15 août 1914 - Combat de Cirey
Si on sait que dans
la nuit du 14 au 15 août 1914 l'armée française a repris
Blâmont dans ce qu'on appelle le
« combat de Blâmont », le
texte ci-dessous nous relate la montée d'autres
régiments plus à l'est, pour la reprise de
Cirey-sur-Vezouze (encore dénommé Cirey-les-Forges).
Le combat s'est livré le 14 août au sud de Cirey (croupe
322), sans grand succès apparemment malgré de rudes
combats, mais le 15 août, tout comme Blâmont « il n'y
a plus un Allemand dedans ; vide, évacué. Ils sont
partis la nuit dernière ».
Carte d'Etat-Major XIXéme
siècle
Carnet de
la Sabretache : revue militaire rétrospective
Éd. Berger-Levrault & Cie (Paris), 1937
(notes renumérotées)
CIREY (1914)
OU « l'INITIATION A LA GUERRE » *
Hier, pendant une
grand'halte faite à l'entour des thermes de
Bourbonne-les-Bains, nous avons eu la visite du
sous-chef d'Etat-major du 13e corps. Nous savons
maintenant que nous allons rejoindre celui-ci à Baccarat
pour attaquer sur Sarrebourg. Une question m'est venue
sur les lèvres, car je n'avais pas pensé que nous
attaquerions sérieusement en Lorraine : « Le front
Metz-Sarrebourg doit être bien organisé ? - Peuh ! a
répondu mon interlocuteur, nos aviateurs ont vu quelques
blancs-d'eau ».
Ce matin nous avons quitté de bonne heure notre
cantonnement pour aller nous embarquer à Passavant avec
trois autres bataillons de chasseurs de réserve, formés
comme le nôtre, à Langres.
Temps superbe et chaud. Le ciel, pâle en face de nous,
où montait le soleil, était bleu-paon de l'autre côté, à
l'occident. Le bataillon s'allongeait démesurément, me
semblait-il, sur la route, ondulant au gré des côtes
douze cents hommes. Quatre compagnies de deux cent
cinquante hommes, une section de mitrailleuses, une
section hors-rang, tout cela sous mes ordres. Hier je
n'étais que le plus ancien capitaine du 31e bataillon de
chasseurs à pied qui a fourni des cadres au 71e. Nous
sommes sur ce « pied de guerre » dont on nous a parlé si
longtemps. Tout arrive. Le nouveau corps est le dernier
venu de ses pareils: il n'existait pas encore
complètement sur le papier au premier jour de la
mobilisation : (le 31e lui-même n'a qu'un an
d'existence). Cela se voit : campement pauvre ; pas
d'outils (ce qui est un peu inquiétant). Quelques
hommes, faute de képis de chasseurs, portent un
couvre-chef garance de « fantassin », dissimulé sous une
coiffe bleue, dont une fente laisse parfois
transparaître du rouge.
La guerre ! Pendant ces dix jours que nous avons turbiné
sans répit pour mettre sur pied le nouveau bataillon,
nous n'avons guère eu le temps d'y songer. Sans doute ne
« réalisons-nous pas encore le fait, comme disent les
Anglais. Et puis, nous n'en sommes, nous, qu'au
rabâchage de nos petites pratiques du temps de paix,
discipline minutieuse de marche, petites précautions
inutiles, police de cantonnement ; on y est installé
commodément ; on y vit, sans trop y croire. Mais que
croire ? Pour nous la guerre n'a pas commencé, qui
balayera peut-être tout cela de son grand souffle, alors
que déjà, au delà de la Meurthe, où nous allons, nos
troupes de couverture talent, les « Réalités du champ de
bataille », ces réalités dont tant d'auteurs, qui n'en
savent rien, ont écrit d'une plume entendue dans les
revues militaires, ces temps derniers. Littérature !
Un train militaire passe sur une voie située en
contrebas de notre route, au fond d'un vallon. Sur des
trucs, des caissons, des voitures, brancards en l'air,
des canons, la gueule vers le ciel. Nous sommes au 12
août. On sait déjà que la mobilisation et la
concentration se sont opérées dans un ordre parfait et
dans la durée prévue. On vivait hier encore sur les
craintes inspirées par la dernière expérience et
l'histoire de la guerre de 1870, par les souvenirs
d'incapacité d'organisation et de désordre. Un grand
souffle d'espoir gonfle nos poitrines.
