prédécesseur, M. N... des déplorables doctrines de M. T... ce général lettré et pédant, dont le livre emphatique tout bourré de citations empruntées à Caton, Tacite et Columelle, témoigne d'un si facile intérêt pour les officiers sortis du rang.
Le 4 août, la colonne franchissait les Vosges par le magnifique col de Saverne, parcourant une route admirable d'où l'oeil ravi découvrait l'immense et fertile contrée
au fond de laquelle devait se dérouler le surlendemain le grand drame de Frescheviller : On était loin de se croire si près d'un aussi terrible désastre, de supposer surtout qu'on reviendrait vaincu sur ce même point, où, le Maréchal de Mac-Mahon n'eut certainement pas la pensée de faire établir des moyens de défense pour arrêter la marche envahissante d'un ennemi qu'il se croyait si sûr de vaincre !... N'irait-on pas jusqu'à
Berlin ?... N'avait-on pas vu, en passant à Phalsbourg, sept ou huit pièces d'artillerie déjà braquées sur les parapets de cette place ? Peut-être irait-on plus loin que Berlin !
[...]
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