NOTRE-DAME DE LORETTE
A SAINT- MARTIN
Origines de la Chapelle
Revenons aux rives de la Vezouze, à Saint-Martin,
où l'on pouvait goûter naguère une savoureuse friture, arrosée
d'un vin clairet et odorant le soufre. C'est un village ancien,
assis en plein soleil dans un cirque de coteaux, large Ier à
cheval, planté de vignes. La pente est raide jusqu'à l'église.
Dépassons le moutier massif, dont la tour arbore toujours le
vieil auvent lorrain et montons par l'âpre chemin du bois
Vannequel. Nous voici enfin sur la crête, qui surplombe les
anneaux capricieux de la rivière. Une chapelle est là, toute
neuve, offrant sa silhouette gracieuse que domine une grande
statue de la Vierge : c'est Notre-Dame de Lorette. Pourquoi un
pèlerinage en ce lieu écarté ? Quelle raison de lui donner ce
titre
inattendu ? c'est la question qui se pose, aussitôt que le
regard a parcouru le vaste horizon.
L'enquête de l'abbé Guillaume sur les pèlerinages de la Sainte
Vierge en Lorraine n'a pas négligé cet humble sanctuaire. Pour
expliquer sa fondation, elle rapporte une vieille tradition du
pays. Pendant les guerres du XIVe ou du XVe siècle, un général:
campé sur cette côte, aurait promis à la Vierge qui est
« terrible comme une armée rangée en bataille» de lui ériger
ici-même un autel, s'il l'emportait la victoire (1).
Les traditions locales reposent généralement sur un fond de
vérité, dont les contours ont été ensuite amplifiés et embellis.
Ici, nous. ferons grâce du général, dont le titre invite à
sourire, si on le place au XVe siècle. Nous abandonnerons aussi
la grande bataille dont on ne trouve aucune trace dans les
annales de l'époque. Nous garderons cependant le fait de guerre
que vient confirmer la récente découverte d'ossements humains
mêlés à des armes, précisément en cet endroit, Ce détail
significatif révèle une sépulture non de pestiférés: comme il
s'en trouve ailleurs, mais de combattants inhumés sur place. En
bâtissant une chapelle au milieu de leurs tombes, on a voulu,
semble-t-il, appeler la protection de la Sainte Vierge sur leur
mémoire. C'est dans la même pensée que fut érigée, aux portes de
Nancy, la chapelle des Bourguignons, après la fameuse bataille
de 1477.
Il faudrait des documents positifs pour déterminer avec
certitude la date et les circonstances de cette rencontre
sanglante. Or ils sont totalement défaut. Citons néanmoins un
fait qui peut répondre aux données du problème. Il nous est
fourni par les annales du Blâmontois et plus spécialement par
celles de la Seigneurie d'Herbéviller. C'est l'attaque du sire
de Courgirons contre cette seigneurie, en juin 1401. On était en
pleine guerre de Cent ans, et notre région subissait les mêmes
épreuves que la Lorraine et la France. Cet aventurier, parti de
Dudelange, près de Thionville, vint ravager le domaine d'Herbèviller.
Etait-ce simple brigandage d'un routier se rendant en France,
comme tant d'autres, ou plutôt vengeance d'un Messin contre une
famille dont l'influence à Metz grandissait chaque jour ? On ne
sait. Toujours est-il que l'assaut fut terrible contre les trois
maisons fortes, appartenant à la famille seigneuriale d'Herbéviller.
Saint-Martin et La Tour souffrirent plus que Lannoy. Des
renforts demandés au comte Henry IV de Blâmont furent lents à
venir et plusieurs jours se passèrent dans l'angoisse. Enfin la
délivrance fut apportée par le valeureux Olry, second fils du
comte de Blâmont. Il était à Saint-Mihiel, après avoir pris
congé du comte de Bar, quand il apprit, le 14 juin, la détresse
d'Herbéviller. Accourir avec ses hommes, franchir la distance en
moins de deux jours, disperser les Messins agresseurs par une
brusque attaque, ne fut qu'un jeu pour l'intrépide chevalier.
