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Monseigneur Thouvenin (1868-1934)
La reconstitution des régions dévastées en Lorraine
Quand j'acceptai de présenter dans le Pays
Lorrain un tableau général de la reconstitution des régions
dévastées en Lorraine, au cours de la guerre 1914-19I8,
j'entendais que cette étude serait inspirée et dirigée par celui
qui, pour en exposer le génie de conception et la puissance
d'exécution, n'aurait eu qu'à dire ce qu'il avait fait. Sans
aucun des préambules dont il n'avait nul souci et avec sa
vigueur entraînante, Mgr Thouvenin aurait eu vite fait de
marquer, pour l'instruction des générations futures, l'essentiel
de l'oeuvre gigantesque dans laquelle il fut un animateur de tout
premier plan. Sans lui, ces pages seront bien imparfaites; qu'on
y trouve du moins un hommage d'affection filiale et une marque
de l'admiration et de la gratitude qui, dès maintenant,
enveloppent sa mémoire comme dans un manteau de gloire.
Les premiers secours aux sinistrés. - Le tableau des
dévastations de la guerre n'est plus à faire. En face de ces
ruines, les plus courageux et les plus optimistes se demandaient
si jamais on pourrait les relever. Il nous souvient qu'un
confrère, démobilisé en janvier 1919, fit part à un de ses
supérieurs de son intention de retourner dans la paroisse qu'il
administrait avant la guerre : « Mon pauvre ami, lui fut-il
répondu, je suis passé à X..., la semaine dernière;
croyez-moi, avant dix ans il ne s'y trouvera pas un chat! »
C'est actuellement un coquet et confortable village dont les
seules terres incultes sont peuplées de plantureux troupeaux. Le
sentiment de cette personnalité ecclésiastique, homme prudent,
sage et courageux, était bien aussi celui des pouvoirs publics,
et ce qu'on appelle « zone rouge» serait beaucoup plus
considérable si, parfois contre la défense formelle de l'Etat,
les sinistrés eux-mêmes n'avaient reporté la vie dans leurs
ruines. Avec la même foi et la même énergie qui avaient avivé et
soutenu le courage de nos soldats, le sinistré de la guerre
plaça une confiance inébranlable dans l'engagement sacré de
l'Etat de réparer les dommages aux frais de la Nation. Il est
juste d'ajouter tout de suite qu'à part les habitants de
certains îlots rendus dangereux par les engins de guerre et
méconnaissables au point qu'on y cherchait en vain l'emplacement
des maisons et le tracé des voies publiques, les populations
évacuées furent vivement encouragées et puissamment aidées par
les pouvoirs publics et la charité privée à reconstituer leurs
foyers.
Les premiers secours, transport du pauvre mobilier d'exil,
ravitaillement, baraquements provisoires, furent rapidement
organisés par les services de l'Etat. Pendant que la vie locale
reprenait, grâce aux allocations et aux secours en nature de
l'Etat, grâce aussi aux oeuvres charitables et aux Comités
d'assistance, un élan qu'il n'est pas exagéré de dire mondial
apporta aide matérielle et réconfort moral aux sinistrés. Pour
le seul département de la Meuse, la liste des communes adoptées
couvre six grandes pages in-8° dans un mémoire de M. Charles
Magny, ancien préfet de la Meuse. En Meurthe-et-Moselle 46
communes ont fait l'objet d'une déclaration d'adoption; dans les
Vosges on en compte 39 qui ont bénéficié de dons et legs.
La loi de réparation des dommages de guerre. - Si vive était la
sympathie de l'opinion publique, si grande la générosité privée,
ce n'étaient que des moyens momentanés de réorganisation. L'Etat
avait déclaré que la réparation des dommages de guerre était une
dette nationale dont tous les Français étaient solidaires. Ce
n'était pas de la charité, mais de la justice.
A vrai dire la réparation des dommages de guerre aux frais de la
collectivité est une conception moderne. Une loi du 11 août 1792
établit une organisation régulières de secours destinés à venir
en aide aux victimes de la guerre. La Convention alla plus loin
et par décret du 27 février 1793, elle reconnut à ces victimes
le droit à une réparation intégrale. Mais une loi du 19 ventôse
an VI abrogea les dispositions antérieures, en maintenant la
théorie du secours. En fait cet acte précurseur ne fut suivi de
nul effet. L'idée fut reprise par l'Assemblée nationale qui
décréta, le 6 septembre 1871, qu' « un dédommagement sera
accordé à tous ceux qui ont subi, pendant l'invasion, des
contributions de guerre, soit en argent, soit en nature, des
amendes et des dommages matériels, etc... ». C'était le grain
de semence qui renfermait le principe du droit à la réparation
intégrale.
Le 26 décembre 1914, sur la proposition de M. Marin, député de
Meurthe-et-Moselle, le droit à la réparation intégrale était
introduit dans la législation française. L'application de cette
loi fut réglée par décret du 20 juillet 1915, ce qui permit de
faire quelques évaluations de dommages dans les communes
libérées de la vallée de la Mortagne, du Grand-Couronné et de la
région de Bar-le-Duc; mais en fait ce travail fut repris après
la guerre.
La charte qui garantit aux sinistrés le paiement de leurs
dommages porte la date du 17 avril 1919. Le mécanisme de cette
loi repose sur l'initiative privée. Des commissions cantonales
évaluent les dommages, le sinistré reconstitue, l'Etat contrôle
le remploi, et le Trésor public paie. La théorie de Turgot a
toujours été vraie: « l'Etat commerçant et industriel exploite
mal et toujours à des conditions très onéreuses ».
Pas davantage qu'aucune oeuvre humaine, la loi du 17 avril n'est
parfaite. Du moins elle a permis la réalisation d'un effort
gigantesque qui fera, sans conteste, l'admiration des historiens
de l'avenir. Il est facile après coup de voir les abus qu'on
aurait pu éviter, et on peut juger ce qu'il est convenu
d'appeler le « scandale de la cession des dommages de guerre ».
Combien d'ouvriers agricoles, tentés par la somme offerte pour
les dommages de leur maison, ont abandonné la campagne et sont
maintenant de lamentables chômeurs sans ressources! Si le
sinistré direct pouvait être autorisé à reconstruire dans un
rayon déterminé, par contre il aurait suffi d'allouer
Montfaucon (Meuse). Ruines conservées comme vestiges de guerre.
