Nous avons déjà dans
plusieurs articles évoqué l'action de l'abbé Grégoire
pour l'abolition de l'esclavage, et son Mémoire en
faveur des gens de couleur. Le débat suscité sera vif,
comme on le voit dans les
Observations d'un
habitant des colonies reproduites ci-dessous
(non dénuées de mauvaise foi, de fort
préjugés, et de mépris, l'auteur qualifiant
systématiquement Grégoire de "curé d'Emberménil" et
jamais de député), et la
réponse apportée par l'Abbé Antoine de Cournand.
Nous avons évoqué aussi le rétablissement de l'esclavage
dans les Antilles en 1802 (et la
circulaire du Duc de
Massa en 1803).
En effet, après la signature de la paix d'Amiens le 27
mars 1802 (traité par lequel l'Angleterre restitue la
Martinique), le Corps législatif signe le
17 mai (27
floréal an X), les trois articles de la loi sur le
rétablissement de l'esclavage aux Antilles: Il s'agit
donc en 1802 du rétablissement du « Code noir »
en Martinique, à Tobago et Sainte-Lucie. Dans le texte,
ce rétablissement ne s'applique pas à la Guadeloupe, en
Guyane et à Saint-Domingue, mais les faits et l'absence
de réaction des autorités y entraîneront son
application.
Il a existé deux versions du Code Noir : la première
version, concernant la Guadeloupe et la Martinique,
préparée par le Ministre Jean-Baptiste Colbert
(1616-1683), a été promulguée à Versailles au mois de
mars 1685 par le roi Louis XIV. La seconde version a été
promulguée par Louis XV au mois de mars 1724 (voir
copie
intégrale ci-dessous concernant la Louisiane).
Pour l'abolition définitive de l'esclavage, il faudra attendre le
décret du 27 avril 1848 : « L'esclavage sera entièrement
aboli dans toutes les colonies et possessions
françaises, deux mois après la promulgation du présent
décret dans chacune d'elles. A partir de la promulgation
du présent décret dans les colonies, tout châtiment
corporel, toute vente de personnes non libres, seront
absolument interdits. » |
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Observations d'un habitant des colonies sur le "Mémoire en
faveur des gens de couleur..." adressé à l'Assemblée nationale
par M. Grégoire,...
16 déc. 1789
OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
SUR le Mémoire en faveur des GENS DE COULEUR, OU SANG-MÊLÉS, de
Saint-Domingue & des autres Isles Françoíses de l'Amérique,
adressé a l'ASSEMBLÉE NATIONALE, par M. Grégoire, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine
M. L'ABBÉ GRÉGOIRE, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine, a
cru que les préceptes évangéliques lui prescrivoient d'écrire
pour les Gens de couleur des Colonies, & sa plumé, animée
d'une sainte indignation, a tracé leur panégyrique.
Deux questions s'offrent à la pensée, lorsqu'on sait que M. le
Curé Grégoire est Membre du Comité de vérification des pouvoirs
à l'Assemblée Nationale; la première, s'il est convenable &
décent que celui qui est chargé de l'examen d'une réclamation, & des titres dont on veut l'autoriser, se hâte d'imprimer, avant
le rapport, une apologie du point qu'il est chargé d'éclaircir ?
La seconde, s'il est bien délicat que ce Membre du Comité de
vérification des pouvoirs, prenne dans des Mémoires faits par
ceux qui viennent s'y faire juger préparatoirement, les
matériaux de l'apologie, sans s'embarrasser s'il est trompé ou
non, & sans avoir les moindres notions sur les lieux dont il
affecte de parler avec assurance? Il paroît que la conscience de
M. Grégoire n'a point de ces doutes, qui décèlent peut-être une
foiblesse d'ame; il faut donc le suivre dans son plaidoyer,&
oublier qu'il étoit Juge.
M. le Curé, s'adressant à l'Assemblée Nationale, débute par
cette phrase, tirée de M. Hìlliard d'Auberteuil : En aucun pays, il n'y a autant d'abus qu'à St-Domingue. Certainement
lorsqu'on dit aux Représentans de la Nation Françoise, assemblés
depuis plus de six mois, pour reformer des abus, & qui sont
infiniment éloignés d'avoir atteint le dernier, qu'il est un
lieu où il y en a plus qu'ailleurs, on leur offre un vaste champ, une étendue dont l'immensité pourroit effrayer l'imagination
la plus exercée ; mais, avec des génies tels que M. Grégoire, il
faut désirer les difficultés pour avoir la gloire de les
vaincre. Et, lorsqu'après s'être demandé (pag. 1.) par quelle
fatalité les abus les plus révoltans furent toujours les plus
tenaces ? il finit son Mémoire par le projet d'un Décret qui
doit, sur-le-champ, en déraciner un qu'il dénonce comme étant de
ce genre, c'est que rien ne doit résister à la foudroyante
logique de M le Curé.
La féodalité, dit-il, pag. 2, n'a pas pénétré dans nos
Colonies. Ces expressions receloient sans doute un regret, parce
qu'alors M. Grégoire se promettoit moins de triomphe ; mais,
grâces aux secours qu'il a trouvés dans des Mémoires dont on lui
parlera tout-à-l'heure, il a pu dire (pag. 47) : La féodalité, heureusement détruite dans le Continent François, s'étoit
reproduite, sous une autre forme, dans nos Colonies.
Laissons cette petite contradiction, pour recevoir une leçon de
M. le Curé : Il se fâche (pag. 48) de ce que les expressions
gens de couleur & sang-mêlés sont insignifiantes, parce
qu'elles peuvent également s'appliquer aux Blancs libres & aux
Nègres esclaves. Nous prendrons la liberté de remontrer à notre
Curé, que l'erreur pourroit être commise à Emberménil, où sans
doute la perspicacité du Pasteur n'appartient pas à tous., mais
qu'aux Colonies, où l'on appelle Blanc
ce qui l'est, & Gens de couleur tout ce qui ne l'est pas, on
s'entend à merveille.
On distingue ensuite les nuances par des noms différens, & la
liberté ou l'esclavage par les mots libres, affranchis, ou
esclaves.
Pour résoudre les questions que la réclamation des Gens de
couleur offre à l'esprit de M. le Curé, il croit devoir examiner
préalablement ce qu'ils sont dans nos Colonies.
Selon lui, ils supportent plus que les Blancs toutes les charges
de la Société ; ce qui se prouve, d'après son opinion, de
plusieurs manières.
1°. Ils sont seuls le service de la Maréchaussée. Il est bon que
l'on sache d'abord que, dans la plupart des Colonies, il n'y a
point de Maréchaussée ; qu'au surplus, cette Maréchaussée, où
elle existe, a aussi des Blancs; que les Gens de couleur y sont
bien payés; & que ce qui les y attire encore plus, c'est, d'une
part, l'agrément d'aller à cheval, ce qui est le bonheur suprême
pour un Mulâtre libre, & de l'autre, la part dans les
captures, qui forme un objet considérable..
Ici le Curé nous raconte que les Gens de couleur ne peuvent
cependant remplir tous leurs devoirs dans ce service, par la
crainte qui les porte a pallier les délits des Nègres, dont les
Maîtres blancs accableroient les captureurs du poids de leur
vengeance.
Nous ne pouvons nous empêcher de placer en cet endroit une
petite confidence dont les Lecteurs ont besoin.
En 1785, un nommé Raymond, homme de couleur, libre, du Quartier
d'Aquin, à St-Domingue, qui a été élevé en France, & a qui la
fortune & un long séjour dans le voisinage d'Angoulême ont donné
des idées supérieures à celles des individus de la classe, fit
faire plusieurs Mémoires en faveur des Gens de couleur. II les
adressa à M. le Maréchal de Castries, alors Ministre de la
Marine,, ayant le département des Colonies, qui les envoya aux
Administrateurs de St- Domingue, en les consultant sur ce
point. Raymond, n'ayant pas eu le succès qu'il s'étoit promis, a jugé que les circonstances actuelles pourroient être plus
favorables; & ses Mémoires, originaire ment destinés à rester
secrets, sont parvenus à M. le Curé d'Emberménil, qui les a
copiés dans tout ce qui sert de base à son Mémoire imprimé.
Voilà comment M. le Curé auroit paru, à ceux qui sont aussi
instruits que lui, très-savant sur les Colonies, si nous
n'avions connu cette petite source où il a puisé avec une
confiance qui l'honore.
C'est là qu'il a pris (notes du premier Mémoire de Raymond) le
fait de la Maréchaussée. Mais, ce qui ne s'y lit point, c'est
que ce service de Maréchaussée est un des moyens d'acquérir
l'affranchissement ; c'est que les cavaliers de Maréchaussée, &
quiconque a été aux Colonies l'attestera, vexent étrangement les
Esclaves, & ne se sont pas de scrupule de déchirer les billets
qu'ils ont de leurs Maîtres, pour avoir le droit de les mettre
en prison, où le captureur reçoit 4 liv., monnoie de France, pour sa prévarication, sans préjudice de ce qu'il a pu
confisquer sur le malheureux qu'il a conduit, lié & garotté ;
c'est ce que prouve notamment un Arrêt du Conseil du Cap, du 14
Mars 1780.
2°. Tous les hommes de couleur, poursuit le Curé, étoient encore
soumis, il y a peu, à la conscription militaire. Ils devoient
servir tous les trois ans, jusqu'à soixante.
A l'appui de cela, vient l'anecdote d'une Mulâtresse, dont le
fils, arrivé de France pour consoler la douleur, est obligé
de
s'arracher a ses embrassemens, de revenir chercher dans la
Métropole une liberté qu'il ne trouve pas sous l'horison qui l'a
vu naître.
La plainte & l'anecdote, tirés du troisième Mémoire de Raymond,
n'ont trait qu'à Saint-Domingue, & qu'à une Ordonnance, du 26
Mai 1780, qui avoit pour objet la formation de 5 Compagnies de
Gens de couleur, sous le titre de Chasseurs Royaux. Ceux qui atteindroient désormais l'âge de 16 ans, devoient être un an
dans ces Compagnies. Les Gens de couleur, libres à cette époque,
étoient tenus d'y servir trois mois, & les hommes mariés, & ceux
en état d'avoir un cheval, étoient dispenses de ce service, à
moins de cas forcés : cela est bien loin de ressembler à une
obligation qui devoit se renouveler tous les 3 ans, depuis 16
jusqu'à 60. Mais Raymond avoit besoin de ce tableau du fils
arraché à sa mère, & M. Grégoire, une fois décidé à prendre
Raymond pour son oracle, il n'a pas dû balancer ; d'ailleurs
c'est un mouvement oratoire qui donne de l'ame à un écrit. Il
est dommage que cette Ordonnance ait été sans exécution, car on
auroit vu bien des mères larmoyantes, dont M. le Curé auroit eu
à consoler la douleur. II reste tout bonnement une vérité qu'on
n'a pas dite, c'est que, dans les Colonies, tout individu
libre, blanc ou de couleur, est tenu de servir dans la milice,
depuis 15 jusqu'à 55 ans.
3°. Vient le détail du service de piquet, obligeant durant une
semaine sur six, avec un cheval harnaché. Puis les doléances
sur le déplacement, la dépense, la vexation, &c. &c. &c.
Ce fait, qui est répété au troisième & au quatrième Mémoire de
Raymond, a peu coûté à M. le Curé, auquel nous répondons que le
service de piquet n'a pas lieu dans toutes les Colonies ; qu'aux
lieux où on l'employe, c'est le plus souvent en tems de guerre,
& qu'alors il remplace celui des milices ; que c'est de ceux
même qui le sont, qu'est venue la convention de fournir une
semaine, au lieu de changer chaque jour ; que le tour de chacun
revient à peine de 15 en 15 mois, & qu'enfin cette sujétion
étant plus souvent un abus de l' autorité des Commandans, qu'une
chose utile, les Colons verroient avec plaisir quelle fût, ou
détruite, ou remplacée d'une manière qui ne grevât pas les Gens
de couleur.
On a, dit-on, défendu certains métiers aux gens de couleur ; par
exemple, l'orfèvrerie : cela n'a lieu que pour une partie de
Saint-Domingue, & depuis 1780, seulement. Cela peut se changer,
& les Colons de cette Isle ne se présenteront pas plus pour s'y
opposer qu'ils ne l'ont fait pour le solliciter.
Quant à la médecine & à la chirurgie, c'est un autre point. Dans
un pays d'esclaves, où les crimes occultes sont fréquens, il
doit être permis d'employer, à cet égard, une circonspection
qui éloigne de ces professions, pour ainsi dire privées de
surveillance aux Colonies, de nouveaux sujets d'alarmes. Les
hommes de couleur refuseroient difficilement à des esclaves,
avec lesquels des rapports de parenté les uniroient, une
confiance dont eux-mêmes deviendroient souvent les victimes.
C'est assez pour répondre à ces deux reproches encore copiés du
3e. Mémoire de Raymond.
Sur la défense de porter des noms Européens, & l'injonction d'en
prendre d'Africains, M. Grégoire dit : on m'a donné deux motif
de ce Décret ; & ces motifs, il les copie comme l'argument dans
la deuxième note du quatrième Mémoire de Raymond.
Quoiqu'en dise le Pasteur d'Emberménil, qui veut que tous les
individus, soient sur la même ligne, il faut qu'il convienne
d'abord que la Loi civile, qui ne donne point de nom de famille
à des bâtards Blancs, n'en sauroit donner à des bâtards d'une
autre nuance, & par conséquent, que les Affranchis, dont plus
des 9 dixièmes sont illégitimes, ne peuvent en avoir ; que même
ceux qui seroient issus d'une union légitime de Gens de couleur
ne peuvent avoir de noms de famille, puisque l'esclave dont ils
descendent n'en a pas de semblable ; & qu'enfin s'ils avoient un
nom de famille, il seroit à coup-sûr Africain.
Au surplus, l'Ordonnance de 1773, dont il s'agit, n'a été faite
que pour Saint-Domingue. Elle ne défend que de prendre le nom
d'aucune famille blanche de la Colonie, & elle ne porte que sur
les Gens de couleur non-mariés ; de forte qu'un Blanc qui épouse
une Mulâtresse, donne son nom à ses enfans.
Il est très-sage de ne pas souffrir cette usurpation de noms qui
peut mettre du désordre dans les familles, & si les Gens de
couleur prétendent que c'est un avantage d'usurper un nom de
famille, il faut qu'ils confessent que c'est un droit que de
n'en pas souffrir l'usurpation. Il est cependant permis à M.
Grégoire de persister à n'être pas fort attaché au sien.
Cet article est terminé par un mot sur le titre de Colons
Américains, dont les protégés du Curé se sont emparés. On est
bien aise de lui dire, que même tous les Blancs ne sont pas
reçus à s'en servir, & que, pour être Colon il faut être Citoyen
réel d'une Colonie.
L'injonction faite aux Officiers publics de consigner dans leurs
actes les qualifications de Mulâtres, Quarterons, Sang-mêlés,
&c libres, affecte M. le Curé qui emprunte ses termes & sa
colère du troisième Mémoire de Raymond. Cette injonction, est
inutile, selon le Plaignant & l'Avocat, puisqu'elle n'a pas pour
objet de les distinguer des Esclaves, à l'égard desquels on ne
tient aucuns registres paroissiaux, mais elle est
très-injurieuse pour les Affranchis.