A notre tour, un train militaire nous emporte vers
l'Est, à travers le pays aux molles ondulations
sablonneuses de la Faucille. Eaux, forêts, bouts de
champs maigres. Des noms de gare, au passage, évoquent
l'image d'anciens cantonnements de manœuvres pour les
vieux routiers des étapes de l'Est, que nous sommes
presque tous : Monthureux-sur-Saône, Darney... Dans le
crépuscule hâtif de septembre la place de l'Eglise
rougeoyante des feux, où, sur deux baguettes, mijotent
les marmites de soupe les hommes en capote regagnent les
granges; et là-bas la vitre illuminée du « Cheval Blanc
» où, devant l'âtre flamboyant quelques officiers
attendent tranquillement le repas du soir (1).
Et ce nom, Baccarat ! Que de souvenirs proches ou
lointains il évoque! Il y a douze jours encore
n'étions-nous pas, avec le 31e bataillon de chasseurs à
pied, à Saint-Dié, qui n'est qu'à vingt-cinq kilomètres
en amont, sur la Meurthe. En aval, sur la rive droite,
surgit le plateau triangulaire qui, du contrefort du
Donon, le mont sacré, s'étend jusqu'à la Vezouze et à
Lunéville. C'est là, depuis notre galon de
sous-lieutenant, que nous avons trimé, manœuvré, appris
« la couverture ». Les villages Cirey, Blamont,
Badonviller, de nombreux autres, cachent le coq de leur
clocher dans les plis du terrain où coulent la Vezouze
et ses affluents. Nous les connaissons tous ces
villages, calmes, un peu morts, aux larges rues où se
prélassent fumiers, charrettes, ustensiles agricoles.
C'est dans sa gravité triste, la terre lorraine, battue
par les vents d'Ouest, et par les invasions. Et quand on
grimpe sur le plateau, dès l'orée de la forêt de Mondon
on aperçoit, à l'horizon, la ligne bleuâtre des Vosges,
que nous avons religieusement contemplée, comme le voile
où s'enveloppait l'énigme obsédante de notre destin, au
cours de cette durée fugitive qui va de la fine
moustache blonde au réseau panaché des poils gris. On
nous débarque à Thaon, à deux lieues d'Epinal. Par la
route, on repart dans la nuit, après un court repos. Le
jour s'est levé. Au passage on reconnaît des sites, des
coins de forêt comme de vieux camarades il qui on serait
tenté de faire un petit signe dans une sorte d'effusion
intime. Pourquoi ? Mais on n'a pas le temps de
s'analyser. On a autre chose à faire.
En arrivant au sommet d'une côte, entre deux bois, une
bouffée de vent frais du Nord Est nous apporte, du fond
de l'horizon, un bruit sourd, voilé, comme un roulement
continu de tonnerre venu d'un orage très éloigné : le
canon.
D'un seul coup, la guerre nous prend, nous empoigne. Je
passe le long de la colonne, qui s'écoule au pas de
route. Les hommes ont déjà retrouvé leurs vieilles
habitudes de troupiers ; les gamelles, sur les sacs,
sont repoussées en arrière pour la liberté de la tête ;
les fusils, à la bretelle, à trente degrés de la
verticale, le mieux pour aller à l'aise sans risquer de
gêner celui qui vient derrière ; le mouchoir
couvre-nuque au képi et le col de la capote largement
ouvert sur les peaux ruisselantes. Ces chasseurs,
réservistes des plus jeunes classes, trempés dans les
bataillons de l'Est, ce sont des soldats excellents. Du
sérieux, de la gravité, nulle forfanterie ; pas de ces
éclats nécessaires à quelques-uns pour s'étourdir. Sans
doute, derrière beaucoup de ces fronts barrés de
résolution cette pensée pour ceux qui sont demeurés au
foyer ; « Vous resterez Français, vous et les enfants de
nos enfants ; nous ferons ce qu'il faudra ». Chez les
officiers d'activé ou de réserve, même attitude. Les
meilleurs se demandent peut-être, non sans un peu
d'inquiétude : Que vaudrai-je ? Naturellement il ne
s'agit pas seulement, à la vieille manière de Henri IV,
de mener la bête au feu, si par hasard elle rejimbe en
nous ; mais aussi de continuer, malgré elle, de voir
vif, précis et juste, pour décider.
