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15 août 1914 - Combat de Cirey


Si on sait que dans la nuit du 14 au 15 août 1914 l'armée française a repris Blâmont dans ce qu'on appelle le «  combat de Blâmont », le texte ci-dessous nous relate la montée d'autres régiments plus à l'est, pour la reprise de Cirey-sur-Vezouze (encore dénommé Cirey-les-Forges).
Le combat s'est livré le 14 août au sud de Cirey (croupe 322), sans grand succès apparemment malgré de rudes combats, mais le 15 août, tout comme Blâmont «  il n'y a plus un Allemand dedans ; vide, évacué. Ils sont partis la nuit dernière ».


Carte d'Etat-Major XIXéme siècle


Carnet de la Sabretache : revue militaire rétrospective
Éd. Berger-Levrault & Cie (Paris), 1937
(notes renumérotées)

CIREY (1914)
OU «  l'INITIATION A LA GUERRE » *

Hier, pendant une grand'halte faite à l'entour des thermes de Bourbonne-les-Bains, nous avons eu la visite du sous-chef d'Etat-major du 13e corps. Nous savons maintenant que nous allons rejoindre celui-ci à Baccarat pour attaquer sur Sarrebourg. Une question m'est venue sur les lèvres, car je n'avais pas pensé que nous attaquerions sérieusement en Lorraine : «  Le front Metz-Sarrebourg doit être bien organisé ? - Peuh ! a répondu mon interlocuteur, nos aviateurs ont vu quelques blancs-d'eau ».
Ce matin nous avons quitté de bonne heure notre cantonnement pour aller nous embarquer à Passavant avec trois autres bataillons de chasseurs de réserve, formés comme le nôtre, à Langres.
Temps superbe et chaud. Le ciel, pâle en face de nous, où montait le soleil, était bleu-paon de l'autre côté, à l'occident. Le bataillon s'allongeait démesurément, me semblait-il, sur la route, ondulant au gré des côtes douze cents hommes. Quatre compagnies de deux cent cinquante hommes, une section de mitrailleuses, une section hors-rang, tout cela sous mes ordres. Hier je n'étais que le plus ancien capitaine du 31e bataillon de chasseurs à pied qui a fourni des cadres au 71e. Nous sommes sur ce «  pied de guerre » dont on nous a parlé si longtemps. Tout arrive. Le nouveau corps est le dernier venu de ses pareils: il n'existait pas encore complètement sur le papier au premier jour de la mobilisation : (le 31e lui-même n'a qu'un an d'existence). Cela se voit : campement pauvre ; pas d'outils (ce qui est un peu inquiétant). Quelques hommes, faute de képis de chasseurs, portent un couvre-chef garance de «  fantassin », dissimulé sous une coiffe bleue, dont une fente laisse parfois transparaître du rouge.
La guerre ! Pendant ces dix jours que nous avons turbiné sans répit pour mettre sur pied le nouveau bataillon, nous n'avons guère eu le temps d'y songer. Sans doute ne «  réalisons-nous pas encore le fait, comme disent les Anglais. Et puis, nous n'en sommes, nous, qu'au rabâchage de nos petites pratiques du temps de paix, discipline minutieuse de marche, petites précautions inutiles, police de cantonnement ; on y est installé commodément ; on y vit, sans trop y croire. Mais que croire ? Pour nous la guerre n'a pas commencé, qui balayera peut-être tout cela de son grand souffle, alors que déjà, au delà de la Meurthe, où nous allons, nos troupes de couverture talent, les «  Réalités du champ de bataille », ces réalités dont tant d'auteurs, qui n'en savent rien, ont écrit d'une plume entendue dans les revues militaires, ces temps derniers. Littérature !
Un train militaire passe sur une voie située en contrebas de notre route, au fond d'un vallon. Sur des trucs, des caissons, des voitures, brancards en l'air, des canons, la gueule vers le ciel. Nous sommes au 12 août. On sait déjà que la mobilisation et la concentration se sont opérées dans un ordre parfait et dans la durée prévue. On vivait hier encore sur les craintes inspirées par la dernière expérience et l'histoire de la guerre de 1870, par les souvenirs d'incapacité d'organisation et de désordre. Un grand souffle d'espoir gonfle nos poitrines.
