Chronique de Richer, moine de Senones,
traduction française du XVIe
Par Jean Cayon
Nancy - 1857
MOINE DE SENONES.
Traduction française du XVIe siècle, sur un texte beaucoup plus complet que tous ceux connus jusqu'ici; publiée pour la première fois avec des éclaircissements historiques, sur les manuscrits des Tiercelins de Nancy et de la bibliothèque publique de la même ville ; par Jean Cayon.
L'histoire de Lorraine proprement dite commence, comme chacun le sait, à Gérard d'Alsace (1048). Les preuves authentiques on les origines de cette histoire à partir de cette époque jusqu'en 1200, ou environ, ne nous sont données que par des historiens étrangers à notre pays ; tels sont Sigebert de Gemblours, le chanoine Albéric, le bénédictin Lambert d'Aschaflembourg, Othon de Freisingen, dans leurs chroniques, et Guillaume de Tyr dans son Histoire des Croisades. Et encore ce que ces divers auteurs nous apprennent se réduit à peu près à des noms propres, à des dates ; ce qui sans doute forme le canevas des récits historiques, mais ne nous apprend rien des moeurs, des coutumes de nos aïeux. L'histoire contemporaine se tait sur nos cinq premiers ducs héréditaires, pendant l'espace de cent cinquante ans. La stérilité de nos annales se fait encore bien mieux sentir quand il nous faut aller consulter les chartes, les diplômes des Eglises, des monastères de notre antique duché, lorsque nous sommes appelés à débrouiller les généalogies des princes ou des personnages célèbres de ces temps reculés. Pas un historien, pas même un chroniqueur des onzième et douzième siècles ne s'est rencontré parmi nous, qui ait cru devoir ou qui ait pu nous raconter les faits et gestes de nos premiers ducs; retracer à la postérité les commencements de notre existence sociale en Lorraine; suivre avec quelques détails les relations des princes avec leurs sujets ; peindre en un mot la vie intime des châteaux élevés sur tous les points de notre territoire, sur les sommets des montagnes, aux bords des rivières ou dans les plaines fertiles. Personne enfin ne nous a appris comment se sont formées les plus importantes de nos cités modernes: c'est à peine si nous connaissons sûrement les fondateurs des villes de notre contrée; et l'incertitude la plus désespérante règne sur l'état primitif des habitants de la Lorraine, sur les commencements et la fin de leur condition servile.
Le premier chroniqueur lorrain contemporain des faits qu'il raconte est un moine de Senones, le bénédictin Richerius ou Richer qui a composé dans la moitié du treizième siècle une chronique en latin, où l'amateur de nos antiquités peut puiser avec confiance et lire avec intérêt quelques-unes de ces anecdotes qui retracent fidèlement et d'une manière pittoresque et naïve, les moeurs de nos ancêtres au moyen âge. Publiée en partie dans le siècle dernier et dans la langue adoptée par son auteur, l'oeuvre du Bénédictin de Senones, bien qu'infiniment curieuse et instructive, n'était connue que de quelques érudits, et ces hommes d'étude n'en avaient pas su vulgariser le mérite, que pourtant ils avaient reconnu hautement et sans aucune réticence. C'était à une traduction française, fidèle en même temps que gracieuse, qu'était imposée la tâche de faire connaître en Lorraine surtout, l'importance historique de l'ouvrage latin du Frère Richer, et encore fallait-il, pour atteindre ce but, que cette traduction ne demeurât plus enfouie, en quelque sorte, dans les rayons d'une vaste bibliothèque, et communiquée seulement aux investigations de quelques rares travailleurs, ou offerte obligeamment par ses deux ou trois possesseurs à la curiosité des amateurs de manuscrits rares, mais il fallait qu'après trois cents ans de mise en oubli, elle vit enfin le jour de la publicité. C'était là l'heureuse destinée qui était réservée à la chronique de Richer, traduite en français dans le seizième siècle par un écrivain dont le nom ne nous est point parvenu. C'est à M. Jean Cayon, déjà connu dans sa ville natale et au delà, par le bon choix de ses nombreuses publications lorraines, qu'on devra de connaître, quoique tardivement, le premier ouvrage qui ait été écrit sur les commencements de notre ancienne et commune patrie.