Un dernier cantonnement, et puis, en route pour
Baccarat. A neuf heures nous sommes rendus. Un officier
d'Etat-Major nous attend au pont de la Meurthe. L'action
des troupes de couverture est terminée. La 26e division
est entrée en ligne, et nous avons à la rejoindre sur le
plateau de la rive droite, à Neuf-Maisons (2).
Le bataillon dégage la route et gagne, à proximité, un
terrain libre où il se groupe autour des caissons de
munitions. Selon le règlement, on distribue cent
cartouches supplémentaires aux hommes, qui en ont déjà
cent vingt sur eux, soit sept kilos à porter (3).
A travers la grande forêt ombreuse, criblée de rayons,
où le hêtre se marie au sapin des Vosges, dans l'air
chaud, parfumé, bourdonnant, qui m'est une caresse
familière (ô douceur de vivre, te tairas-tu !) je
galope, devançant le bataillon, et gravis le flanc raide
du plateau. Me voici à Neuf-Maisons, sur la place de
l'Eglise. Le général S..., commandant la 26e division
est là, à cheval, prêt à se porter vers Badonviller ; un
homme aimable, souriant, sans crainte et sans reproche,
me semble-t-il. « Tout marche à ravir, me dit-il ; ce
soir je couche à Cirey. Restez ici avec votre bataillon.
Vous suivrez la progression et je ferai appel à votre
concours au moment voulu. » Quelques voitures
d'ambulance qui se mettent en route sur Pexonne, c'est
tout ce que je vois de la division. Par moment, au loin,
on entend quelques coups de canon.
Le bataillon s'étale largement dans le village; mais,
cet après-midi, est arrive un régiment d'infanterie
coloniale, qui nous obligea à nous resserrer.
Je suis luge chez le curé, dans une petite chambre
proprette sous le toit. On cause : « On s'est battu
depuis huit jours sur le plateau, me dit-il, et les
Allemands ont complètement brûlé Badonviller ;
heureusement pour nous, ils n'ont pas dépassé
Fenneviller, à sept kilomètres d'ici. Neuf-Maisons n'a
reçu que quelques obus perdus ; mais on a eu chaud. » Et
la bouche mince du vieillard esquisse un sourire. Il ne
prononce pas la phrase que je lis dans ses yeux
bleu-pâle, un peu éteints, et prudents : Comment cela
finira t-il ?
Par la fenêtre, je vois deux gamins du village qui se
promènent dans la rue, affublés, l'un d'un sac allemand
à la patelette poilue, l'autre d'un tambour bavarois,
très plat, à la bande bleu clair, et sur lequel il tape.
Je sors pour gagner l'auberge où je dois souper avec
quelques officiers du bataillon. Les coloniaux
emplissent les cafés. Un parfum d'absinthe rôde sur la
place. La petite salle où dans un coin, une table est
mise pour nous, est pleine de soldats. II est six
heures. Depuis un moment, dans la direction du nord, au
loin, une canonnade gronde, qui s'enfle de minute en
minute. Bientôt c'est un roulement ininterrompu.
J'envoie aux nouvelles mon lieutenant adjoint, qui est
monté. Un sandwich en poche, il part à vive allure. Nous
soupons. De temps à autre, l'un de nous va sur la place
pour écouter. Le bruit du canon ne fait qu'augmenter.
Huit heures, huit heures et demie. Le lieutenant ne
revient pas. La nuit tombe. Sur mon ordre, le capitaine
L... bon cavalier, fait seller son cheval et part à son
tour en liaison. A dix heures et demie il n'est pas
revenu, onze heures, à minuit rien. On va se coucher.
Dans un sursaut, je suis tiré d'un sommeil léger par
quelqu'un qui ouvre ma porte et me projette dans les
yeux le faisceau lumineux d'une lampe électrique de
poche. C'est le capitaine L... (il faut noter ici qu'il
est homme à tout « cran » une âme de feu). D'un ton
profondément navré, il me dit en tombant sur une chaise
: « Un désastre !... La division, hachée, écrasée... Un
désastre ! ... » Je bondis instinctivement de mon lit
comme devant un danger immédiat, m'habillant
fébrilement. Puis je songe à interroger. « Voilà, me dit
L..., j'ai trouvé l'Etat-major de la division au nord de
Parux, à quatre kilomètres de Cirey. Le bruit, du combat
avait cessé. Il devait être dix heures, peut être un peu
moins. Sous la lune claire, je voyais des artilleurs
amener les avant-trains pour se replier, et des isolés,
des petits groupes fuser par-ci, par-là, vers l'arrière.