(Collection de la Préfecture de la Meuse).
à celui qui n'était pas disposé à reconstituer une somme
correspondant à la valeur vénale de 1914, et non pas la perte
subie, c'est-à-dire la valeur de construction en 1914. Ainsi on
ne verrait pas, comme dans maints villages lorrains, le sol
complètement remis en état de productivité et les ouvriers
agricoles manquer de locaux d'habitation.
L'aménagement des localités dévastées. - Le bilan des
dévastations de la guerre se répartit d'une façon très inégale
dans les trois départements lorrains qui furent reconstitués
sous le régime de la loi du 17 avril 1919. La réparation des
dommages de guerre en Moselle ayant été faite d'après la loi
locale en vigueur à la fin des hostilités, nous devons l'étudier
à part. Sur 55.045 immeubles existant dans la Meuse en 1910,
21.861 furent totalement détruits, et 13.909 partiellement. En
Meurthe-et-Moselle ces chiffres deviennent respectivement:
87.315, 11.802 et 29.630; dans les Vosges: 28.842, 2.227 et
6.123. Sans donner à cette statistique une valeur de précision
qu'elle n'a sans doute pas, nous en retenons la proportion dans
laquelle les trois départements furent dévastés.
Fort bien inspiré, le législateur du 17 avril 1919 prescrit et
met à la charge de l'Etat l'établissement d'un plan
d'alignement, d'aménagement et de nivellement des communes
sinistrées. Bien que les résultats soient très inégaux et que la
hâte de reconstruire ait empêché certaines améliorations
désirables, les résultats sont loin d'être négligeables, et
l'aménagement d'un certain nombre de villages de la région de
Verdun, du plateau de Voëvre et de la vallée de la Vezouse a
fort bien conjugué la notion de l'hygiène avec les besoins de
l'exploitation rurale moderne. L'exemple le plus caractéristique
et le mieux réussi nous semble être Flirey, reconstruit au
croisement de deux routes, avec un chemin de défruitement
derrière les maisons. Dans d'autres endroits, comme à
Port-sur-Seille, Halloville, Fey-en-Haye, Montfaucon, Vauquois,
Boureuilles, le village a été complètement ou sérieusement
déplacé tantôt pour éviter un dénivellement dangereux, tantôt
pour rapprocher les constructions d'une grande voie de
communication. A peu près partout du reste, la disposition des
édifices publics (église, mairie, école) a été soigneusement
étudiée, et, chaque fois qu'on l'a pu, on a réalisé un ensemble
du meilleur goût.
Pendant que le service de la Reconstitution foncière examinait
les plans d'alignement et que les Ponts et Chaussées réparaient
et rectifiaient les voies publiques, le Génie rural faisait un
remarquable effort pour arriver à un aménagement plus rationnel
des habitations et des locaux d'exploitation agricole. Avec des
variantes, selon la disposition des lieux, le type que nous
reproduisons est celui dont on s'inspira dans la plupart des
cas.
Incontestablement, et on le sent mieux que jamais, il faut,
sinon refouler au village l'immigré des villes et cités
ouvrières, du moins retenir à la vie rurale les habitants des
campagnes. Ils y resteront fidèles dans la mesure où ils y
trouveront le confort essentiel de l'agglomération urbaine.
L'argument avait une valeur plus puissante encore pour
réacclimater le sinistré à son coin de terre. Rien n'a été
négligé de ce côté par le législateur et les pouvoirs publics,
et de larges subventions tant du Pari mutuel que du Ministère
des Régions libérées ont permis la réalisation de vastes projets
intercommunaux d'électrification et d'adduction d'eau.
Vingt-huit syndicats intercommunaux (treize pour
Meurthe-et-Moselle, deux pour les Vosges, treize pour la Meuse)
groupant 373 communes, ont exécuté des travaux d'électrification
pour 23.608.I32 francs. Ces dépenses ont été totalement
couvertes par des indemnités de dommages de guerre: 3.249.083
proviennent de dommages directs au domaine privé des communes,
et 20.359.049 d'achat d'indemnités de dommages de guerre; là du
moins les cessions ont eu un résultat heureux. On ne saurait
trop louer l'esprit d'initiative et l'activité avec lesquels le
service du Génie rural dirigea ce vaste mouvement syndicaliste
pour l'électrification des campagnes.
L'Administration des Ponts et Chaussées (Service hydraulique) ne
fit pas moins pour les travaux d'adduction d'eau potable. Dans
le seul département de Meurthe-et-Moselle, 181 communes furent
intéressées à ces améliorations dont l'exécution représente une
somme de 80.460.000 francs. La proportion est la même dans les
autres départements lorrains.
Dessin du Génie rural de Meurthe-et-Moselle
Grâce aux subventions de l'État (Pari mutuel et Régions
libérées), ces projets d'adduction d'eau furent réalisés avec un
minimum de dépenses pour les communes, et dans les villages où
l'initiative des municipalités fut en rapport avec celle de
l'Etat les frais de branchements des habitations privées furent
imputés sur le budget municipal, dans la mesure où la légalité
le permettait. Il n'est pas banal de voir maintenant, dans la
plupart de nos villages lorrains, des bouches d'incendie, et
nous nous souvenons de la joie de M. Duponteil, alors préfet de
Meurthe-et-Moselle, en voyant, au cours d'une fête
d'inauguration, la pompe à incendie lancer son jet au-dessus du
coq de la flèche de l'église haute de 35 mètres. Malheureusement
l'ampleur et le perfectionnement de ces réseaux d'adduction
d'eau n'était pas prévue quand on établit les projets de
bâtiments d'exploitation et d'habitation, et trop souvent le
robinet sur l'évier est le seul qui apporte un peu de confort
dans les ménages.
Les Coopératives de reconstruction. - Pour l'exécution de ces
grands travaux les communes trouvèrent de précieux auxiliaires
dans les différents services administratifs et techniques de
chaque département. Faute de cette collaboration, à laquelle il
est juste de rendre un hommage parfaitement mérité, plus d'un
conseil municipal aurait reculé devant la tâche. Ce qui
paraissait insurmontable aux assemblées municipales l'était
encore bien davantage pour les particuliers. La reconstitution
était laissée à l'initiative privée, mais qu'allait devenir le
sinistré, surtout le petit propriétaire, devant la manoeuvre de
cette énorme machine que formait la loi des dommages de guerre?