Premièrement, M. Raymond & son copiste, violent une vérité
certaine, c'est que depuis 30 ans il a été ordonné à ceux des
Curés qui ne tenoient pas des registres relatifs aux Esclaves,
de le faire désormais ; c'est que ces reproches, comme beaucoup
d'autres, ne frappent que sur Saint-Domingue, & que M. le Curé
voit toute l'Amérique dans Saint- Domingue, parce que M.
Raymond, qui est son Appariteur, y est né.
En second lieu, en quoi est-il donc étonnant que dans un pays où
il y a des Esclaves, en tout semblables aux Affranchis, on ait
pris des précautions pour empêcher que les premiers ne se
confondissent avec les autres, & ne parvinssent à usurper un
Etat qu'ils n'auroient pas légalement acquis. Il y a même une
chose que nous sommes obligés de révéler à M. le Curé, c'est que
ces qualifications, elles-mêmes, ne se donnent que sur la
représentation des titres qui constatent la liberté, & que cela
a été imaginé, en grande partie, pour arrêter la facilité avec
laquelle les Blancs faisoient des Affranchis, par des actes qui
tendoient à échapper au fisc qui exige une forte somme pour
chaque affranchissement.
Quant aux distinctions Mulâtre libre, Quarteron libre, &c. &c.,
elles ont été la suite de l'amour-propre de ceux-mêmes à qui
elles appartiennent. Si M. Grégoire étoit Curé d'une Paroisse
des Colonies, & qu'il s'avisât de dire d'un Quarteron libre, en
le mariant, qu'il n'est que Mulâtre libre, il verroit bientôt
que cette hiérarchie colorée, a aussi ses principes dans
l'orgueil comme toutes les autres.
M. le Curé nous parle de la défense de manger avec les Blancs :
il a encore puisé ce trait dans le troisième Mémoire de Raymond,
qui le fait répéter dans le quatrième. Qu'il nous soit permis de
reprocher à M. Grégoire de n'avoir pas dit comme Raymond, que c'étoit
une défense verbale de M. d'Argout, alors Gouverneur de la
partie du Sud de St- Domingue. En outre, pourquoi a-t-ii évité
de citer l'anecdote du quatrième Mémoire, où Raymond a dit,
qu'un nommé Leclerc & sa femme, habitans au quartier d'Aquin,
à
la troisième génération de Blancs par légitimité, dînant chez le
sieur Pelletan, Capitaine de Navire aux Cayes, le Gouverneur de
la partie du Sud vint les en chasser. Seroit-ce qu'on a craint
d'être démenti sur ce fait ? Mais qu'importe aux Colons que des
Blancs donnent à dîner aux Gens de couleur ? Qu'importe à ceux
qui le veulent faire que d'autres les approuvent ? Comment ce
même Gouverneur, devenu ensuite celui de toute la Colonie,
a-t-il pu se décider à admettre à sa propre table le Capitaine
Vincent, Nègre Libre, en 1780, lui qui alloit chasser de la
table des autres des Affranchis à la troisième génération dé
Blanc par légitimité ; & quand la prétendue défense verbale seroit écrite, qu'importe aux Colons l'absurdité d'un Gouverneur
! Il y a un grand nombre de Colons qui ont mangé avec, & chez
des hommes de couleur, sans croire qu'ils dussent en rougir.
Mais en France tous les individus mangent-ils donc les uns avec
les autres? Comment supposer enfin que dans un pays où l'on dit
que le préjugé repouse avec horreur les Affranchis, il faille
une Ordonnance pour défendrece que tout le monde auroit honte de
faire ! Verisimilia singe Scriptor.
On parle ensuite de la défense de danser après 9 heures, & sans
permission du Juge de Police, d'après le troisième Mémoire de
Raymond : mais on peut affirmer que cette Ordonnance est
complètement éludée. Quant à la permission du Juge de police ou
de l'Etat-Major, s'il y en a un, elle ne se prend que dans les
Villes & Bourgs : & en voici la raison que M. le Curé apprendra
avec quelque surprise.
Dans plusieurs Colonies, & notamment à Saint-Domingue, les
Nègres libres ne sont point admis par les Affranchis des autres
nuances dans leurs bals. Les femmes de couleur dédaignent de
danser avec des hommes de couleur. Pour obvier aux désordres &
aux querelles que des jalousies de nuances font naître, &
rendent plus dangereuses qu'on ne croit, pour empêcher même que
de jeunes Blancs, qui s'en font quelquefois un plaisir malin,
n'aillent troubler ces bals, on prend une permission dont le
premier effet est de faire fournir une garde qui a la police du
bal, & qui n'y laisse entrer que les invités ; mais on danse
tant qu'on veut, & si, comme cela arrive le plus souvent, ce
sont des Blancs qui font danser des femmes de couleur, le maître
de la maison n'a pas besoin de permission.
On a sûrement dit aussi à M. Grégoire que les Ordonnances
défendoient aux Es claves de s'assembler & de danser ; cependant
il est notoire qu'il n'est pas de Dimanche ou de Fête, que
plusieurs milliers d'entre eux ne dansent, & que même ils ont
des bals, où des sentinelles font la police ; sentinelles qu'ils
vont solliciter, parce que cela donne un air d'importance à
leurs Fêtes.
Passons à la réclamation sur la défense d'user des mêmes étoffes
que les Blancs. Elle est tirée du troisième Mémoire de Raymond,
même quant à ces Archers de police, postés aux portes des
Eglises sur les places, pour arracher les vêtemens à des
personnes des deux sexes, qu'ils laíssoient sans autre voile
que la pudeur.
Il n'y a eu qu'une Ordonnance de ce genre, & elle a été faite
pour Saint- Domingue, en 1779. On peut dire, qu'elle étoit
tout-à la-fois impolitique, mal adroite & inutile ; impolitique, parce qu'elle nuisoit au commerce ; mal-adroite, parce qu'elle
éveilloit l'amour-propre ; & inutile, parce qu'il n'y a pas de
distinction apparente, plus sûre entre les Blancs & ceux qui ne
le sont pas, que les nuances de la peau; aussi est elle tombée
dans, l'oubli dès sa naissance. Si M. Grégoire savoit bien à
quel état se consacrent les dix-neuf vingtièmes des femmes de
couleur, il sauroit aussi que leur parure & leurs moeurs
outragent la décence publique, & que si des Archers de police
les avoient dépouillées, comme il d'avance, d'après le guide qui
l'égare, elles seroient restées sans voile, puisque la pudeur
les a abandonnées précisément parce qu'elles sont trop bien
vêtues.
On parle de défenses d'aller en voiture, Raymond s'en plaignoit
dans son troisième & son quatrième Mémoire ; aujourd'hui M.
l'Abbé Grégoire y ajoute le fait d'un Quarteron, que le sieur
Prodejac, Officier de Port au Petit-Goave, force à coups de
canne à descendre de sa voiture. La défense & le fait du sieur
Prodejac, s'ils sont vrais, ne peuvent avoir trait qu'à
Saint-Domingue, & ils sont propres à indigner les Blancs eux-
mêmes. On adjure quiconque a été à Saint-Domingue, de dire s'il
a rien vu
de semblable. Au surplus, le Quarteron a été bien vengé du sieur
Prodejac, car un Major du Petit-Goave le fit mettre aux fers il
y a quelques années, & sa plainte aux Tribunaux a été déclarée
attentatoire à l'autorité despotique des Agens du Gouvernement,
par Arrêt du Conseil des Dépêches, du 27 Novembre 1784.
Les Gens de couleur libres, dit-on, ne peuvent venir en France.
A la vérité cela leur est interdit, par des loix faites en
France, enregistrées dans les Parlemen, & qu'on peut changer
quand on voudra, sans que cela importe aux Colons, Il n'est
cependant pas inutile de dire en passant, qu'elles étoient mal
observées, puisqu'il s'en trouve beaucoup dans le Royaume, dont
les sept huitièmes y ont été amenés par les Blancs.
L'exclusion des charges & emplois publics est plus certaine &
mieux observée. C'est à cet égard que le préjugé se montre dans
toute sa force, & il n'est pas possible de songer à le détruire
tout-à-coup, par une loi qui auroit certainement le sort de
l'Edit de 1685, qui avoit tout accordé aux Gens de couleur. Il
n'est pas possible que des êtres, qui étoient hier dans
l'esclavage, soient aujourd'hui dans les premiers rangs de la
société, chargés d'empiois, qui supposent l'éducation, les
moeurs, & la confiance générale. On fait que les motifs des affranchissemens prennent presque tous leur source dans des
sentimens que la nature inspire, mais que la morale n'approuve
pas toujours. Est-ce assez pour qu'on livre toutes les charges à
des individus, qui, ne pouvant s'élever jusqu'à elles, les
abaisseroient jusqu'à eux !
L'affranchissement est utile à l'esclave qui rentre dans les
droits de l'humanité; au maître, parce qu'il satisfait sa
justice, & qu'il offre un espoir précieux à ses autres esclaves
; à l'Etat, parce qu'il ajoute à la force politique, mais il est
utile aussi, comme état mitoyen entre l'esclavage & la liberté.
Il falloit, chez les Romains, une, génération entière pour
effacer la trace de la servitude; la loi qui avoit relégué les
Affranchis dans les tribus des Villes composées de la lie de la
nation, ôtoit toute espèce d'influence dans les délibérations
publiques, à ces hommes incapables de s'élever à ces sentirnens
de grandeur, qui caractérisoient le Peuple Roi. Cependant les
esclaves des anciens n'étoient que des prisonniers de guerre,
séparés de leurs vainqueurs seulement par leurs chaînes. Mais le
Nègre, dans l'état actuel des choses, est encore plus éloigné de
son maître par sa couleur que par la servitude ; la loi qui
l'affranchit, le soumet en même-temps au préjugé qui le note
d'une défaveur civile, & le sépare de la société. L'affranchi
romain étoit en tout semblable à son patron; la nature n'a pas
voulu que l'Affranchi de nos Colonies pût se confondre avec le
sien.
Ainsi l'affranchissement fait donc, qu'un esclave cesse de
l'être, parce qu'il ne faut pour cela que la volonté du maître ;
mais l'aptitude à remplir les devoirs du citoyen-, ; & sur tout
à en exercer les droits, n'est pas aussi facile à créer. En
supposant que le tems y conduise la descendance des affranchis,
il faut avouer qu'on a peine à concevoir, que dans un pays ou
les 4 cinquièmes & plus de la population, sont formés par les
esclaves, les parens de ces derniers, à un degré quelquefois
très-prochain pussent maintenir l'autorité de la classe
dominante, sans laquelle il faut s'attendre à des désordres qui
amèneroient infailliblement, la destruction des Colonies.
Comment le maître, qui auroit affranchi un de ses esclaves,
pourroit-il tenir dans le devoir ceux qui étant les proches de
celui-ci, trouveroient en lui au besoin, un secours, un appui ?
Comment persuaderoit-on à l'esclave que son maître lui est
supérieur, s'il voit son compagnon sortir d'auprès de lui, pour
être à l'instant-même l'égal de son maître ? Si l'intervalle
entre la servitude & le titre de citoyen n'est plus rien, vous
détruisez le ressort qui maintient une constitution malheureuse
peut-être, mais nécessaire.
Si cet intervalle est immense „ & si rien ne montre la
possibilité de le rendre moindre, vous excitez le désespoir.
C'est par cette dernière raison que les révoltes des esclaves
n'ont éclaté, d'une manière effrayante, que chez les nations
qu'on peut appeler républicaines; chez les Anglois à la
Jamaïque, chez les Hollandois, à Surinam.
Ce préjugé de la couleur, il faut le dire, n'est pas même celui
des Blancs seuls. Le Nègre libre est regardé avec mépris par le
Quarteron esclave. Au- dessous de lui par la loi, mais plus près
de son maître par la couleur, il se croit supérieur à lui. Une
Mulâtresse se couvre d'opprobre si elle s'unit avec un Nègre :
ses mariages de ce genre sont presque sans exemple. Il n'est pas
un Nègre qui osât acheter un Mulâtre ou un Quarteron pour s'en
faire servir. Si cette tentative avoit lieu, le Quarteron
esclave préféreroit le parti le plus violent, la mort même à un
état qui le deshonoreroit dans sa propre opinion, & tous ceux de
sa caste se croiroient obligés de seconder ses projets, parce
qu'ils partageroient son infamie.
Ainsi, une sorte de fierté qui s'accroît à mesure que la nuance
s'affoiblit, tend à donner une nouvelle force à ce préjugé qui
est le ressort caché de toute la machine coloniale. Il peut être
adouci, mais non pas anéanti; le temps peut, avec sa lime
sourde, détruire ce qu'il a de grossier, mais si on le coupe, la
machine se brisera avec fracas.
On peut répondre à M. le Curé, qu'il n'y á plus de Gens de
couleur Officiers dans leurs Compagnies de Milices, depuis
l'époque où ils ont voulu eux-mêmes sortir tous de celle des
Blancs, ou ils n'étoient pas réputés les premiers. On les a vus,
à Saint-Domingue, en faire pour chaque nuance, & en interdire
l'entrée à ceux de la nuance, regardée comme au-dessous. D'un
autre côté les Blancs ont brigué davantage les emplois des
Milices, lorsqu'on y a attaché les récompenses militaires, qui
ont peut-être plus nui à l'esprit public, que n'auroit fait le
choix de quelques hommes de couleur, parce qu'elles ont rendu
les Colons instrumens du despotisme.
Sur l'interdiction de l'entrée des Assemblées, paroissiales, les
Gens de couleur ont été les maîtres de s'y présenter lorsqu'ils
ont été propriétaires & susceptibles d'y avoir un intérêt à
soutenir, & cette règle est commune aux blancs qui n'y viennent
pas tous indistinctement. Et quand on pense à ce qu'étoient les
Assemblées paroissiales, présidées par des envoyés ou des
subordonnés du pouvoir exécutif, il est peu. regrettable de n'y
avoir pas participé. Malgré cela il n'est pas de Colonies ou les
Gens de couleur n'ayent été admis dans des Paroisses.
Aux spectacles, les Gens de couleur sont dans des loges
particulières. Si M. le Curé avoit pu être témoin de la manière
dont ils s'y conduisent, s'il savoit que les Mulâtres libres ne
veulent pas s'y trouver à côté des Nègres libres, il seroit un
peu honteux d'avoir discouru en faveur de la Comédie. Il peut se
rassurer en sachant qu'on a abusé de sa bonne soi, quand on a
dit qu'aux Eglises, les Gens de couleur avoient des places
distinctes, & qu'à son tour il abuse de celle des autres,
M. Grégoire est choqué de la défaveur qu'on marque aux blancs
qui épousent des femmes de couleur. II cite même, de plus que le
mémoire de Raymond, le fait d'un Marguillier révoqué à cause
d'une semblable alliance. Ce fait auroit besoin de preuves ;
mais on peut l'abandonner.
D'après ce qui a déja été répondu à M. le Curé pour lui prouver
qu'il étoit impossible & même dangereux que tous les hommes de
couleur occupassent des charges publiques, il est tout simple
d'en conclure que le blanc qui épouse une femme de couleur & qui
par conséquent en adopte la famille, doit descendre au niveau
de celle-ci. Cette dégradation très-volontairement encourue est
un avantage du préjugé. Quand la vanité porte les Affranchis à
rechercher des mariages qui les honorent, il ne faut pas que la
cupidité & des motifs quelquefois plus vils, portent des blancs
à des mésalliances qui les enrichissent. M. le Curé ne sait pas
que depuis quelques années on trouve des blancs qui, pour une
somme plus ou moins forte, font avec des femmes de couleur, des
mariages dont les conditions principales sont que le mari
quittera l'épouse & légitimera des enfans actuels & futurs
auxquels il prête sa très-menteuse paternité. C'est
principalement dans la partie du Sud de St.-Domingue, que ces
contrats honteux sont en usage, & l'on prétend même qu'il est de
ces êtres qui se prêtent, sous des noms différens, à paroître &
pères & maris plusieurs fois.
