Le Pays
Lorrain
Janvier 1932
La bière en Lorraine sous l'ancien régime
On a beaucoup disserté sur
l'origine de la bière. D'aucuns même, dans des ouvrages fort
documentés, n'ont pas jugé hors de propos d'identifier Gambrinus.
Toute facétie à part, l'usage de boissons fermentées remonte à
la plus haute antiquité; on le trouve déjà en l'an 3200 avant
l'ère chrétienne, sous la première dynastie indienne. La boisson
préférée des Gaulois était la cervoise; les missi dominici de
Charlemagne avaient le droit de requérir les éléments de leur
subsistance, notamment la bière; l'évêque de Metz Chrodegang
prévoit, dans sa règle établie pour les chanoines de la
cathédrale, que l'évêque pourra servir de la cervoise au lieu de
vin, les jours de jeûne.
Des privilèges furent accordés par saint Louis à la corporation
des « cervoisiers », qui après la guerre de Cent Ans, se
réorganisèrent en la « terre Madame sainte Geneviève ».
Assurément il n'est pas impossible de rencontrer le mot bière
avant le XVIe siècle pour désigner la cervoise, c'est-à-dire la
décoction de grains, aromatisée avec des herbes comme le
gingembre et le genévrier. La bière telle qu'on l'entend
maintenant, c'est-à-dire houblonnée, ne semble pas avoir été
connue au moyen âge.
Telle est du moins l'opinion de Lepage dans son étude sur La
bière en Lorraine, justement louée, et largement utilisée, comme
nous le faisons nous-mêmes, par France Wéber, dans son Essai
historique sur la bière française.
C'est encore de la cervoise que le duc Antoine fit envoyer aux
Clarisses de Pont-à-Mousson, où sa mère Philippe de Gueldres
avait fait profession. Sous le règne de Charles III les
premières bières apparaissent en Lorraine, et nous les trouvons
chez les Cordeliers de Nancy, et ceux de Vic. En 1588, le duc
Charles III donne 200 francs au couvent de Nancy destinés à
l'achat d'une grande chaudière « pour avoir moyen de faire plus
grande quantité de bière qu'ils n'avaient accoutumé faire pour
le deffruit de son hôtel ». La bière des Cordeliers de la
chapelle ducale devait être de qualité supérieure, car une
ordonnance du Conseil de ville de Nancy prescrivait la
préparation de cette boisson « telle qu'elle se fait aux
Cordeliers : faut pour une brassée, ung resal et demy moyen
bled, six resaux d'orge, vingt livres de houbelon ».
Les Cordeliers ne furent pas les seuls religieux à fabriquer de
la bière. Les comptes des chanoines réguliers de l'abbaye de
Domèvre pour l'année 1699 portent une dépense pour la façon de
dix mesures de bière, mais ces religieux devaient se limiter à
leur propre consommation, car ils manquaient du matériel
nécessaire ; en effet, au mois de mai 1711, ils empruntent une
chaudière pour brasser; à la même date ils achètent 27 livres de
houblon pour 5 livres 8 sols. Les grands producteurs de bière en
Lorraine furent les Bénédictins anglais. Chassés de leur pays
par la persécution religieuse (1), ces moines se réfugièrent en
Lorraine, en 1606, et sollicitèrent du cardinal de Lorraine la
collégiale Saint-Laurent de Dieulouard, qui venait d'être
supprimée, et sa mense unie à la Primatiale de Nancy. Ils
transformèrent l'église et la dégagèrent, remirent le cloître en
état, et construisirent un beau monastère, grâce à des
ressources venues d'Angleterre et à une subvention de la
Primatiale. Les gentilshommes de leur pays, qu'ils avaient en
pension, étant habitués à la bière, les religieux entreprirent
la fabrication de cette boisson; c'était en même temps se créer
des ressources, car, en dérogation aux ordonnances ducales
interdisant aux religieux le commerce de la bière, ils obtinrent
le privilège de vendre la leur dans tout le duché, moyennant
toutefois une redevance aux fermiers du droit « de faciende ».
La bière de Dieulouard acquit très vite une grande renommée: la
Cour et « les principaux sujets des États » en fournissaient «
leur boëte, n'en trouvant pas plus près de la bonne à leur gré
». Un des meilleurs clients des Bénédictins était Fiacre
Léguiader, dit Lannoy, l'un des chefs de cuisine de l'hôtel du
duc François III et aubergiste à Lunéville, aux Armes d'Angle-
terre; c'est là que prenaient pension les cavaliers qui
suivaient les cours de l'Académie, notamment les seigneurs
anglais, qui n'admettaient que la bière de Dieulouard. On a dit
que la fontaine formant le ruisseau, près du monastère des
Bénédictins, avait des qualités particulièrement propres à la
fabrication de la bière: toujours est-il qu'au témoignage d'un
contemporain « la bierre de Dieulouard approche de celle
d'Angleterre en goût et en force, elle pétille comme du vin de
Champagne mousseux, supporte le mélange de l'eau, se conserve
longtems, et se transporte sans altération. Après la bierre de
Dieulouard vient celle de Nancy. »
Dès que la bière apparut en Lorraine elle fut vite considérée
comme une précieuse ressource contre « la stérilité des
vendanges ». En 1587, Charles III donna ordre de brasser dans
les bailliages où manquait le vin, et fit délivrer les grains
nécessaires. Soit que le vin manquât, même au palais ducal, soit
que les princesses prissent goût à cette boisson, pendant cette
même année 1587, le cellerier de Nancy « fit dépense de cinq
bichets de blé délivrés à Mathis le tonnelier, faiseur de bière,
pour servir à faire bière pour l'état de mes dames ».
