Vies des artistes
anciens et modernes: architectes, sculpteurs, peintres...
Toussaint-Bernard Emeric-David
1862
RICHER (mort en 1267).
Richer, religieux de l'ordre de Saint-Benoît, au couvent de Senones, dans les Vosges, homme lettré, amateur des arts, et artiste. lui-même, florissait sous les pontificats d'Innocent III, d'Honorius III, de leurs successeurs, et enfin d'Urbain IV. Il a composé une
chronique (1), où il dit s'être proposé, quoique le plus ignorant et le plus abject des serviteurs de Dieu, de recueillir tout ce qui est
venu à sa connaissance sur l'histoire de son monastère, notamment, ce qui s'est passé sous ses yeux, et de décrire d'une manière détaillée les embellissements faits au couvent et à l'église par de pieux abbés.
Nous ne connaissons de sa vie que ce qu'il nous en a lui même appris. Il a fait ses études de littérature, et apparemment de théologie, à Strasbourg, avant son noviciat. Devenu moine, il a été bientôt après prieur de la maison de Danubrium. Sous le pontificat d'Honorius III, il a été député, par son abbé, auprès du duc de Lorraine, pour se plaindre des vexations qu'un seigneur du voisinage exerçait envers son couvent.
En 1223, il était à Paris, ou plutôt à Saint-Denis, chez ses frères, les religieux de cette maison, apparemment comme artiste ou comme amateur des arts
(2). Il y a été témoin des funérailles du roi Philippe-Auguste ; il y a vu le tombeau de Charles le Chauve dans son premier état : Quod ego propriis
oculis vidi. Ce tombeau consistait en un sarcophage de bronze, de huit pieds de long et de trois de large. Sur le sarcophage, reposait un lion, aussi de bronze et dans les
mêmes proportions.
Le sarcophage de Philippe-Auguste était entièrement en argent doré, et entouré de figures en ronde-bosse, en petites proportions, habilement exécutées : Tumbam argenteam, deauratam,
cum imaginibus plurimis artificiosè factam. Le placement de ce monument causa la destruction de celui de Charles le Chauve. L'étroite pensée d'ériger le dernier monument à la place de l'ancien, donna un prétexte pour ouvrir celui de Charles. On assura qu'il avait été trouvé plein de charbon ; ce qui parut prouver, dit-on alors (c'est Richer qui le raconte), que ce malheureux prince était tombé dans l'enfer, par la raison qu'il avait levé des décimes sur le clergé. D'après cette notion, ce tombeau fut enlevé, et disparut entièrement. Cette violation de sépulture fut réparée, aussi bien qu'il se pouvait, dans des temps postérieurs ; mais le hon ne fut pas remplacé
(3).
Un abbé du monastère de Senones, nommé Rambert, mort en 1136, avait été inhumé dans un de ces sarcophages posés au
dessus de terre, qu'on appelait alors des tombes hautes; mais, cette tombe ne paraissant pas assez honorable à
Richer pour un homme de ce mérite, il obtint de son abbé la permission de l'embellir ; et il paraît qu'il s'en acquitta avec succès. Aux quatre coins du sarcophage, il établit quatre petites colonnes de marbre,
sur ces colonnes, il posa une table de marbre qui couvrait la tombe ; et, sur cette table, il coucha une statue de Rambert, revêtu de ses habits pontificaux et tenant son bâton pastoral. Il nous dit lui-même : Propriâ manu sculpsi (lib. II, cap. XXII). On voit que, conformément à l'usage pratiqué à cette époque dans cette espèce de tombeau, c'est l'image de l'homme réputé vivant, et non pas celle de l'homme mort, qu'il plaça sur le sarcophage.
En 1256, furent inhumés en tombes hautes, dans une des chapelles de l'abbaye, un seigneur nommé de Blammont, et une dame nommée de Bayon. Richer sculpta sur leurs sarcophages des figures en bas-relief, des fleurs et des inscriptions : In quibus sarcophagis et ego propriâ manu sculpsi imagines et flores et versus.
Un autre abbé du monastère, nommé Widéric, fut aussi inhumé en tombe haute, ornée de sculptures (in tumbâ elevatâ lapideâ, satis
decenter sculptâ). Cet usage s'étendait de plus en plus.
Quelques-unes des particularités que Richer a écrites sur l'histoire de son couvent ne sont pas sans intérêt, même pour les arts. Il raconte que l'abbaye de Sénones, fondée en 720 par un seigneur français, nommé Gundebert, ayant déjà perdu de son lustre au temps de Charlemagne, ce prince, afin d'y attirer l'attention des fidèles, y fit déposer le corps du pape Alexandre Ier, et qu'il le fit déposer dans une chapelle, qu'il orna d'une mosaïque du genre de celle que les anciens appelaient opus tessellatum, c'est-à-dire composée de petits morceaux de marbre de diverses formes et de diverses couleurs : fait à ajouter à ceux qui prouvent le soin que prenait Charlemagne pour l'embellissement des édifices religieux, et pour le maintien des arts en général. Richer raconte aussi que, de son temps, un simple prieur du couvent des Bénédictins de Xures fit orner son église de peintures, et l'enrichit de vitraux coloriés : Et picturis et fenestris vitreis decoravit. Ce prieur construisit un autel, qu'il orna, dans tout son pourtour, de sculptures peintes et dorées : Et illud imaginibus sculptis auro et coloribus in circuitu adornavit.
La Chronique de Richer contient aussi divers faits relatifs aux règnes de Philippe-Auguste, de l'empereur Othon, et de Frédéric II (lib. iv, cap. xxxvi). L'ouvrage se termine sous le pontificat d'Urbain IV, en 1262. Ducange, dans sa table des auteurs qui lui ont servi à composer son Glossaire de la latinité du moyen âge, place sa mort à l'an 1267.
Cette chronique contribue essentiellement à enrichir l'histoire de l'art français du treizième siècle.
(1) Bouillard, p. 126. Chron.
Senon., apud d'Achery, Spicil., t. II, p. 603 et seqq.
(2) Chron. Senon., lib. III, cap. XVII, p. 628.
(3) Félibien, Hist. de l'église de Saint-Denis, p. 334.
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