C'est ici qu'intervient un des organismes qui ont joué un rôle
prépondérant et rendu d'immenses services pour la reconstitution
immobilière: la coopérative de reconstruction. Dès le 12 octobre
1918, M. Albert Lebrun, ministre du Blocus et des Régions
libérées, exprimait son intention de favoriser le développement
du principe de la coopération pour la reconstruction des
immeubles. Déjà M. le chanoine Thouvenin, dans des réunions
agricoles ou des entretiens avec le préfet Mirman et les
municipalités, avait envisagé la formation de groupements
semblables à ceux qui avaient permis la reconstruction rapide
des régions inondées de la Marne, en I9II. Il n'est pas pour
nous déplaire que ce soient deux Lorrains qui apparaissent à
l'origine de ce vaste mouvement coopératif. Désormais, avec sa
netteté de conception et sa puissance de réalisation, la belle
personnalité de Mgr Thouvenin dominera le problème de la
reconstitution. Sa formation sociale, son caractère résolu, son
esprit d'initiative, son expérience des questions ouvrières et
des habitations à bon marché, les services de tous ordres qu'il
avait rendus aux réfugiés, l'étude qu'il avait faite, durant la
guerre, des réquisitions et des dommages de guerre
l'accréditaient auprès des populations pour prêcher la
socialisation du relèvement des ruines de la guerre. C'est un
fait d'expérience qu'une doctrine a les apôtres qu'elle mérite.
Ici l'union a fait la force, et les coopératives de
reconstruction auront opéré ce miracle de relever les villages
et les cités en moins de temps qu'il n'en a fallu pour les
détruire.
Dès que l'idée de coopérative est lancée par M. Lebrun à la
Chambre des députés en janvier 1919, M. le chanoine Thouvenin
se met en campagne. Il va, encouragé et secondé par
l'administration préfectorale qui lui fournit les moyens de
transport, arrêté souvent par des réseaux barbelés, il va là où
il sait trouver des évacués rentrés dans leurs ruines. Garant de
la parole de l'Etat, il promet la reconstitution, la réparation
intégrale, facilite les premiers secours et jette les bases de
la Coopérative de reconstruction. Désormais il sera l'âme de
cette oeuvre gigantesque. Il fera partie des Comités et des
Commissions de la Préfecture. Le Ministère des Régions libérées
l'appellera à la Commission supérieure des dommages de guerre.
Sans trêve ni repos il recevra dans son modeste bureau de la
salle Déglin, étudiera en profondeur toutes les questions;
pendant des années il ne quittera Nancy que pour des tournées
dans les chantiers de reconstruction, réussissant à obtenir de
ses journées un prodigieux rendement. Un de ceux qui l'ont le
mieux connu, le plus apprécié, et qui fut parmi ses
collaborateurs les plus avertis, actuellement personnage
important de l'Administration centrale, m'écrivait dernièrement
à son sujet: « En travaillant avec lui souvent m'est revenue
dans l'esprit la parabole d'Emerson. Pour équarrir la pièce de
bois qui gît à ses pieds, le charpentier lève la hache le plus
haut qu'il peut, il frappe ensuite de toute sa force multipliée
par les lois universelles du monde. Je ne me permets pas de
parler des forces surnaturelles qui soutenaient et guidaient Mgr
Thouvenin. La divine loi de charité multipliait tous ses
efforts. Mais dans le cadre matériel de son action, avec quel
sens ingénieux et
Un type de maison reconstruite (petite culture). (Dessin du
Génie rural de Meurthe-et-Moselle).
puissant il savait utiliser toutes les lois humaines dont il
connaissait mieux que personne les possibilités »,
En moins d'un an, 206 Coopératives; avec 12.555 adhérents
représentant 900 millions d'intérêts engagés, furent fondées, la
plupart avec l'intervention personnelle de M. le chanoine
Thouvenin, et réorganisées plus tard conformément à la loi du 15
août 1920, qui porta la marque de ses suggestions. Toutes ces
Coopératives furent groupées en une Union départementale que
fonda et dirigea, Mgr Thouvenin et c'était un spectacle peu
banal de voir ce prêtre aux traits puissants présider les
assemblées générales entre le préfet et l'évêque.
Sainte-Geneviève (Meurthe-Et-Moselle). Maisons bombardées et
incendiées par les obus allemands les 6, 7, 8 septembre 1914.
(Vue prise en janvier 1915 après une chute de neige.)
L'exemple de Nancy était concluant et le Ministre des Régions
libérées pouvait écrire au préfet du Nord: « Le fonctionnement
des Coopératives du département de Meurthe-et-Moselle ayant été
reconnu comme particulièrement satisfaisant, et la collaboration
de l'administration, des architectes des Coopératives et des
entrepreneurs singulièrement étroite dans ce département, je
vous prie d'y envoyer en mission M. Bonnet et votre chef du
service des Coopératives pour qu'ils se rendent compte des
méthodes employées, en vue de les employer dans le département
du Nord »,
L'éloquence des chiffres va nous montrer l'importance du rôle
rempli par les Coopératives : En Meurthe-et-Moselle sur 1.850
millions de dépenses faites pour la reconstruction immobilière,
900 millions furent gérés par les Coopératives. Dans les
agglomérations rurales 92 % des immeubles furent reconstruits
par ces sociétés. Dans la Meuse, 246 Coopératives groupées en
Unions d'arrondissement réunies elles-mêmes en fédération
départementale, reçurent mandat de gestion pour 1.173 millions.
Dans les Vosges, il y eut 24 coopératives, auxquelles
121.283.000 francs furent délégués.
La reconstruction des édifices civils et cultuels. -
Incontestablement, dans l'ordre d'urgence du relèvement des
régions dévastées, les locaux agricoles et industriels et les
habitations particulières devaient occuper le premier rang.