On laisse M. le Curé très-fort le maître de s'escrimer contre M.
Hilliard d'Auberteuil, qui a tort de vouloir que le mépris
accable la race des Noirs. Il nous semble que les raisons
impérieuses qui veulent qu'on maintienne une distance entre les
affranchis & les blancs, peuvent se passer du mépris. Il ne faut
mépriser que les vices. On peut & on doit estimer les vertus
par-tout où elles sont placées, & si des motifs politiques, si
des institutions sociales marquent des rangs, ce seroit une
grande faute que de ne pas laisser en commun les qualités qui
honorent l'homme dans quelque état que le Ciel l'ait fait
naître. Il est plus d'un homme de couleur à qui les Blancs
prouvent que ces principes sont bien connus, & qu'il est bon de
les fortifier.
Mais écoutons M. l'Abbé Grégoire. Ainsi, dit-il, après s'être
indigné contre Hilliard, l'intérêt & la sûreté seront pour les
Blancs la mesure des obligations morales ! Nègres & Gens de
couleur souvenez-vous-en. Si vos Despotes persitent a vous
opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre.
Si le Mémoire n'étoit pas avoué par le Curé d'Emberménil, on. le
croiroit de quelque fanatique révolutionnaire, qui a cru utile
à la réputation d'exciter six cents mille hommes à
s'entr'égorger.
Et quoi !... d'un Prêtre est-ce là le langage !
Est-ce là le langage d'un, Représentant de cette belle Nation
qui vient de reprendre le pouvoir législatif & qui est
responsable à l'univers entier de l' usage qu'elle en fera !
Est-ce là le langage du ministre d'une religion dont le
Fondateur a donné l'exemple de la sagesse & de la soumission!
Est-ce, enfin, la morale que l'Assemblée Nationale a chargé
l'Abbé Grégoire de prêcher aux Gens de couleur, lorsqu'ils
viendroient faire vérifier leurs pouvoirs au Comité dont il est
Membre !
Pour ne rien omettre de ce que les Mémoires de Raymond lui ont
fourni, le Rédacteur du Mémoire impute au Procureur-Général du
Conseil du Port-au-Prince, d'avoir dit vers 1770 dans un
discours :
« Il existe parmi nous une classe naturellement notre ennemie &
qui porte encore sur son front l'empreinte de l'esclavage ; ce
n'est que par des loix de rigueur qu'elle doit, être conduite.
Il est nécessaire, d'appesantir sur elle le mépris & l'opprobre
qui lui est dévolu en naissant. Ce n'est qu'en brisant les
ressorts de leur ame qu'on pourra les conduire au bien ».
Cette citation est copiée mot à mot du commencement du troisième
Mémoire pour M. Raymond, qui dit que ce discours fut prononcé à
la réception de M. le Comte de Nolivos, en qualité de
Gouverneur de St. Domingue.M. Grégoire a cru devoir ajouter par
une Note, page 49 :
« On prétend que l'auteur de cette affreuse assertion, a fait
retirer autant qu'il a pu, les exemplaires de ces affiches ».
Hé bien, le discours a été imprimé dans la Gazette du 21 Février
1770, & voilà ce qu'on y copie :
« Vous les connoissez, Monsieur, les obligations importantes
de la place éminente dont le Roi vous honore. Concilier
l'intérêt de la Colonie avec ceux du Monarque..... maintenir
la supériorité nécessaire de la race libre & sans mélange sur
celle qui porte encore sur son front l'empreinte de l'esclavage
».
En quoi cela ressemble-t-il, à la révoltante diatribe inventée
par Raymond et adoptée par M. le Curé Grégoire !
Ensuite on a parlé d'attentats contre la majesté des moeurs, de
menaces, faites par des blancs aux hommes de S/couleur dont ils
convoitent les femmes ou les filles, de l'abus que font des
chefs de leur autorité pour lés écarter afin de parvenir à leurs
fins. Et ce sont ces tableaux qui exciteroient l'indignation des
blancs les moins délicats, que le Curé choisit dans le premier
Mémoire de Raymond pour en offrir la révoltante peinture !
Pardon, Monseigneur, dit Raymond au Ministre de la marine dans
ce Mémoire, si je mets sous les yeux de votre Grandeur, un
tableau de pareilles turpitudes. Et M. Grégoire, son écho, s'écrie : Pardon, MM., si je vous retrace ici ces turpitudes qui
excitent l'indignation & non la surprise. C'est sur la foi de
Raymond, que le Curé calomnie tant qu'il lui plaît, & se permet
de dénoncer les Colons blancs comme les plus vils & les plus
lâches, corrupteurs.
C'étoit le moment propice, après cela, d'assurer qu'un Mulâtre
doit avoir six fois raison pour avoir justice, qu'on ne punit
pas un Blanc, quelque chose qu'il lui ait fait, & qu'il ne peut
pas même se défendre s'il est attaqué. Cela est aussi sur que le
reste, car Raymond l'a dit en deux endroits de son premier
Mémoire. Cependant les Tribunaux retentissent tous les jours des
procès de Gens de couleur contre des Blancs ; cependant des
Blancs qui frappent des Gens libres, sont plus ou moins punis;
cependant on a accordé des lettres de grâce à des Affranchis
qu'on avoit forcés à défendre leur propre vie.
Mais quel est celui qui a été aux Colonies, sans voir que les
Gens de couleur & sur-tout les. femmes trouvent trop facilement
des Blancs, qui prennent leur défense d'une manière qu'on peut
dire outrée ? Qui ma pas vu même l'esclave d'un homme en place
être la cause, de l'emprisonnement de quelques Blancs ? Qui n'a
pas vu. entre des Blancs des combats singuliers dont la cause
étoit la protection trop aveuglement accordée à des Affranchis
ou à des Esclaves ? Mais cela n'est pas dans les Mémoires de M.
Raymond & n'a pu par conséquent être mis dans celui de M.
Grégoire.
II se hâte, par exemple, de citer le trait d'un Blanc qui
escroque au jeu un homme de couleur, le frappe & le fait pendre
en effigie pour s'être défendu. Et comment douter de cette
preuve, elle est rapportée au commencement du premier Mémoire de
Raymond !
Il est vrai que depuis une quinzaine d'années les loix féroces
sont un peu moins énergiques, & les actions atroces moins
communes. Plusieurs Blancs sont même hommes.
Mais M. Grégoire n'a pas pris gardé que pour éclairer
l'Assemblée Nationale qui doit prononcer à présent, il étoit
assez inutile de lui donner un tableau, qui ne ressemble plus
depuis quinze ans. S'il y a une tendance à la douceur, à la
modération, si elle s'est produite d'elle-même par le résultat
des lumières, par l'effet du tems, ces causes continuant à agir,
doivent donc amener un amélioration d'autant plus heureuse
qu'elle sera sans secousse, sans inconvénient ? Mais M. le Curé
s'empresse de prôner de peur que l'occasion ne lui échappe, il
n'a plus sans doute de conversion à faire à Emberménil, il va
chercher les habitans des Colonies pour les anathématiser.
Une chose l'embarrasse néanmoins, c'est ce qu'il a entendu
assurer de toute part, que les Gens de couleur sont les maîtres
les plus durs envers les esclaves. Il dit que c'est une
récrimination, que des faits peu nombreux ne comportent pas une
induction générale, qu'il ne manque qu'une petite chose a
l'assertion, c'est d'en administrer les preuves. (pag. 15.)
On répond à M. le Curé que le reproche fait aux Gens de couleur,
est tellement notoire, que lui seul peut le révoquer en doute.
La menace la plus forte que fasse un Blanc à son esclave est
celle de le vendre à un homme de couleur; le châtiment le plus
rigoureux, celui d'exécuter la menace. Quand on représente même
aux individus de cette classe qu'ils sont trop sévères, leur
réponse, toujours la même, est que les Blancs ne connoissent pas
toute la méchanceté de la race noire. Mais puisqu'il faut des
preuves à M. le Curé, en voici.
Un Arrêt du Conseil Supérieur du Port-au-Prince de 1755, a
condamné une Négresse libre à perdre la liberté & à être vendue
comme esclave pour avoir fait mourir par ses cruautés sa
Négresse.
Un Arrêt du Conseil Supérieur du Cap-François, du 9 Janvier
1783, a condamné le nommé Xavier, Nègre libre, à la chaîne
publique, à perpétuité, pour pour avoir fait périr par des traitemens barbares la Négresse Marthe son esclave.
Si le Curé d'Emberménil s'étoit occupé d'étudier les hommes au
lieu de déclamer contre ceux qu'il lui plaît de choisir pour ce
dessein, il lui paroîtroit fort vraisemblable que les maîtres
privés d'éducation par leur état, soient les plus enclins à user
avec rigueur de ce titre.
Qu'il voie autour de lui dans les dernières classes de la
société si les pères eux-mêmes ne traitent pas leurs enfans avec
une dureté que ceux des classes supérieures déplorent.
II assure malgré cela que ce furent les Blancs qui seuls
étourdirent le Ministre par leurs remontrances contré l'Edit de
1784, qui vouloit qu'on traitât les esclaves plus humainement.
Si M. Grégoire avoit voulu s'instruire avant de hasarder cette
nouvelle fausseté, il auroit appris que cette Loi, ayant pour
effet principal de dégrader l'état de ceux qui administrent les
Habitations pendant l'absence des Propriétaires, elle a excité
les plus grands murmures. Il a été aisé de sentir que les
infidélités de ceux qui pouvoient s'en permettre, étoient
faites pour mériter une juste sévérité, mais qu'il étoit
contraire à tous les principes d' un bon Gouvernement
d'envelopper l'homme intègre & utile dans des dispositions
rigoureuses. Cela a été senti, puisque cette Loi a été modifiée
par une autre dès 1785, & quand on fait ce qu'il en coûtoit
alors au Ministère pour avouer qu'il s'étoit trompé, on sera
forcé de convenir que l'aveu de 1785, n'est pas aussi complet
qu'il auroit dû l'être.
Mais dire que l'Edit de 1784 a excité les plaintes des Blancs,
parce qu'il amélioroit le sort des esclaves, c'est insulter à la
vérité. Les mesures qu'il prescrit ont été indiquées par des
Habitans.
qui en avoient vu l'exemple presque partout., & s'il est tombé
en désuétude dès sa naissance, c'est qu'il n'étoit nouveau que
pour des choses impraticables, & inutile pour les autres, puisqu'elles l'avoient précédé.
D'après le système que M. Grégoire a adopté, il prétend que les
Habitations des Blancs montrent plus d'instrumens de tourmens
que celles des Gens de couleur ; & l'on croiroit d'après lui,
qu'à chaque pas on trouve aux Colonies des gibets, des
échafauds, &c. Et voilà comme on se fait une réputation ! Et M.
le Curé écrit dans un Pays où un vol domestique de 10 sous est
puni de mort !
Pour animer ce tableau, on lit (p. 16) : Tel Maître blanc fusilloit ses Nègres ; tel autre faisoit retentir la plaine des
hurlemens de ses esclaves déchirés par lambeaux, tel autre
cassoit une jambe a tout Nègre fugitif & attendoit la gangrène
pour qu'elle exigeât l'amputation. Tel autre..... mais le coeur
de M. Grégoire oppressé, déchiré, lui interdit d'autres
détails. Si telles sont les moeurs générales des Colonies, la
dépopulation doit y être effrayante.
Cependant sur 400 mille Nègres qui sont à Saint-Domingue, il en
meurt environ cinq mille par an, c'est-à-dire, un sur 80. Il
est sans, doute des Maîtres trop rigoureux, & le mépris qui les
suit dans les Isles mêmes, prouve combien leur conduite offense.
Les choisir pour peindre tous les Maîtres, c'est comme si l'on
concluoit que la France n'est habitée que par des scélérats,
puisqu'elle a eu des Cartouche, des Mandrin, des
Desrue, & que
des crimes atroces ont rendu célèbres les Forêts de Bondy, d'Orléans &c.
Quand. M. le Curé d'Emberménil saura que les deux tiers des
Affrarichis sont du sexe féminin, & qu'il rapprochera cela des
moeurs de ce sexe, il verra que les causes de l'affranchissement
ne sont pas toujours sort dignes de l'éloge d'un Prêtre.
Nous confessons avec plaisir que les hommes de couleur sont
propres à gravir les montagnes où plusieurs d'entr'eux sont
accoutumés à chercher leur subsistance & leur plaisir dans la
chasse. Ils servent à ramener les esclaves fugitifs, mais des
Blancs y vont également & à la tête des Affranchis. Les Gens de
couleur de Saint-Domingue ont marché à Savannah, & puisque M. le
Curé en fournit l'occasion, on lui dira que les Nègres libres
furent les seuls qui marchèrent avec une bonne volonté marquée &
constante. Les Affranchis des nuances plus foibles eurent besoin
d'incitation, d'être prêchés par le Capitaine Vincent, Nègre
libre, qui avoit été au Siège de Carthagêne en 1697 ; enfin les
Quarterons & Métiss qui formoient une Compagnie séparée au
quartier de Limonade, aimèrent mieux laisser supprimer cette
Compagnie, le 6 Avril 1779, & être incorporés à ceux d'une
nuance qu'ils jugeoient inférieure à la leur, plutôt que de
fournir un seul homme pour l'expédition de Savannah. Tous les
protégés, de M. le Curé ne sont pas des héros.
Il est vrai qu'on ne peut reprocher un génie turbulent aux Gens
de couleur, car la sédition de quelques-uns d'eux à la
Guadeloupe en 1737, fut presque aussitôt appaisée que conçue.
Mais si beaucoup de Curés les endoctrinoient comme celui d'Emberménil,
il faudroit peut- être leur opposer une funeste résistance. Déjà
à la Martinique, à la fin du mois de Septembre dernier, ils
ont fait un mouvement d'insurrection, mais il faut dire que dès
le lendemain, les principaux d'entr'eux le désavouèrent & se
montrèrent dans des dispositions bien autres que celles de leurs
prétendus Mandataires à Paris.
Le fait de la contribution de 9400 livres pour le don d'un
vaisseau au Roi par la Colonie de Saint-Domingue en 1783, de la
part des hommes de couleur du quartier d'Aquin, les honore, s'il
est vrai comme on aime à le croire ; & les Blancs sont sort
aises que M. Grégoire l'ait tiré des notes du premier Mémoire de
Raymond & de celles de son projet de Placet au Roi pour le
publier.
Mais ce fait donne lieu d'observer que les quartiers, de
Cavaillon, de Saint- Louis & d'Aquin réunis, contiennent environ
1000 Gens de couleur, & que si leur offrande n'a été que de 9400
livres dans un des quartiers où sont les plus riches d'entr'eux,
il sera difficile que 30 mille Affranchis de toutes les Cor
Ionies, & ceux de Saint-Domingue sont les plus riches, trouvent
6 millions de don patriotique offert à l'Assemblée Nationale,
comme le quart de leurs revenus.