J'ai demandé un éclaircissement. L'état-major, sous un
calme apparent, était troublé. Tout ce que je pus
obtenir, ce fut cette réponse « Affaire indécise devant
Cirey ». Alors j'ai causé avec un commandant qui, avec
son unité, allait prendre position à Petitmont.
Jusqu'alors, celle-ci avait été en réserve. Il était
très calme. D'un observatoire il avait pu suivre toutes
les phases du combat. Tout en chevauchant, il m'a
raconté l'affaire :
Les Allemands, dont on n'avait vu, tout le jour, que des
patrouilles, avaient, semble-t-il, fortement organisé et
occupé Cirey, et surtout une croupe 322 qui, au sud,
domine le village et l'entoure de glacis très étendus.
C'est là-dessus qu'on était venu buter sur les six
heures. Alors deux régiments avaient attaqué directement
par le glacis, par vagues successives, comme le prévoit
le règlement, et comme on l'a fait depuis quelque temps
aux manœuvres. Les drapeaux étaient déployés l'entrain
était admirable. L'artillerie divisionnaire appuyait
l'attaque, mais sans grande efficacité, semble-t-il. Les
premières vagues, parvenues à quatre cents mètres de
l'ennemi, avaient été broyées par les feux meurtriers
des mitrailleuses et du canon. D'autres arrivèrent, qui
eurent le même sort. On recommença l'attaque deux fois
encore, sans plus de succès. A la nuit, les débris de la
division s'en allaient en pagaïe. Le régiment de mon
interlocuteur avait été épargné. Il devait faire un
mouvement tournant par Petitmont. On suppose qu'il n'a
pas pu arriver temps. En revenant, ajouta le capitaine
L..., « j'ai dépassé des isolés et des groupes jusqu'à
Bréménil, a dix kilomètres d'ici. Il ne tardera pas sans
doute à en arriver. »
J'étais assez ému, mais je me taisais. Au bout d'un
moment, je dis à L... : « C'est assurément un fâcheux
début, mais c'est un fait isolé, peut-être moins
désastreux qu'il n'a semblé au cours de cette nuit. Ne
nous affolons pas. Il faut en tout cas soustraire nos
chasseurs à des contacts déprimants. Il est deux heures
et demie. On va rassembler le bataillon sur la hauteur
qui domine la rive sud de la Verdurette (le ruisseau de
Neuf-Maisons), prêt à toute éventualité, et on placera
un poste d'une section, avec le commandant de compagnie,
à la sortie nord du pays pour arrêter tous les isolés ou
groupes qui se présenteront. »
A quatre heures tout était en place. Le régiment
colonial qui, sans doute, avait reçu des ordres, avait
déjà quitté Neuf-Maisons.
On vit d'abord venir, monté et à bonne allure, un
médecin à quatre galons. En passant, il nous jeta, au
sujet d'une mission, quelques mots auxquels nous ne
comprîmes rien. Plus tard, arrivèrent des soldats,
isolés, ou par petits groupes, très espacés des soldats
hâves, défaits.
Il y a, dans les règlements, au sujet des fuyards, cette
phrase redoutable : « forcer leur obéissance ». Et les
vieilles exégèses des textes officiels disent que le
soldat, tenté de fuir devant la mort d'en face, doit
être maintenu à sa place dans le rang par la
perspective, en cas de fuite, de la mort de derrière,
celle-ci certaine, l'autre douteuse. Tout cela remonte
aux armées de métier. Maintenant, au combat, il n'y aura
plus de rang, et il faudra compter davantage avec le
sentiment du devoir chez les citoyens. L'exemple et le
courage du chef, voilà en tout cas chez nous le plus
fort levier (4).
Les débandés disaient, comme toujours en pareil cas,
qu'ils n'avaient pas mangé depuis longtemps qu'ils
cherchaient des vivres qu'ils n'avaient plus eu de
cartouches. Et si on ouvrait leurs cartouchières, on les
trouvait bourrées de cartouches (5).