Mais, dès la fin de 1920, dans certaines communes où les
entrepreneurs avaient déployé une prodigieuse activité, on put
envisager le relèvement des édifices publics. Cette
préoccupation fut soumise à M. le chanoine Thouvenin, en octobre
1920, et le moyen qu'on soumettait à son examen était la
création d'un syndicat intercommunal dans la vallée de la
Vezouse. Il écouta avec attention et ne répondit pas. Moins de
48 heures après il rappelait son interlocuteur et lui soumettait
son plan: c'était la création d'une Coopérative de
reconstruction des églises dont les adhérents seraient les
propriétaires des édifices, en l'espèce presque toujours les
communes. Vivement encouragés par le préfet, les maires
adhérèrent au projet, et, le 15 mars 1921, la société
coopérative de reconstruction des églises du diocèse de Nancy
était fondée; elle releva 107 églises avec un capital engagé de
54.148.526 francs. Les évêques des autres diocèses dévastés
s'inspirèrent de l'exemple de Nancy, soit que, réunis à Paris,
ils aient entendu M. le chanoine Thouvenin, soit qu'ils aient
fait étudier sur place, par un représentant de leur
administration, l'organisme de Nancy. Les fêtes organisées à
l'occasion de la reconstitution des églises peuvent être placées
parmi celles qui apportèrent à Mgr Thouvenin les joies les plus
douces et les plus élevées. Il était franchement heureux devant
la première pierre de l'église d'Ancerviller posée par le préfet
et bénite par l'évêque, et la fibre la plus sensible de son
patriotisme s'exalta en entendant les paroles de M. Duponteil :
« Quand un bâtiment est terminé on place au faîte un bouquet.
Eh! bien, à la reconstruction de votre village, nous allons
mettre le bouquet en posant la première pierre de son église. Et
cette pierre je la poserai avec une émotion profonde et un
respect infini, au nom de la France républicaine, abri tutélaire
des croyances et des libertés ». Si Mgr Thouvenin, qui ne
rechercha jamais l'apparat, demanda à l'évêque d'inviter le
nonce apostolique à consacrer la première église reconstruite,
c'est qu'il entendait par là faire de la haute propagande
française: « Le représentant du pape en France consacrant une
nouvelle église construite avec l'argent de la France, à la
place d'une église détruite par les faits de guerre, l'évêque de
Nancy disant à l'ambassadeur du Saint-Siège tout le concours
apporté par le Gouvernement français et ses représentants dans
la reconstruction des églises, le nonce rapportant au chef de
l'Église catholique que la France, en s'imposant de très lourds
sacrifices, relève les temples de Dieu aussi bien que les
mairies et les écoles, les usines et les maisons de commerce,
les fermes et les habitations particulières, voilà des gestes et
des paroles capables d'impressionner tous les bons Français,
tous les étrangers sincères, et de détruire les préjugés et les
erreurs engendrés par la propagande de nos anciens ennemis ».
Ce qui venait d'être fait pour les églises pouvait l'être et le
fut pour les mairies et les écoles. Le 8 octobre 1921, le préfet
de Meurthe-et-Moselle fondait une Coopérative de reconstruction
des écoles publiques et mairies de Meurthe et-Moselle dont la
direction fut confiée à M. Coulon, inspecteur de l'enseignement
primaire à Lunéville. Avec une activité et parfois une
intrépidité qui franchissaient tous les obstacles, ce dernier,
grâce à un labeur surhumain, mena rapidement son oeuvre: 135
écoles ou mairies-écoles représentant une indemnité de
44.771.366 francs.
A son tour la Coopérative des écoles de Meurthe-et-Moselle fut
copiée par les autres départements. « Je tiens, écrit M. Magny,
préfet de la Meuse, à faire une mention Spéciale à la
Coopérative des mairies-écoles. Placée sous la présidence de M.
Loyseau du Boulay, cette Coopérative a été approuvée le 17 mars
1923; elle a entrepris la construction de 112 mairies-écoles, de
17 écoles et 14 mairies et annexes. Grâce à elle le département
de la Meuse pouvait dire, dès 1926, que toutes les écoles
étaient ouvertes. » Cet exposé serait incomplet si on n'y
ajoutait la Coopérative de reconstruction des églises du diocèse
de Verdun dirigée par M. le grand-vicaire Dion. La Coopérative
des églises et celle des écoles et mairies du département de la
Meuse groupèrent respectivement: la première, 123 communes avec
un total de délégations de 39.825.446 francs; la seconde, 142
communes avec 41.307.239 francs. Dans les Vosges, 15
mairies-écoles et 16 églises furent reconstruites.
L'oeuvre de la reconstitution fut caractérisée et grandement
facilitée par un esprit de solidarité et d'entente qui mérite
d'être retenu. Plus d'une fois le représentant de la Coopérative
des écoles se rencontra avec celui des églises dans les villages
dévastés de Meurthe-et-Moselle, et dans la même réunion du
conseil municipal on examina les projets de reconstruction de
l'église et de l'école. Quand l'État dut payer le remploi des
dommages de guerre en obligations de la Défense nationale (O. D.
N.), la Coopérative des églises de Nancy dont la trésorerie
avait été mise à l'aise par des dons importants et la gestion
particulièrement avisée de Mgr Thouvenin, préserva d'une crise
dangereuse la Coopérative des écoles en lui changeant en
espèces, à leur valeur nominale, des O. D. N. dont le cours
était gravement déprécié.
Dans la dernière année de son existence, la Coopérative des
églises de Nancy a donné aussi son concours financier à un
certain nombre de Coopératives du département dont le bilan
final était en déficit pour différentes raisons. Elle consacra
ses facilités de trésorerie à des achats d'indemnités de
dommages de guerre à des cours intéressants, et put ainsi sauver
de la détresse des Coopératives malheureuses ou imprudentes, et
des coopérateurs intéressants. Toutes ces opérations ont été
effectuées par la Coopérative des églises, non seulement sans
aucun bénéfice, mais avec la prise en charge par elle-même des
intérêts intercalaires entre l'époque où elle versait en espèces
ses acomptes aux Coopératives et celle ou elle recevait de
l'État des titres nominatifs inaliénables et toujours d'une
valeur réelle inférieure au capital nominal.
Les emprunts. - Dès la signature du traité de Versailles il fut
évident que l'Allemagne se déclarerait incapable de payer les
dommages de guerre aussi vite
Gerbéviller. - La rue Carnot, anciennement rue Haute de la Ville
Vieille. (Documents communiqués par M. J. Godfrin).
Après le 24 août 1914 (avec le pâté de maisons compris entre
cette rue et la rue Basse).
Avant le 24 août 1914. Après la reconstruction (1934).