A notre tour, un train militaire nous emporte vers l'Est, à travers le pays aux molles ondulations sablonneuses de la Faucille. Eaux, forêts, bouts de champs maigres. Des noms de gare, au passage, évoquent l'image d'anciens cantonnements de manœuvres pour les vieux routiers des étapes de l'Est, que nous sommes presque tous : Monthureux-sur-Saône, Darney... Dans le crépuscule hâtif de septembre la place de l'Eglise rougeoyante des feux, où, sur deux baguettes, mijotent les marmites de soupe les hommes en capote regagnent les granges; et là-bas la vitre illuminée du «  Cheval Blanc » où, devant l'âtre flamboyant quelques officiers attendent tranquillement le repas du soir (1).
Et ce nom, Baccarat ! Que de souvenirs proches ou lointains il évoque! Il y a douze jours encore n'étions-nous pas, avec le 31e bataillon de chasseurs à pied, à Saint-Dié, qui n'est qu'à vingt-cinq kilomètres en amont, sur la Meurthe. En aval, sur la rive droite, surgit le plateau triangulaire qui, du contrefort du Donon, le mont sacré, s'étend jusqu'à la Vezouze et à Lunéville. C'est là, depuis notre galon de sous-lieutenant, que nous avons trimé, manœuvré, appris «  la couverture ». Les villages Cirey, Blamont, Badonviller, de nombreux autres, cachent le coq de leur clocher dans les plis du terrain où coulent la Vezouze et ses affluents. Nous les connaissons tous ces villages, calmes, un peu morts, aux larges rues où se prélassent fumiers, charrettes, ustensiles agricoles. C'est dans sa gravité triste, la terre lorraine, battue par les vents d'Ouest, et par les invasions. Et quand on grimpe sur le plateau, dès l'orée de la forêt de Mondon on aperçoit, à l'horizon, la ligne bleuâtre des Vosges, que nous avons religieusement contemplée, comme le voile où s'enveloppait l'énigme obsédante de notre destin, au cours de cette durée fugitive qui va de la fine moustache blonde au réseau panaché des poils gris. On nous débarque à Thaon, à deux lieues d'Epinal. Par la route, on repart dans la nuit, après un court repos. Le jour s'est levé. Au passage on reconnaît des sites, des coins de forêt comme de vieux camarades il qui on serait tenté de faire un petit signe dans une sorte d'effusion intime. Pourquoi ? Mais on n'a pas le temps de s'analyser. On a autre chose à faire.
En arrivant au sommet d'une côte, entre deux bois, une bouffée de vent frais du Nord Est nous apporte, du fond de l'horizon, un bruit sourd, voilé, comme un roulement continu de tonnerre venu d'un orage très éloigné : le canon.
D'un seul coup, la guerre nous prend, nous empoigne. Je passe le long de la colonne, qui s'écoule au pas de route. Les hommes ont déjà retrouvé leurs vieilles habitudes de troupiers ; les gamelles, sur les sacs, sont repoussées en arrière pour la liberté de la tête ; les fusils, à la bretelle, à trente degrés de la verticale, le mieux pour aller à l'aise sans risquer de gêner celui qui vient derrière ; le mouchoir couvre-nuque au képi et le col de la capote largement ouvert sur les peaux ruisselantes. Ces chasseurs, réservistes des plus jeunes classes, trempés dans les bataillons de l'Est, ce sont des soldats excellents. Du sérieux, de la gravité, nulle forfanterie ; pas de ces éclats nécessaires à quelques-uns pour s'étourdir. Sans doute, derrière beaucoup de ces fronts barrés de résolution cette pensée pour ceux qui sont demeurés au foyer ; «  Vous resterez Français, vous et les enfants de nos enfants ; nous ferons ce qu'il faudra ». Chez les officiers d'activé ou de réserve, même attitude. Les meilleurs se demandent peut-être, non sans un peu d'inquiétude : Que vaudrai-je ? Naturellement il ne s'agit pas seulement, à la vieille manière de Henri IV, de mener la bête au feu, si par hasard elle rejimbe en nous ; mais aussi de continuer, malgré elle, de voir vif, précis et juste, pour décider.