Sur les huit heures, est arrivé un général envoyé pour
recueillir tous les éléments « dissociés », et les
remettre en ordre. Il y a eu un conseil tenu chez le
curé par le général et quelques officiers supérieurs
(6).
A treize heures, le bataillon a reçu l'ordre de se
porter sur Parux pour s'y joindre aux coloniaux et
coopérer avec eux à l'attaque de Cirey.
Je n'oublierai jamais le spectacle de la colonne,
défilant l'arme sur l'épaule, dans la grand'rue de
Neuf-Maisons, et chaque chasseur, au passage, me
regardant dans les yeux. Un frémissement, me
semblait-il, s'y propageait de la tête à la queue, que
je sentais passer en moi. Un fluide mystérieux unissait
tous nos cœurs. Cette fois, c'était donc pour de bon. Du
moins on le croyait (7).
En bordure de la route, voici une tranchée, orientée
vers le sud, allemande évidemment. Des officiers
s'arrêtent pour la considérer avec quelque surprise.
C'est une merveille ; profondément creusée dans le sol
de toute la hauteur d'un homme debout; avec un talus
bas, surplombant à peine le sol environnant ; invisible
à trente pas, la terre extraite ayant été éparpillée et
recouverte de verdures. Chez nous, on n'a pas cultivé la
tranchée, et les règlements n'en donnent que des modèles
ridiculement peu pratiques (8).
Au sortir de Fenneviller, brusquement, à trois cents
mètres, nous avons vu surgir sur le ciel bleu sombre les
ruines de Badonviller (9).
Un amas de pierres noircies, des décombres informes, sur
lesquels des pans de mur déchiquetés, des tronçons de
cheminées enduits de noir de fumée lèvent vers le ciel
des bras désespérés. Les maisons écroulées laissent voir
les âtres démantelés avec des crémaillères tordues, un
tas de cendres. Pas un être animé, sauf un chat, couché
à la place où fut un seuil, et qui nous regarde passer,
pensif (10).
Quelle histoire inventée d'espions ou de coups de fusil
tirés par des civils a pu être le prétexte de cet acte
odieux de banditisme, je l'ignore. Alors me reviennent
plus présentes à l'esprit des images recueillies ces
jours derniers, et qui, dans la foule de mes
préoccupations nouvelles s'estompaient en moi hors de la
vue intérieure immédiate. A Baccarat, plus loin encore
vers l'ouest, dans nos cantonnements d'étape, des chars,
arrêtés au bord des routes, devant un seuil hospitalier,
des chars bondés de meubles visiblement entassés à la
hâte, armoires, lits, berceaux, ustensiles de ménage,
clapiers avec des lapins, des poules ; et à l'entour,
parfois assis sur le timon, des vieux, des femmes, des
enfants ayant l'air d'attendre quelque chose, on ne
savait quoi, peut-être le moment de retourner chez eux,
avec des figures résignées, des figures de gens prévenus
depuis longtemps de ce qui devait arriver : des
réfugiés. Ainsi la Lorraine accomplissait le geste
séculaire, rituel, que ses enfants avaient dans le sang
depuis les temps.
Nous sommes passés sombres et remués parmi les ruines. A
l'entrée du pays détruit, c'était douloureux. A l'autre
bout, on serrait les dents. Gare !
Mais, ce n'était pas encore pour aujourd'hui. Lorsque,
au nord de Parux, sur une pente plantée de pommiers, à
hauteur des coloniaux déjà placés, le bataillon eût pris
sa formation d'approche derrière un imposant déploiement
de toute l'artillerie de la division qui ne tirait pas
(11), on vit apparaître sur la crête, venant de la
direction de Cirey, un maréchal des logis de hussards,
au petit galop. Quand il se fût approché, je vis qu'il
tenait une fleur entre ses dents. Il cherchait un
colonel. On l'interrogea. Cirey ? « Cirey !... Mais il n'y
a plus un Allemand dedans ; vide, évacué. Ils sont
partis la nuit dernière, une fois leur coup fait. Mon
escadron entier y est depuis plus d'une heure et demie.
»
Un peu plus tard, le bataillon a reçu l'ordre d'aller
coucher à Angomont, hameau perdu parmi la forêt et les
ramifications du massif vosgien, à cinq kilomètres de la
frontière. Un violent orage avait éclaté, et nous sommes
parvenus ici sous des trombes d'eau.
