Les Cahiers de l'Alliance
Israélite Universelle (Paix et Droit)
N°125 - 1er septembre 1959
Pierre-Maxime SCHUHL
L'œuvre poétique d'André Spire
Mesdames, Messieurs,
Nous avons l'habitude, au cours de ces Journées, de consacrer toujours une
séance à une question de littérature française, et de préférence à l'œuvre
d'un grand écrivain français. Nous avons eu la chance de bénéficier de la
présence de plusieurs d'entre eux. Or l'année dernière, on a célébré avec
beaucoup de sympathie et de retentissement le quatre-vingt-dixième
anniversaire d'André Spire. Il eût été anormal que, même avec un certain
retard, nous ne nous associions pas à l'hommage qui lui a été ainsi rendu.
Nous aurions aimé qu'André Spire pût venir lui-même ici. Un accident
d'automobile, ou plutôt un accident qu'une automobile lui a infligé nous
prive de ce plaisir, mais nous avons celui d'avoir parmi nous Mme André
Spire et Mlle Spire. Nous les remercions beaucoup d'être venues ici, comme
les déléguées du poète, comme ses représentantes et, si je puis dire comme
sa voix, puisqu'elles veulent bien donner lecture de ses vers.
Nous ayons peu de temps pour esquisser les grands traits d'une œuvre
multiple et d'une personnalité extrêmement riche.
Spire est de la même génération que Claudel. Après lui, - peu après - se
situent de plus jeunes, qui étaient Romain Rolland, Gide, Proust, Valéry.
Nous parlerons surtout aujourd'hui du poète; nous aurions pu parler
également du prosateur, du haut fonctionnaire, et aussi du rôle qu'il a joué
dans l'histoire diplomatique de notre temps.
Beaucoup d'entre vous sont des littéraires, devant lesquels il est inutile
dé rappeler comment se succédèrent le Romantisme, le Parnasse, le
Symbolisme, ou du moins, la première génération des symbolistes, les
symbolistes qui réagirent contre le Parnasse, qui commencèrent à réagir
contre l'orthodoxie métrique et à libérer le vers, car c'est aussi là un
point dont nous devons dire un mot.
Spire en effet n'est pas seulement un poète, Spire est également un
théoricien de la poésie. Beaucoup de poètes sont des empiristes qui créent
leurs vers en obéissant à leur spontanéité. Spire est un auteur spontané,
mais il réfléchit sur ce qu'il fait. Il y a eu de lui, sur les problèmes de
la technique poétique, de nombreux articles publiés dans différentes revues;
en dernier lieu, dans le Mercure de France et dans Europe. Un important
volume a été publié en 1949 chez José Corti; il porte un titre curieux, mais
suggestif, sur lequel j'attire votre attention :
Plaisir poétique et plaisir musculaire. Cet ouvrage tient compte de
quantités de recherches qui ont été faites depuis le début du siècle par les
phonéticiens. Vous devez connaître un livre d'un maître de Montpellier, qui
s'appelait Maurice Grammont, sur la lecture des vers français.
Vous avez dû entendre parler des travaux d'un certain nombre d'auteurs comme
l'Abbé Rousselot, le Père Jousse, qui ont essayé d'étudier scientifiquement,
en laboratoire, l'élocution poétique. Spire s'est beaucoup intéressé à
toutes ces études. Il y a participé et il est arrivé à une conception de
l'expression poétique, de la diction poétique, qui fait intervenir non
seulement l'audition de celui qui écoute le poète, mais les caractères
physiologiques de la phonation de celui qui parle, et la façon dont tout
l'organisme intervient dans la diction d'un poème.
Il est ainsi arrivé à une conception du vers, calqué sur le souffle, qui
retrouve le rythme naturel de l'élocution, et qui ne se laisse pas
emprisonner par le carcan traditionnel des arts poétiques d'autrefois. Vous
verrez tout à l'heure le résultat de ces études et de cette diction.
Comment essayer de présenter la personnalité d'André Spire ? C'est un poète
qui est aussi peu « homme de lettres » que possible. Ce poète est avant tout
un homme qui n'accepte pas les conformismes qu'on veut lui imposer; qui, dès
le début, a été rebelle au conformisme familial, social, pour chercher à
être en toute franchise et en toute loyauté, tout ce qu'il était ; qui a
voulu vivre de la vie pleine de son temps.