Un dernier cantonnement, et puis, en route pour Baccarat. A neuf heures nous sommes rendus. Un officier d'Etat-Major nous attend au pont de la Meurthe. L'action des troupes de couverture est terminée. La 26e division est entrée en ligne, et nous avons à la rejoindre sur le plateau de la rive droite, à Neuf-Maisons (2).
Le bataillon dégage la route et gagne, à proximité, un terrain libre où il se groupe autour des caissons de munitions. Selon le règlement, on distribue cent cartouches supplémentaires aux hommes, qui en ont déjà cent vingt sur eux, soit sept kilos à porter (3).
A travers la grande forêt ombreuse, criblée de rayons, où le hêtre se marie au sapin des Vosges, dans l'air chaud, parfumé, bourdonnant, qui m'est une caresse familière (ô douceur de vivre, te tairas-tu !) je galope, devançant le bataillon, et gravis le flanc raide du plateau. Me voici à Neuf-Maisons, sur la place de l'Eglise. Le général S..., commandant la 26e division est là, à cheval, prêt à se porter vers Badonviller ; un homme aimable, souriant, sans crainte et sans reproche, me semble-t-il. «  Tout marche à ravir, me dit-il ; ce soir je couche à Cirey. Restez ici avec votre bataillon. Vous suivrez la progression et je ferai appel à votre concours au moment voulu. » Quelques voitures d'ambulance qui se mettent en route sur Pexonne, c'est tout ce que je vois de la division. Par moment, au loin, on entend quelques coups de canon.
Le bataillon s'étale largement dans le village; mais, cet après-midi, est arrive un régiment d'infanterie coloniale, qui nous obligea à nous resserrer.
Je suis luge chez le curé, dans une petite chambre proprette sous le toit. On cause : «  On s'est battu depuis huit jours sur le plateau, me dit-il, et les Allemands ont complètement brûlé Badonviller ; heureusement pour nous, ils n'ont pas dépassé Fenneviller, à sept kilomètres d'ici. Neuf-Maisons n'a reçu que quelques obus perdus ; mais on a eu chaud. » Et la bouche mince du vieillard esquisse un sourire. Il ne prononce pas la phrase que je lis dans ses yeux bleu-pâle, un peu éteints, et prudents : Comment cela finira t-il ?
Par la fenêtre, je vois deux gamins du village qui se promènent dans la rue, affublés, l'un d'un sac allemand à la patelette poilue, l'autre d'un tambour bavarois, très plat, à la bande bleu clair, et sur lequel il tape.
Je sors pour gagner l'auberge où je dois souper avec quelques officiers du bataillon. Les coloniaux emplissent les cafés. Un parfum d'absinthe rôde sur la place. La petite salle où dans un coin, une table est mise pour nous, est pleine de soldats. II est six heures. Depuis un moment, dans la direction du nord, au loin, une canonnade gronde, qui s'enfle de minute en minute. Bientôt c'est un roulement ininterrompu. J'envoie aux nouvelles mon lieutenant adjoint, qui est monté. Un sandwich en poche, il part à vive allure. Nous soupons. De temps à autre, l'un de nous va sur la place pour écouter. Le bruit du canon ne fait qu'augmenter. Huit heures, huit heures et demie. Le lieutenant ne revient pas. La nuit tombe. Sur mon ordre, le capitaine L... bon cavalier, fait seller son cheval et part à son tour en liaison. A dix heures et demie il n'est pas revenu, onze heures, à minuit rien. On va se coucher.