La piété filiale, le respect pour la vieillesse, font un bel
effet dans le Mémoire de M. Grégoire, & il est dommage que la
vérité les démente. Les Affranchis consacrent à leurs plaisirs
ce qu'ils pourroient employer à tirer leurs proches de la
servitude, & quand ils ont leurs parens pour esclaves, ils s'en
font servir avec beaucoup de rigidité. On a vu Simon Camus,
Nègre très-riche de la Martinique, vendre son fils qui étoit son
esclave.
Quant à l'hospitalité, plusieurs d'entr'eux l'exercent
noblement, & il faut même avouer que pour la faire éclater, ils
préfèrent les occasions que leur fournissent des Blancs. Cet
orgueil est louable du moins dans ses effets. II est trè-svrai, comme le dit M. Grégoire (en copiant le premier Mémoire de
Raymond) que des femmes de couleur exercent des actes d'une
générosité précieuse. Telle est la veuve Cottin, au Cap
François, où ses vertus la rendent l'objet de la vénération
publique. Celle-là ne réclamera pas à-coup-sûr contre un préjugé
qu'elle a fait taire. Son exemple indique la voie qu'il faut
suivre.
On ne peut pas se mettre d'accord avec M. le Curé sur le reste
de l'éloge & on le dit à regret. L'attachement des sang-melés
pour les Blancs s'est souvent démenti. Plusieurs fois, ils ont
été auteurs complices d'empoisonnemens & de crimes de différens
genres, malgré l'assertion contraire répétée d'après le premier
Mémoire & dans le projet de Placet de Raymond.
En 1766 il y eut une Procédure instruite au Fort-Royal de la
Martinique, contre le nommé Jacques Pain, Nègre libre, Magasinier du quartier du Trou-au-Chat, chez lequel se tenoient
depuis longtems des Assemblées où il professoit l'art exécrable
des empoisonnemens, & distribuoit des drogues dont les effets
ravagèrent la Colonie. Les complices de ce scélérat étoient
Jeanneton, Négresse lïbre, sa femme; Babo, Nègre libre ; Paul,
Nègre libre & Marguerite sa femme ; Mandave, Nègre libre, Nicolas,
Mulâtre libre ; Boromée, Métis libre, & vingt-un
Esclaves.
Par Arrêts du Conseil de la Martinique des 10 et 12 Mai 1766, exécutés le 13, Jacques Pain & sa femme furent condamnés, au feu
ainsi qu'un des esclaves ; & les autres accusés, à la chaîne
publique à perpétuité pu à d'autres peines ; mais les vingt-neuf
criminels furent tous livrés au bourreau.
Hâtons-nous de tirer le rideau sur ces faits désastreux.
N'allons pas fouiller les Greffes Criminels pour prouver
davantage que les scélérats sont de toutes les classes, de
toutes les nuances ; mais que les seuls Arrêts cités apprennent
aux Gens de couleur & au Curé d'Emberménil, qu'il ne faut pas
tout choquer & tout démentir pour faire un éloge.
D'après le premier Mémoire de Raymond, M. Grégoire attribue le
peu de moeurs des femmes de couleur à l'incontinence des Blancs.
Il est assez singulier que ce soient les Gens de couleur qui
s'élèvent contre un concubinage qui leur a procuré & l'existence
& les biens dont ils jouissent, & qu'ils reprochent aux Blancs
d'abjurer envers eux tes effusions de la paternité.
Ce commerce illégitime qui offense les moeurs & la Religion, est un mal nécessaire dans les Colonies où les femmes blanches
sont en petit nombre, & où les mariages ne peuvent être nombreux
: il prévient de plus grands vices. Les foiblesses des Maîtres
les apprivoisent & l'esclavage est adouci. La population y gagne
parce que c'est moins le libertinage que le besoin qui préside à
ces unions illicites. La chaleur du climat qui irrite les désirs
& la facilité de les satisfaire, rendront inutiles les
précautions du Législateur pour remédier à ces abus, parce que
la Loi se tait, où la nature parle impérieusement.
L'exemple des femmes esclaves influera toujours sur les moeurs
de celles qui sont libres. Elles viennent de la Côte d'Afrique
où, la polygamie est autorisée, & dans les Colonies une mère
esclave.
sait, qu'elle s'élève par son commerce illégitime avec un Blanc;
elle améliore le sort de son enfant, & la nuance qui le
rapproche du Blanc est presque toujours le gage de sa liberté, &
souvens de celle de sa mère. L'influence du climat, le goût du
luxe, l'éloignement pour les époux de leur classe qui sont,
peut-être les maris les plus jaloux & les plus despotiques, tout
porte les femmes de couleur à fuir le mariage, & malgré qu'elles
n'aient pas plus de considération publique à espérer comme
femmes d'un Blanc, que d'un homme de couleur, elles préfèrent de
s'unir aux premiers. Les richesses des Affranchis sont toujours
versées par cette raison dans la classe dominante où la vanité
les, porte. C'est ainsi que le nombre des Gens de couleur
augmente, & que celui des Propriétaires de cette espèce
diminue.
Par quelle bisarrerie, dit M. Grégoire (page 20) le François
méprise-t- il la même chosé en Amérique & pas en Asie. Le
préjugé contre les Gens de couleur n'infecte guères les
Comptoirs de l'Inde ni les Isles de France, de Bourbon & de
Gorée. N'est-il pas étrange que, même a Saint-Domingue, la ligne
de démarcation des posessions Espagnoles & Françoises soit aussi
celle des opinions.
On a peine à concevoir qu'à la fin du dix-huitième siècle, M.
le Curé Grégoire sache assez peu de chose de l'Asie pour ignorer
que cette partie du monde n'a cessé d'avoir des Esclaves depuis
l'époque de l'antiquité la plus reculée, & que les Castes
Indiennes libres ne se mêlent jamais entr'elles. Comment M.
Grégoire ignore- t-il qu'à l'Isle de France les Laseards & les
Malabards sont traités avec hauteur par les Blancs, & que les
Affranchis sont au même rang que ceux des Antilles ? Comment
ignore-t-il qu'après deux siècles les Colons de Bourbon ne sont
pas encore parvenus à se convaincre que les femmes prises à
Madagascar par les premiers Habitans de l'Isle étoient des
ingénues & non pas des esclaves ? Comment ne sait-il pas qu'à
Gorée les Gens libres, qui sont des ingénus & non des
affranchis, disent en parlant, Nous autres Blancs, & qu'ils
sont regardés par eux-mêmes, ainsi que cette expression le
prouve, comme inférieurs aux Blancs & même aux Mulâtres.
Cependant là, nous sommes chez les Noirs.
On avoue que dans quelques lieux la législation Espagnole
favorise les affranchissemens & tolère les mésalliances, quoique
dans des parties du Golfe du Mexique il soit défendu aux
Sang-mêlés de porter la perruque, & à leurs femmes d'employer
des dentelles ; mais les Créols Espagnols sont soumis à un autre
préjugé, c'est que les emplois publics leur, sont interdits &
accordés aux seuls Européens. Cette politique décourageante
n'est- pas la seule cause qui empêche les Gens, de couleur de la
partie Françoise d'érnigrer dans celle Espagnole de
Saint-Domingue, où il semble que l'analogie des moeurs, le
mélange des races & la douceur des Loix auroient dû les attirer.
Les Gens de couleur ont de l' aversion, pour les Espagnols. Elle
naît de l'espèce de mépris qu'inspire la paresse & la misère, qui en est le fruit. D'un autre côté une superstition outrée,
l'Inquisition & l'espece de subordination où les maris tiennent
leurs épouses, sont des obstacles à ce que les femmes de couleur
sur-tout ne tentent, le voyage, & les femmes de toutes les
couleurs influent autant sur les moeurs & sur les résolutions
que les hommes.
M. l'Abbé Grégoire, sans doute dans le désespoir de ne pas
prouver lui-même que les Affranchis, sont en tout égaux aux
Blancs, va rechercher quels ont été les premiers Habitans des
Colonies, Les hommes étoient des Boucaniers, des Flibustiers, des Gens de couleur venus de Saint-Christophe ; les femmes
l'écume des carrefours, les restes de la débauche. Arrêtez
Pasteur d'Emberménil. Apprenez encore que la généalogie des
dix-neuf vingtièmes des Colons actuels ne remonte pas à plus de
trois générations Créoles, & que tout ce dont vous salissez
votre plume leur est étranger ; que même à l'époque des
Flibustiers & des Boucaniers, & des envois dé femmes qui ne
furent pas toutes prises, où votre aveuglement les fait ramasser
; il y avoit des hommes qui avoient eu un rang distingué en
France, des hommes & des femmes estimables fous tous les
rapports.
Considérez néanmoins que, si malgré cette origine ils sont
devenus ce que sont tous les autres François, dans quelque
classe élevée que l'on cherche la comparaison, vous faites leur
éloge & non leur censure. Cela empêche-t-il que tout Affranchi
ne soit provenu d'un Africain, d'une Esclave ? Vous ajoutez que
Saint-Christophe a envoyé des Gens de couleur, dont la
descendance se dit Blanche ; vous avancez (faussement il est
vrai) que c'est M. de Larnage, Gouverneur de Saint- Domingue, qui déclara en 1746 que les descendans des Indigènes seroient
réputés Blancs, & que beaucoup de Sang-mêlés se firent déclarer
tels, en se disant fils de Caraïbes, qu'on ne fut pas
difficile sur les preuves. Hé bien, qu'en conclure ? Cela seul,
que le préjugé des Blancs n'est pas aussi inflexible que vous
cherchez à l'établir, & que les Gens de couleur peuvent devenir
quelquefois d'heureux usurpateurs.
M. le Curé, qui parle de tout, parle aussi (page 26) d'une
objection qu'il annonce lui avoir été faite sur les mariages
mêlés qui feroient éclore le pian. En vérité, M. le Curé abusé
de la permission d'écrire. Puisqu'il sait si bien comment on
gagne le pian, il auroit bien dû ne se pas faire d'aussi
misérables objections pour avoir le plaisir de les détruire.
M.. Grégoire ne veut pas que les Gens de couleur comptent sur la
bienveillance des Blancs. Le passé seroit, selon lui, une
mauvaise garantie. Ainsi, trente mille Affranchis répandus
dans
toutes les Colonies en moins d'un siècle, dont les Maîtres ont
abandonné la propriété, dont ils ont payé l'affranchissement au
fisc ; trente mille individus qu'ils ont fait sortir de
l'esclavage (ou qui sont le fruit de ceux qu'ils en ont retirés)
; trente mille individus qui disent avoir une fortune d'un
milliard, ne peuvent pas croire à la bienfaisance de ceux
auxquels ils doivent tous ces avantages ! Ils ne peuvent pas en
espérer dans l'avenir tout ce que le tems doit apporter
d'adoucissement à un préjugé qui s'est toujours affoibli ? Quel
est l'Esclave qui, avant d'accepter l'état d'Affranchi, a cru
qu'il seroit l'égal de son Maître ? Quel est le Maître qui n'a
pas pu apposer une limitation à son bienfait ? Quoi ! celui qui
a pu tout refuser, qui avoit par les Loix faites en France le
droit de ne rien accorder, est indigne de confiance, parce qu'il
ne consent pas que son Esclave soit tout-à-coup assimilé à lui,
au risque de perdre et sa fortune & sa vie ! Quelle logique !
Et sur qui les Sang-mêlés peuvent-ils donc compter ? Sera-ce sur
les déclamations d'hommes qui se forment en sectes, en sociétés,
pour consommer à discourir sur ce qu'ils n'entendent pas, un
tems qu'ils enlèvent à leurs devoirs. Sera-ce sur les résultats
de certains Clubs, où des Ecrivains à tout prix, des Petits-Maîtres, des Femmes à vapeurs, consomment en frais de
logement, de secrétariat, d'impression, &cC. & c. des sommes
qui sauveroient la vie à des individus, que le froid & la faim
assassinent à la porté de leurs maisons, & dans les rues qu'ils
traversent avec des chars dorés, pour aller disserter sur des
maux imaginaires & lointains ? Sur qui compteront-ils ? Sera-ce
sur les hommes qui les promènent comme les Artisans insensés de
leur réputation éphémère, & qui leur vendent de la fumée & des
illusions? Qui peut passer pour les vrais protecteurs des Gens
de couleur, ou de ces êtres qui s'agitent en France sans qu'il
leur en coûte que des paroles ou quelques cottisations, ou des
Colons qui ont sacrifié des millions pour faire des Affranchis ?
Les déclamations d'un Curé de Lorraine méritent-t-elles donc
plus de foi que les sentimens des Colons qui ont du moins expié
leurs foiblesses par des bienfaits, tandis qu'ailleurs elles n'auroient
servi qu'à peupler des Hopitaux d'Enfans-trouvés, dévoués à la
misère & à l'infamie ?
Lorsqu'on croit arrêter M, Grégoire par la crainte que les
Esclaves ne veuillent à leur tour devenir les égaux des Blancs, il répond (page 29) : Pauvre vanité ! je vous renvoye a la
déclaration des droits de l'Homme du Citoyen, tirez-vous-en, s'il se peut.
Mais M. le Curé a-t-il pris garde lui-même que tout son Mémoire
ne roule que sur ce point, que la déclaration des droits de
l'homme n'est pas faite pour les Colonies. Il parle de la
richesse des Gens de couleur, de l'importance dont ils sont pour
retenir les Nègres dans le devoir ; il compte sur le quart de
leurs revenus, sur leur cautionnement. Eh ! que deviendra tout
cela si la déclaration des droits de l'homme est admise par-tout
?
L'Assemblée Nationale moins hardie que le Curé d'Emberménil, n'a
pas tranché la question & on doit croire qu'elle ne la tranchera
pas, on en a sa prudence pour garant. Elle n'ignore pas que ce
n'est point avec du sang qu'il faut cimenter les révolutions
pour les rendre durables.
Elle sait bien que la constitution qu'elle a faite a pour objet
la paix du Royaume & le bonheur de ses Habitans. Elle sait que
les millions d'hommes que le commerce des Colonies fait vivre,
sont persuades que le paìn est le premier article de toute
constitution, & que des droits ne suffisent pas & sont même
dangereux pour des hommes affamés. Elle fait qu'un Etat peuplé
de 26 millions d'hommes & qui dure depuis plus de treize
siècles, n'est pas un Etat à former, mais un Etat existant, qui
a, si l'on peut s'exprimer ainsi, un tempérament politique à
conserver.
Enfin l'Assemblée Nationale qui sentira bien que la déclaration
des droits de l'Homme n'est pas une plante de tous les climats,
la gardera dans celui où elle ne peut produire que des fruits
utiles. Elle déclarera, à coup-sûr, que par ses décrets elle n'a
entendu rien innover à l'existence politique des Colonies, &
elle aura encore assez de bien à y réaliser, pour qu'il ne soit
pas indigne d'elle d'y faire préparer, par les Colons eux-mêmes,
la constitution qui leur est propre, & qu'ils soumettront
ensuite à son approbation.
C'est lors du travail de cette constitution & à cette époque
seule qu'on pourra examiner dans les Colonies si le moment est
venu de faire pour les Gens de couleur quelque chose qui marque
encore mieux les sentimens des Colons pour eux. Le prescrire, c'est entamer cette constitution, c'est faire ce que
l'Assemblée Nationale veut éviter. C'est préparer sans utilité
des semences de division & de haine ; c'est préparer tous les
maux.
M. le Curé est fort tranquille sur la perte des Colonies. Cette
partie de son Mémoire n'est pas un chef-d'oeuvre en
diplomatique. Il veut bien croire qu'elles ne songent point à
passer sous une domination étrangère ; mais au surplus elles ne
le pourroient pas, dit-il, car les Anglo-Américains ne veulent
que des libres, & les Anglois sont disposés à supprimer la
traite des Esclaves, de concert avec nous.