Premier exemple : à une époque où le sport commençait seulement à se
répandre, il a écrit des poèmes qui sont très amusants parce qu'on y
retrouve les débuts du cyclisme. C'était le beau temps du vélocipède, de la
« Petite Reine » qu'était la bicyclette; il y a aussi dans son œuvre des
poèmes de l'automobiliste. Il y a également des allusions aux sports
d'hiver, qui commencent aussi à ce moment-??là, au ski; et je crois que,
dans tous ces domaines, le poète Spire a été un des premiers à vivre de
cette vie si pleine. C'est un sportif. Ce n'est pas quelqu'un qui se réfugie
avec les symbolistes dans une tour d'ivoire.
Il poursuivit sa recherche simplement, avec une parfaite indifférence aux
contingences qui ont tant d'importance dans la vie littéraire ou dans la vie
artistique d'aujourd'hui. Les prix, les concours qui vous font connaître,
qui vous donnent un public, qui attirent sur votre œuvre les projecteurs de
l'actualité, ce sont des choses dont il a toujours eu horreur.
Cet homme, qui vit une vie pleine et qui se cherche en toute loyauté, prend
conscience de la multiplicité de ses aspirations, de ses déchirements. Qui
ne serait pas déchiré entre des multiplicités d'aspirations ?
Mais il n'adopte pas une de ces attitudes ambiguës sur lesquelles on se
plaît à ???Insister aujourd'hui. Il prend conscience de ces oppositions, en
toute clarté et en toute lucidité.
Nous allons voir les différents aspects de son œuvre, qui ne se heurtent
pas, qui se complètent en réalité. C'est une personnalité qui prend
conscience de ses déchirements, mais qui en prend conscience avec une sorte
d'harmonieuse simplicité, si bien que ces déchirements, si vifs qu'ils
soient, sont élucidés et réduits en quelque sorte.
Je ne veux pas faire une trop longue présentation. Je préfère laisser parler
André Spire lui-même, le suivre dans son œuvre et essayer de faire se
dérouler devant vous, au cours de nos lectures, les différentes étapes de sa
recherche.
Voici d'abord des souvenirs d'enfance. Non-conformisme, avons-nous dit. Ce
non-conformisme se marque déjà dans un poème intitulé : Ne... Vous allez y
observer, à côté de cette réaction de non-conformisme, le rythme de la
poésie populaire, que nous trouvons très fréquemment chez lui. C'est une
sorte de chanson populaire, qui a un accent de terroir; on en trouve bien
d'autres, très savoureuses, dans l'œuvre de Spire (1).
NE.,.
Quand je valais quelque chose,
Digue, digue, digue,
Quand je valais quelque chose,
Ne touche pas au feu,
Me disait le grand oncle;
N'ouvrez pas cette armoire,
Me disait la servante;
N'approche pas du puits,
Me disait la grand'mère;
Ne marche pas si vite,
Tu te mettras en nage;
Ne cause pas en route,
Ne regarde pas en l'air;
Ne regarde pas à droite,
Il y a la fleuriste;
Ne regarde pas à gauche,
Il y a le libraire;
Ne passe pas la rivière,
Ne monte pas la colline,
N'entre pas dans le bois.
Moi, j'ai pris mon chapeau
En éclatant de rire,
Mon manteau, mon bâton
En chantant : digue, digue !
La rivière, la colline,
Les grands bois, digue, digue !
Digue, digue les beaux yeux.
Et digue, digue, les livres !
Voilà donc une réponse négative aux interdits familiaux, une échappée vers
la nature, vers les livres, vers la liberté.
Et voici maintenant un souvenir de cure dans une ville d'eau thermale, le
souvenir d'un enfant de Lorraine qui accompagnait ses parents à
Bains-les-Bains ou à Bourbonne, à Plombières ou à Martigny :
HENRIETTE
Henriette, qu'es-tu devenue ?
Es-tu demoiselle, es-tu femme,
Es-tu grand'mère,
Es-tu morte ?
Ton père recevait le Réveil de Dole,
Et ta mère, mate et flexible.
Ne quittait jamais ses mitaines.
C'était à la villa des Sources
On déjeunait à midi juste.
Le service par petites tables
A été inventé depuis.
On se passait, à droite, à gauche,
Le pain, le potage, la salade.
On parlait des amis, du voyage,
Et le soir, après quelques whists,
On organisait des charades.
Il y avait nos deux fenêtres
Qui donnaient sur la même pelouse,
Et mon salut, et ton sourire
Lorsque tes volets s'entrouvraient.
Il y avait tes bras, ton front,
Ta voix grave, tes yeux un peu myopes,
Il y avait deux jeunes corps,
Que le vieux souffle des vacances
Essayait de lancer l'un vers l'autre.
Mais toi, tu lisais Graziella,
Et le proviseur, sur l'estrade,
M'avait, avec une couronne verte,
Et une tape sur la joue,
Remis les Vaines Tendresses.