Dès lors, rien d'étrange qu'une escarmouche ou même le choc
principal n'ait eu lieu sur la côte de Saint-Martin, dans la
direction que durent prendre les fuyards (2). Le nombre des
victimes importe peu. Il fut suffisant pour que l'on érigeât une
chapelle votive en leur mémoire.
On objectera peut-être que le choix du titre de Notre-Dame de
Lorette, donné à la chapelle, exige une date plus récente,
puisque, d'après de bons auteurs, le culte de la Sancta Casa ne
s'est répandu en Lorraine qu'au temps du duc Charles III (3).
Nous accorderons volontiers que les pèlerinages à Notre-Dame de
Lorette, en Italie, furent surtout en vogue vers 1585, en raison
des privilèges dont les papes de ce temps les avaient enrichis.
Mais il nous paraît hors de doute que la Madone de Lorette était
connue de nos ancêtres bien avant la fin du XVIe siècle, comme
le prouve l'usage déjà fréquent, vers 1400, de donner au baptême
le gracieux nom de Lorette (4).
Notre opinion d'ailleurs ne prétend pas s'imposer. Quelle que
soit l'origine de cette chapelle, il reste qu'échappant à toutes
les vicissitudes, le culte de Notre-Dame de Lorette s'est
perpétué jusqu'en plein XVIIIe siècle. Dès cette époque, les
renseignements sont plus précis, grâce à l'ermitage qui lui fut
ajouté.
L'Ermitage de Notre-Dame de Lorette
Nous n'avons aujourd'hui qu'une connaissance
incomplète de la vie érémitique assez l'épandue alors et
disparue après la Révolution. Dans nos contrées, les ermites
suivaient une règle, dite de Saint Jean-Baptiste et de Saint
Antoine. Ils se fixaient de préférence à proximité d'un lieu de
pèlerinage pour le garder ou pour se rendre utiles aux pèlerins
qui s'y rendaient; leur vie austère et édifiante en imposait aux
fidèles, qui en parlent encore avec vénération. On cite dans
notre contrée : l'ermitage Saint-Thiébaut, entre Foulcrey et
Gogney; l'ermitage Saint-Jean, à Blâmont; La Rochotte, à
Deneuvre ; Grand-Rupt, près de Gerbéviller; surtout Montfort, à
Magnières, qui parait avoir été le berceau de l'institut.
D'après H. Lepage, un seul ermite résidait, vers 1770, à
Notre-Dame de Lorette: il était natif de Saint-Martin et se
nommait François Chalot. Cette donnée est tout au moins
incomplète, car son nom ne se trouve pas dans les anciens
papiers de la paroisse. D'autre part, le registre de la
Confrérie du Saint-Sacrement, établie en 1740, mentionne les
noms de François Dulubinc, frère ermite de Notre-Dame de
Lorette, reçu le 15 novembre 1761, et de frère Chrysogone
Collas, reçu le 1er juin 1765 (5). On ne sait s'il y en eut
d'autres auparavant. L'ermitage, antérieur sans doute à 1760,
semble avoir duré jusqu'en 1790 pour le plus grand bien du
pèlerinage, Les lois révolutionnaires firent disparaître l'un et
l'autre. Les ermites, n'étant pas des religieux, ne furent pas
admis au bénéfice de la pension et durent se retirer dans leur
famille, On sait les noms des trois ermites de Saint-Jean, de
Blâmont, car ils figurent dans les papiers du district ; on
ignore ceux des ermites de Saint-Martin ; peut-être, avaient-ils
disparu avant la tourmente. Toujours est-il que leur modeste
cabane fut détruite avec la chapelle voisine, quand la
Convention fit abattre tous les signes religieux, placés hors
des églises (1794). Le curé d'alors, François Potier.
malheureusement gagné aux idées révolutionnaires, ne songea
guère à protéger ces modestes édifices.
Les Pèlerinages récents
Les habitants de Saint-Martin gardent une
affection fidèle à Notre-Dame de Lorette. La tourmente passée,
ils désirèrent reconstruire la chapelle. Le curé, réconcilié sur
place, revint à de meilleures dispositions; chacun promit son
concours par corvées et l'oeuvre fut exécutée en 1810. La
bénédiction lui fut donnée et le curé mourut le 11 septembre
1811.