Le laborieux éditeur ne s'est pas contenté de nous donner un bon livre, un livre curieux, mais il a, comme de coutume, uni deux choses ordinairement séparées, l'oeuvre du savant, et le travail de l'artiste. Ainsi, aux qualités intrinsèques de son édition de la chronique du frère Richer, M. Cayon a joint les attraits de la forme : papier excellent, caractères typographiques agréables à la vue, grande lettre initiale et reliure élégante, tout a été mis eu oeuvre pour que chacun s'empressât de se procurer ce beau volume et que le plus petit regret ne pût contrister jamais l'amateur qui en aurait fait l'acquisition.
Une intéressante notice, que l'éditeur a placée sous forme d'introduction en tête du texte, mérite d'être lue; elle fait comprendre toute la valeur historique de ce que Richer raconte au sujet de Philippe Auguste à la bataille de Bouvines, et du projet qu'eut un moment saint Louis de prendre l'habit de dominicain. M. Thomassy, de l'école des Chartes, juge compétent en matière d'histoire de France, a vu dans le récit de Richer la confirmation de deux faits que quelques critiques ont rangés trop légèrement au nombre des faits apocryphes. Sous ce point de vue donc l'édition de la chronique dont nous parlons acquiert une importance réelle aux yeux de tout Français qui étudie l'histoire de son pays. M. Cayon a éclairci la narration de Richer, par des notes placées à propos, il a donné des dates certaines aux faits que le chroniqueur avait laissés indécis ou dans le vague; enfin il a fortifié le témoignage de son auteur par des rapprochements empruntés aux extraits si curieux de quelques-uns des mémoires sur notre histoire, restés jusqu'à présent manuscrits pour la plupart.
Ces nombreux avantages (1) donnent un vrai mérite au livre que notre amour pour les produits typographiques concernant notre pays nous oblige de recommander à l'attention des hommes éclairés et laborieux, qui s'occupent d'enrichir leurs bibliothèques d'ouvrages utiles et bien exécutés.
En finissant ce compte-rendu, déjà trop long peut-être, je crois devoir appeler l'attention des latinistes qui liront la traduction française de la chronique de Richer, sur un passage qui, ce me semble, a été pris à contre-sens. C'est la seule critique que je me permettrai de faire du livre que j'ai examiné scrupuleusement. Et il est bien entendu que si mes observations se trouvent justes, elles s'adressent exclusivement au traducteur quel qu'il soit; quant à l'éditeur, qui a dû respecter religieusement le manuscrit qu'il imprimait, sa responsabilité est ici à l'abri de toute atteinte. Je ne pense donc pas que les mots soulignés au livre quatrième, chapitre XIX, intitulé : De la Sébile, Béguine de Marsal et de ses gestes, correspondent exactement pour le
sens à l'original latin que voici Asserebat etiam (Sybilla) ei (hospitoe Sybilloe) ab eis (angelis) aquam benedici ut versutias diaboli ipsarn impugnantis superare valeret : eral enim ad caput ipsius salis pulchrum vasculum in quo ipsam aquam miserat ; de qud ipse episcopus et proedicatores et aliiplures, ut se à diabolo tutarent, se aspersisse et ex ipsd aqud olidd bibisse feruntur. Ces quelques phrases, parfaitement intelligibles, se trouvent dans les Preuves de l'Histoire de Lorraine de Dom Calmet, tome troisième, et dans le second volume du Spicilége de Dom d'Achery, 2° édition, in-folio. Le seul vrai sens qu'elles offrent à tout lecteur impartial et capable de traduire un peu passablement du latin de chroniqueur, fait jouer aux personnages qu'il concerne un rôle