On va répondre à cela, seulement pour montrer que par-tout M. le
Curé est aussi instruit & aussi fort en raisonnement.
D'abord les Anglo-Américains ont des Esclaves dans leurs
Provinces méridionales. Quelques Particuliers y ont renoncé dans
les Provinces septentrionales, parce que par-tout où le climat
permet d'employer le Journalier blanc, il est préférable à
l'Esclave qu'il faut acheter fort cher. Ainsi cette Puissance ne
seroit pas assez extravagante pour refuser les Colonies à sucre,
où elle trouveroit ce qu'elle y cherche sans cesse par la
contrebande.
Les Portugais que le Curé cite (p. 34) comme ne voulant plus
d'Esclaves depuis 1755, ont donné lieu, il y a six ans, à un
armement de la part de la France, pour aller détruire leur
Comptoir à Gabimgue, à la côte d'Angole. ils ont tous les ans
trente vaisseaux à la Côte d'Or, autant dans chacun des deux
ports de Saint-Paul de Loango & de Saint-Philippe de Benguela, &
dix à Bissao, sans compter ce que fournit le cabotage des Isles
du Prince & de Saint-Thomé.
Les Anglois ne peuvent pas vouloir de Colonies, parce qu'ils
vont supprimer la traite de concert avec nous ! ... Comme on est
crédule à Emberménil ! Quoi ! M. Grégoire ignore qu'après des
débats fort longs, dont l'objet caché étoit de nous mener à une
grande faute, le Parlement d'Angleterre a ajourné, indéfiniment
la question ! Il ne fait pas que ce Parlement a fait des règlemens sur la traite !
Mais cette traite s'épuise par les
exportations ne sauroit durer. Il y a déja disette de Nègres, elle est cause qu'on trafique des Indiens, (pag. 24). On traite
en Afrique sur sept cens lieues de côtes, & trois cens de
profondeur ; ce qui donne deux cens quarante mille lieues
quarrées.
On en tire environ quatre-vingt mille Nègres par an ; c'est donc
un individu par trois lieues quarrées. Quant aux Indiens on en a
toujours eu d'Esclaves.
Pour espérer lui-même tout ce qu'il promet, M. le Curé se repose
avec confiance (pag. 50) sur la parole de l'estimable M. Clarkson. Mais M. Clarkson, à qui la tête a tourné parce qu'un
discours de lui sur l'esclavage des Nègres, a été couronné par
l'université d'Oxford, ne règle pas plus les destins de
l'Angleterre, que ses Traducteurs & ses Mimes ne parviendront à
régler ceux de la France. Les applaudissemens qu'on obtient dans
une Séance Académique, les Comités qu'on excite & les cachets
touchans qu'on fait mettre sur des brochures, tout cela ne
donne pas le droit d'être le précepteur des Nations, le
régulateur des plans de gouvernement.
On s'engage à prouver à M. Grégoire, quand il le voudra, que
l'ouvrage de l'inestimable Clarkson a plus d'erreurs encore que
son propre mémoire. Au surplus, on ne demande qu'une chose à M.
le Curé, c'est qu'il accorde la priorité à la Motion faite en
Angleterre ; il sera tems d'imiter nos ennemis s'il est écrit
que nous devions les singer.
Ce sera un assez beau triomphé pour les Benezet, les Brissot de
Varville, que de marcher à leur suite, comme ils en ont
l'habitude. Quant au pauvre Las Casas, il n'auroit pas dû
s'attendre que son confrère associeroit son nom à celui de ces
grands Apôtres de la liberté, qui veulent changer l'univers,
lui qui a conseillé de prendre des Nègres esclaves pour cultiver
l'Amérique.
A tant de raisons il étoit tout simple d'ajouter que les Blancs
ne pourroient se livrer à une Puissance étrangère sans les Gens
de couleur, que les Gens de couleur le pourroient sans eux. (pag.
30).
M. le Curé Grégoire a compté écrire sans doute pour les
montagnards d'Auvergne ou pour les habitans des landes de
Bordeaux, & il ne faut pas les détromper.
Pour ne rien oublier, le Curé menace de la réunion des
Sang-mêlés aux Esclaves (pag. 32). On lui a. sans doute dit que
ceux-ci détestoient plus les Sang- mêlés que les Blancs,
puisqu'il observe que si cette haine existe, elle a sa cause
dans l'emploi de punir, qu'ont plusieurs Mulâtres esclaves dans
des habitations, & encore dans le mépris dont les Blancs donnent
l'exemple. Mais, ajoute-t-il, les Gens de couleur nient
l'existence de cette haine.
Si nier étoit une preuve, M. le Curé n'en manqueroit jamais.
Mais tous les faits qu'on lui a cités, établissent cette haine
& on n'a besoin que des expressions qu'il a prises dans le
premier Mémoire de Raymond. La conduite des Blancs est
concordante avec leurs principes, comme s'il ne leur suffisoit
pas de verser l'humiliation sur les Gens de couleur ils
inspirent les mêmes sentimens a leurs Nègres qui affectent
ensuite le ton de supériorité envers les esclaves des Mulâtres (pag.
32). Croira-t-on que des Esclaves qui trouvent même honteux pour
eux de servir des Affranchis plutôt que des Blancs les préfèrent
aux Blancs ?
Qu'il me soit permis en outre de le demander à M. le Curé. Pour
quel but les Affranchis s'uniroient-ils aux Esclaves contre les
Blancs ? Quand on se confédére, c'est ordinairement pour un
intérêt commun ; mais il n'en existé pas entre eux. L'Esclave
révolté & triomphant, voudroit à coup sûr rester libre & l'égal
de l'Affianchi qui alors perdroit fa fortune avec ses propres
esclaves & ne seroit plus que le compagnon pauvre du Nègre, peu
avant son esclave, qui le domineroit bientôt parce que son
parti seroit le plus fort. Ainsi les Gens de couleur s'associeroient
pour perdre ! Ce calcul est bon seulement dans le Mémoire d'un
Curé de Lorraine. Dans la coalition des Blancs & des Gens de
couleur au contraire, l'intérêt commun est évident, il rassure
les Blancs.
Tant de réflexions judicieuses sont les avant-coureurs d'une
explosion, contre les Blancs qui veulent du Sucre, du Café, du
Tafia au prix de tant de cruautés. Indignes mortels, mangez
plutôt de l'herbe & soyez justes ! On se rend à un pareil avis, &
certainement de toutes les manières d'abolir l'esclavage c'est
la plus sûre & la plus douce. Il seroit digne du zèle du Curé
d'aller évangéliser de cette manière par-tout le Royaume, &
notamment dans les Villes maritimes & dans celles où sont les
manufactures. Le moment est singulièrement favorable pour
conseiller de manger de l'herbe.
M, Grégoire ne veut pas (pag. 37) que des convenances politiques
balancent la justice fléchissent la rigueur des loix, Le bonheur
des Empires, selon lui résulte de l'heureux accord des principes
politiques avec ceux de le justice. Il y a donc des principes
politiques ? Mais la probité d'une Nation veut-elle qu'on
dépouille des propriétaires de ce qu'ils ont acquis à prix
d'argent ? Si la Nation s'est trompée en le permettant, qu'elle
répare ses torts par des indemnités réelles, & non pas en
conseillant les meurtres & les assassinats contre ceux qui ont
compté sur sa foi. S'il doit se trouver des Othello & des
Padrejean, que ce ne soient pas du moins des Prêtres qui les
invoquent, qui les conjurent & qui se délectent à aiguiser leurs
poignards ! Le calme succède enfin à cet orage pour rechercher
si les Gens de couleur qui sont à Paris, doivent avoir des
Députés à l'Assemblée Nationale, & M. le Curé conclut pour
l'affirmative. Ainsi l'on verroit à l'Assemblée Nationale, l'ordre des Mulâtres & quatre-vingt d'entre eux de tout âge, de
tout sexe, domestiques, esclaves, appelés de toute part, seroient chargés du choix de ces Députés, d'une espèce nouvelle
! L'Assemblée Nationale feroit former une députation pour trente
mille individus, séparés d'elle de deux mille & même de cinq
mille lieues, & séparés entre eux-mêmes, & ce seroit
quatre-vingt individus qui délibéreroient sur tout & viendroient,
par ce fait même, entamer la Constitution des Colonies ! Si cela
arrivoit, on pourroit dire que l'Assemblée Nationale a des
principes de toute couleur, & qu'elle en change avec les
circonstances.
Mais, dit-on, les Gens de couleur n'ont point été appelés aux
Assemblées, & ils n'ont point choisi les Députés Colons.
D'abord, cela n'est pas vrai pour toutes les Colonies, ni pour
toutes les Paroisses ; mais au surplus qui les a empêchés de s'y
présenter ? le préjugé? il falloit au moins essayer ? En outre y
fussent-ils tous venus, ils ne pouvoient pas l'emporter sur la
pluralité formée par les Blancs. Mais les Gens de couleur ont un
intérêt tout différent de celui des Blancs. Il faudra donc qu'on
les tienne séparés, eux qui prétendent à être mêlés aux Blancs.
Mais qu'importe aux Députés d'en voir de couleur : cela
augmentera la Députation, comme eux-mêmes l'ont souhaité. On
assure qu'on a déjà répondu cent fois au Curé, quoiqu'il imprime
le contraire (p. 42), que cet argument étoit le plus misérable
de tous : 1°. parce que l'Assemblée Nationale a fixé le nombre
des Députés, & 2°. que s'il en falloir davantage, la préférence
appartient aux Suppléans choisis par des milliers de Colons, sur
des Suppléans pris à Paris, parmi 80 êtres, dont les 7 huitièmes
ne seroient pas Citoyens actifs, en France même. Enfin, on le repète, c'est toucher en France à la Constitution Coloniale,
c'est donner aux Colonies des Loix qu'elles n'auroient pas
consenties.
Cela seroit d'autant plus impolitique, on le répète, qu'une
partie de la Colonie de la Martinique est actuellement en
insurrection contre son Gouverneur-Général, auquel on impute
d'avoir voulu assimiler sur le-champ tous les Gens de couleur
aux Blancs, dessein qu'il a désavoué sans succès, & que les Gens
de couleur, eux- mêmes qui s'en étoient autorisé, ont été forcés
de déclarer qu'ils ne prétendoient pas soutenir.
Néanmoins, comme M. Grégoire est bien convaincu de l'inutilité
des Colonies pour la Métropole, il est bien aise, avant de les rejetter avec le dédain qu'elles lui inspirent, d'y faire passer
un Décret de sa façon. Le voici.
1°. Les Gens de couleur quelconques seront assimilés en tout &
pour tout aux Blancs.
2°. Les Maîtres pourront affranchir leurs Esclaves sans rien
payer ; les Esclaves pourront se racheter.
3°. Tout Enfant de couleur sera libre de droit, il aura même une
pension.
4°. Il sera défendu de reprocher aux Sang-mêlés leur origine
comme une injure.
5°. Les Curés useront du crédit de leur ministère pour effacer
le préjugé.
6°. Les Gens de couleur réunis, à Paris, choisiront cinq Députés
pour la présente Session de l'Assemblée Nationale.
Cela mérite quelques réflexions.
I°. L'assimilation parfaite des Gens de couleur aux Blancs fera
la répétition de l'Edit de 1685, & l'on a vu que le préjugé
avoit contrarié la Loi depuis 104 ans.
2°. Il est probable que les Maîtres n'abuseront point de la
faculté d'affranchir sans rien payer, dès qu'ils verront qu'ils
n'ont fait que des ingrats.
A l'égard de celle donnée à l'Esclave de se racheter, elle aura
le bon effet de lui conseiller le vol, & en outre si le Maître
ne veut pas céder sa propriété, il faut supposer que quelque
chose l'y forcera. Les Espagnols, qui seuls avoient autorisé cet
usage dans leurs Colonies, ont fini par sentir, en 1787, qu'il
s'opposoit à leur établissement, & par l'interdire ; mais il
est tout simple qu'en 1789 nous nous mettions au-dessous des
Espagnols.
3°. Proposer d'affranchir de droit tout Enfant de couleur, c'est
peut-être les empêcher de naître, & l'on doit frémir de la seule
idée d'armer l'intérêt & la jalousie contre l'humanité. Cette
Loi seroit absurde, parce qu'elle puniroit le Maître d'une
faute dont il peut n'être pas coupable. Elle seroit attentatoire
aux droits de la propriété. Elle porteroit sur un enfant
innocent, qu'il faudroit peut-être arracher au sein maternel
pour sa conservation. Elle conseilleroit même l'avortement.
Telle étoit celle de 1685, qui confisquoit les enfans nés d'un
mélange illicite, au profit des Hôpitaux; elle fut invoquée à la
Martinique par un Religieux de la Charité, mais la mère lui
reprocha d'être le complice, l'auteur de la faute, & il fallut
arrêter le procès pour faire cesser le scandale.
Qui sera tenu de la pension ? le Père ? Et qui le fera
reconnoître ? Que de recherches, que d'accusations contre les
bonnes moeurs ! Un Curé n'est pas toujours un bon Législateur.
4°. Dire à un homme qu'il est noir, jaune ou blanc, ce n'est pas
une injure. Si c'est à l'intention qu'on en attache l'idée, il
faut convenir que ce sera une action judiciaire d'un genre assez
neuf.
5°. Voilà donc les Curés, ces Ministres de paix, chargés de tout
bouleverser dans les Colonies, & spécialement départis pour y
faire une révolution. Il est des lieux où la Religion autorise
les Ministres à parler de l'égalité chrétienne ; mais l'égalité
civile n'est pas de leur mission. Un Capucin en a dit un mot à
la Martinique, & des Esclaves l'ont pris pour un signal de
révolte. Plusieurs d'entre- eux ont expié leurs erreurs, & la
tète du fanatique fugitif restera chargée du sang qu'il a fait
couler. L'Assemblée Natìonale pourra-elle voir tranquillement
qu'on lui propose de publier un manifeste, qui amèneroit des
convulsions capables d'ébranler le Royaume ?
6°. Enfin, reste le choix des cinq Députés : on y a répondu. Ce
sera une perte, on l'avoue, pour l'Avocat qu'ils ont honoré de
leur Présidence, de ne pas recueillir le prix inappréciable
qu'il s'étoit promis, entr'autres, de ses soins & de ses
démarches multipliées, l'honneur de siéger dans l'Assemblée
Nationale, comme Député des Gens, de couleur, qui l'ont déja
nommé à tout évènement.
Et que ce jeune Jurisconsulte se console, son zèle ardent peut
trouver des occasions de se signaler sans porter la désolation
dans le Nouveau-Monde. S'il a juré de défendre des malheureux,
il habite la Capitale, où chaque pas en fait trouver, dont les
maux très-réels valent bien ceux qu'on crée sur le papier. Il
pourra-même s'honorer davantage, parce que ses travaux seront
gratuits. Il est des couronnes de plusieurs genres, & on doit
préférer celles qui ne peuvent pas être ensanglantées, sur-tout
quand on ne doit pas partager les dangers auxquels on peut
livrer les autres.