L'édifice n'avait rien de remarquable ; ses proportions étaient
moindres que celles de la chapelle primitive (6). Son plan était
dépourvu d'élégance. Il ressemblait à une logette de vigne,
surmontée de la croix, dépassant à peine les pampres verts de
son rustique toit rouge.
En 1830, la commune, qui était propriétaire du terrain.
consentit à abandonner tous ses droits à la fabrique
paroissiale; ainsi les curés furent chargés désormais de la
chapelle et du pèlerinage.
Depuis ce temps, que de fidèles se sont acheminés par les
sentiers verdoyants vers le sanctuaire aimé ! Jadis. à la veille
de la moisson, il en venait volontiers pour demander d'échapper
aux douleurs dorsales qu'infligeait le faucillage prolongé.
Aujourd'hui personne n'a plus ce souci, mais il en est d'autres
et l'on aime toujours à confier ses peines à Celle que notre foi
proclame le Secours des Chrétiens. Aux Rogations, la paroisse se
rend une fois en procession à la chapelle et y chante la messe
de la station. Aux lundis de Pâques et de Pentecôte. les pieux
promeneurs viennent assister à un office qui prend. dans un tel
cadre, un aspect poétique et grandiose. Mais ce qui donne au
sanctuaire sa plus vive animation, ce sont les pèlerinages
d'enfants au lendemain de leur première communion. Alors, la vie
printanière déroule ses splendeurs par les sentiers fleuris,
mêlant robes blanches et buissons blancs, cantiques sacrés et
mélodies des oiseaux. Avec quelle allégresse, les âmes
enfantines s'offrent à la Vierge, répétant la consécration de la
veille, avec moins de recueillement peul-être. mais avec plus
d'entrain ! Telle s'épanouissait la piété du pays, sans éclat
comme sans prétention, confiante dans la protection séculaire de
Notre-Dame de Lorette, quand, en août 1914, se renouvela le
fléau de la guerre et de l'invasion.
Pendant les quatre années que durèrent les hostilités, le coteau
de Saint-Martin se trouva placé à une faible distance du front
qui s'était stabilisé vers le ruisseau d'Albe. Il subit
d'effroyables bombardements qui défoncèrent toute sa crête. A en
croire les communiqués de l'armée, Notre-Dame de Lorette en
Lorraine ressembla plus d'une lois à la colline tragique de
Notre-Dame de Lorette en Artois. Sous les ouragans de feu, la
frêle chapelle devait fatalement périr comme les arbres, les
ceps, les buissons d'alentour. Pourtant les hasards des combats
ne furent pour rien dans sa destruction : la malfaisance
allemande en est seule responsable. Le 6 ou le 7 février 1915,
des sections de troupes bavaroises purent, en une sortie de
nuit, parcourir, sans résistance, tout le plateau. Elles
jugèrent spirituel, sans doute, pour marquer leur passage, de
déposer des cartouches de dynamite aux quatre coins de
l'inoffensif édicule et de les enflammer en se retirant ; on
devine le reste. Le lendemain des patrouilles françaises
constatèrent l'attentat et l'annoncèrent aux habitants de
Saint-Martin, réfugiés dans les environs.
La protection de la Madone restait cependant acquise à ce lieu
de désolation et la prière de nos héroïques soldats y continuait
ses élans de foi et de confiance. Combien de grâces furent
obtenues pendant tant d'heures terribles, nul ne le sait. Voici,
du moins, un épisode qui vaut d'être raconté: c'est peut-être le
plus merveilleux de toute l'histoire de Notre-Dame de Lorette
(7).
C'était le soir du 6 avril 1915. Une compagnie du 37e
territorial, commandée par le capitaine Ségaux, devait faire la
relève et occuper les positions avancées en face du ruisseau
d'Albe. Les cent vingt hommes de la compagnie, divisés en quatre
sections, traversèrent Saint-Martin en bon ordre, avant de
gravir la côte. La nuit arrivait ; un incendie dévorait une
maison du village. Le défilé devant le foyer ardent produisit
sans doute des ombres que l'ennemi put observer de loin.