Dans un sursaut, je suis tiré d'un sommeil léger par quelqu'un qui ouvre ma porte et me projette dans les yeux le faisceau lumineux d'une lampe électrique de poche. C'est le capitaine L... (il faut noter ici qu'il est homme à tout «  cran » une âme de feu). D'un ton profondément navré, il me dit en tombant sur une chaise : «  Un désastre !... La division, hachée, écrasée... Un désastre ! ... » Je bondis instinctivement de mon lit comme devant un danger immédiat, m'habillant fébrilement. Puis je songe à interroger. «  Voilà, me dit L..., j'ai trouvé l'Etat-major de la division au nord de Parux, à quatre kilomètres de Cirey. Le bruit, du combat avait cessé. Il devait être dix heures, peut être un peu moins. Sous la lune claire, je voyais des artilleurs amener les avant-trains pour se replier, et des isolés, des petits groupes fuser par-ci, par-là, vers l'arrière. J'ai demandé un éclaircissement. L'état-major, sous un calme apparent, était troublé. Tout ce que je pus obtenir, ce fut cette réponse «  Affaire indécise devant Cirey ». Alors j'ai causé avec un commandant qui, avec son unité, allait prendre position à Petitmont. Jusqu'alors, celle-ci avait été en réserve. Il était très calme. D'un observatoire il avait pu suivre toutes les phases du combat. Tout en chevauchant, il m'a raconté l'affaire :
Les Allemands, dont on n'avait vu, tout le jour, que des patrouilles, avaient, semble-t-il, fortement organisé et occupé Cirey, et surtout une croupe 322 qui, au sud, domine le village et l'entoure de glacis très étendus. C'est là-dessus qu'on était venu buter sur les six heures. Alors deux régiments avaient attaqué directement par le glacis, par vagues successives, comme le prévoit le règlement, et comme on l'a fait depuis quelque temps aux manœuvres. Les drapeaux étaient déployés l'entrain était admirable. L'artillerie divisionnaire appuyait l'attaque, mais sans grande efficacité, semble-t-il. Les premières vagues, parvenues à quatre cents mètres de l'ennemi, avaient été broyées par les feux meurtriers des mitrailleuses et du canon. D'autres arrivèrent, qui eurent le même sort. On recommença l'attaque deux fois encore, sans plus de succès. A la nuit, les débris de la division s'en allaient en pagaïe. Le régiment de mon interlocuteur avait été épargné. Il devait faire un mouvement tournant par Petitmont. On suppose qu'il n'a pas pu arriver temps. En revenant, ajouta le capitaine L..., «  j'ai dépassé des isolés et des groupes jusqu'à Bréménil, a dix kilomètres d'ici. Il ne tardera pas sans doute à en arriver. »
J'étais assez ému, mais je me taisais. Au bout d'un moment, je dis à L... : «  C'est assurément un fâcheux début, mais c'est un fait isolé, peut-être moins désastreux qu'il n'a semblé au cours de cette nuit. Ne nous affolons pas. Il faut en tout cas soustraire nos chasseurs à des contacts déprimants. Il est deux heures et demie. On va rassembler le bataillon sur la hauteur qui domine la rive sud de la Verdurette (le ruisseau de Neuf-Maisons), prêt à toute éventualité, et on placera un poste d'une section, avec le commandant de compagnie, à la sortie nord du pays pour arrêter tous les isolés ou groupes qui se présenteront. »
A quatre heures tout était en place. Le régiment colonial qui, sans doute, avait reçu des ordres, avait déjà quitté Neuf-Maisons.
On vit d'abord venir, monté et à bonne allure, un médecin à quatre galons. En passant, il nous jeta, au sujet d'une mission, quelques mots auxquels nous ne comprîmes rien. Plus tard, arrivèrent des soldats, isolés, ou par petits groupes, très espacés des soldats hâves, défaits.
Il y a, dans les règlements, au sujet des fuyards, cette phrase redoutable : «  forcer leur obéissance ». Et les vieilles exégèses des textes officiels disent que le soldat, tenté de fuir devant la mort d'en face, doit être maintenu à sa place dans le rang par la perspective, en cas de fuite, de la mort de derrière, celle-ci certaine, l'autre douteuse. Tout cela remonte aux armées de métier. Maintenant, au combat, il n'y aura plus de rang, et il faudra compter davantage avec le sentiment du devoir chez les citoyens. L'exemple et le courage du chef, voilà en tout cas chez nous le plus fort levier (4).
Les débandés disaient, comme toujours en pareil cas, qu'ils n'avaient pas mangé depuis longtemps qu'ils cherchaient des vivres qu'ils n'avaient plus eu de cartouches. Et si on ouvrait leurs cartouchières, on les trouvait bourrées de cartouches (5).