Et c'est à peine si nos cœurs,
Tes nattes, mon prix d'excellente
Eurent l'audace de jouer ensemble
Une ou deux parties de croquet.
C'est là une réminiscence, délicate et charmante. Et puis, voici la
naissance à la poésie : Les jeunes poètes de province.
Nous sommes deux, ou trois, ou quatre,
Dans chaque ville.
Nous sommes de pauvres petits garçons !
Nos doigts tremblent, le matin des premier et des quinze
Quand notre revue arrive chez nous.
Nous en déchirons fiévreusement la bande
Pour lire s'il n'y a pas quelque chose de nous.
Nos amis sont à Lille, à Toulouse, à Marseille, à Lyon, à Moulins, à
Limoges, à Nancy.
Un beau jour, nous filons tous les uns vers les autres;
Nous nous retrouvons à Paris.
Soufflet, Vachette, Balzar, Deux-Magots. Closerie !
Nous nous félicitons et nous congratulons !
Et nous ne nous connaissons pas depuis deux heures
Que nous nous jalousons et nous nous trahissons.
Nous sommes deux, ou trois, ou quatre,
Dans chaque ville.
Voilà donc le jeune homme qui naît à la littérature, qui veut devenir poète.
Et ce poète écrit des vers qui sont charmants. Voici deux exemples. D'abord
un tableau de fleurs, qui fait penser à un Renoir, à un Odilon Redon ou à un
Fantin-Latour :
ANEMONES
Anémones, petites danseuses,
Ici et là sur nos tables,
Vous dansez vos petits ballets.
Petites danseuses aux pieds coupés,
Dans les facettes de nos vases
Vous dansez vos danses dépendantes.
Sur l'air instable de nos chambres
Vous réglez vos lentes cadences,
Poudrées de vos pollens violets.
Hors de l'ombre qui vous oppresse
Vous étirez vos révérences,
Vos langueurs lavande, vos deuils mauve
Vous tendez vos tailles esclaves
De nos tables vers nos fenêtres,
Butées contre le brouillard blanc.
Le brouillard givré, mer muette,
Où flotte le soleil cerise
Qui vous meut et ne vous voit pas.
A sa course oblique accordées
Vous couvrez sa chute tragique
De l'hymne de vos vols blessés.
Et, dans sa mourante lumière,
Vous vous écroulez, une à une,
Parmi vos soies épandues.
Nous sommes très près du Parnasse. Nous sommes très près de certains
symbolistes. Et dans le même ordre, voici un autre poème, presque
parnassien, et pourtant un peu plus corsé. C'est un souvenir de pêche en
Méditerranée.
POISSONS DE ROCHE
Girelles, rouquiés, sarans, rascasses,
Poissons de roche, poissons-joyaux,
Je vous sors de la mer transparente,
Frétillant au bout de ma ligne.
Je vous sors des failles mordorées
Ou, sur les pierres éboulées,
Entre les algues vous jouez,
Des fonds vert sombre, des grottes bleues
Où dort le congre, où peut-être,
Dort aussi un dieu.
Nagez, tournez, rouquiés, girelles,
Flûtes, rascasses, dans mon filet,
Nagez, arc-en-ciel prisonnier.
Encore une heure, encore deux heures,
Et puis nous partirons ensemble
Dans les odeurs fauves de midi.
Nous nous en irons tous ensemble
Vers le fond rouge de la calanque
Où, parmi les pins étalés,
Les bruyères arborescentes,
Dans la cuisine fraîche vous attendent
Le laurier, le thym, le persil,
Le citron, la tomate, le crabe,
Le homard, saphir et topaze,
Et le piment et le safran.
Après cette poésie, charmante et un peu gratuite, voici maintenant qu'à
Paris, le jeune poète aborde des expériences sociales et prend contact avec
ce qu'on appelle l'élite.
L'ELITE
« Nous sommes l'élite », disent-ils.
Ils ont des automobiles,
Des maîtresses et des chevaux.
« Nous sommes l'élite », disent-ils.
« Nous organisons le travail ;
Nous sommes indispensables ».
Les ouvriers gagnent leurs sous.
Les paysans portent leurs sacs.
Leurs paysans, contre les arbres,
A grands coups de matraque tapent,
Et rabattent le gibier des traques
En criant dans les sous-bois nus.
« Nous sommes l'élite, disent-ils.
Nos femmes vont aux concerts classiques,
Nos fils à l'Ecole de Droit,
Et nos filles lisent les Annales.
