On connaissait les multiples
procès d'épuration qui ont succédé à la seconde guerre mondiale.
On savait aussi que dès 1921, le conseil de guerre de la 20ème
région avait engagé des poursuites contre des soldats allemands
(Lehmann 1921, Gueb 1921, Kunz 1923, von Vallade 1924...) mais
nous n'avions pas de trace de jugement contre des civils.
Mais la présente affaire porte non sur l'invasion
du 11 août 1914, mais sur l'exécution du 31 août 1914,
lorsque Charles Nicolas Leclère (né à Vaucourt le 2 février
1852) est emmené à Lagarde puis fusillé par les Allemands.
Joseph Losson emmené avec lui, l'a-t-il dénoncé comme ayant tiré
sur les Allemands ? Est-il coupable d'intelligence avec l'ennemi,
qui lui aurait donné les biens de Leclère et l'aurait-on nommé
"Maire" de la commune (le maire officiel de l'époque étant
Irénée Picquard emmené en déploration) ?
Ce sont les questions qui motivent la comparution de Joseph
Losson le 23 mars 1920 devant le conseil de guerre. On ne peut
cependant qu'être frappé par la différence entre les deux
articles ci-dessous :
- le premier, daté du 23, décrit l'acte d'accusation en des
propos inflexibles, présentant des faits comme quasiment
indéniables.
- le second daté du 24, relate l'audience ; il n'y parait aucune
preuve formelle des accusations, et on est fort loin de la
notion d'intelligence avec l'ennemi.
Nous ne connaissons pas les minutes du procès, mais il ne fait
aucun doute que si des preuves existaient, elles auraient été
produites : la seule charge qui semble pouvoir être retenue
contre Losson est d'avoir déclaré aux Allemands que Leclère
aurait tiré sur les troupes, avec la circonstance atténuante
qu'il était lui-même menacé d'exécution.
C'est donc apparemment ce seul fait qui entraîne sa condamnation
à 5 ans de prison.
Est-Républicain
23 mars 1920
Une affaire d'intelligences avec l'ennemi
L'ancien maire de
Vaucourt au Conseil de guerre de Nancy
Aujourd'hui mardi
comparaît devant le conseil de guerre de Nancy Joseph
Losson, né le 17 décembre 1843, à Longeville-les-Saint-Avold,
cultivateur à Saint-Avold. Voici le récit des faits qui
motivent sa comparution.
Les arrestations de Vaucourt
Dans la soirée du 30 août 1914, les Allemands entraient
dans la commune de Vaucourt (M.-et-M.). Ils arrêtaient
aussitôt M. Charles Leclerc, âgé de 61 ans,
propriétaire, et son fermier, Joseph Losson. Pour
prétexte de ces arrestations, les Allemands affirmaient
qu'un coup de feu avait été tiré par une fenêtre de la
maison habitée par ceux qu'ils venaient d'appréhender.
Les deux hommes furent emmenés à l'intersection des
routes de Vaucourt et de Xousse, où étaient déjà
rassemblés plusieurs habitants pris en otages. Ils
furent tous deux solidement ligotés après un arbre.
Le lendemain matin, à neuf heures, les gendarmes
allemands venaient chercher MM. Leclerc et Losson, les
emmenèrent à Lagarde, où ils étaient interrogés
séparément à la commandantur
Fusillé
On ignore comment se passèrent les Interrogatoires. Quoi
qu'il en soit, M. Leclerc était emmené au lieu dit : « Le
Moulin » de Lagarde, où il était fusillé, vers deux
heures et quart, par un peloton de soldats, commandé par
le lieutenant bavarois Reifert,
Les hommes restés à Vaucourt, faits prisonniers étaient
emmenés à Lagarde ; ils étaient enfermés dans une
grange. Losson était également enfermé avec eux ; il
leur apprenait que son propriétaire Leclerc venait
d'être fusillé, « parce que, disait-il, il avait tiré
sur des soldats allemands ».
Maire de Vaucourt
Deux jours après, Losson était remis en liberté. Chose
extraordinaire, lui, qui avait été suspect aux
Allemands, était nommé par eux maire de Vaucourt. Il
rentrait dans la commune, où, sans vergogne, il
s'installait en maire dans la maison de la victime du
moulin de Lagarde.