Sur les huit heures, est arrivé un général envoyé pour recueillir tous les éléments «  dissociés », et les remettre en ordre. Il y a eu un conseil tenu chez le curé par le général et quelques officiers supérieurs (6).
A treize heures, le bataillon a reçu l'ordre de se porter sur Parux pour s'y joindre aux coloniaux et coopérer avec eux à l'attaque de Cirey.
Je n'oublierai jamais le spectacle de la colonne, défilant l'arme sur l'épaule, dans la grand'rue de Neuf-Maisons, et chaque chasseur, au passage, me regardant dans les yeux. Un frémissement, me semblait-il, s'y propageait de la tête à la queue, que je sentais passer en moi. Un fluide mystérieux unissait tous nos cœurs. Cette fois, c'était donc pour de bon. Du moins on le croyait (7).
En bordure de la route, voici une tranchée, orientée vers le sud, allemande évidemment. Des officiers s'arrêtent pour la considérer avec quelque surprise. C'est une merveille ; profondément creusée dans le sol de toute la hauteur d'un homme debout; avec un talus bas, surplombant à peine le sol environnant ; invisible à trente pas, la terre extraite ayant été éparpillée et recouverte de verdures. Chez nous, on n'a pas cultivé la tranchée, et les règlements n'en donnent que des modèles ridiculement peu pratiques (8).
Au sortir de Fenneviller, brusquement, à trois cents mètres, nous avons vu surgir sur le ciel bleu sombre les ruines de Badonviller (9).
Un amas de pierres noircies, des décombres informes, sur lesquels des pans de mur déchiquetés, des tronçons de cheminées enduits de noir de fumée lèvent vers le ciel des bras désespérés. Les maisons écroulées laissent voir les âtres démantelés avec des crémaillères tordues, un tas de cendres. Pas un être animé, sauf un chat, couché à la place où fut un seuil, et qui nous regarde passer, pensif (10).
Quelle histoire inventée d'espions ou de coups de fusil tirés par des civils a pu être le prétexte de cet acte odieux de banditisme, je l'ignore. Alors me reviennent plus présentes à l'esprit des images recueillies ces jours derniers, et qui, dans la foule de mes préoccupations nouvelles s'estompaient en moi hors de la vue intérieure immédiate. A Baccarat, plus loin encore vers l'ouest, dans nos cantonnements d'étape, des chars, arrêtés au bord des routes, devant un seuil hospitalier, des chars bondés de meubles visiblement entassés à la hâte, armoires, lits, berceaux, ustensiles de ménage, clapiers avec des lapins, des poules ; et à l'entour, parfois assis sur le timon, des vieux, des femmes, des enfants ayant l'air d'attendre quelque chose, on ne savait quoi, peut-être le moment de retourner chez eux, avec des figures résignées, des figures de gens prévenus depuis longtemps de ce qui devait arriver : des réfugiés. Ainsi la Lorraine accomplissait le geste séculaire, rituel, que ses enfants avaient dans le sang depuis les temps.
Nous sommes passés sombres et remués parmi les ruines. A l'entrée du pays détruit, c'était douloureux. A l'autre bout, on serrait les dents. Gare !
Mais, ce n'était pas encore pour aujourd'hui. Lorsque, au nord de Parux, sur une pente plantée de pommiers, à hauteur des coloniaux déjà placés, le bataillon eût pris sa formation d'approche derrière un imposant déploiement de toute l'artillerie de la division qui ne tirait pas (11), on vit apparaître sur la crête, venant de la direction de Cirey, un maréchal des logis de hussards, au petit galop. Quand il se fût approché, je vis qu'il tenait une fleur entre ses dents. Il cherchait un colonel. On l'interrogea. Cirey ? «  Cirey !... Mais il n'y a plus un Allemand dedans ; vide, évacué. Ils sont partis la nuit dernière, une fois leur coup fait. Mon escadron entier y est depuis plus d'une heure et demie. »
Un peu plus tard, le bataillon a reçu l'ordre d'aller coucher à Angomont, hameau perdu parmi la forêt et les ramifications du massif vosgien, à cinq kilomètres de la frontière. Un violent orage avait éclaté, et nous sommes parvenus ici sous des trombes d'eau.