On le répète, toute loi qui aura pour objet de frapper
violemment le préjugé, sera affreuse dans ses conséquences. La
première qu'elle auroit, seroit d'empêcher les affranchissemens
; la seconde, de porter les Blancs à renvoyer les Affranchis
qu'ils emploient comme domestiques, comme ouvriers, & à leur
préférer des Blancs,. qu'on seroit plutôt venir exprès d'Europe, ce qui renforceroit une classe, & tourneroit au détriment de
l'autre. Les femmes, les enfans de couleur, qui, au moment
actuels espèrent tout des Blancs, seroient frustrés dans leur
attente, en un mot, l'amour-propre irrité, causeroit les plus
grands maux.
Les Affranchis sont un genre de sauvegarde pour nos Colonies, contre les Esclaves, auxquels ils offrent une perspective
consolante ; mais, ils ne sont utiles qu'autant que leur intérêt
accroît leur attachement pour les Blancs. Cependant, si le grand
nombre des Esclaves a ses dangers pour la sûreté, celui des
Affranchis n'en a pas moins pour les moeurs & pour l'esprit
national, qui s'altèrent en passant par des hommes qui ont été
dégradés par la servitude. Il seroit donc dangereux, d'accorder
beaucoup d'affranchissemens à la fois. Il faut s'arrêter à cette
observation générale, que les Affranchis ne doivent pas être
aussi nombreux que les Ingénus, qui, avec les prérogatives,
doivent encore conserver la force qui les maintient.
Tel est l'empire des préjugés lorsqu'ils tiennent à la
Constitution d'un Pays, qu'on ne doit y toucher qu'avec la plus
grande circonspection. Celui qu'on est obligé de montrer ici tel
qu'il existe, s'affoiblira sans doute, & pour le faire espérer
une observation s'offre naturellement. C'est qu'il a toujours
diminué, & même lorsque ceux de la Métropole acquéroient de la
force, quoiqu'ils sussent plutôt dépendans de l'opinion que de
la nature des choses.
Ce qui se passe dans le Royaume ne sauroit manquer d'influer sur
ce qui peut avoir été exagéré, & qu'on peut adoucir ; mais le
tems, & le tems seul, peut achever son ouvrage. On peut dire
ici, comme les Administrateurs d'une Colonie le marquoient au
Ministre de la Marine, à la fin de 1786 : « Une loi directe,
rendue en saveur des Affranchis, produiroit le seul effet de
révolter l'opiniâtreté des Blancs. Nul Corps dans la Colonie
dont tous les Membres ne prîssent désormais plus de soin pour
vérifier l'extraction des Candidats proposés, & ne fussent
fermement résolus à exclure les origines suspectes. Tous
souffriroient, sans qu'aucun en recueillît le fruit. L'autorité, soutenue du cri de la raison & de celui de l'humanité, ne seroit pas en état de combattre ouvertement cette opinion, &
d'en triompher ». Une meilleure éducation, une conduite plus
réservée, des moeurs plus épurées peuvent amener des changemens,
qui seront aidés & favorisés par ceux mêmes qui, dans cet
instant, les trouvent dangereux, à cause de la situation où des
écrits incendiaires ont mis des esprits, dont l'inquiétude
suffit pour inspirer la terreur.
Et pourquoi M. Grégoire refuseroit-il de croire à ce besoin de
temporiser ; lui qui disoit, au mois d'Août 1788, dans son Essai
sur la régénération physique, morale & politique des Juifs : «
N'allons pas toutefois heurter de front leurs préjugés ; ils se cabreroient. Un article délicat, & cependant indispensable, c'est de préparer à cette réforme les Juifs & les Chrétiens La
réforme des Juifs n'est pas l'ouvrage du moment ; car on sent
qu'en général, la marche de la raison, comme celle de la mer,
n'est sensible qu'après des siècles Ordinairement les
révolutions morales sont » fort lentes « .
Et pourquoi toutes ces vérités se sont- elles évanouies aux yeux
du Curé d'Emberménil ? Pourquoi préfère-t-il aujourd'hui, aux
moyens doux, & par cela même plus capables de succès, les
violences qu'il conseille, les révoltes qu'il excite? Que lui
ont fait les Colons ? En quoi lui semblent-ils moins aménager
que les Juifs ? Par quelle fatalité aime-t-il mieux tout
promettre aux Gens de couleur, en les trompant, que de leur
donner l'espérance d'obtenir un jour partie de ce qu'ils
souhaitent ? Est-il donc permis de changer de maxime au gré de
son caprice ? & n'en coûte-t-il rien pour se montrer fanatique,
quand on a cherché autrefois à paroître modéré? Si, dans ses
principes, l'Apôtre des Juifs., qu'il connoissoit, a cru devoir
employer la persuasion, pourquoi la dédaigne- t-il lorsqu'il
parle à des Colons qu'il ne connoît pas ?
Ce ne sera pas d'après les Mémoires intéressés de Raymond que M.
Grégoire se formera une idée exacte des choses. Un Représentant
de la Nation ne doit pas livrer aveuglément sa confiance. Un
Prêtre doit se garantir d'un enthousiasme sanguinaire. Un
Citoyen doit aimer les intérêts de sa Patrie. Un Homme, quel
qu'il soit, doit frémir de l'idée d'une révolution où tout seroit malheur & rien avantage. Celui qui n'auroit pas cette
idée de ses devoir, ne seroit pas digne du rôle qu'une grande
Nation l'a chargé de remplir.
Le 16 Décembre 1789.
P. U. C. P. D. D. L. M.
Réponse aux « Observations d'un habitant des colonies »
Abbé Antoine de Cournand,
(1747-1814)
REPONSES AUX OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
SUR le Mémoire en faveur des Gens de couleur, ou sang-mêlés, de
Saint-Domingue, & des autres Isles françoises de l'Amérique,
adressé à l'Assemblée Nationale, par M. GRÉGOIRE, Curé d'Emberménil,
Député de Lorraine.
Par M. l'Abbé DE COURNAND,
RÉPONSE AUX OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
J'ai défendu les gens de couleur ; j'ai attiré pendant quelques
momens les regards de l'As semblée Nationale sur les oppressions
dont ils gémissoient. Une voix plus éloquente que la mienne
s'est élevée : M. Grégoire, Curé d'Emberménil, Député de
Lorraine, s'est déclaré le protecteur de cette cause
intéressante. Son Mémoire, rempli de faits aussi vrais que ses
raisonnemens sont solides & concluans, est attaqué aujourd'hui
par un anonyme. Son adversaire se dit habitant des Colonies : il
vise à être gai dans un sujet où il s'agit de savoir si des
hommes libres jouiront de leur liberté, ou continueront d'être
accablés des humiliations de l'esclavage. L'Anonyme a sans doute
bon coeur de trouver le mot pour rire à la situation de quarante
mille individus, qui regardent leur état actuel comme le plus
grand des malheurs. Il se permet d'outrager dans M. Grégoire un
nom cher à la Nation, une vertu connue, & des talens dignes des
plus grands éloges. Je rendrai à l'Anonyme ses insultes ; on ne
doit rien à qui ne respecte rien. Je ne m'embarquerai point dans
la discussion des faits qu'il dénie avec une insigne mauvaise
foi, & une impudence bien digne de lui. J'en croirai bien plutôt
le témoignage unanime des opprimés que l'insolence de leur
ennemi. II a pris la plume pour calomnier ; je m'en saisirai
pour le confondre.
Est-il vrai que les gens de couleur ou sang-mêlés soient vexés
dans nos colonies, qu'ils y soient en butte aux mépris des
blancs, & quelquefois à leurs outrages ? Ce fait n'est pas
douteux ; les blancs de bonne-foi en conviennent ; ceux qui ont
de l'humanité désirent qu'on rende aux hommes libres de cette
classe les droits de citoyens, qui leur sont assurés par nos
anciennes loix. II est des gens qui nient ces oppressions; mais
est-il vraisemblable que tant de faits consignés en tant de
Mémoires., soient faux ? Est-il croyable qu'une classe si
nombreuse d'hommes libres se plaigne, s'indigne pont des
offenses imaginaires? A qui voudroit-on le persuader ? Hélas !
il n'est que trop vrai que les torts sont réels, les
réclamations justes, & les efforts que l'on fait pour les
étouffer, un nouvel outrage. L'anonyme aura de la peine à se
tirer de là ; il a beau faire l'agréable aux dépens des gens de
couleur, rien n'est moins plaisant que ce qu'ils souffrent; & si
M. l'habitant des colonies avoit tant soit peu d'humanité, il n'employeroit
pas ses beaux talens à résilier des gémissemens par des
railleries, & des griefs douloureux par des sarcasmes.
A-t-il daigné s'attendrir une seule fois sur le sort des gens de
couleur? Il lui paroît très-naturel qu'ils soient malheureux ;
il n'a garde de rien proposer qui tende à améliorer leur
situation. Il se retranche dans le préjugé, comme dans un fort
d'où il croit braver impunément, & les plaintes des gens de
couleur, & les raisons de leurs défenseurs, dont il ose faire
insolemment le sujet de ses railleries.
Nos loix avoient marqué, il y a plus d'un siècle, la nature de
la liberté accordée aux gens de couleur dans nos colonies, égale
en tout à celle des blancs. Des réglemens vicieux, des vexations
habituelles ont restreint tantôt plus, tantôt moins, ce bienfait
précieux auquel, ni les loix, ni les bienfaiteurs n'avoient
prescrit de limites. Des nouveaux-venus, des Jurisconsultes
barbares, ont anéanti ou affoibli les dispositions de ces loix
humaines. Aujourd'hui encore l' oppression trouve des
apologistes ; tel est l'anonyme. On peut juger de sa raison, par
la manière dont il arrange les faits ; & de son coeur, par
l'esprit qui règne dans son écrit.
Tous les honnêtes-gens désirent que les hommes de couleur,
libres, rentrent dans leurs droits; lui, il ne s'étonne ni de la
durée du préjugé, ni il n'indique le moyen de le faire finir ;
il le regarde presque comme une chose nécessaire. II ne pense
point sur ce sujet comme un assez grand nombre de propriétaires,
distingués par le rang qu'ils occupent dans la société, & par la
fortune dont ils jouissent. Sa manière de voir & de sentir le
jette dans la classe brutale de ces régions, parmi ces
aventuriers, qui n'ayant ni feu ni lien en Europe, vont porter
en Amérique la bassesse de leurs moeurs, & se croyent autorisés
par le préjugé à insulter les naturels du pays. Ce sont eux qui
déshonorent véritablement le nom Américain aux yeux des âmes
sensibles. Celui ci le flétrit encore davantage par sa lâcheté ;
il se cache de son Mémoire comme d'un mauvais coup, & soutient
la cause de l'oppression avec une plume d'esclave.
Malheureux ! qui es-tu ? où as-tu pris ce ton d'ironie que tu te
permets envers le digne Curé d'Emberménil ! Ne sais-tu pas que
le plus grand crime qu'un homme puisse commettre contre la.
société, c'est de chercher à tourner la vertu en ridicule ? Tu
as l'audace de ricaner, en prononçant le nom de ce courageux
défenseur de d'humanité ! Ta plume coupable ne respecte pas même
les morts illustres dont il rappelle, la mémoire ! Scélérat! tu
imputes au vertueux las Casas d'avoir conseillé de prendre des
nègres pour cultiver l'Amérique ! Dis-nous qui t'a fourni cette
anecdote infernale ? Ah ! pense ce que tu voudras des bourreaux
du genre-humain ; mais laisse-nous notre Culte pour ce
bienfaiteur de l'humanité ; sa vertu est à l'abri de tes
calomnies, comme le Curé Grégoire de tes mensonges.
Que prétends-tu par tes fades railleries sur ce nom de Curé & de
Prêtre ? Ne serois-tu point gêné par le courage que ces qualités
donnent quelquefois ? Tu parois surpris qu'un simple Curé de
Lorraine porte un oeil curieux sur vos riches Habitations, &
qu'il aille jusqu'à la source de ces richesses. Tu ne conçois
pas les devoirs, d'un Ministre de paix ; tu ne sens pas la
noblesse de son caractère. Tu devrois au moins respecter la
dignité éminente dont il est revêtu, celle de Réprésentant de la
Nation ; je te parlerais de son ame, si tu pouvois l'apprécier,
& de sa raison, si la tienne pouvoit y atteindre.
J'ai lu tes Observations avec le scandale d'un homme de bien, &
dès ce moment, j'ai pris le parti de te communiquer les miennes.
Je t'ai jugé dur & méchant; il y paroît par ton style froidement
compassé pour justifier les crimes de l'Amérique. Tu ne donnes
pas le moindre signe de compassion aux maux dont tu as été le
témoin ; tu applaudis aux mauvaises moeurs, comme si ton pays n'étoit
pas susceptible d'en avoir d'autres. Tu regardes la tyrannie
comme une chose naturelle.
Félicite-toi de tes Observations ; elles auroient promis au
despotisme un suppôt de plus. Elles te dénonceront à la
postérité comme un calomniateur de l'espèce humaine. Mais je te
renvoie trop loin ; avec tes talens, que peux-tu attendre d'elle
? Que peut attendre de toi le Peuplé libre à qui tu présentes de
pareils principes ?
Ose retourner en Amérique avec ton écrit : Assemble les Gens de
Couleur pour leur lire de que t'a dicté contr'eux ton humeur
railleuse & insolence. Ils te croiront un monstre sorti des
enfers pour éterniser sur leur tête la malédiction des siecles.
Tu seras témoin de leur frissonnement & de lents sanglots ;
mais, tu n'en seras point touché. Je te devine à ton style; tu
es barbare avec réflexion, & tu triomphes dans ton ame de les
savoir malheureux. De quel air de supériorité tu insultes à ce
Raymond, l'un de leurs plus intrépides défenseurs. ! Ta plus
douce jouissance seroit peut-être d'avoir contribué à prolonger
leurs misère ; mais désespére-toi : leur cause est trop bonne
pour craindre tes coups, & la justice éternelle conspire avec
leurs défenseurs contre ta lâche perversité.
Ce n'est point par des projets criminels qu'ils veulent réussir
; tu leur prêtes ton ame en leur supposant des desseins
coupables. Hélas! si leur zele les avoit emportés au-delà des
bornes, leur enthousiasme seroit pardonnable ; il est si naturel
de s'échauffer pour les intérêts de l'humanité ! Tu ne connois
pas ces mouvemens de la vertu, aussi tu les calomnies ; mais à
qui persuaderas-tu que le bon droit est de ton côté, lorsque tu
combats avec des préjugés contre les plus saintes loix, & contre
des faits avérés avec des sophismes ?
J'avois formé le projet de répondre pied à pied à tes
Observations; mais ma vertu s'est indignée d'une tâche qui m'eût
été facile (1), si j'avois eu à ramener une ame droite &
honnête. Je me suis dit à moi-même : qu'ai-je à faire de suivre
ce méchant dans le tortueux dédale où il s'embarrasse ? Non, il
y auroit trop de honte à réfuter ses mensonges qui le perdront
en se détruisant d'eux-mêmes.
Le moment est venu de ne plus garder de ménagemens avec ces
hommes affreux qui se jouent de l'humanité souffrante, & osent
afficher hautement le mépris qu'ils ont pour elle. Que nous
serviroit d'être libres, si nous craignions de sentir & de
communiquer aux autres l'indignation de la vertu ? Aurions-nous
rompu nos chaînes pour voir indifféremment les méchans attrouper
la foule autour de leurs fausses doctrines ? Eh ! quand
l'oppression est leur droit public, notre devoir n'est-il pas
d'invoquer contr'eux l'opinion publique ?
Gardons-nous de ces écrits anonymes qui calomnient notre
liberté, en attaquant sourdement celle de nos frères.