de dupes assez ridicule, sans qu'il soit nécessaire (sauf le cas où la vérité historique serait offensée) de leur prêter gratuitement et peut-être malicieusement une action, non pas honteuse sans doute, mais absurde du moins pour des hommes à qui on peut bien, sans compromettre sa science ou son esprit, accorder quelque reste de bon sens, ces hommes eussent-ils vécu an moyen âge et eussent-ils revêtu la robe épiscopale ou l'habit de religieux. En faveur de l'opinion que j'adopte, j'ai le témoignage de Breyé qui a traduit l'histoire de Sybille de Marsal qu'il a insérée dans ses Amusements (Petit volume in-12, imprimé à Nancy, chez Antoine Leseure, 1733, et devenu assez rare.) Telles sont les propres expressions du célèbre avocat de Nancy :
« Elle ajouta (la femme chez qui Sybille logeait) que Sybille assurait que ces anges avaient eux-mêmes béni l'eau qui était au chevet de son lit dans un petit vase fort propre, pour chasser, disait-elle, le démon qui la persécutait et pour la garantir de ses pièges. On dit que l'évêque, les frères prêcheurs, et plusieurs autres répandirent sur eux de cette eau, et qu'ils en burent pour se mettre en garde contre le diable. » Tout en adoptant cette traduction qui me parait conforme au sens naturel, au sens du texte original, je n'ai point du reste la prétention de l'imposer à personne.
L'abbé MARCHAL,
Curé de Heillecourt.
27 septembre 1842.
En observant que la qualification Olida, n'est point rendue dans la traduction de Breyé, nous nous rangeons volontiers au sentiment judicieux émis par M. l'abbé Marchal, dans son remarquable et obligeant compte-rendu; sentiment partagé, du reste, par plusieurs latinistes distingués dont nous avons cru devoir consulter l'opinion. Olidus signifie en effet une odeur forte, bonne ou mauvaise, ce qui a pu induire peut-être en erreur le malicieux traducteur, et c'est précisément pour éveiller l'attention des critiques, que nous avons souligné ce singulier passage, sur lequel Errard, chroniqueur contemporain des gestes de Sybille, garde un silence absolu.
J. C.
NOTICE.
La Chronique de Frère Richer, dont nous publions pour la première fois la traduction et l'édition complète, ouvre, sans contredit, une riche série de nombreux documents variés sur l'esprit, les moeurs et les événements les plus remarquables des XIIe et XIIIe siècles, et où sont en particulier retracées les annales de la France, de l'empire d'Allemagne, de la Lorraine enfin, dont le Moine de Senones s'attache à faire connaître les origines, par l'histoire de ses antiquités religieuses. Ce livre respire, pardessus tout, un sentiment de bonne foi naïve, qu'à la vérité, on peut taxer parfois de crédulité trop complaisante, mais où tout atteste ce pieux soin des recherches pour l'instruction de la postérité, qui justement se plaît aussi à proclamer les services immenses rendus aux lettres et à là civilisation entière, par les religieux tenant la plume dans ces temps reculés y époques désastreuses de troubles et ténèbres, en empêchant ainsi la lumière vacillante de s'éteindre tout à fait. Tel est le mérite du Chroniqueur lorrain, le père en quelque sorte par son antiquité de notre histoire provinciale. Comme il l'avoue lui-même avec une humilité exemplaire dans son prologue, il résolut de dérober à l'oubli les Gestes et Actes de son temps, quoique pénétré d'avance, dit-il, de son insuffisance peut-être, et de la difficulté de s'exprimer avec une parfaite élégance ; préférant au surplus un récit naturel et clair à des discours plus apprêtés et obscurs.