Les habitants interrogeaient avec anxiété le nouveau
maire ; il répondait avec sérénité que M. Leclerc
s'étant servi de son fusil contre les Allemands, ceux-ci
l'avaient passé par les armes.
Cependant, les Allemands ne gardaient comme otages que
M. Picquard, maire de Vaucourt, et M. Victor Maire ; ils
remettaient en liberté les dix hommes qu'ils avaient
fait prisonniers.
Le 13 septembre, MM. Picquard et Maire étaient renvoyés
à Vaucourt, Lorsqu'ils arrivaient au village, ils
apercevaient Losson dans le cimetière, en grande
conversation avec un officier allemand.
Leclerc n'avait point tiré
Après l'armistice, une enquête fut ouverte pour établir
si M. Leclerc avait réellement tiré sur les Allemands.
Tous les voisins ont affirmé avec énergie n'avoir
entendu aucun coup de feu.
On sait que les Allemands, pour justifier leurs
représailles, tiraient des coups de fusil dans les rues.
Ils pouvaient ainsi motiver l'arrestation des habitants.
Il semble bien établi que M. Leclerc ne pouvait être
l'auteur des coups de feu, car deux des fusils de chasse
qu'il possédait avaient été brûlés, au cours d'un
incendie allumé dans une de ses maisons, le 11 août
1914.
M. Leclerc avait remis son troisième fusil â M. Noirel,
de Lunéville. Ce dépôt avait été fait le 28 août 1914.
De plus, la conduite antérieure de la malheureuse
victime semble indiquer qu'elle n'avait jamais eu
l'intention de tirer sur les Allemands.
Du 6 août au 12 août, lors de la première occupation par
les ennemis, Leclerc s'était dévoué pour ses
compatriotes, ce qui lui avait vaut les félicitations du
gouvernement français. Il avait notamment ramassé les
armes abandonnées et en avait fait la remise à
l'autorité militaire.
D'une grande prudence, M. Leclerc ne cessait de
recommander le calme aux habitants.
Odieuse conduite
En recherchant qui avait intérêt à déclarer aux
Allemands que M. Leclerc avait tiré, on ne trouve que
Losson. N'est-ce pas lui qui va dire a tous les
habitants de Vaucourt que la victime a été fusillée
parce qu'elle a tiré. Il ajoute : « Il me l'a avoué j'ai
dû le reconnaître, pour dire la vérité. »
Puis la conduite de Losson envers les Allemands est des
plus sujettes à caution. Le 11 août, lorsque les ennemis
incendiaient la maison qu'il habite, il va trouver
l'officier qui commande les envahisseurs. D'une voix
suppliante il s'écrie :. « Epargnez-moi, j'ai trois fils
dans l'année allemande. » Le commandant allemand fait un
geste ses soldats s'empressant d'éteindre les flammes
tandis que les autres maisons continuent à brûler.
Or, Losson a fait le plus flagrant des mensonges, car
ses enfants n'étaient même pas soldats en France.
Puis sa nomination de maire par les Boches semble
établir qu'il leur ait rendu service, surtout lorsqu'on
saura que les ennemis lui ont dit : « Tout ce que
possède M. Leclerc vous appartient ».
Après l'exécution rapide faite sans jugement, les
Allemands, comprenant combien était irrégulière leur
façon d'agir, instituaient un vague conseil de guerre,
devant lequel comparaissent les otages de Vaucourt. Ils
étaient interrogés par le commandant Von Planke et le
lieutenant Von Reiffert. A tous il fut demandé s'ils
savaient qui avait tiré sur les Allemands. Leurs
réponses négatives, consignées au procès-verbal, sont
unanimes.
La seule déposition de Losson, interrogé sans
interprète, n'est pas consignée.
Qu'est devenu l'argent ?
Plusieurs habitants de Vaucourt ont tenu a déclarer que
M. Leclerc, au moment de son arrestation, devait
posséder une certaine somme et des valeurs au porteur.
Or M. Picquart n'a reçu qu'un porte-monnaie contenant 53 fr. et une montre, qui lui ont été remis par
les
Allemands après l'exécution.
Losson, à qui on a demandé s'il avait reçu quelque chose
des Allemands, a répondu par la négative.
Des recherches complètes furent faites, tant a Lagarde
qu'à Château-Salins, pour tâcher de trouver trace de la
petite fortune de M. Leclerc, elles sont restées
infructueuses, car on n'a pu retrouver trace des pièces
dont la mention dut être annexée à l'acte de décès de la
victime des boches.