Les premiers sculpteurs de Paris
Pour nos escaliers font des rampes ;
Les poètes chantent nos jardins,
Les peintres vivent de nos miettes. »
Pour leurs dîners de syndicats
Ils font venir des danseuses,
Des musiciens et des chanteuses.
« Nous sommes l'élite », pensent-ils.
Puis ils descendent, vers minuit,
Aux rues basses de la ville vieille.
Et, pleins de champagne et d'amour:
« Nous sommes l'élite », vomissent-ils.
En réaction contre une poésie qui n'est qu'une distraction pour la fausse
élite, Spire revient à la spontanéité de l'art populaire, qu'il préconise
dans un nouvel Art poétique, que voici.
Peuple gâté par trop de maîtres,
Peuple trop riche en souvenirs,
Peuple des chansons et des danses,
Tu savais autrefois inventer tes images,
Chacun de tes baisers créait un mot nouveau.
Maintenant tu récites.
Qu'as-tu fait de tes sens ?
Ecoute-les.
Murmure, chante ce qu'ils te dictent.
Tout le reste oublie-le.
Quand le vent te caresse la main,
Est-ce un dieu qui te prend ?
Une naiade quand tu te plonges dans une source ?
Ah, ne lis plus!
Ah! n'apprends plus par cœur.
Regarde, écoute, flaire, goûte, mange!
Jette tes vêtements ; laisse le ciel, la mer,
Le soleil, l'air, l'odeur riche des plats
Posséder ton corps jeune...
Et tes lèvres se mettront toutes seules
A chanter de jeunes chansons.
Mais l'essai de poésie populaire aboutit finalement, et malgré la réussite
des chansons signalées plus haut, à un échec qui correspond à celui des
universités populaires, auxquelles Spire s'était intéressé au même moment;
et le résultat en est une sorte d'universelle déception (2).
Pas plus que les autres, les philosophes n'ont su apporter une solution au
poète. C'était l'époque des grands succès de Bergson au Collège de France.
Mais ses cours le déçoivent (3); et le poème Feu Follet dénonce « le point
par où défaille chaque système ».
A ce moment se développe chez Spire un naturalisme, une sorte de déisme
panthéiste qui s'exprime dans un poème dédié à Léon Brunschvieg, et intitulé
Concupiscences.
Ce naturalisme reparaît dans les Poèmes de Loire. En même temps que la
séduction du fleuve, s'y exprime le sentiment que la nature la plus belle ne
suffit pas à satisfaire l'aspiration à l'infini que le poète trouve en lui.
Voici un poème de 1904, que Péguy a publié dans les Cahiers de la Quinzaine
et qui s'intitule Ma barque lentement descend le fil de l'eau.
Ma barque, lentement, descend le fil de l'eau.
Les arbres sont penchés sur la rivière calme.
Un poisson saute en l'air en faisant un bruit plat.
A coups secs un pêcheur fiche un pieu dans la rive.
De gros nuages blancs tombent du ciel dans l'eau.
Mon cœur, tu ne bats plus de la fièvre des villes.
Oublie tout, tes ennuis, tes hâtes, tes douleurs.
Détends-toi, cœur ardent, malade de trop vivre.
Et jouis pleinement de la beauté du soir.
Flancs boisés des collines, molles ondulations
Des plaines plantées de grands arbres,
Rideaux de peupliers balancés par le vent,
Aulnes qui coquétez sur le miroir du fleuve,
Nature reposante où les autres s'apaisent,
Laisse-moi te prendre toute par mes yeux,
T'emporter toute, pour moi seul, dans mon âme.
Ah ! ta sérénité que peut-elle sur moi ?
Quand tu veux te créer l'ombre d'une forêt,
L'encens et la musique d'une cathédrale,
Le mouvement et la lumière d'une cité,
Toi tu dis, assurée, prudente, souriante:
J'ai mille ans devant moi.
Tu ne calmeras pas mon cœur inquiet, nature
Moqueuse, en tes yeux verts, l'éternité me raille.
Ma barque, lentement, descend le fil de l'eau.
Voici maintenant deux simples strophes, dans lesquelles cette aspiration à
l'infini se précise, et annonce un thème que nous allons voir se développer
à présent :
JARDINS
Jardins, jardins, comme j'aimerais
Vos calmes ordonnances,
Si derrière vos arbres taillés, je ne sentais
Comme une absence, une éternelle absence.
Si sans cesse, vos fleurs ne me disaient : « Va-t'en !
Il y a un désert au pied d'une montagne.
Cherche, sans l'y trouver, une voix qui te parle,
Au milieu des épines, dans un buisson ardent.»
La même aspiration se fait jour encore devant la séduction de l'art, qui,
elle aussi, se manifeste insuffisante (le Messie) :
Art, si je t'acceptais,
Tu détendrais mon âme.