La plupart des maisons du côté gauche n'ont pas été
reconstruites.
qu'on les réparerait. Il était donc à craindre que le Ministère
des Finances ne pût pas suivre la cadence de celui des Régions
libérées. Le législateur prévut cet essoufflement de la
trésorerie, et, dans la loi de finances du 31 juillet 1920 (art.
150 à 158), il envisagea pour le sinistré ou les groupements de
sinistrés la possibilité d'emprunter avec la garantie de l'Etat
sur la production d'un certificat global de dommages; l'Etat
s'engageait aussi à payer les arrérages.
Séduit par ces dispositions qui permettaient aux sinistrés
eux-mêmes de venir au secours de l'Etat en empruntant à sa place
et avec sa garantie, le président de l'Union des Coopératives de
reconstruction de Meurthe-et-Moselle convoqua un certain nombre
de personnalités, le 19 septembre 1920. Ici encore, nous croyons
bien que Mgr Thouvenin fut à l'avant-garde du mouvement. La
question était encore trop nouvelle, ce jour-là, pour permettre
des conclusions immédiates; la discussion du reste fut
passionnée par un représentant des corps élus qui protesta que
l'Etat devait payer les indemnités de dommages en espèces et que
le sinistré y avait un droit absolu. C'était très beau en
théorie, mais l'avancement de la reconstitution devait être
cherché avant tout dans le domaine des possibilités. Fort de ce
sentiment, M. le chanoine Thouvenin reprit la question devant
une assemblée élargie où se trouvaient la plupart des
conseillers généraux; nous n'avons trouvé nulle part, même dans
la discussion de la loi du 31 juillet 1920, exposée avec plus de
clarté le mécanisme des conventions d'annuités avec l'Etat.
Quand le Conseil général décida un premier emprunt il n'eut qu'à
se louer d'en avoir confié la gestion au président de l'Union,
qui avait déjà fait l'expérience de la question dans l'emprunt
de 15 millions contracté par la Coopérative des églises.
Cette dernière société avait fait appel au crédit public, le 15
juillet 1921. Ce fut, croyons-nous, le premier emprunt consenti
par le Ministère des Régions libérées. A certains avantages dont
fut seul à bénéficier l'emprunt des églises du diocèse de Nancy,
on peut se demander si M. Thouvenin ne connaissait pas la
question pour le moins aussi bien que les agents du Ministère et
que le ministre lui-même, qui cependant était M. Loucheur. «
L'emprunt du bon Dieu », comme le qualifia un grand quotidien,
obtint un vif succès. Il était du reste rehaussé par des
considérations qui méritent de passer à la postérité : «
Aujourd'hui, laissant aux particuliers sinistrés (ouvriers,
propriétaires, cultivateurs, industriels, commerçants), l'argent
que l'Etat peut mettre à leur disposition; voulant soulager
momentanément les finances de l'Etat, alors que ces charges sont
particulièrement lourdes, cherchant à assurer du travail aux
entrepreneurs et aux ouvriers du bâtiment, la Coopérative des
églises demande au public les 15 millions nécessaires pour
construire le gros oeuvre des édifices du culte, afin que les
prêtres et les fidèles ne soient pas obligés d'assister aux
offices religieux dans les pauvres baraques qui leur servent de
chapelle provisoire... Beaucoup de fidèles ont pleuré sur leur
église en ruines et se sont promis de tout faire pour la
relever. Les chrétiens, même peu pratiquants, demandent la
reconstruction de l'église, témoin de leurs joies et de leurs
deuils ... Tous veulent que se relève l'église qui proclame et
transmet de générations en générations les notions
Verdun-sur-Meuse (14 février 1921). Place d'Armes et rue de la
Belle-Vierge déblayées.(Collection de la Préfecture de la Meuse)
d'honneur, de justice, de bonté, de charité qui caractérisent la
France chrétienne ». Je sus dans la suite par une confidence
rétrospective que le président de la Coopérative des églises
avait rédigé cet appel barrésien au cours d'une nuit pendant
laquelle La grande Pitié des églises de France était son livre
de chevet.
Vulgarisée par un tel maître, la théorie des emprunts sur
conventions d'annuités de trente ans fut vite comprise et
appliquée. L'Union des Coopératives d'arrondissement de la Meuse
fit le sien, appelé « emprunt Lecourtier », du nom de son
principal animateur, en juin 1922; il se montait à 100 millions.
D'autres emprunts furent faits dans la Meuse (département, ville
de Verdun, sinistrés d'Étain, églises dévastées, outillage
sinistré, etc ... ) en tout un total de 333.672.000 francs. En
Meurthe-et-Moselle le Conseil général fit deux emprunts se
montant à un total de 190 millions, et les sinistrés isolés,
groupés par M. Brun, président de la Société Industrielle de
l'Est, obtinrent une convention d'annuités de 11 millions. Pour
les Vosges, deux emprunts départementaux s'élevèrent à la somme
de 8.400.000 francs.
L'art dans la reconstruction. - En imposant un plan
d'alignement et d'aménagement pour la reconstruction des
localités détruites, le législateur entendait que le relèvement
des propriétés bâties fût soumis aux règles du confort et du
progrès modernes. Mais avant tout il fallait aller vite, et les
problèmes à résoudre étaient tellement vastes et nombreux que
l'autorisation des projets ne fut la plupart du temps qu'une
formalité, du moins pour les propriétés privées.
Le résultat le plus considérable a été obtenu dans les bâtiments
d'exploitation rurale. Tout en restant bien lorrain,
c'est-à-dire attaché à ses usages et à ses traditions, le
cultivateur n'a pas repoussé de propos délibéré les suggestions
marquées au coin de l'expérience pratique et technique qu'il
reçut des ingénieurs du Génie rural. La plupart des fermes de la
grande et de la moyenne cul ture sont bien adaptées à la
motorisation et au machinisme moderne; trop souvent cependant
l'habitation répondrait mieux aux habitudes d'un bourgeois
qu'aux besoins de la famille et du personnel d'un cultivateur.
Dans certains villages, heureusement très rares, l'architecte a
donné aux façades un ton aussi prétentieux que déplacé.
L'église d'Étain (Meuse), avant la guerre. (Collection Bichaton).