Richerius ou Richer nous apprend lui-même, dans son livre, une partie des particularités de sa vie, c'est-à-dire, tout ce que l'on en sait. Il naquit vers la fin du XIIe siècle, puisqu'il se dit religieux sons l'abbé Henry, élu en 1206, successeur de Conon de Deneuvre, décédé l'an 1304 (liv. III, ch. 6). Plus loin
(liv. III, ch. 17), il déclare tenir de moines de St.-Denis, témoins oculaires, le récit des funérailles de Philippe II, roi de France, dit Dieudonné, aïeul de saint Louis, et mort en 1216. On voit aussi qu'il avait fait ses études à Strasbourg.
En 1218, Frédéric II ayant forcé dans Amance Thiébaut Ier, et attiré ensuite ce prince à Vurtzbourg, où il le retint en captivité, Richer, parvenu sans doute à un âge mûr, fut député par son abbé vers le duc de Lorraine pour obtenir de lui satisfaction du seigneur de Gerbéviller, qui inquiétait les terres du monastère. Il mentionne d'une manière bien circonstanciée l'empoisonnement de Thiébaut-le-Bel, par une aventurière, nommée Sedane, à l'instigation de l'empereur d'Allemagne, et sa sépulture en 1220, à Stultzbronn, où déjà Ferri II, son père, avait été enseveli.
Notre fidèle chroniqueur, intéressé dans la cause, raconte aussi les persécutions de Henri de Salm, ennemi juré des moines de Senones, du vivant des évêques de Metz et de Toul, Jacques et Gilon, ou Giles de Sorcy, vers 1253. Il est certain qu'il vivait encore en 1258, et même au-delà de 1262, car il parle de Henry, évêque de Strasbourg, successeur de Walter ou Gauthier de Geroldscek, dont il rapporte la guerre avec les citoyens aguerris de cette ville libre.
Richer jouissait à juste titre d'une certaine influence dans son couvent, dont on le voit toujours soutenir avec zèle les intérêts dans les plus difficiles circonstances ; tantôt délégué, afin de résoudre les difficultés élevées au sujet de l'élection de l'abbé ; tantôt demeurer intrépidement seul dans le moutier abandonné des frères, envahi et désolé par les hommes d'armes du comte de Salm, irrité de ce qu'on lui avait refusé l'advocatie de cette église, qui possédait des biens considérables. Le studieux Moine nous apprend en plusieurs endroits, que la sculpture, les lettres et la peinture charmaient tour à tour ses loisirs, lorsqu'il n'était pas engagé dans les affaires du siècle, et qu'étant prieur de Deneuvre, il y fit exécuter divers ouvrages d'art. On lui attribue encore, indépendamment de quelques vers en langue vulgaire, un poème latin sur l'abbé Antoine, en grande réputation de son temps, et qui mourut en 1136. Curieux, dit-il, de s'enquérir non-seulement des choses mémorables contemporaines, mais encore de rassembler les plus anciens monuments écrits de son abbaye célèbre, il n'est pas étonnant qu'à l'ombre du cloître, Richer se soit plu à rassembler mille souvenirs de plus en plus intéressants, perdus sans lui, et que de l'aveu de Dom Calmet, juge bien compétent en semblable matière, sa Chronique soit tout ce que nous avons de meilleur sur la Lorraine. Et quoique l'auteur, poursuit-il, pèche assez souvent contre l'exacte chronologie, reproche commun, au reste, à tous les historiens du moyen-âge, il ne laisse pas d'être très-précieux par les autres particularités qu'il a consignées et que l'on ne trouve point ailleurs.