Par la main tu me conduirais et j'oublierais.
Art, si je t'acceptais, ma vie serait charmante.
Mes jours fuiraient légers, bienveillants, dilettantes;
J'aurais à moi, j'aurais pour moi le fugace Présent.
Mais mon cœur satisfait pourrait-il encore vivre
Si tu l'avait châtré de son rêve splendide :
Ce Demain éternel qui marche devant moi.
Nous en arrivons maintenant à la démarche par laquelle Spire, juif lorrain,
a retrouvé le judaïsme. Nous trouvons déjà certains renseignements à ce
sujet dans les textes de prose intitulés Quelques juifs et demi-juifs, où
parlant de James Darmesteter, le grand savant qui écrivit un si beau livre
sur « les Prophètes d'Israël », Spire nous donne quelques indications sur
l'histoire et le caractère des juifs lorrains. Darmesteter, nous dit-il,
« était né en 1849, en Lorraine française, dans la petite ville de
Château-Salins. Son père et son grand-père étaient originaires du
département de la Moselle. Son père était libraire-relieur, travaillant en
semaine de son métier, mais les samedis et les fêtes fermant boutique et
passant sa journée au Temple, dont il était chamasse. Il y avait alors dans
la plupart des villages et des bourgs lorrains des communautés juives
groupées autour de petites synagogues ou d'un oratoire. A part leur
religion, qu'ils exerçaient avec plus de soin, de ferveur, et les
prescriptions alimentaires qu'ils n'avaient pas encore pris le parti de
négliger, ils ne se distinguaient guère des autres Lorrains, ni par le
costume, ni par les mœurs. Ils parlaient le patois lorrain, et quand ils
parlaient français, leur accent n'était ni plus traînant, ni plus nasal que
celui de leurs compatriotes.
« Les uns descendaient de juifs immigrés d'Allemagne, de Russie ou de
Pologne. Les autres, des juifs autorisés à rentrer à Metz depuis 1552 et à
qui des droits et même des privilèges avaient été accordés par les rois de
France, et surtout par Louis XIV, parce qu'il n'avait pas pu trouver de
meilleurs fournisseurs de chevaux pour sa cavalerie. D'autres enfin
descendaient des familles autorisées par les ducs de Lorraine à résider
depuis 1680 dans diverses villes ou villages du duché. C'étaient ces juifs
de Metz, de Nancy, de Lunéville, etc., que l'abbé Grégoire avait connus et
aimés. C'était à cause de leurs vertus qu'il s'était attaché à la cause de
tous les juifs du royaume et avait obtenu, non sans peine, leur émancipation
de !'Assemblée Constituante... »
Voilà donc ces juifs de Lorraine qui, depuis très longtemps, sont installés
à une place à eux, qu'on ne leur conteste pas; ils sont encore très près des
traditions familiales, dont nous retrouvons le souvenir dans un émouvant
poème intitulé Voyage de Noces.
Tu as dit à ta jeune femme :
Partons pour mon pays.
Mes grands-pères, leurs fils et leurs frères
Y dorment sous des pierres dressées.
Tu liras les lettres carrées,
Gravées en creux et rehaussées de noir,
Où leur vie est racontée.
Tu verras comme ils furent aimés.
Tu verras comme ils furent pleurés.
C'étaient des gens très ordinaires.
Ils partaient toute la semaine.
Ils buvaient de l'eau, ils mangeaient du pain,
Du fromage et des pommes de terre.
Ils n'avaient pas peur des rieurs
Lorsque, le matin, dans les foires,
Ils enroulaient leurs phylactères.
Ils rentraient le vendredi soir
Avant le coucher du soleil.
Ils s'habillaient, allaient au Temple,
Puis, imposant leurs mains sur la tète des fils:
Que Dieu te traite, disaient-ils,
Comme Ephraïm et Manassé,
Puis, imposant les mains sur la tête des filles:
Que Dieu te rende l'égale
De Sarah, Rébecca, Rachel et Lia.
Tu as dit à ta jeune femme :
Partons pour mon pays.
Nous verrons monter les sapins
Dont les racines penchent les tombes
De mes grands-pères, et de mes oncles.
La foule bruyante des cousins
Nous attendait à la gare.
Les cousins nous ont fait voir
Leurs entrepôts et leurs fabriques.
Les cousines nous ont fait voir
Leurs crédences lourdes de vaisselle,
Leurs buffets de chêne ciré
Tout reluisants de réussite.
Tu as dit à ta jeune femme :
Partons pour mon pays.