(Ce qui suit a été écrit en 1922 d'après mes souvenirs).
Le lendemain, qui était le 16 août, nous formâmes, à droite, flanc garde de la division à travers monts et vaux, par de mauvais sentiers. A midi, nous franchissions la frontière au Rougimont, à six cents mètres d'altitude. Nous avions vécu quarante ans pour cette minute. Tous, a pied, officiers et chasseurs, nous ne sentions pas la fatigue, nous volions littéralement. Et nos illusions enthousiastes volaient aussi dans les ramures des vieilles sapinières, aimées et chantées par Erckmann et Chatrian, où les accueillaient les figures de légendes et de guerres racontant le Rhin, les coutumes ancestrales, les durs combats aux cols des Vosges et la dernière histoire, celle de la frontière perdue par les hommes d'avant nous.
Mais, fait troublant, pas un Allemand devant nous. Le vide. Alors, nous sentîmes bien que nous n'avions pas encore assez fait pour cette possession, et que, pour ainsi dire, on nous trompait.
Grand'halte dans un frais vallon, auprès d'un joli moulin apparemment vivant, dont les habitants restent invisibles. Premier contact avec la réalité.
Le soir, dans une cohue de fantassins et de canons, nous entraîne à Saint-Quirin. Ici se fait déjà sentir dans le style des maisons et dans la vie, l'influence de la vieille Alsace. Saint-Quirin se pelotonne dans la vallée d'un affluent de la Sarre Rouge qui descend du Donon. Le nom de cette rivière annonce la présence dans le sol du grès couleur amarante, dont est faite la Cathédrale de Strasbourg et la proximité des villes rouges ; celle aussi des clairs et gais coteaux qu'embaume l'odeur des merisiers. Erckmann et Chatrian sont nés en Lorraine dans ce coin-ci. Mais ici, aux confins de l'Alsace, ce n'était plus celle qu'ils ont chantée que nous trouvions, c'était celle de «  Au service de l'Allemagne », celle qui avait adhéré aux nécessités inéluctables, repliée, prudente et où, en ces heures troubles, les sympathies pour nous n'osaient pas toujours se manifester. Qui ne le comprendrait ?
Le surlendemain, au moment que les troupes cantonnées à Saint-Quirin se rassemblaient pour monter vers les champs tragiques de Sarrebourg, où allaient sombrer nos espoirs, je causais avec un chef de bataillon, vieux camarade retrouvé dans un de ces régiments auvergnats du XIIIe corps. Esprit remarquable, beau caractère et de libre jugement, il aurait certainement marqué son sillage au cours de la campagne, s'il ne fut tombé dès le début, Il me montrait des rangées de faisceaux de sections, déjà raccourcies. Quelques-unes de celles-ci étaient maintenant commandées par des sergents. Et il me dit ces mots, que je n'ai pas oubliés, mais dont la justesse ne devait frapper que beaucoup plus tard mon esprit: «  La division a reçu une bonne tape, et il lui faudra un certain temps pour s'en remettre. Le premier point est de recompléter nos cadres. Mais le fait vraiment assez inquiétant, c'est que nos méthodes de combat, comme je le prévoyais, se montrent médiocres, et même sans doute mauvaises. Je crois que la guerre sera longue, avec des hauts et des bas. Chacun des adversaires fera ses dures expériences, les Allemands comme nous ; mais nous sommes plus loin qu'eux de la vérité, surtout en infanterie. Nous finirons cependant par trouver de meilleures méthodes; il y faudra du temps. Les suggestions viendront d'en bas, bien entendu; mais elles seront un peu confuses, surtout pour l'infanterie. Il faudra que le commandement s'y reconnaisse, y voie clair. Mais la première modification à introduire, c'est de faire préparer sérieusement les attaques par l'artillerie.
COLONEL P. A. COUR.

* Nous devons la communication de l'article de M. le colonel Cour a l'extrême obligeance de M. le général Blin, chef du Service historique de l'armée. Cet article est la copie du carnet de campagne du colonel faite en 1922. On trouvera, dans les notes qu'il a ajoutées à la même époque, l'expression de l'humeur un peu vive que ressentaient encore alors, au sujet des imperfections militaires du début, ceux qui avaient eu le destin singulier de traverser la guerre et d'en sortir vivants.