Cette pénurie de vin, et les brasseries créées par Charles III
développèrent la fabrication de la bière. En 1589 on trouve un
brasseur, Claude Maître-d'hôtel, rue du Petit-Bourget. A partir
de 1589 le cellerier délivre, chaque année, du blé et de
l'avoine destinés à faire de la bière « soit pour l'état (la
table) de Son Altesse, soit pour le deffruit de son hôtel ». Une
bierrerie avait été construite la même année à l'emplacement de
l'ancien hôtel de Mahuet-Lupcourt (rue Saint-Dizier, 19). La
brasserie, de la ville Neuve fut démolie en 1591 et installée
dans la Ville Vieille à la grande maison, qui servait à la fois
de grenier à grains et d'ateliers à la Monnaie; c'est à
l'emplacement de la grande maison que Léopold reconstruisit son
hôtel de la Monnaie, où siégea la Chambre des Comptes de
Lorraine, et dans lequel se trouvent actuellement les Archives
départementales.
La bière fut une ressource appréciable pour le trésor ducal. En
1590, les Etats Généraux, comme aide extraordinaire pour
l'entretien de l'armée, autorisèrent le duc à percevoir le
dixième denier du vin et de la bière qui se vendaient à la
feuillée. En 1595, nouvelle aide du dixième pot de vin et de
bière, et une ordonnance de 1602 impose le huitième pot des vins
et bières vendus au détail. Dans les périodes de crise l'impôt
sur les boissons intervenait opportunément; en 1615 les
administrateurs de l'aumône générale des pauvres de la ville de
Nancy représentèrent à Charles IV que cette institution avait
considérablement augmenté le nombre des mendiants, et lui
conseillèrent de chercher un subside charitable dans de nouveaux
impôts sur le vin et la bière.
Ces droits furent réformés par Léopold, qui, du reste, donna une
nouvelle impulsion à la fabrication de la bière. Il fit
construire, à ses frais, à Nancy, près de l'écluse du moulin de
Saint-Thiébaut, sur le ruisseau Saint-Jean, une bierrerie qu'il
donna à Deschamps, un de ses valets de pied, en 1702; la veuve
de ce dernier la vendit, en 1721, à Evrard Hoffman. Le duc de
Lorraine n'en témoignait pas moins un vif intérêt à la bierrerie
des Cordeliers ; en octobre 1700 il y avait commandé et payé des
travaux pour la somme de 1.207 francs.
Quand le gouvernement de Louis XV décida de faire communiquer la
Ville-Vieille à la VilleNeuve, par le bastion des Michottes, à
l'emplacement duquel fut percée la rue de ce nom, on jugea que
l'hôpital militaire construit à cet endroit (nos 3 et 5 de la
rue actuelle), en 1724, ne pouvait pas y être maintenu. Il fut
transporté à l'emplacement de la bierrerie de Saint-Thiébaut
(c'est l'ancien hôpital militaire qu'on démolit actuellement
pour l'ouverture du boulevard Joffre); le propriétaire de la
brasserie, François Hoffman reçut en échange les terrains de
l'hôpital, sur la place de grève. Il construisit vis-à-vis de
l'Université, rue Saint-Stanislas, 288, une maison que Lionnois
qualifie « l'une des plus belles et des plus commodes brasseries
de France », et que son gendre Arnauld de Praneuf vendit à
Mathieu de Dombasle, le père du célèbre agronome. La brasserie
de Nancy avait une grosse clientèle qui s'étendait jusqu'à
l'abbaye de Haute-Seille, et au prieuré de Viviers. Tandis que
la Cour de Lunéville prenait sa bière chez les Bénédictins de
Dieulouard, les religieux Cisterciens et les chanoines réguliers
s'approvisionnaient à la bierrerie Hoffman.
Nancy et Dieulouard n'avaient pas le monopole de la fabrication
de la bière en Lorraine. Les fraudes et la falsification de
cette boisson pouvant porter préjudice à la santé publique, le
duc Henri II en réglementa la production, et exigea une licence,
sous peine d'amende. L'amodiation de la « faciende » des bières
et la recette des prévôtés sur les bières vendues nous
renseignent sur les nombreuses localités dans lesquelles se
trouvaient des brasseries.
Les études héraldiques du duché de Lorraine ne nous font pas
connaître les blasons des différentes corporations de
brasseries, mais le grand Armorial de France nous décrit les
armoiries des corporations des villes de la province réunies à
la France avant le XVlIIe siècle. La communauté des brasseurs de
Verdun portait d'or à un pal de gueules chargé d'un croissant
d'or en chef, et celle de Vic d'or à une fasce de gueules
chargée d'un croissant d'or en chef.
La brasserie lorraine avait déjà une célébrité que les grandes
firmes modernes ont rendue mondiale.
P. FIEL.
(1) Sur la réforme en Angleterre, et l'émigration
des religieux. lire le savant ouvrage de M. l'abbé CONSTANT,
ancien élève de l'Ecole française de Rome, professeur à
l'Institut catholique de Paris, La Réforme en Angleterre. Le
schisme anglican (?) Henri VIII (1509-1547), Paris, Perrin,
1930. Le duc Antoine, le cardinal de Lorraine et surtout Marie
de Lorraine, duchesse de Longueville, puis reine d'Ecosse, y
sont plusieurs fois mentionnés. |