La reconstruction des édifices publics (églises, écoles,
mairies-écoles) a été mieux contrôlée. Elle a du reste fait
l'objet d'un article spécial de la loi du 17 avril 1919. Tandis
que pour les propriétés privées, l'indemnité était fixée
uniquement sur la valeur de construction de l'édifice détruit
diminuée de la vétusté, et augmentée des frais supplémentaires
(coefficient de reconstruction), pour les édifices civils et
cultuels elle consistait dans les sommes nécessaires à la
reconstruction d'un édifice présentant le même caractère, ayant
la même importance, la même destination et offrant les mêmes
garanties de durée que l'immeuble détruit. Les propriétaires,
c'est-à-dire les communes dans presque tous les cas, pouvaient
faire déterminer cette importance et ces garanties par une
Commission Spéciale instituée au Ministère des Beaux-Arts.
Autrement c'était la Commission des bâtiments civils de chaque
département qui statuait. La procédure fut spécialement rapide
en Meurthe-et-Moselle, grâce à l'initiative et l'activité de
l'architecte départemental de la reconstruction. Les architectes
furent sélectionnés, et les communes. ne pouvaient choisir que
dans la liste spéciale agréée par le préfet. On organisa une
commission officieuse, comprenant l'architecte départemental,
l'expert spécialisé pour chaque arrondissement, un représentant
de la Coopérative des églises ou des écoles, et l'architecte
choisi par le conseil municipal et la Coopérative. Cette
commission visita toutes les communes, étudia la reconstruction
des édifices publics détruits et particulièrement leur
emplacement. Grâce à elle d'heureux déplacements furent proposés
et adoptés, et l'aménagement de la partie centrale des communes
est en amélioration notable. Si la reconstruction n'était pas
autorisée sur l'emplacement des ruines, l'indemnité comprenait
les sommes nécessaires à l'acquisition du nouveau terrain.
Il est délicat de juger les résultats en fonction avec l'art;
ils sont très inégaux.
Du reste les oeuvres sont là, et les historiens de l'avenir
auront tous les éléments d'appréciation. Ce qu'on peut affirmer
dès maintenant, c'est la façon élevée et très souvent
désintéressée, allant dans certains cas jusqu'au sacrifice, dont
les entrepreneurs ont envisagé et réalisé la construction des
églises qui pour eux était le couronnement de la reconstruction
du village. Nous tenons cependant à noter le soin et
Étain (Meuse). Ruines de l'église (Collection de la Préfecture
de la Meuse).
L'église et le groupe scolaire d'Emberménil, Deville, architecte
(Collection Bichaton).
l'art avec lesquels l'Administration des Beaux-Arts a
reconstitué les édifices classés; certains méritent une mention
spéciale : Nomeny, belle église gothique, Longwy-Haut dans son
style Vauban, harmonisé avec la place forte; Badonviller,
presque unique en son genre, construite à la veille de la
Révolution de 1789; Etain, beau gothique du XVe siècle; Verdun,
joyau de l'art roman.
Reconstitution immobilière non bâtie. - Pendant quatre années
toutes les puissances de destruction conjuguées s'appliquèrent à
tout anéantir, et, sous l'effort de la science moderne, le sol
lui-même fut saccagé par les obus et les travaux souterrains. Le
problème de la reconstruction des maisons apparaissait
relativement simple à côté de la remise en état d'immenses
plaines chaotiques et de forêts bouleversées. Je me souviens
qu'au printemps de 1919, reprenant une promenade familière de
mon enfance et de mes vacances de séminariste, je comptais
arriver à l'ouest du territoire de Montreux, tandis que, après
avoir erré pendant trois heures dans les premières lignes
françaises et prussiennes, je me trouvai avec mes vêtements en
lambeaux au sud de Halloville. Et encore, j'étais dans un des
secteurs où l'action militaire fut relativement calme. Il n'y a
donc aucune raison de s'étonner que les services de la
reconstitution aient envisagé une zone rouge, c'est-à-dire
impossible à reconstituer, beaucoup plus étendue qu'elle le fut
en réalité. Sous la ténacité et l'énergie des habitants la
surface délimitée par l'Etat s'est peu à peu résorbée, si bien
que, dans la Meuse, elle est réduite à I9.000 hectares répartis
en deux grosses masses situées de part et d'autre de la Meuse et
dans quatre zones moins importantes, en Argonne, à Vauquois, aux
Éparges et en forêt d'Apremont; en Meurthe-et-Moselle, elle est
de 1.286 hectares (Remenauville, Regniéville, Leintrey); dans
les Vosges elle ne comprend que I5 hectares dans la région du
Ban-de-Sapt.
Sous l'empire des mêmes préoccupations, l'Etat interdit la
reconstitution de certaines communes; là encore l'Administration
dut céder dans bien des cas devant l'obstination des habitants
voulant reconstituer leur village; l'exemple de Malancourt, un
des lieux les plus tragiques de la bataille de Verdun, mérite
d'être cité. Huit communes dans la Meuse, (Beaumont, Bezonvaux,
Cumières, Douaumont, Fleury-devant-Douaumont, Haumont-les-Samogneux,
Louvemont et Ornes), et deux en Meurthe-et-Moselle (Regniéville
et Remenauville) vont ainsi disparaître de la carte de la
Lorraine.
Leur souvenir sera du moins gardé par des monuments
commémoratifs. A Regniéville et à Remenauville, des chapelles
ont été érigées par la Coopérative de reconstruction des églises
du diocèse de Nancy, à l'emplacement des églises de ces deux
villages. Dans la Meuse, une chapelle-abri a été édifiée sur
l'emplacement de chacune des communes de Beaumont, Douaumont,
Haumont, Louvemont et Ornes; à Bezonvaux, à Cumières et à Fleury
on a construit des chapelles commémoratives.
La surface des terres bouleversées était dans la Meuse de
287.154 hectares sur un total de 623.261; en Meurthe-et-Moselle
de 336.000 sur 525.298; dans les Vosges de 132.297 sur 586.684.
Le désobusage, l'enlèvement des barbelés, la destruction des
travaux d'art, le déblaiement et le nivellement du sol furent
exécutés directement par l'État, en 1919
Eton (Meuse). Église reconstruite en 1924 (Collection Bichaton).
par des prisonniers de guerre et dans la suite par des équipes
travaillant en régie.