(1) Ah ! C'en était bien fini de cette paisible et fausse image de la guerre.
(2), C'est là qu'aboutit, venant du Nord et de la frontière, la route de Cirey par Badonviller et Pexonne. Elle longe, à l'est du plateau, un contrefort boisé des Vosges.
(3) C'était excessif. Trop de cartouches sur les hommes, pour un travail médiocre au fusil, et pas assez de mitrailleuses pour un rendement certain. Saluons au passage, sur le seuil du portique rouge, cette première des idées fausses du temps de paix, et pas la plus redoutable sans doute de ces déesses funestes, fatales à l'antique, inévitables. Celle-là témoignait chez les Français d'une ingénuité émouvante dans l'art de tuer tel que devaient le fixer les tueries prochaines. Cependant ce c'est pas la, on s'en doute, tout l'art de la guerre.
(4) Il y a les cas physiologiques, les dépressions nerveuses, l'épuisement, mais les vrais lâches sont rares dans les nations évoluées. Il y a parfois, dans les longues guerres, des heures troubles où, sous des influences perverses et peut-être par la faute de quelques erreurs du commandement, l'âme d'une armée se détend. Nous avons connu cela une fois, en 1917. Mais nous avons trouvé, comme presque toujours, l'homme de la circonstance, qui remit, tout en place avec son esprit droit et son coeur, et avec un minimum d'exemples. Mais tout cela, sans doute, c'est «  une autre histoire ». En réalité, il s'agissait ici d'une de ces paniques qui entraînent parfois les meilleurs : Psychologie des foules, armées ou non.
(5) Il avait fallu un coup bien rude pour toucher à ce point ces hommes solides de nos régions du Centre, victimes de la plus meurtrière des idées fausses.
(6) Je n'avais rien à y faire, et je ne sais plus pourquoi j'y assistai. Le général, je crois, m'en avait prié. Il émit l'idée de reformer les gens sur la Meurthe, où il serait plus commode de recueillir tout le monde. Quelqu'un dit que cela pourrait affoler les populations. Je ne sais plus à quoi on s'arrêta. Mais déjà les isolés se regroupaient spontanément, en quête de leur drapeau.
(7) Dès la sortie de Neuf-Maisons, on se sentait de l'autre côte de la limite qui séparait encore, par habitude, la vieille et douce vie des jours paisibles, assise dans des lois et des usages confortables, du domaine de la force brutale, de la violence souveraine, de la ruse sanguinaire, ressurgies du fond de la terre et des races dans un trafique et sombre renouveau. Des armes brisées, du campement, des effets militaires abandonnés : ici, la moitié déchirée et ensanglantée d'une chemise matriculée militairement, et dans certains coins de village, une odeur de pourriture, de sueur et de sang que ne pourront plus jamais oublier complètement ceux qui l'ont respirée.
(8) On croyait a l'offensive, à l'attaque-panacée, mais on avait néglige de l'armer, comme l'eût voulu ce dogme.
(9) La guerre qui, à chaque pas s'emparait davantage de nos âmes de civilisés, nous attendait là, embusquée dans l'horreur, pour forcer d'un sarcasme les derniers recoins de nos sensibilités déplacées.
(10) Ah ! certes, nous en avons vu d'autres depuis : l'habitude est venue mais nous ne pouvons oublier le dernier frisson de notre sensibilité d'avant-guerre, celle que nous ne devions plus jamais retrouver, sauf à l'évoquer ainsi qu'une chère âme défunte un instant ressuscitée comme je le fais en recopiant ces lignes de quelques notes de campagne. Celle que nous nous referons lentement après la guerre et qui s'étonne en moi de la réapparition de sa devancière, c'est une faculté nouvelle qui conservera quelque chose de la rudesse des temps, et d'une «  durées » (au sens bergsonien) comble et qui la trempa comme le fer et l'eau font l'acier : dépouillée des anciens voiles, avec plus de franchise et moins de pudeur, dans des réactions plus directes et plus brutales. Badonviller, commencement d'autre chose.
(11) On appuyait alors les attaques, on ne les préparait pas.

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