Estimons-nous heureux d'appeller de ce nom les sang-mêlés ; nous
n'avons pas les préjugés de l' habitant observateur ; mais nous
avons ces senrimens d'humanité qui valent bien mieux, & les âmes
dignes de nous imiter, nous entendent à merveille.
Ne nous en rapportons pas non plus à l'Anonyme fut le chapitre
des moeurs. Écoutons ce que dit ce législateur d'un genre
nouveau sur le honteux concubinage des Colonies.
'Ce commerce illégitime, qui offense, les moeurs & la Religion
(il va rougir de cet aveu] est un mal nécessaire dans les
Colonies, où les femmes sont en petit nombre, & où les mariages
ne peuvent être nombreux. II prévient de plus grands vices. Les
foiblesses des maîtres les apprivoisent, & l'esclavage est
adouci. La population, y gagne, (quelle population, grand Dieu!)
parce que c'est moins le libertinage que le besoin, qui préside
à ces unions illicites ; la chaleur du climat, qui irrite les
désirs, & la facilité de les satisfaire, rendent inutiles les
précautions du législateur, pour remédier à ces abus, parce que
la loi se tait où la nature parle impérieusement. »
Voilà un échantillon de ses principes moraux. II sacrifie, comme
on voit, l'honnêteté des moeurs au préjugé qui défend les
mésalliances. Il ne se souvient plus des anciennes loix qui
avoient voulu arrêter cette corruption ; & de l'abus des sens,
il en fait un code réglementaire pour l'Amérique.. Eh ! qui
empêche que les mariages ne soient plus nombreux ? Celui qui n'a
pas eu honte de corrompre une fille de couleur, rougira donc de
légitimer ses enfans par le mariage, & augmentera sans remords,
les vices d'une population malheureuse? O terre maudite du ciel,
malgré toutes tes richesses ! continue d'écouter de pareils
Instituteurs. Et toi, pauvre Nation qu'on insulte par de tels
écrits, ose leur donner ton suffrage, & flatte-toi d'une
régénération. Mon ame s'étonne de l'immoralité de l'impudent
Anonyme ; mais à la matière dont il juge le Curé Grégoire, je
vois d'ici qu'il s'étonnera de ma réflexion.
Il veut paroître léger, & il n'est que lourd ; ses plaisanteries
sont d'un mauvais ton, & sa fierté est de l'insolence. On le
prendroit pour un de ces Ecrivains à gage, que les méchans
payent pour outrager leurs ennemis, & qu'on méprise à proportion
de la bassesse du rôle où le vil intérêt les fait descendre.
Quel autre motif peut l'avoir engagé à insulter grossièrement un
vrai habitant de nos Colonies, un citoyen distingué par son
caractère moral, & qu'il traite bassement du nommé Raymond,
comme si les oreilles françoises étoient faites à ces
appellations insolentes ? M. Raymond, avantageusement connu à
Saint- Domingue, estimé en Europe, & au moment devoir les hommes
libres de sa classe, rentrer par ses soins dans tous les droits
de citoyens, a l'ame trop noble, pour sentir une insulte qui ne
déshonore que l'Anonyme. II se nomme, lui, & l'autre se cache
derrière un rideau épais, d'où il lui décoche bravement ses
coups. Mais M. Raymond a-t-il jamais pris contre personne le ton
de l'insulte & de la vengeance ? Peut-on lui reprocher des
observations du genre de celles de l'Anonyme ? O esclave ! plus
esclave cent fois que ceux dont tu accuses calomnieusement cet
honnête Américain d'être descendu; je te défie de te mesurer de
principes avec lui, & de mettre dans tes écrits la même sagesse,
le même bon sens qui brille dans les siens ; tu les lui
contestes avec son honnêteté ordinaire ; tu donnes à entendre
faussement, que d'autres lui ont prêté leur plume; mais s'il se
fût adressé à toi pour défendre ses droits, quel service auroit-il
pu espérer de la tienne ? Tu ne te serois pas excusé sur ta
qualité d'Américain ; ils sont loin la plupart de te ressembler
; mais sur la froideur de ton ame pour de pareils intérêts. Et
ne crois pas que je te calomnie: montre-moi une seule ligne dans
tes observations, qui annonce une ame sensible : je t'en
montrerai cent qui décèlent une ame cruelle !
O le plus barbare des hommes ! tu saisis le moment où des
malheureux sollicitent ce que la loi ne peut leur refuser, pour
leur enfoncer le poignard dans le coeur ! Tu tourmentes leur
liberté par des railleries, & tu tâches d'être plaisant, lorsque
tes semblables s'agitent fous le poids de leurs longues
tribulations ! Est-ce ainsi que tu acquittes la dette de ton
pays envers tes compatriotes que tu as vu naître, qui habitoient
le même sol que toi, dont les uns sont peut-être tes frères, &
les autres tes enfans; car les privilèges de vos climats donnent
une grande extension à vos familles; Ces infortunés que tu
persifles si cruellement dans le cours de 68 mortelles pages,
que t'ont -ils fait ? par quel crime ont-ils mérité cette:
diatribe fastidieuse ? Tu vas fouiller dans les Greffes des
Colonies pour prouver
qu'il y a eu des coupables parmi eux ; le moment est bien
choisi, si tu veux être leur bourreau &
celui de leur postérité, en reculant l'instant où ils feront
proclamés libres par l'auguste Assemblée
qui fie fera que déclarer ce qu'ils font déjà. Mais faudra-t-il,
avant ce moment,, qu'ils dévorent
l'ennui de ton écrit, qu'ils en savourent lentement toute
l'amertume ? Les voilà déshérités à jamais de leurs justes
prétentions, si l'Assemblée consacre les tiennes. Mais ici le
doute seroit une injure ;
ceux qui jugeront cette belle cause, sont humains comme la
nature, & impassibles comme la loi.
À qui as-tu voulu plaire ? Choisis entre le peuple des colonies,
& les riches des mêmes contrées. Les uns te regarderont comme un
lâche ennemi qui prend ses avantages pour les outrager ; les
autres, s'ils ont de l'humanité te mépriseront ; il n'est pas
d'une ame noble d'insulter à des esclaves, ou à des hommes que
l'on croit tels.
Aurois-tu adopté pour ton compte la maxime des Romains ?
Parcere sujectis, & debellare superbos.
Mais ici où sont les superbes, si ce n'est toi? Je doute que ton
écrit te fasse beaucoup de conquêtes ; ni les hommes, ni les
femmes de notre nation ne s'accommoderont de tes airs de
suffisance. Nous voulons plus de prévenance dans les manières,
plus de franchise dans les moeurs; c'est tout ce qui manque à ta
personne, si elle est calquée sur ton style. Je te parle
librement, comme tu vois ; suppose que c'est un mulâtre qui
répond à tes gentillesses ; il faut que la postérité sache qu'un
écrit où ils font si bien, traités, n'est pas absolument resté
sans réponse.
Le curé Grégoire, le nommé Raymond, & l'avocat Joli que tu ne
nommes pas, & ce M. Clarkson dont tu fais un homme très-vain,
parce que tu l'es peut-être toi-même, & les comités, & les
petits-maîtres, & les femmes àvVapeurs, tout est saupoudré du
sel de tes plaisanteries. II faut espérer que j'aurai mon tour;
tu as, je l'imagine, des plaisanteries de toutes les couleurs,
pour me servir d'une de tes plus jolies expressions que tu
appliques aux femmes. Je t'attends pour ce moment- là, & je te
prie de te nommer : il y va de ta gloire de ne pas te renfermer
toujours sous l'enveloppe modeste de l'Anonyme. Le grand homme
ne risque rien de se montrer à découvert, sur-tout lorsqu'il
étale les grands principes d'administration, & qu'il les met en
contraste avec les droits imprescriptibles de l'homme. Je suis
curieux de voir comment tu te tireras de la déclaration des
droits, en l'appliquant à la cause que tu défends. C'est un
défi qu'on t'a fait, & tu n'y as pas répondu. Pardonne à la
liberté de mon style; la révolution m'a un peu gâté ; j'ai
appris à tutoyer en me trouvant quelquefois avec des mulâtres;
je te parle la langue du pays; tu m'entendras sans doute,
puisque tu parois en avoir si bien conservé les moeurs.
Cependant on m'assure que les principes commencent à changer, &
alors il faudra que tu fasses une autre Brochure pour corriger
les bévues & les absurdités innombrables de celle que j'attaque.
En attendant, je te conseille d'être un peu plus circonspect à
l'avenir, & d'apposer ta signature à tes livres, pour t'épargner
de rudes leçons. Un Anonyme qui insulte le bon sens & les
personnes, ne mérite point de grâce, & je me charge, de gré à
gré, d'une commission dont les Américains s'acquitteroient
encore mieux que moi.
SUIVENT les bévues de l'Anonyme, dans les Observations sur le
Mémoire de M. GRÉGOIRE.
L'ANONYME débute par sortir de la question (page 1ere). Il ne
s'agit pas ici du panégyrique des gens de couleur, mais de leurs
droits incontestables. La mauvaise foi cherche à éluder la
difficulté ; la raison l'y ramene avec sa force invincible.
Les injures de l'Anonyme, répandues çà & là dans son écrit,
prouvent d'abord la foiblesse de la cause ; mais elles méritent
une petite observation. Si l'Auteur est homme de lettres,
pourquoi se cache-t il ? Qui le devinera dans les huit lettres
de l'alphabet qui terminent sa diatribe ? Qui cherchera à le
deviner, après l'avoir lu ? L'honneur demande, ce semble, que
l'on se nomme, quand on défend une bonne cause, & que l'on dit
vrai.
Jugeons par les précautions clandestines de l'Auteur, & de la
cause, & de la foi qu'on doit à son dire,
Ensuite, quoi de plus maladroit, que d'englober dans ses
épigrammes M. Clarkson, qu'il regarde comme un fou ? Qui le
croira, lorsqu'il s'engage à prouver que cet Auteur avance
encore plus de faussetés que M. l'Abbé Grégoire, surtout aptes
avoir lu ces notes qui lui donnent le démenti le plus formel ?
II s'acharne contre la société des amis des noirs, dans laquelle
on trouve les noms les plus respectables ; tout ce qui pense
avec humanité, tente la griffe crochue de l'observateur. Mais
qu'il prouve, avant tout, que les mulâtres sont inadmissibles
aux avantages de la société, & qu'il ne taxe plus de fanatisme
leur défenseur, en disant, méchamment, qu'il aiguise les
poignards, dans un ouvrage consacré à l'humanité, & qui en
respire les plus doux sentimens. L'attrocité de l'inculpation
retombe sur son auteur ; c'est en cela qu'il est aussi faux que
méchant ; à moins qu'il ne croye que le mensonge est nécessaire
à sa méchanceté, & que son écrit a besoin de ce double
passe-port.
Il accuse M. Grégoire d'avoir imprimé son avis, étant membre du
Comité de vérification. Ce n'est pas ici un fait particulier,
mais une question de droit public qu'on agitoit dans
l'assemblée, & elle n'avoit pas défendu aux membres du Comité
d'imprimer sur les questions de droit public; elle ne pouvoit le
défendre. D'ailleurs, les Membres du Comité ne jugent pas, ils
donnent leur avis, & on en fait le rapport à l'Assemblée
Nationale : que veut donc dire l'Anonyme, par ce reproche
insignifiant ?
II accuse M. Grégoire d'avoir été copiste des Mémoires de M.
Raymond. II ne les a pas cités ; car on ne cite que pour mettre
à portée de vérifier. Mais est-il défendu de consulter des
mémoires ? Et, les eût-on copiés, qu'est-ce que cela fait à une
cause ? Elle est bonne ou mauvaise, voilà à quoi il faut s'en
tenir. Mais il est de toute fausseté que M. l'Abbé Grégoire ait
été plagiaire ; l'Anonyme est un impudent de l'en accuser ;
qu'il se nomme, & qu'il justifie son assertion aux yeux du
public, en attendant, on le déclare fourbe & imposteur.
(Page 4.) L'Anonyme ne peut pas ignorer que des personnes de
couleur n'ayent eu des arrêts qui les déclaraient blancs ; alors
on pouvoit les appeller blancs ; ils l'étoient au physique, & la
nature rend toujours de ces sortes d'arrêts à la troisieme ou
quatrième génération; mais le moral des blancs se refuse à leur
enregistrement. Lequel est plus raisonnable, de la Nature ou de
ces Messieurs ?
(Page 4.) Les Maréchaussées existent dans la plus grande & la
première des colonies à St.-Domingue. On ignore s'il y en a ou
s'il n'y en a pas dans les autres colonies. Qu'importe cela ?
Mais il est de fait, qu'à St.-Domingue, il n'y a que des
personnes de couleur dans les Maréchaussées, à l'exception de
l'Exempt, dans la majeure partie des Paroisses, & du Brigadier,
dans peut- être six Paroisses. Remarquez l'attention des blancs
à se réserver toujours les bonnes places.
Les mulâtres sont si bien payés, que beaucoup d'Exempts leur
retiennent & emportent leur appointemens, & quand ils veulent se
plaindre, les prisons ou les menaces les font taire.
L'Anonyme nous fait envisager comme le bonheur suprême pour eux
d'aller à cheval. Cela seul prouve une horrible vexation, c'est
de les en empêcher en d'autres circonstances : est-il possible
que l'on présente de pareilles raisons pour appuyer une si
mauvaise cause ?
Quant aux captures, l'Officier blanc s'empare de tout, & fait la
part qu'il juge à propos au? Cavaliers.
(Page 5.) L'Anonyme, faute de pouvoir répondre, va chercher une
tierce personne, qu'il appelle le nommé Raymond. Eh bien ! ce
nommé Raymond est habitant à Aquin, isle St.-Domingue,
propriétaire d'une habitation assez considérable, plein de
probité & de moeurs. Il a été élevé en France, ainsi que sept de
ses freres & soeurs, tous établis ici ou à St.-Domingue.
L'historique de M. Raymond est aussi peu connu de l'Anonyme que
sa personne; car il ne se seroit pas permis de l'attaquer avec
tant d'effronterie.
On offre de prouver par dés lettres des Administrateurs, des
Commandans, que M. Raymond a toujours été considéré dans son
pays.
Qu'importe d'où il a tiré les faits consignés dans ses mémoires
? ce sont des faits que ne détruiront ni les assertions
hasardées, ni les plaisanteries manquées de l'Anonyme.
(Page 8.) Ici l' Anonyme ne pouvant répondre, dit que le service
de piquet n'a pas lieu dans toutes les Colonies, mais il a lieu
à St.-Domingue, & il est si dur, que M. de Bellecombe l'avoit
détruit, & après lui il a recommencé. Puis M. de la Luzerne l'a
détruit encore, & on l'a encore rétabli. Qu'on interroge ces
deux Administrateurs : le premier est à Montauban, le second est
Ministre de la Marine.
On fait le service du piquet & celui des milices. Il n'y a point
de change; car le même homme qui a fait le piquet pendant huit
jours, est obligé le lendemain de passer la revue, sans quoi en
prison.
L'Anonyme dit que ce service n'arrive que tous les 15 mois. On
prouvera par des ordres donnés, qu'il arrive, pour le même
individu, toutes les sept semaines. Ici l'Observateur, pressé
par la vérité, confesse que c'est un abus ; en voilà donc un de
bon compte, parmi cent, mille autres.
(Page 9.) Les hommes de couleur qui réclament, n'ont point tous
des parens esclaves. Il ne faudroit pas exclure de certaines
professions ceux qui sont exempts du doute, &, en général, ne
pas supposer à l'espece humaine la perversité gratuite de
l'Anonyme.