En effet, dans leur déroulement, que de tableaux divers viendront tour à tour émouvoir le lecteur attentif ! D'abord la vie des saints personnages qui, aux premiers âges du christianisme, peuplèrent les solitudes affreuses des Vosges ; le développement successif ensuite, à l'ombre des grands monastères, des villes d'Epinal, Saint-Dié, Remiremont, Senones
(2), etc. ; la société affranchie commençant à poindre ; tantôt les dues de Lorraine et leurs démêlés guerriers,
tantôt les évêques de Metz et de Strasbourg rivalisant avec les plus puissants princes et conduisant en personne des armées ; plus loin, les croisades, les guerres formidables entre la France et l'Allemagne ; partout les moeurs féodales et les plus étranges circonstances, légendes et contes du gay sçavoir. Nous recommandons volontiers aux curieux, pour leur récréation, la sagacité du roi Philippe, liv. III ch. 5 ; les aventures de Sibile, béguine de Marsal, liv. IV, ch. 19 ; ;le rustique qui voulut tromper Dieu...., liv. V, ch. 4, etc. D'autres chapitres attirent plus spécialement les méditations de l'historien, du philosophe, ou du moraliste.
Longuement citée, commentée ou littéralement suivie aux XIVe,
XVIe et XVIIe siècles, par le dominicain Jean de Bayon, le chanoine de St.-Dié, Herculanus ou Herquel, Jean Ruyr, etc., la Chronique latine de frère Richer fut imprimée pour la première fois en 1651, mais fort incomplètement, autant par réticence que par défaut de meilleurs manuscrits, par le bénédictin D'Achéry, dans son recueil intitulé Specilegium. Entre autres notables différences, dix-sept chapitres que nous donnons, y manquent. D'après lui, et tout en regrettant ces omissions, D. Calmet, qui avait en main le manuscrit original, n'a donné que quelques extraits encore moindres, pour servir seulement aux preuves de son Histoire de Lorraine. Cependant, vers le même temps, il faisait passer, sur sa demande, au célèbre Schoepflin, un texte meilleur, afin d'en enrichir son Alsatia illustrata, où en vain on le cherche. Dom Brial plus réservé qu'aucun, dans le Recueil des Historiens de France, n'emprunte que quelques pages au Moine de Senones, et de plus dépasse les bornes de la plus sévère critique à son égard, en s'attachant surtout à contester sa véracité au sujet de la fameuse harangue de Philippe-Auguste à son armée, le jour de la bataille de Bouvines ; fait héroïque, si éminemment empreint du caractère chevaleresque français ! Nous aimons à reproduire ici le sentiment d'un érudit élève de l'École des Chartres, M. Thomassy, en mission littéraire à Nancy, en 1841, qui, réfutant des assertions gratuites ou erronées, appelait en outre l'attention sur l'importance du texte recouvré dans la Bibliothèque publique de Nancy, et l'opportunité de cette même publication, que nous avions conçue auparavant.
« Or, faut-il rappeler à cet égard que le Moine de Senones, loué dans l'Histoire littéraire de France pour les notions précieuses qu'il nous révèle sur l'art contemporain, n'est pas moins digne d'étude pour les détails de moeurs et surtout pour la connaissance qu'il nous donne des rapports de la société monacale avec la société chevaleresque. Faut-il rappeler qu'il a été le seul à nous transmettre ce que les récits contemporains lui avaient appris des discours où Philippe-Auguste, avant la bataille de Bouvines, offrit si audacieusement la couronne de France au plus digne ? Quand je dis le seul, je me trompe ; car le même fait est rapporté en termes différents par la Chronique de Rheims, publiée par M. Louis Paris... Or, il est évident par ces deux témoignages, que la question de l'authenticité d'un fait aussi important a été tranchée, et nullement résolue, dans la notice que Dom Brial, dans le Recueil des Historiens de France, a publiée sur le moine Richer.
« Grâce à la bonne intelligence et aux relations intimes qui existaient alors entre la Lorraine et la France, ce Moine se tenait également au courant de ce qui se passait à Paris. Pour s'en convaincre, il suffit de lire, dans notre chroniqueur, les détails curieux relatifs à la querelle des Frères Prêcheurs avec les Écoles de la capitale. Richer nous révèle encore des particularités fort curieuses de la cour de saint Louis, et entre autres celles qui eurent lieu lorsque ce monarque conçut un instant l'idée de se faire dominicain
(3). Il nous apprend enfin ce motif qui détermina saint Louis à ne pas approuver la déposition portée contre l'empereur Fréderic par Innocent IV au concile de Lyon. Richer nous dit que le roi de France refusa son approbation, non par aucun des motifs qu'on a supposés plus tard, mais uniquement quia idem Fredericus quondam juratus suus extiterat. Certes, ce fait, devenu l'objet de tant de controverses, était important, et il semble que tous ceux qui en avaient été témoins auraient dû en parler comme Richer (4).