Telle est cette grave affaire qui a causé dans toute la
région, une légitime émotion. |
Est-Républicain
24 mars 1920
INTELLIGENCES AVEC L'ENNEMI
L'ancien maire de Vaucourt est condamné à cinq années de
réclusion
Mardi matin est venue, ainsi que
nous l'avions annoncé, devant le conseil de guerre de la
20e région, une affaire d'intelligences avec l'ennemi,
dans laquelle était impliqué Joseph Losson, maire de
Vaucourt, pendant l'occupation allemande.
On connaît les faits. Losson aurait dénoncé M. Charles
Leclerc, propriétaire, habitant la même localité, comme
étant l'auteur d'un coup de feu tiré nuitamment sur des
soldats allemands.
M. Leclerc fut exécuté le 31 août 1914, sans aucun
jugement préalable.
L'INTERROGATOIRE
Au début de la séance, M. le colonel Fondeur, présidant
le conseil de guerre, se lève et, d'une voix assurée qui
produit une vive émotion dans l'auditoire, fait l'éloge
de Charles Leclerc, mort stoïquement pour la France,
plutôt que de crier « Vive l'Allemagne ! » ainsi que le
lieutenant von Reiffert lui en avait donné l'ordre.
L'ACCUSÉ
Losson est assis dans le box des accusés. C'est un
vieillard ; il a en effet 57 ans. Ses cheveux sont tout
à fait blancs ; sa démarche est hésitante, comme sa
parole. Au cours des débats, il fera preuve d'un grand
abattement et d'une humble attitude.
Le colonel-président retrace la genèse de l'affaire.
Le 30 août 1914, comme les Allemands entraient dans la
commune de Vaucourt (canton de Blâmont). un coup de feu
était tiré sur eux. Les soldats ennemis se précipitèrent
dans la maison de M. Leclerc, d'où le coup semblait être
parti. Ils arrêtaient M. Leclerc et Losson, tandis que
leur groupe spécial d'incendiaires mettait le feu à une
partie du village.
Pendant dix-huit heures, les deux vieillards furent
ligotés à un arbre, à Lagarde.
Le 31, M. Leclerc fut fusillé, tandis que Losson
recouvrait la liberté, après avoir dénoncé son
malheureux compatriote.
Losson dit que c'est au cours du trajet de Vaucourt à
Lagarde que Leclerc lui avoua avoir tiré sur les
Allemands. Se voyant sur le point d'être exécuté à son
tour, il n'eut aucun scrupule à affirmer la culpabilité
de Leclerc.
Au fur et à mesure que les débats se déroulent plusieurs
points apparaissent à la charge de l'accusé. Il n'a d
abord pas opté, après 1870, pour la France ; d'autre
part, ses trois fils n'ont fait du service, ni chez
nous, ni en Allemagne.
Aussitôt après l'exécution de l'héroïque Leclerc, la
kommandantur fait appeler Losson et l'interroge
séparément et en langue allemande sur l'agression dont
les troupes bavaroises ont été l'objet. Bien mieux, un
officiel supérieur boche lui dit : « Tous les biens de
M. Leclerc sont à vous. »
D. - Vous avez été, en effet, nommé maire du pays par
l'autorité allemande ?
R. - Non. J'étais simplement « gardien de la village ».
Je dirigeais la distribution des vivres aux habitants.
D. - M. Leclerc ne vous avait-il pas prêté d'argent ?
R. - Jamais. Je lui devais 300 francs, représentant le
montant de deux termes de fermage.
D. - Qu'est alors devenue la somme d'argent dont Leclerc
était porteur au moment de son exécution ? Les Allemands
n'ont remis à M. Picquart, maire, qu'une somme de 53
francs et une montre en nickel, ayant appartenu au
défunt...
R.- Je n'en sais rien. Du reste, comme M. Picquart
rentrait à Vaucourt, je partais avec les otages, poux
être interné par la suite à Ingolstadt...
Je jure n'avoir pas dénoncé M. Leclerc et avoir
simplement répondu aux Allemands qui m'interrogeaient
sur la faute qu'il avait commise : « Je ne sais pas. »
Le colonel Fondeur, à ce moment, laisse éclater son
indignation : « il fallait faire mieux ; il fallait
proclamer l'innocence de Leclerc. Qu'est-ce qui prouve
que le coup de feu a été tiré par un Français et que ce
n'est pas un Boche qui a fait usage de son arme pour
légitimer d'odieuses représailles. Nous avons eu de
nombreux exemples de la mauvaise foi allemande ; nous
les connaissons, ces gens-là, !... »
Losson s'assied, atterré. On entend le premier témoin.