(Ce qui suit a été écrit en 1922 d'après mes souvenirs).
Le lendemain, qui était le 16 août, nous formâmes, à
droite, flanc garde de la division à travers monts et
vaux, par de mauvais sentiers. A midi, nous
franchissions la frontière au Rougimont, à six cents
mètres d'altitude. Nous avions vécu quarante ans pour
cette minute. Tous, a pied, officiers et chasseurs, nous
ne sentions pas la fatigue, nous volions littéralement.
Et nos illusions enthousiastes volaient aussi dans les
ramures des vieilles sapinières, aimées et chantées par
Erckmann et Chatrian, où les accueillaient les figures
de légendes et de guerres racontant le Rhin, les
coutumes ancestrales, les durs combats aux cols des
Vosges et la dernière histoire, celle de la frontière
perdue par les hommes d'avant nous.
Mais, fait troublant, pas un Allemand devant nous. Le
vide. Alors, nous sentîmes bien que nous n'avions pas
encore assez fait pour cette possession, et que, pour
ainsi dire, on nous trompait.
Grand'halte dans un frais vallon, auprès d'un joli
moulin apparemment vivant, dont les habitants restent
invisibles. Premier contact avec la réalité.
Le soir, dans une cohue de fantassins et de canons, nous
entraîne à Saint-Quirin. Ici se fait déjà sentir dans le
style des maisons et dans la vie, l'influence de la
vieille Alsace. Saint-Quirin se pelotonne dans la vallée
d'un affluent de la Sarre Rouge qui descend du Donon. Le
nom de cette rivière annonce la présence dans le sol du
grès couleur amarante, dont est faite la Cathédrale de
Strasbourg et la proximité des villes rouges ; celle
aussi des clairs et gais coteaux qu'embaume l'odeur des
merisiers. Erckmann et Chatrian sont nés en Lorraine
dans ce coin-ci. Mais ici, aux confins de l'Alsace, ce
n'était plus celle qu'ils ont chantée que nous
trouvions, c'était celle de « Au service de l'Allemagne
», celle qui avait adhéré aux nécessités inéluctables,
repliée, prudente et où, en ces heures troubles, les
sympathies pour nous n'osaient pas toujours se
manifester. Qui ne le comprendrait ?
Le surlendemain, au moment que les troupes cantonnées à
Saint-Quirin se rassemblaient pour monter vers les
champs tragiques de Sarrebourg, où allaient sombrer nos
espoirs, je causais avec un chef de bataillon, vieux
camarade retrouvé dans un de ces régiments auvergnats du
XIIIe corps. Esprit remarquable, beau caractère et de
libre jugement, il aurait certainement marqué son
sillage au cours de la campagne, s'il ne fut tombé dès
le début, Il me montrait des rangées de faisceaux de
sections, déjà raccourcies. Quelques-unes de celles-ci
étaient maintenant commandées par des sergents. Et il me
dit ces mots, que je n'ai pas oubliés, mais dont la
justesse ne devait frapper que beaucoup plus tard mon
esprit: « La division a reçu une bonne tape, et il lui
faudra un certain temps pour s'en remettre. Le premier
point est de recompléter nos cadres. Mais le fait
vraiment assez inquiétant, c'est que nos méthodes de
combat, comme je le prévoyais, se montrent médiocres, et
même sans doute mauvaises. Je crois que la guerre sera
longue, avec des hauts et des bas. Chacun des
adversaires fera ses dures expériences, les Allemands
comme nous ; mais nous sommes plus loin qu'eux de la
vérité, surtout en infanterie. Nous finirons cependant
par trouver de meilleures méthodes; il y faudra du
temps. Les suggestions viendront d'en bas, bien entendu;
mais elles seront un peu confuses, surtout pour
l'infanterie. Il faudra que le commandement s'y
reconnaisse, y voie clair. Mais la première modification
à introduire, c'est de faire préparer sérieusement les
attaques par l'artillerie.
COLONEL P. A. COUR.
* Nous devons la communication de
l'article de M. le colonel Cour a l'extrême obligeance
de M. le général Blin, chef du Service historique de
l'armée. Cet article est la copie du carnet de campagne
du colonel faite en 1922. On trouvera, dans les notes
qu'il a ajoutées à la même époque, l'expression de
l'humeur un peu vive que ressentaient encore alors, au
sujet des imperfections militaires du début, ceux qui
avaient eu le destin singulier de traverser la guerre et
d'en sortir vivants.