« Toutefois, Guillaume de Nangis, qui était alors avec saint Louis, et qui avait dû savoir directement tout ce qui s'était passé dans les conférences de ce prince avec Innocent IV, ne parle ni du refus, ni d'aucunes des circonstances qui purent le motiver ; mais ce silence n'a pas empêché de croire à l'authenticité du fait rapporté en cette occasion par notre chroniqueur. Pourquoi dès lors refuser de le croire au moins quant au fond, lorsqu'il nous rapporte le discours de Philippe-Auguste avant la bataille de
Bouvines ?
« Un célèbre écrivain de nos jours, accoutumé à remonter aux sources originales, M. Augustin Thiéry, a cru devoir confirmer la
condamnation portée par Dom Brial contre le Moine de Senones ; et sous prétexte que Guillaume-le-Breton dans sa Philippèide ne mentionne pas cette scène vraiment homérique, mais tout simplement chevaleresque, dont il aurait lui-même été témoin, M. Augustin Thiéry l'a supprimée sans pitié de nos annales. Cependant ce poète officiel de Philippe-Auguste, bien que témoin de la scène en question, résultat d'une politique aussi habile qu'audacieuse au milieu des moeurs féodales, a très-bien pu recevoir l'ordre de n'en pas parler après les circonstances critiques qui l'avaient rendu nécessaire. Et de même pour Guillaume de Nangis, qui a gardé le silence sur le refus donné par saint Louis à Innocent IV. Or, je le demande, maintenant si l'on croit à l'exactitude de Richer par rapport à saint Louis, pourquoi pas également par rapport à Philippe-Auguste ? N'a-t-il pas été aussi le contemporain de ce prince, et son témoignage n'est-il pas confirmé à cet égard par la Chronique de Rheims ?
« Quant à certains miracles que rapporte le Moine de Senones, et qui pourraient faire suspecter son discernement historique, ou remarquera qu'ils ont presque tous un but direct de leçon morale, d'où l'on peut très-bien supposer que le chroniqueur les a admis avant tout par leur moralité, et sans se montrer difficile sur la réalité du merveilleux. Ces miracles ne peuvent donc affaiblir le caractère vraiment historique de Richer, et l'on peut sans crainte affirmer de son oeuvre, ce que Fabricius en a dit : stilus ejus est rudis, sed veritatis amans videtur. En effet, Richer distingue très-souvent dans sa Chronique ce qu'il a vu de ses propres yeux et appris par lui-même, ce que des témoins dignes de foi lui ont rapporté, et ce qu'il ne connaît que par la commune renommée, ut dicitur. Or toutes ces distinctions montrent le soin qu'il apportait à son oeuvre et prouvent qu'il y a mis tout le discernement dont il était capable. Enfin, ce discernement ne peut être suspecté chez un auteur dont les talens étaient aussi variés que les siens. Peintre, sculpteur et même poète en même temps qu'historien, il nous a transmis sur l'histoire du XIIIe siècle des renseignements très-importants et divers autant que nombreux. Dès-lors comment refuser créance à cet auteur remarquable à tant d'égard pour son époque, et qui ne laisse suspecter en rien son amour de la vérité.