Tu liras les noms des grands-pères
Gravés d'un ciseau maladroit
Sous la main double du Cohen
Et sous l'aiguière du Lévite.
Il se complète par un autre poème. Depuis des siècles..., qui est une
admirable méditation dans un cimetière lorrain. C'est l'expression de la
reconnaissance que le poète doit aux ancêtres inconnus qui lui ont légué un
corps sain. L'idée est extrêmement belle. Je ne vous lis que quelques vers
seulement :
Depuis des siècles j'existe.
Je suis né mille fois, mille fois,
Et vous m'avez sauvé mille fois de la mort,
O vous qui depuis l'aube de la terre,
Avez gardé le pauvre germe que j'étais,
Multitude d'aïeux à qui je dois de vivre.
Pensiez-vous à celui qui vous bénit
et qui vous chante,
O vous, dans le sein de qui je reposai,
O vous, qui ligne à ligne avez conquis
Les formes mouvantes de mon corps ?
Vous pensiez à celui qui serait votre fils
Et votre fils pensait à son fils...
Dans un ordre d'idées voisin, un poème déjà ancien, Personne, exprime la
tristesse de l'homme sans enfants avec un sentiment extrêmement prenant, et
très profond. Il est compensé par les charmantes Enfantines écrites depuis
lors. Parmi les meilleures, il y a les Cinq prières (non orthodoxes) pour
une petite fille juive, dont voici la première : La Prière du Matin.
Merci, mon Dieu, pour mon sommeil !
Merci, mon Dieu, pour mes beaux rêves !
Merci, mon Dieu, pour la lune d'hier soir,
Les étoiles de la nuit,
Le soleil ce matin.
Merci, mon Dieu, pour mon réveil chantant,
Pour le réveil de maman.
Et que papa et ma poupée,
Tu sais, ils ont le réveil dur,
Se réveillant comme nous deux en riant.
Et pour que tu voies que je t'aime et te remercie
Toi qui m'as donné des mains qui parlent,
Des pieds qui dansent,
Je vais faire pour toi trois cabrioles
Avant de sauter de mon lit.
Il nous faut passer maintenant à la substance même de ces Poèmes Juifs et
commencer par lire un poème en prose, qui est daté de Strasbourg, 1905, et
qui s'intitule - d'après une des statues de la cathédrale - l'Ancienne loi.
L'ANCIENNE LOI
Elle m'est apparue cette nuit, la vaincue, les yeux bandés, le col [penché,
la tête défaite;
Elle m'est apparue cette nuit, telle que je l'ai vue sur le pilier de la
cathédrale, appuyant sa main de grès rose sur la hampe de son étendard, la
maudite, avec son livre renversé, ses jeunes hanches, les plis droits de sa
tunique chaste;
Elle m'est apparue cette nuit, la désolée.
Et elle révèle au poète ce qui vraiment « fait battre son cœur » :
C'est, quand tu entends des voix un peu rauques, tu vois des mains un peu
fiévreuses, des yeux un peu serrés.
Quand la bouche qui demande ton aide te crie : tu me la dois.
Car celui-là est ton frère, qui a ton âme; qui se déclare ton égal.
Tu voudras chanter la force, l'audace;
Tu n'aimeras que les rêveurs désarmés contre la vie.
Tu tenteras d'écouter les chants joyeux des paysans, les marches brutales
des soldats, les rondes gracieuses des fillettes.
Tu n'auras l'oreille habile que pour les pleurs qui tombent des quatre coins
de l'univers.
Nous posions tout à l'heure la question de savoir comment Spire a retrouvé
le judaïsme, et nous avons rappelé le rôle des traditions familiales.
Certains vers font penser aussi à un retour à la morale biblique en face de
l'amoralisme de la fausse élite (4).
Spire a indiqué lui-même que plusieurs éléments sont intervenus. Barrés,
exaltant le patriotisme lorrain, avait presque invité les juifs lorrains à
prendre connaissance de ce qu'il y avait de particulièrement juif dans leurs
particularités lorraines.
Par ailleurs il faut faire place à l'influence de la personnalité de Péguy,
qui publia dans les Cahiers de la Quinzaine « Chad Gadya », de Zangwill; et
par dessus tout le reste, aux événements de l???Affaire Dreyfus. Il suffit
pour s'en convaincre de lire la dédicace des poèmes « à Israël Zangwill, au
Dr Herzl, à Max Nordau, à Bernard Lazare, à Herzenstein, à Jollos, au
capitaine Mayer, à Crémieux-Foa, à tous ceux qui vivent, combattent,
moururent pour le relèvement de la dignité juive ».