LES TÉMOINS
M. Fressard, commissaire à la 15e brigade mobile,
s'avance à la barre. C'est lui qui a fait l'enquête aux
cette affaire tragique et quelque peu mystérieuse.
Il a mené d'instruction avec une intelligence, un doigté
remarquables.
M. Fressard dit que lorsqu'on demanda aux habitants de
Vaucourt si Leclerc avait tiré, tous répondirent
négativement.
M. Leclerc avait d'ailleurs la réputation d'un homme
calme et réfléchi.
Le témoin apporté un détail qui éclaire la justice sur
l'argent que possédait Leclerc lorsqu'il fut conduit au
poteau. Il s'agit d'une somme de 18.000 francs, saisie
sur Leclerc par l'autorité militaire allemande et dont
le reçu figure dans un dossier des archives judiciaires
de Vic.
M, Picquart Joseph, maire de Vaucourt, formule un
singulier témoignage. Il confirme une déclaration de
Losson, qui a dit avoir eu sa casquette traversée par
une chevrotine. Mais ce fait remonte au 11 août 1914 ;
il n'a aucun rapport avec le coup de feu tiré le 30 du
même mois.
Il aurait donc été tiré par un habitant de Vaucourt ?
M. Picquart a, lui aussi, été pris comme otage. C'est en
arrivant à Lagarde qu'il apprit la mort de Leclerc.
Le 11 septembre, il fut appelé à la kommandantur qui lui
remit les 53 francs et la montre du malheureux fermier.
On entend ensuite M. Helluy, instituteur à Lagarde, Le
témoin certifie que Losson a été le seul à être
interrogé en allemand.
M. Helluy est resté dans la commune pendant la guerre ;
il servait d'interprète à l'autorité allemande.
Le commandant d'étapes boche lui a dit qu'on avait
trouvé sur Leclerc une somme d'argent importante.
Mme Leclerc, épouse du glorieux disparu, parle à son
tour. Elle a des sanglots dans la voix et accuse
nettement Losson d'être le dénonciateur de son mari.
La pauvre femme répète cette phrase, grosse de
conséquences pour le prévenu : « Losson m'a dit, au mois
de juin dernier : « Que voulez-vous ? Si je n'avais pas
dit aux Allemands que votre mari avait tiré sur eux,
qu'il me l'avait avoué, j'aurais été tué aussi... »
Avant que Mme Leclerc se retire, le colonel-président,
avec une grande délicatesse de sentiment et de langage,
lui présente les félicitations émues et respectueuses
des juges du conseil, pour la valeureuse conduite de son
mari, mort en brave.
Mme Leclerc s'incline et pleure.... Dira-t-on jamais
assez les souffrances morales et physiques endurées
-pendant la guerre par nos courageux paysans lorrains
:...
Le défilé des témoins se termine sur l'audition de M.
Ernest Leclerc, propriétaire à Dombasle. Celui-ci
remercie le colonel-président pour l'hommage rendu à la
mémoire de Charles Leclerc.
C'est lui qui fit une enquête discrète sur les derniers
moments de son frère. Il acquit la preuve que ce dernier
n'avait pas tiré sur les Allemands et que la déclaration
de Losson avait été mensongère.
M. Ernest Leclerc déposa une plainte pour que justice
soit faite et que son frère soit
vengé.
RÉQUISITOIRE ET PLAIDOIRIE
La séance, levée à 11 heures 45 est reprise à 14 heures.
M. le commandant Bourgoin, commissaire au gouvernement,
prononce son réquisitoire.
Il demande une peine sévère, allant jusqu'à la
réclusion, mais ne s'oppose pas aux circonstances
atténuantes, en raison de la vieillesse de l'accusé.
Après une chaleureuse plaidoirie de Me Pierre Xardel, le
conseil se retire dans la salle des délibérations, il en
sort vingt minutes après, rapportant un verdict de
culpabilité.
En conséquence, le conseil, à la majorité de 5 voix
contre 2, condamne Losson à la peine de cinq ans de
réclusion. |
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