« C'est par ces motifs que les dix-sept chapitres encore inédits de la Chronique de Richer donnent une très-grande valeur historique au manuscrit de Nancy, qui permettra de les publier pour la première fois. Une pareille publication faite par le libre concours des érudits Lorrains ou sous les auspices du ministère de l'instruction publique, rendrait un éminent service et à l'histoire de la Lorraine et à celle de France. »
Familiarisé par des travaux analogues précédents, nous avons entrepris avec courage cette tâche nouvelle et de longue haleine. Dans la conscience de nos efforts, nous présentons avec confiance aux curieux de nos richesses historiques nationales ces passages inédits,
cette édition complète. Voici la désignation des chapitres nouveaux, distingués à l'impression par une astérisque
(5) : Livre Ier, chap. 19,20, 21, 26 ; livre II, chap. 6, 19, 21, 27 ; liv. IV, chap. 18, 21, 24, 25, 27, 40 ; livre V, chap. 2, 4, 5, 19, 20. Chaque mot, chaque ligne, chaque page ont été soigneusement recueillis, comparés, coordonnés sur les manuscrits latins et français de la Bibliothèque publique de Nancy (6), et sur un autre exemplaire qu'a mis obligeamment à notre disposition un bibliophile distingué, M. Beaupré ; exemplaire qui avait appartenu aux Tiercelins de la même ville. Ce dernier manuscrit nous a particulièrement servi pour l'impression. Il offre des leçons différentes des précédents, des passages plus étendus ; et quoiqu'au fond la version française de cette copie soit identiquement la même que celle conservée dans la Bibliothèque susdite, il paraît que cette transcription aura été faite ailleurs que sur celle-ci, avec plus de fidélité et sur un texte plus complet.
Le manuscrit latin de la ville de Nancy, in-folio parvo sur papier, à deux colonnes, d'une écriture fine, très-serrée et difficile à lire, porte la date de 1536 (7). La suscription marque qu'il a été écrit d'après un exemplaire périssant de vétusté. On y trouve Richer en entier, à quelques lacunes près et notamment à l'exception de
trois chapitres à la fin du livre Ve et qui sont dans la version française du même établissement ; version dont le manuscrit in-4" se rapproche beaucoup de la fin du XVIe siècle. Dans le filagramme du papier on aperçoit le chiffre du duc Charles III, qui tint le sceptre ducal de 1545 à 1608. La copie des Tiercelins, petit in-folio, parait être du XVIIIe siècle.
Dom Calmet, à qui dans ses immenses recherches rien ne semble avoir échappé, connaissait cette traduction, ouvrage peut-être d'un religieux de Senones ou de Moyenmoutier. Favorisé par le génie de notre langue à l'époque de Montaigne, l'auteur, dont le nom est resté dans l'oubli, a rendu avec un sentiment de naturel exquis et avec beaucoup de fidélité le sens naïf de l'original. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, d'exiger aujourd'hui d'un travail semblable une aussi précieuse simplicité, qui s'allie avec tant de bonheur aux récits du chroniqueur.
On a reproché, non sans fondement, à notre historien, ses fautes contre la chronologie, et l'absence souvent de dates. Nous y avons soigneusement pourvu avec la plus grande exactitude par des annotations, appuyées sur les meilleures autorités, partout où le besoin s'en faisait sentir ; oeuvre pénible et ingrate, s'il en fut jamais ! On nous saura bon gré, sans doute, d'y avoir joints, entre autres nombreux éclaircissements historiques indispensables, des mémoires, des témoignages contemporains, inédits également ; mis sous les yeux divers rapprochements, et qui viendront ici corroborer l'authenticité, la véracité du livre de Richerius. Mettons au premier rang les extraits palpitants d'intérêt de Michel Errard, valet de chambre de Thiébaut Ier, duc de Lorraine, etc. Enfin, par nos soins multipliés (8), nous aimons à nous persuader que rien n'aura été négligé de notre part afin de conserver à Frère Richer le litre d'écrivain fort recommandable, que lui ont décerné de tout temps les doctes scrutateurs de ses veilles ; titre qu'à la lecture les studieux ne peuvent manquer de lui confirmer.
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