N'oublions pas non plus de tenir compte de la lecture des Réflexions sur la
Violence, de Sorel; enfin de la réaction du sportif dont nous parlions en
commençant, de la réaction fière du sportif qui se rebelle contre l'outrage,
qui se battit comme Crémieux-Foa et comme le capitaine Mayer.
Le pamphlétaire, le poète satirique que nous avons déjà vu surgir dans sa
réaction contre la fausse élite, dirige maintenant ses traits contre les
juifs qui se contentent de vouloir ressembler aux autres; et c'est le poème
Assimilation, si connu qu'il est inutile de le citer, ou ce sont de mordants
textes en prose, comme celui qui concerne un jeune attaché de cabinet, ému
par la lecture de Chad Gadya, mais si occupé à parvenir qu'il ne trouve pas
le temps d'y réfléchir !
Mais bientôt l'horizon s'élargit, et voici les Rêves juifs :
O mes frères, ô mes égaux, ô mes amis.
Peuple sans droits, peuple sans terre;
Nation, à qui les coups de toutes les nations
Tinrent lieu de patrie,
Nulle retraite ne peut me défendre de vous.
Avec vous je suis fort, je suis sûr avec vous.
Prenez-moi, rêvons ensemble, parlons ensemble
De ce temple détruit que nous aimons toujours.
Et clamons, à travers les mondes pleins de viandes,
Notre imbroyable espoir en ce Dieu infidèle
Qui nous a tant trahis que nous n'y croyons plus.
Les deux derniers vers montrent bien qu'ici encore Spire retrouve la
contradiction intérieure, déchirante et féconde.
Et c'est toute une série de très beaux poèmes qui sont d'autant plus
frappants qu'on en lit la date : 1905 ! Voici un poème qui s'appelle Ecoute,
Israël !
« Les uns se fient à leurs chars, les autres à leurs chevaux. Et nous, nous
invoquons le nom de VEternel. Psaume XX. »
Ecoute, Israël,
Ne te lasseras-tu pas de répéter dans tes prières :
« Sois loué, Eternel qui venges mes injures,
Qui soutiens mes querelles, qui protège mes droits,
Qui broies mes ennemis, qui tues mes oppresseurs.
Sois loué, Eternel qui ceins mes reins de force ».
Ecoute, Israël,
As-tu vu tes ennemis rougir, être atterrés ?
Tes yeux se sont-ils abaissés sur leur ruine ?
Ton Dieu a-t-il frappé les os de leur mâchoire ?
Brisa-t-il les dents du méchant ?
Ton oreille joyeuse a-t-elle appris la perte
De ceux qui se sont ligués contre toi ?
L'Eternel a-t-il fait resplendir ta vieillesse
Comme celle de l'olivier en fleurs ?
Ecoute, Israël,
Tu gravas ta Loi dans ton cœur
Tu l'enroulas matin et soir sur ton bras gauche.
Tu la nouas comme un fronteau entre tes yeux.
Tu la fixas sur les poteaux de ta maison, et sur tes portes
Et tu es le mépris de toutes les nations !
Les nations t'ont souillé comme une femme impure.
Ecoute, Israël !
Les torrents roulent encore des pierres rondes
Pour les frondes des Davids futurs.
Les carrières sont pleines de meules de grès fins
Pour retailler les pointes de tes vieilles épées.
Tu trouveras des fours, des marteaux, des enclumes
Pour reforger les socs de tes vieilles charrues
En brownings bien galbés qui claquent d'un bruit sec.
Ecoute, Israël !
Aux armes !
Un autre poème fait écho à celui qui vient de vous être lu et s'intitule A
la Nation Juive :
N'as-tu pas assez de bras courageux
Pour changer les plus brûlants sables
En fertiles jardins ?
N'as-tu pas assez de cerveaux
Pour conduire tes nouveaux exodes,
Pour te rapprendre ta vieille langue,
Pour repétrir tes idéals,
Pour refaire de toi un Peuple ?
En ce peuple le poète espère trouver :
Des fronts tenaces, des mains vaillantes,
Mais des mains caressantes aussi,
Qui sauront disposer les soies et les laines,
Qui broieront les couleurs, pétriront la glaise,
Et glorifieront, dans le marbre,
Ta beauté, Israël !
Spire, juif français, n'oublie pas .pour autant la France, et voici un très
beau texte : A la France. Nous parlions tout à l'heure des oppositions qui
se concilient en lui. Il s'agit ici de la tension entre deux aspects
complémentaires de sa personnalité - la raison classique et la violence
prophétique :
O pays adorable,
Toi qui absorbas tant de races,
Veux-tu m'absorber à mon tour ?