Restait la remise en état de productivité pour laquelle une
indemnité fut accordée au propriétaire: elle comprenait la somme
nécessaire pour la reconstitution physique et chimique du sol.
Il n'en fallait pas moins pour permettre au courage des
cultivateurs de rendre leur fertilité aux plaines dévastées.
La forêt est un élément important de la propriété foncière en
Lorraine. C'est peut-être le sinistré forestier qui a le plus
pâti de la guerre. Il était impossible de lui reconstituer des
arbres adultes, et l'indemnité qui fut accordée pour les sujets
morts ou blessés ne tint aucun compte de la majoration des cours
dans la période qui suivit immédiatement la guerre. On consentit
cependant à fixer une valeur d'avenir pour les arbres coupés en
pleine croissance. Mais les estimations souvent contradictoires
des experts déconcertèrent parfois les forestiers compétents.
De ce fait les communes de l'ancien front, dont pour la plupart
la forêt était le principal revenu, se trouvent dans une
situation financière très amoindrie.
Les sommes allouées pour le repeuplement de la forêt furent en
rapport avec les indemnités accordées pour les sujets prélevés
ou mutilés, toujours insuffisantes, parfois même franchement
dérisoires. Le service de la reconstitution forestière a utilisé
au mieux les maigres crédits que les titres de créance mettaient
à sa disposition. Pour le reste, c'est-à-dire la partie la plus
importante, les communes attendront que la nature fournisse aux
générations futures les réparations que les tribunaux ont
refusées à la nôtre.
Vitrail de l'église d'Ancerviller, par J. Grüber (saint Martin)
La reconstitution industrielle. - Il n'est pas douteux que
l'armée allemande, se conformant aux directives de ses
théoriciens et de ses doctrinaires militaires, détruisait
systématiquement toutes les ressources économiques de richesse
des pays occupés. L'industrie allemande, ainsi que l'a déclaré
cyniquement Stresemann alors député au Reichstag, se félicitait
ainsi « d'être débarrassée d'un adversaire redoutable ». Les
autorités allemandes avaient créé le « Zivilverwaltung für das
Gebiet von Briey und Longwy » dont le véritable but fut de
piller et de briser ce qui, dans les usines de la région, ne
pouvait être emporté en Allemagne. Cette oeuvre de destruction
fit l'objet de rapports qui se trouvent en possession du Comité
des Forges.
L'activité et la rapidité de notre reconstitution industrielle
firent l'étonnement et l'admiration du monde entier. Le
gouvernement fit appel au concours de l'Office de Reconstitution
industrielle créé par la loi du 6 août 1917. La
Meurthe-et-Moselle, la Meuse et les Vosges firent partie du même
secteur. Il examina 1.415 dossiers pour une déclaration de
dommages de 716 millions.
L'industrie métallurgique est une de celles qui ont le plus
souffert des dévastations de l'ennemi; sur 170 hauts-fourneaux
qui fonctionnaient en France en 1914, 85, les plus importants,
se sont trouvés en région envahie (bassin de Longwy et bassin de
l'Orne), et 10 dans la zone de bombardement (bassin de Nancy).
Malgré ces désastres, dès 1925, le tonnage d'extraction du
minerai fut au niveau de celui de 1913 (19 millions de tonnes),
et, en 1926, il le dépassa.
La reconstitution du groupe textile n'a pas été moins active; le
nombre des métiers (5.000) et des broches sinistrées (130.000),
du département des Vosges fut reconstitué et au delà avant 1925.
On peut en dire autant des papeteries, des verreries, des
brasseries, des minoteries, des scieries.
L'église de Cutry reconstruite en style roman par Lebourgeois.
Auboué (Meurthe-et-Moselle). Haut fourneau saccagé. (Cliché des
Fonderies de Pont-à-Mousson.)
Reconstitution mobilière. - Les dommages mobiliers, soit qu'ils
s'appliquent uniquement à l'habitation, soit qu'ils comprennent
les immeubles par destination (matériel d'exploitation et
cheptel) furent évalués sur la même base que les immeubles :
perte subie, frais supplémentaires, payables par acomptes sur
justification de remploi. Pour l'évaluation de ces dommages le
travail des experts des commissions cantonales fut
particulièrement laborieux, et on est en droit de se demander si
les parlementaires qui avaient proposé l'affichage dans les
mairies du montant des déclarations des dommages mobiliers ne
firent pas preuve d'une profonde psychologie.
Paiement des dommages. - Il importait que la reconstitution des
régions dévastées commençât aussitôt après l'armistice, sous
peine d'exposer les évacués à se fixer définitivement dans leurs
résidences de refuge. C'est pourquoi, outre les secours en
nature et la création d'abris provisoires, l'Etat institua un
régime d'avances sur dommages de guerre. Le principe en avait
été établi dès le vote de la loi du 26 décembre 1914, mais il
n'eut sa véritable extension qu'après la promulgation de la loi
du 17 avril 1919. Il s'appliqua à toutes les catégories de
dommages: mobilier familial, mobilier professionnel, fonds de
roulement aux agriculteurs, aux commerçants, aux artisans, aux
communes et surtout aux Coopératives de reconstruction; pour ces
dernières sociétés les avances remboursables sur les titres
délégués par les adhérents ont été une source de grande activité
en permettant de payer les entrepreneurs au fur et à mesure de
l'avancement des travaux. Dès la fin de 1920 le paiement des
avances en espèces, d'abord assuré par les trésoreries, fut
confié au Crédit National, l'organisme créé pour le règlement
des dommages de guerre. Les avances en nature furent délivrées
par les services de la reconstitution. Ces avances étaient
retenues sur le titre de créance délivré par le Crédit National
d'après les éléments fournis par le Ministère des Régions
libérées. Dès la délivrance du titre, les acomptes: étaient
payés sur justifications de remploi. Outre les paiements en
espèces, il y eut des règlements par bons de cession et par des
prestations en nature.
Auboué. Un haut fourneau. (Cliché des Fonderies de
Pont-à-Mousson.)