Aussitôt l'artillerie allemande, avertie du mouvement. reçut
l'ordre de concentrer son tir sur la côte 311. « Je passais
devant ce qui restait de la chapelle, déclara le capitaine, et
je finissais une courte prière que je faisais volontiers en cet
endroit, en me rappelant mon frère, vicaire à Notre-Darne de
Lorette à Paris, quand s'abattit soudain une grêle d'obus sur
tout le plateau. Il en venait de Verdenal, du château
Sainte-Marie, de la côte d'Igney, de Leintrey, du Remabois. Je
criai de toutes mes forces à mes bommes : « Tous à terre ! » et
j'attendis. Une rafale suivait une autre rafale. La canonnade
dura une demi-heure, déversant sur' nous plus de 3.000 obus de
tous calibres. L'obscurité était si complète que je n'apercevais
rien autour de moi. J'étais indemne, mais dans quel état
allais-je trouver mes hommes ? Quand le feu cessa, un lieutenant
m'appela et me dit: « Cela ne va pas mal, je n'ai point de «
blessés. » D'autres sergents s'approchèrent, en disant: « Nous
l'avons échappé belle, il n'y a pas de casse. » L'appel fit
retrouver les quatre sections au complet. Depuis lors, ajoutait
le « capitaine, je ne puis taire ma reconnaissance envers
Notre-Dame de Lorette et, s'il m'arrive de rencontrer quelqu'un
de mes poilus présents à cette affaire, je lui rappelle cette
heure tragique et lui de répondre : « Ah ! mon capitaine, je ne
sais pas comment nous n'y sommes pas tous restés. » - Mais,
parbleu ! c'est grâce à Notre-Dame de Lorette. »
Depuis six ans, le cauchemar s'est dissipé et dans ces régions
dévastées règne une activité fiévreuse pour relever toutes les
ruines. Le sanctuaire a-t-il trouvé place dans l'oeuvre de
restauration ? Oui, certes; on pourrait même croire que son
martyre lui fut un bien, à le voir reconstruit d'une façon si
coquette et si riche. Ce fut le voeu de la paroisse et de toute
la région que le plan en fût embelli et les proportions
agrandies. On savait que les indemnités accordées seraient
insuffisantes, mais, comme il y a cent ans, on promit d'y
suppléer par corvées et par dons. Le monument de style gothique
mesure 6 mètres de long, 3 m 20 de large et 6 mètres de hauteur.
L'entrée porte, en guise de tour, une gracieuse image de Marie
Immaculée, taillée dans la pierre par M. Huel, l'habile
sculpteur de Nancy. M. le curé Huel et M. l'architecte Nicolas
dirigèrent les travaux; les habitants transportèrent
gracieusement tous les matériaux. L'autel en pierre, qui orne
l'intérieur, fut payé par une souscription de la paroisse et des
alentours. Le 14 juillet 1925 eut lieu la bénédiction. M. le
chanoine Barbier, curé-doyen de Blâmont, récita les prières
liturgiques et la messe Iut célébrée devant une assistance
nombreuse et recueillie. M. le curé Huel exprima sa joie de
rendre à la Sainte Vierge un sanctuaire à une place où elle
était honorée depuis des siècles, et son espoir qu'Elle y
continuerait sa protection maternelle.
Voilà donc la chaine renouée et les pratiques traditionnelles
vivantes comme dans le passé.
Certes, la petite chapelle de Saint-Martin ne vaut pas la
basilique de Lorette. comme ses buissons ne valent pas les
lauriers de Récanati, comme notre ciel brumeux ne vaut pas le
beau ciel d'Italie. Mais, dans ce doux sanctuaire, il y a la
même dévotion à la Vierge, les mêmes enseignements pour la vie
de famille, les mêmes consolations pour la pauvreté et le
travail, les mêmes espérances d'une vie meilleure. Parents et
enfants, laboureurs et artisans, n'hésiteront pas à suivre les
pas de leurs aïeux et à gravir la colline ardue pour confier à
Notre-Dame de Lorette leurs ferventes supplications et leurs
hommages reconnaissants.
(à suivre)
|