Ta langue modèle mon âme.
Tu m'obliges aux pensées claires.
Tu forces ma bouche à sourire.
Et tes grandes plaines si soignées,
Et tes forêts aménagées,
Tes forêts ou l'on n'a plus peur,
Et la mollesse de tes lignes,
Tes fleuves lents, tes villes, tes vignes.
Me voilà plus qu'à moitié pris (5).
Et pourtant se fait jour une aspiration romantique à des passions moins
mesurées :
O chaleur, ô tristesse, ô violence, ô folie,
Invincibles génies à qui je suis voué... (6).
Et voici un poème plus récent. Il est de 1943. C'est une admirable
Marseillaise.
Mme SPIRE. - Ce poème a été écrit en Amérique où nous étions partis parce
que mon mari avait dit : « Le jour où les Juifs redeviendront des citoyens
de seconde zone, je reprendrai le chemin éternel des Juifs, c'est-à-dire le
chemin de l'exil ». Et nous sommes partis pour l'Amérique en 1941.
A « LA MARSEILLAISE »
Le poète évoque les paroles de Rouget de l'Isle :
O vieux mots ! hier sans sève :
« Etendards », « Tyrannie », « Aux armes » !
Qui parcouriez jadis la terre
Bousculant reitres et rois,
Je vous vois soudain renaître
Dans les yeux creux des otages,
Dans des bouches sèches, au poteau,
Gonflés du souffle, bridant des flammes
Des volontaires marseillais !
Je vous vois redressés, piques,
Fourches, bâtons, poignards, sabres,
Je vous vois surgir, mitrailleuses,
Canons, tanks lourds, avions...
Et ce raz de marée bouscule :
Nos émigrés de l'intérieur,
Et toutes ces « hordes sanguinaires »
Que depuis un siècle ils désirent,
Liberté, Liberté chérie,
Pour chasser de toutes les patries
Ton nom, tes fils, « nos bras vengeurs » !...
Il y a bien d'autres poèmes encore que l'on voudrait lire... celui, par
exemple, qui s'intitule Où es-tu ? dans lequel le poète, en 1947, s'en prend
à Dieu, qui a laissé sacrifier tant de victimes. Je lis seulement la
dernière strophe :
Ah ! Seigneur, si tu veux que de nos bouches montent
Les louanges dont jadis tu te gorgeais,
Pèse, balance avec la vieille prudence de ta jeunesse,
Choisis parmi les brassées de tes dons.
Ralentis tes noëls,
Dose tes grêles de jouets à ces mains délirantes
Qui vont faire de toi, semeur des mondes,
Un père sans enfants, un Dieu sans Univers.
On retrouve ici l'opposition entre tendances contraires dont aucune ne
parvient à abolir définitivement l'autre, et même entre notions contraires,
parfois affirmées toutes deux dans la même phrase, et qui sous tend beaucoup
des plus beaux poèmes de Spire. C'est là un des traits caractéristiques de
sa personnalité, à la fois partagée et équilibrée.
Nous avons achevé notre voyage à travers l'œuvre de Spire. Vous avez pu voir
comment l'inspiration lyrique, épique, prophétique s'y mêle à la verve
satirique. Bien entendu, nous n'avons pu vous donner que quelques exemples;
mais j'espère qu'ils ont suffi pour vous convaincre qu'il y a là une œuvre
puissante, capable de susciter l'admiration et aussi de passionnantes
discussions, que l'heure tardive ne nous laisse pas le temps d'engager
aujourd'hui; une œuvre forte et belle en tout cas. (Vifs applaudissements.)
Avant de nous séparer, nous prierons Mme Spire d'être notre interprète à
tous auprès du poète pour lui adresser nos vœux de rapide rétablissement et
l'expression de notre affectueuse admiration.
(1) Voir par exemple Les Filles de Pontivy, La Chanson des
Oiseaux et du Temps et Quand j allais à Blamont-en-Lorraine.
(2) Voir le poème intitulé : Il y a...
(3) Voir le poème intitulé : Il y a des Dames.
(4) Que l'on rapproche, par exemple, les derniers vers de l'Elite des deux
derniers vers de : Assimilation.
Et chasse donc ta brave vieille âme
Qui jusqu'ici vient te chercher.
(5) Voir aussi, d'une époque antérieure, le beau poème intitulé : Paris :
O reprends-moi, recueille-moi, apaise-moi,
Ville indulgente.....
O ville claire,
Ouvre tes avenues au devant de mon trouble
Au devant de mes pas glisse comme une douce pente
Tes rues affectueuses et pleines de sourires
etc...
(6) On trouve une opposition comparable dans Jardins.
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