Le chiffre total des indemnités accordées par les commissions
cantonales d'évaluation ou les tribunaux de dommages de guerre se répartit de
la façon suivante:
Meurthe-et-Moselle.. 4.656.569.839
Meuse... 3.924.000.000
Vosges... 584.000.000
La reconstitution en Moselle. - Aux dommages causés par les
nécessités de l'attaque et de la défense il faut ajouter, comme
dans les trois autres départements, ceux qui relèvent
directement du crime : l'incendie volontaire d'agglomérations
entières. Comme Badonviller, Domêvre-sur-Vesouze, Raon-l'Etape,
Gerbéviller, Nomeny, Chesnières, Rouvres, Etain, etc ..., les
villages de Dalhain, Burlioncourt, Bellange, etc ..., furent
le théâtre d'atrocités qui ont soulevé l'indignation et la
réprobation du monde entier. Bien que cette étude se limite au
relèvement des ruines matérielles, qu'on nous permette de saluer
les martyrs et les héros, qui soit au poteau d'exécution, soit
dans les geôles allemandes, ont été sacrifiés ou torturés sur
l'unique accusation d'aimer la France et de lui être restés
fidèles.
Si l'on excepte les régions de Sarrebourg et Morhange, théâtre
de notre glorieuse et malheureuse offensive d'août 1914, la zone
de combat fut relativement étroite, et les villages les plus
endommagés se trouvent dans la vallée de la Seille. Le bilan des
ruines totales et partielles n'en restait pas moins très
impressionnant:
6.536 immeubles à usage domestique ou agricole; 28 usines; 48
mairies-écoles; 14 mairies; 29 écoles; 85 églises; 52
presbytères; 4 hôpitaux.
Le sol n'avait pas moins souffert, et 60.000 hectares étaient
impropres à la culture. Un dispositif de défense organisé entre
Nouvel-Avricourt et Gorze, avait
Ruines des Halles de Raon-l'Etape (Vosges).
bouleversé le terrain sur une longueur de 65 kilomètres, et plus
de 3.500 abris bétonnés, pratiquement indestructibles, formaient
une enceinte complémentaire autour des places fortes de Metz et
de Thionville. Les tranchées représentaient plus de trois
millions de mètres cubes de fouilles à combler; les fils de fer
barbelés couvraient une superficie de 6.900 hectares.
L'importance des dégâts était moindre que dans les deux
départements voisins, mais la tâche n'en était pas moins grande
du fait de deux législations, l'une de droit local d' « Empire
», l'autre de droit français, qui, sans divergences bien
apparentes, se sont souvent heurtées dans la pratique. Il existe
cependant un curieux contraste entre les deux législations : le
législateur français a proclamé le droit à réparation de tous
les Français victimes de la guerre dans leurs biens, tandis que
le législateur allemand n'a ordonné que le constat et
l'évaluation du dommage, laissant à l'administration
préfectorale le soin de reconnaître les créances aux sinistrés
et d'en ordonner les paiements: la loi d'Empire avait donc une
énorme portée politique.
Le montant total des dommages de la Moselle à la charge de
l'État est de 400 millions. Par l'effort intensif et la
collaboration étroite des sinistrés, des municipalités et des
représentants de l'Administration, la reconstitution, comme dans
les autres départements, est maintenant terminée, et dès 1922,
du haut de la côte de Delme, incomparable observatoire naturel,
d'où le Kaiser, en août 1914, suivait la bataille du
Grand-Couronné et préparait son entrée à Nancy, on pouvait voir
les toits rouges des maisons et des fermes reconstruites, et la
terre lorraine avait repris sa fécondité.
Il est difficile de juger si la Lorraine eut plus à souffrir,
dans sa terre, dans ses biens et dans sa chair, au cours des
incursions des reîtres ou durant la guerre de Trente ans, que
pendant la tourmente de 1914-1918. Ce qu'on peut affirmer à coup
sûr, c'est que la génération actuelle fut digue de celles qui
l'ont précédée, tant sur le plan de la reconstitution que sur
les champs de bataille. Sentinelle avancée aux marches de l'Est,
la Lorraine mutilée avait fait, pendant quarante-quatre ans, une
garde vigilante, silencieuse et digne, autour de l'impitoyable
poteau-frontière. Avec la même intrépidité que nos aïeux avaient
mise au service de nos ducs dans les batailles pour leur
indépendance, le Lorrain, qui a puisé l'amour de la grande
patrie dans le culte de la petite, lutta d'héroïsme avec ses
frères des autres provinces, quand il fut appelé au secours de
la France injustement attaquée. Après les joies de la victoire
et l'enivrement du baiser à ses frères retrouvés, il se pencha
aussitôt sur ses
Une forêt à Montreux (Meurthe-et-Moselle). (Collection
Vaillant.)
ruines. Par leur courage et leur confiance, par le génie du
grand reconstructeur, à la mémoire duquel je dédie filialement
ce tableau d'ensemble, les descendants des soldats des ducs de
Lorraine furent encore à l'avant-garde de la reconstitution de
leur sol meurtri, du relèvement de leurs usines, de leurs foyers
et de leurs autels.
Je ne sais rien de plus symbolique de ces grandes qualités de
notre race que le cortège à la fois douloureux et triomphal dont
furent témoins, le 29 novembre 1934, les rues de
Sainte-Geneviève. Sur cette hauteur dont, pendant quelques
heures mortellement angoissantes, il fut l'unique gardien, le 7
septembre 1914, sur ce champ d'expérience de la plupart de ses
belles créations sociales et charitables, sur cet observatoire
incomparable d'où le regard plonge à la fois sur la riante
vallée de la Moselle et dans la plaine opulente de la Seille,
face à la forêt de Facq, comme dans une suprême visite de ces
habitations dont il avait pansé les brèches sous le feu des
canons ennemis, Mgr Thouvenin parcourut encore ces lieux qui lui
furent si chers. Comme aux mémorables journées des visites
officielles, il était accompagné de personnalités attentives et
d'une foule émue, mais cette fois ses lèvres étaient doses, ses
yeux fermés, et la pompe funèbre, simple et grave comme il
l'aurait aimée, se termina au son des cloches de sa première
messe, dans l'église de son baptême et de sa première communion,
au pied de l'autel de sainte Geneviève, tout près du vitrail où
il a fait représenter par Grüber la Vierge de Nanterre
repoussant les Prussiens vers la Seille. L'épigraphiste au
talent duquel nous ferons appel pour rappeler sur sa tombe que
Mgr Thouvenin fut l'honneur de la Lorraine et un grand
bienfaiteur de ses semblables, aura trouvé rarement sujet plus
vaste et plus beau.
P. FIEL.
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