(1) Ah ! C'en était bien fini de cette paisible et
fausse image de la guerre.
(2), C'est là qu'aboutit, venant du Nord et de la
frontière, la route de Cirey par Badonviller et Pexonne.
Elle longe, à l'est du plateau, un contrefort boisé des
Vosges.
(3) C'était excessif. Trop de cartouches sur les hommes,
pour un travail médiocre au fusil, et pas assez de
mitrailleuses pour un rendement certain. Saluons au
passage, sur le seuil du portique rouge, cette première
des idées fausses du temps de paix, et pas la plus
redoutable sans doute de ces déesses funestes, fatales à
l'antique, inévitables. Celle-là témoignait chez les
Français d'une ingénuité émouvante dans l'art de tuer
tel que devaient le fixer les tueries prochaines.
Cependant ce c'est pas la, on s'en doute, tout l'art de
la guerre.
(4) Il y a les cas physiologiques, les dépressions
nerveuses, l'épuisement, mais les vrais lâches sont
rares dans les nations évoluées. Il y a parfois, dans
les longues guerres, des heures troubles où, sous des
influences perverses et peut-être par la faute de
quelques erreurs du commandement, l'âme d'une armée se
détend. Nous avons connu cela une fois, en 1917. Mais
nous avons trouvé, comme presque toujours, l'homme de la
circonstance, qui remit, tout en place avec son esprit
droit et son coeur, et avec un minimum d'exemples. Mais
tout cela, sans doute, c'est « une autre histoire ». En
réalité, il s'agissait ici d'une de ces paniques qui
entraînent parfois les meilleurs : Psychologie des
foules, armées ou non.
(5) Il avait fallu un coup bien rude pour toucher à ce
point ces hommes solides de nos régions du Centre,
victimes de la plus meurtrière des idées fausses.
(6) Je n'avais rien à y faire, et je ne sais plus
pourquoi j'y assistai. Le général, je crois, m'en avait
prié. Il émit l'idée de reformer les gens sur la
Meurthe, où il serait plus commode de recueillir tout le
monde. Quelqu'un dit que cela pourrait affoler les
populations. Je ne sais plus à quoi on s'arrêta. Mais
déjà les isolés se regroupaient spontanément, en quête
de leur drapeau.
(7) Dès la sortie de Neuf-Maisons, on se sentait de
l'autre côte de la limite qui séparait encore, par
habitude, la vieille et douce vie des jours paisibles,
assise dans des lois et des usages confortables, du
domaine de la force brutale, de la violence souveraine,
de la ruse sanguinaire, ressurgies du fond de la terre
et des races dans un trafique et sombre renouveau. Des
armes brisées, du campement, des effets militaires
abandonnés : ici, la moitié déchirée et ensanglantée
d'une chemise matriculée militairement, et dans certains
coins de village, une odeur de pourriture, de sueur et
de sang que ne pourront plus jamais oublier complètement
ceux qui l'ont respirée.
(8) On croyait a l'offensive, à l'attaque-panacée, mais
on avait néglige de l'armer, comme l'eût voulu ce dogme.
(9) La guerre qui, à chaque pas s'emparait davantage de
nos âmes de civilisés, nous attendait là, embusquée dans
l'horreur, pour forcer d'un sarcasme les derniers
recoins de nos sensibilités déplacées.
(10) Ah ! certes, nous en avons vu d'autres depuis :
l'habitude est venue mais nous ne pouvons oublier le
dernier frisson de notre sensibilité d'avant-guerre,
celle que nous ne devions plus jamais retrouver, sauf à
l'évoquer ainsi qu'une chère âme défunte un instant
ressuscitée comme je le fais en recopiant ces lignes de
quelques notes de campagne. Celle que nous nous referons
lentement après la guerre et qui s'étonne en moi de la
réapparition de sa devancière, c'est une faculté
nouvelle qui conservera quelque chose de la rudesse des
temps, et d'une « durées » (au sens bergsonien) comble
et qui la trempa comme le fer et l'eau font l'acier :
dépouillée des anciens voiles, avec plus de franchise et
moins de pudeur, dans des réactions plus directes et
plus brutales. Badonviller, commencement d'autre chose.
(11) On appuyait alors les attaques, on ne les préparait
pas. |