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Mon destin de femme - 1974
Marthe Richard
MARTHE BETENFELD
Le printemps
n'avait pas encore un mois. Cependant en dépit du rude
climat lorrain, en cette lointaine année de 1889,
Blâmont, la petite bourgade ensorcelante par son charme
désuet, offre aux passants l'impression d'un village
paisible et doux. Sur la route, la plus populaire de
l'époque napoléonienne, les attelages sont salués par
les oiseaux pépiant dans les arbres qui bordent la
Vezouze, où, déjà, les lavandières réunies tapent,
secouent, et frottent le linge, qu'elles iront étendre
sur le pré, au grand désespoir des pêcheurs qui dès
l'aube tentent de leur hameçon les poissons plutôt rares
dans la rivière qui serpente à travers le village. |
En ce 15 avril, ni les chants alternés des lavandières ni
le doux clapotis de la Vezouze ne parviennent à apaiser l'inquiétude du père Louis, qui va et vient dans la grande
salle de sa maison.
Louis Betenfeld a confié ses deux aînés, Jeanne et Camille, à des amis, parce qu'il trouve
inconvenant de leur laisser deviner ou ou comprendre comment les enfants viennent au monde. Son épouse, alitée depuis deux jours,
attends son troisième bébé, et le médecin ne comprends pas pourquoi ce travail est retardé. Après des heures d'inquiétude, à la tombée du second jour, il entrouvre la porte de la chambre où repose la parturiente et crie au papa :
« Une fille, mais n'entrez pas, n'entrez pas encore... attendez. »
Attendre ? Louis le fait depuis quarante-huit heures ! L'angoisse le tenaille. Sa femme est-elle en danger ? Il l'aime tout son
coeur, et à cette pensée, n'y tenant plus, il
ouvre brusquement la porte de la chambre. Avec stupéfaction, il voit alors la sage-femme venue aider le
docteur, place de chaque côté de la maman un fragile bébé.
- Quoi ? Interroge-t-il. Il y en a a deux ? Alors ce sont des jumeaux...
- Non, dit le docteur, deux jumelles, deux filles.
Déjà il les aime, et il rit de cette bonne farce du Bon Dieu !
- On les appellera Berthe et Marthe, déclare-t-il à son épouse dolente.
Berthe ne va pas vivre, mais Marthe, la plus robuste, c'est moi.
Née Marthe Betenfeld en ce doux crépuscule du 15 avril 1889, je deviendrai, adorée et haïe tout ensemble, Marthe Richard,
« l'espionne au service de la France ».
Avant cela, bien des années vont s'écouler. Années difficiles de petite fille pauvre qui sent et observe déjà,
intuitivement, les différences de vie entre ses compagnes et elle. L'école n'est pas encore communale, c'est une
institution religieuse, « Notre-Dame ».
C'est à l'école maternelle, dans cette même institution, que ma mère, fière de mes boucles et du beau tablier tout
neuf qu'elle a confectionné, est venue m'inscrire. Hélas ! les possibles institutrices religieuses de la petite classe ont quitté Blâmont pour des lieux moins austères, et par pénurie, l'école maternelle a été fermée.
Maman est sensibilisée, au point de prendre pour un affront l'accueil qui lui rappelle
les humiliations de son enfance. Elle eut une enfance malheureuse et une adolescence difficile. Son père est mort au service de l'empereur et n'a pas eu le temps de la reconnaître. Six ans plus tard, la guerre de 1870 ravageait la Lorraine, déchaînant un cortège de malheurs. Sa mère fut emportée par une épidémie de choléra et l'orpheline de sept ans fut recueillie par un oncle qui vivait dans un petit village voisin. Elle était mal vue par sa famille d'adoption qui lui faisait payer son hospitalité en l'obligeant à travailler durement dans la ferme qu'elle exploitait.
Présentée à l'école libre du village, elle en fut immédiatement écartée. La directrice
s'opposa à son admission parce qu'elle était une "enfant naturelle". A l'époque,
l'Eglise, puissante et agissante, réglait la
destinée, malheureuse déjà, des enfants en butte à la mauvaise foi d'une société ignorante. C'est pourquoi maman
apprit à lire et à écrire, seule et sans maître, dans les livres de classe de ses cousines.
Mariée à vingt ans avec Louis Betenfeld, ouvrier brasseur, elle avait dû être très jolie étant jeune : une taille moyenne, mince et fine, la peau blanche et satinée des Lorraines et de grands yeux bleus.
Quand à mon père, plus spontané que réfléchi, il avait avait reçu une instruction suffisante pour le métier qu'il s'est choisi. Lorsque maman lui annonce que les religieuses ont fermé l'école maternelle de Blâmont, papa réagit promptement.
- Eh bien, nous allons quitter Blâmont pour une ville plus hospitalière, où les enfants recevront l'instruction qui leur convient.
Nous abandonnons Blâmont pour Laxou, un faubourg de Nancy, où habitent nos grands-parents paternels, puis nous nous installons à
Boudonville, un autre faubourg périphérique de la ville.
Là, maman reprend ses habitudes avec un enfant de plus, Louis, né peu après notre installation à Laxou. Dès notre installation, son premier souci est de nous envoyer à l'école, mais dans cette grande
banlieue de Nancy, les écoles communales sont en construction. Force lui est donc de nous inscrire à l'école religieuse
Sainte-Bernadette, rue du Montbois. Je m'y plais beaucoup et je m'y sens à l'aise, en dépit du sentiment confus d'infériorité qui m'habite. En effet, la condition sociale des parents de mes compagnes me paraît bien supérieure à celle des miens. Elles prennent des cours particuliers que mes parents ne peuvent pas m'offrir. Aussi ne suis-je pas dans les premières de ma classe d'autant que bien souvent lorsque maman est obligée de s'absenter de la maison elle me mobilise pour garder mon jeune frère Louis...
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