(Page 10.) M. l'Abbé Grégoire ne prétend pas deviner des faits
qui se passent à deux mille lieues de lui ; mais ces faits sont
prouvés au ministere & à la Nation. Que l'Anonyme auroit beau
jeu, si les Plaignans en avoient imposé au ministere ! Il s'en
tire par des mensonges & des gambades ; mais il est un peu lourd
dans sa chûte.
Par exemple, quand il dit que les bâtards ne doivent pas prendre
des noms européens. Un nom de famille à une origine, & cette
origine a différentes causes ; sans quoi nous nous appellerions
tous Adam, comme venant de lui. Mais un Européen a un enfant
avec une Africaine ; l'individu qui en vient peut prendre le nom
qu'il voudra, pourvu qu'en prenant ce nom il ne fasse, tort à
personne. Peut-on le forcer de prendre un nom d'un idiôme plutôt
que d'un autre, quand il seroit, dix mille fois bâtard ? c'est
toujours, une violence de plus. On dira que cette loi n'a été
faite que pour Saint-Domingue ; mais en a-t-on moins raison de
s'en plaindre ?
(Page 11.) L'Observateur s'assimile aux colons américains ;
l'est-il ou ne l'est-il pas ? c'est ce que nous pourrons
vérifier aisément, lorsqu'il nous aura dit son nom. Toujours
est-il vrai qu'il ne doit point contester la qualité de colons
américains à ceux qui ont des possessions en Amérique. Si les
siennes n'étoient, par exemple, que sur les brouillards de la
Seine ou de la Loire, de quel droit se donneroit il la qualité
d'habitant des Colonies où ce mot signifie propriétaire ?
En un mot, pour confondre l'Anonyme sur beaucoup de faits où il
mêle artificieusement les autres colonies, il suffit de lui
dire, s'il ne le sait pas, ou de dire au Public, s'il feint de
l'ignorer, que les reproches des gens de couleur roulent
principalement sur l'isle de Saint-Domingue, & que si les mêmes
abus existent ailleurs, ces points de l'Amérique ne sont presque
rien en comparaison de cette vaste Colonie ; mais les intérêts,
de l'humanité sont par-tout les mêmes.
Les mensonges de l'Anonyme viennent au secours de sa maniere de
raisonner, quand il est trop évident que celle-ci, ne vaut rien.
Ainsi il attribue, page 13, de ses Observations, à l'amour
propre des gens de couleur eux-mêmes, la qualité de métif ou de
métive, & autres, données sur les registres de Baptême, tandis
qu'il est prouvé que c'est un sujet de vexation pour beaucoup de
gens de couleur, qui, à cause du préjugé, répugnent à laisser
ainsi épiloguer sur leur origine.
Quant à là défense faite aux mulâtres de manger avec les blancs,
elle est vraie. Les Mémoires qui en parlent ont été envoyés aux
Administrateurs de Saint-Domingue. M. le Maréchal de Castries en
avoit prévenu M. Raymond, qui, le sachant, n'auroit pas manqué
de revenir sur cet article, s'il étoit dans son caractere
d'altérer jamais la vérité, & s'il avoit à cet égard, la
complaisance merveilleuse de l'Anonyme. Ainsi M. l'Abbé Grégoire
a été mieux instruit des faits par M. Raymond, que l'Anonyme ne
l'a été par ceux qui lui ont fourni des matériaux ; & on peut
donner hardiment un démenti à celui-ci sur ses défenses, & sur
la manière dont il sy prend pour mettre M. Raymond en
contradiction, avec lui-même.
La défense d'user des mêmes étoffes que les blancs, défense
faite aux gens de couleur en 1779, est de l'aveu même de
l'Anonyme, impolitique, maladroite & inutile. Mais il ne parle
pas de la dureté, es avanies & des vexations qu'elle a
entraînées, il s'amuse à insulter ceux ou celles qui en sont
l'objet, sans dire un seul mot des oppresseurs dont ils ont à se
plaindre.
Il ne laisse passer aucune occasion de les rappeller à l'ordre
des Colonies, qui n'est certainement pas le meilleur des ordres
possibles ; il tâche de ridiculiser à sa manière leurs
défenseurs ; & avec un oeil dont la sagacité n'est pas bien
connue, il cherche à démêler subtilement les nuances de leur
peau : mais pour la vérité, la raison, l'humanité & la justice,
il ne s'en embarrasse point : il voudroit nous persuader que ces
choses ne sont point, en Amérique, des fruits du climat. Ses
compatriotes réclameront contre : ils n'auront garde, je l'espere,
de l'avouer de ses sarcasmes contre les gens de couleur, & ce
caractère de la peau qui n'est pas indélébile après tout, ne les
empêchera pas de reconnoître les droits de ceux que l'Anonyme se
plaît à humilier, comme s'il avoit mission pour cela, & qu'il
entrât dans ses intérêts de combattre les réclamations légitimes
de 40000 individus.
On parle de défenses d'aller en voiture ! pag. 17. Eh ! oui,
Monsieur, on en parle, parce que cela est vrai, & vous auriez dû
traiter un peu moins lestement une pareille défense. Cela ne
vous semble rien, à vous qui avez pris votre parti là dessus
comme sur beaucoup d'autres choses ; mais ceux que l'on vexe ne
sont pas de si bonne composition. Vous avez beau dire que ces
choses n'ont trait qu'à Saint-Domingue ; je vous le répete,
Saint-Domingue est presque tout, vu sa population & son étendue
; c'est-là que les outrages font plus multipliés & mieux sentis
: comment faites-vous pour ne vouloir pas comprendre, cela ?
Les gens de couleur libres, du on, ne peuvent venir en France,
pag. 18. Il en convient, l'Anonyme ; mais il prétend que cela
leur est interdit par des loix faites en France. Qui les a
sollicitées, ces loix ? sont-ce des Picards, des Normands ou des
Lorrains ? Est-ce nous qui gênons la liberté des gens de
couleur, nous François, qui sentons parfaitement la justice de
leurs plaintes? Les blancs qui demandent ces défenses ne sont
point François à notre maniere, cela se sent ; ils sont injustes
envers ces hommes dont l'Anonyme met la liberté en caractere
italique, comme si, elle étoit d'une espece particulière. En
vérité, les moyens de l'Anonyme sont bien petits, & ses
raisonnemens sur les faits, d'une étrange nature. Est-il
embarrassé ? il a à sa main des si de doute; si le fait est
vrai, si, si. Est-ce ainsi que l'on satisfait des gens
raisonnables ? A qui croit-on en imposer par des défaites aussi
puériles ?
L'exclusion des charges. & emplois publics est plus certaine &
mieux observée, pag. 18. L'Anonyme trouve ici la sublimité de la
sagesse & de la morale coloniale. Pour justifier l'exclusion, il
prend le dernier terme de l'esclavage, & le premier degré de la
liberté ; mais il ne réfléchit pas qu'il est des gens de couleur
libres depuis plusieurs générations, propriétaires, riches, bien
élevés, qui ont des moeurs, & des moeurs plus distinguées sans
doute que ceux qui les calomnient par leurs mémoires. Ceux-là,
peut-être, n'abaisseroient point les charges jusqu'au niveau de
ces ames vénales, qui ne parlent de liberté que pour se vendre,
& de servitude que pour opprimer des gens honnêtes. En vain pour
appuyer des principes faux & étrangers à nos moeurs, on veut
confondre tous ces affranchis sous la même dénomination ; c'est
reproduire le désordre des distinctions féodales. Il semble que
ce droit affreux, détruit par l'Assemblée Nationale, se cantonne
en Amérique, pour venir de nouveau affliger la France. Car si on
écoute les ennemis des gens de couleur, ils argueront bientôt
des décisions qu'on aura données en faveur de leur système
anti-social, pour rétablir, aussi en France différentes classes
de liberté, & différentes sortes de droits.
L'Anonyme part toujours du préjugé pour sonder la justice de ses
raisons, comme les commentateurs de mauvais ouvrages s'escriment
à tout propos pour excuser ou justifier les sottises du texte.
Il appelle le préjugé de la couleur, le ressort caché de toute
la machine coloniale. Mais de bonne-foi, à qui fera-t il croire
que cette machiné ne puisse subsister que par des injustices
nées de la fantaisie & des caprices des individus à qui leur
vanité persuade que ceux qui sont libres ne le sont pas, &
doivent toujours être traités comme des espèces d'esclaves ?
Voilà sur quoi il faudroit frappés, pour abolir l'infamie d'un
tel préjugé véritablement contraire à la prospérité des
Colonies, quoiqu'en disent nos Adversaires.
Il échappe de tems en tems des aveux à l'Anonyme. Vaincu par la
force de la vérité, il se laisse aller, mais d'un air à faire
penser que cela lui coûte. Quelques mensonges par-ci par-là,
salissent toujours ses aveux. Il nous dit qu'en 1768, les gens
de couleur voulurent tous sortir des compagnies de milices où
ils n'étoient pas les premiers. Voilà comme effrontément on
dénature les faits; Oui, ils voulurent en sortir, parce qu'on
leur ôtoit leurs commissions d'officiers, & même pour avoir
épousé des femmes de couleur; s'ils étoient nobles, on leur
défendoit de faire enregistrer leurs titres. A beau mentir qui
vient de loin; cela ne détruit pas la vérité, quand d'honnêtes
gens s'offrent d'en produire la preuve.
L'Anonyme, page 25, ne se montre pas trop indulgent envers les
blancs, qu'il fait servir de prête-noms à ceux dont ils
légitiment les enfans par des mariages intéressés. Il se sert de
cette raison pour flétrir les mariages avec les filles de
couleur, ce qui est une atrocité révoltante. L'Anonyme a
beaucoup de goût pour ces fortes d'arrangemens qui n'engagent
pas à grand'chose, & il en fait sa cour à ses chers
compatriotes. Ce ne sont pas-là des moeurs pures, il faut en
convenir, & ce n'étoit pas la peine de revenir si souvent
là-dessus, comme si l'on eût douté des principes de l'Anonyme.
On m'a dit que les femmes blanches des colonies ne lui sauroient
pas beaucoup de gré de son extrême facilité à cet égard ; elles
font jalouses, & il paroît que notre homme leur donnera souvent
le sujet de l'être encore davantage, si l'on met à profit ses
savantes leçons. Que voulez- vous ? Les uns vantent le mariage,
& ceux-là sont du bon vieux tems ; les autres approuvent des
liens plus faciles, & ceux-ci ont leurs partisans ; mais ce
n'est point avec leur doctrine que l'on peut fonder ou affermir
des empires.
(Page 26.) L'Anonyme approuve très-fort que la race des noirs
soit livrée au mépris. Nous attendons qu'il nous donne les
raisons impérieuses de ce systême benin. Ne nous fâchons pas
contre un homme assez absurde pour avancer un tel paradoxe, au
mois de Décembre de l'année 1789.
Il faut qu'il soit bien étranger à la révolution, qu'il n'ait
rien vû ni rien lû de ce qui s'est passé sous nos yeux, & qu'il
ne connoisse du droit public françois que l'abus des usages de
l'Amérique. Fera-t-il fortune avec sa doctrine ? C'est ce qu'on
ne fait pas. Il est des aventuriers qui tâtent par-tout le
terrein, & qui après avoir éprouvé la mobilité d'un sol libre,
essayent s'ils pourront appuyer le pied dans le pays de
l'esclavage. Mais voilà de bon compte 40,000 ennemis qu'ils se
font en attendant, & qui sont de la race des noirs proscrite par
l'Auteur. La belle recommandation pour prospérer dans un pays !
Il vaudroit mieux comme Sosie, quand on en a les sentimens, se
dire ami de tout le monde.
L'Anonyme qui admet l'influence des femmes de toutes les
couleurs, ne devroit il pas sentir qu'il est des vertus dans
toutes les classes, & qu'un mépris accordé généralement à une
espèce d'hommes, peut bien diminuer le nombre des gens vertueux,
mais non les détruire tout-à-fait ? C'est bien lui qui complote,
avec ses principes, contre l'Amérique. Il y anéantit la vertu
par le mépris dont il est si libéral, si prodigue même, envers
les Africains & leur race. Que deviendroient les blancs, si les
noirs agissoient en conséquence du mépris auquel l'Auteur les
abandonne ? Heureusement pour nos Colonies, il est des vertus
dans cette classe, & même de très-distinguées. Qu'il ose nous
démentir !
Que veut dire l'insolent Anonyme (page 26) par les mots de
fanatique-révolutionnaire appliqués à M. Grégoire? Est-ce qu'il
prétend donner du ridicule à l'heureuse révolution qui a délivré
la France du joug de tant d'aristocraties combinées pour nous
tenir dans les fers ? Le despotisme a ses hypocrites, auxquels
j'opposerai les fanatiques du bien, & certainement la victoire
ne restera pas aux premiers. Mais ces fanatiques ne tuent ni ne
veulent tuer personne, que les préjugés & les mauvaises raisons.
Garre à l'Anonyme ! Il est fort menacé de ce double genre de
mort. Il s'est gratté la tête pour trouver ce vers si peu connu
; eh quoi!... d'un Prêtre est-ce là le langage ? Il l'applique à
M. Grégoire ; il lui demande s'il y reconnoît un Représentant de
la Nation. Pauvre Anonyme ! Quelles visions vous vous mettez
dans la tête ? pour reprocher de pareils desseins à quelqu'un,
il faudroit en avoir la preuve ; & certainement, ni la morale,
ni les moeurs, ni les écrits de M. Grégoire ne feront rien
soupçonner de semblable à personne, pas même à l'Anonyme. Sa
bonhommie se sera sans doute indignée intérieurement lorsqu'elle
aura vû sa lourde plume laisses tomber sur le papier une si
grosse injure.
(Page 28.) Toujours l'Anonyme est en défaut; toujours il
controuve les faits, toujours il veut des distinctions
humiliantes. Cela lui fait plaisir ; il croit qu'il y va de sa
dignité d'habitant des CoIonies, & il se rengorge, en pensant
que la Nature s'est épuisée en Afrique & aux Antilles, pour lui
donner un si grand nombre d'inférieurs. Que sais-je même si, à
force de s'échauffer la tête, il ne les regardera pas comme ses
sujets ? Il dira: c'est moi qui les ai fait rentrer dans leur
devoir, qui ai pulvérisé leurs raisons, anéanti leurs
prétentions. Lisez mon Mémoire. Quelles fines ironies ! comme je
mene le nommé Raymond & le Curé d'Emberménil ! Ce sont
soixante-huit pages d'or ; cela vaut tout ce qu'on a écrit sur
cette matière. Messieurs les Propriétaires-planteurs, cottisez-vous
pour me donner une belle habitation : justifiez le titre que
j'ai pris à la tête de mes savantes observations ; sans moi vous
perdriez vos prérogatives : vous aviez des égaux, & vous ne
devez point en avoir ; mais ne me contestez pas de vous être
supérieur ; si vous en doutez, lisez ma brochure.
Continuons de le suivre, toujours avec la preuve de ses
infidélités & de ses mensonges. Il veut nier les attentats
contre la majesté des moeurs, & il regarde ce mot de majesté
donné par lui aux moeurs, comme une excellente plaisanterie.
Oui, nous adoptons l'expression. C'est la majesté des moeurs qui
fait celle des Empires : des misérables se permettent de les
insulter, & le mépris public ne les punit pas ! Mais les moeurs
sont-elles moins respectables en Amérique qu'en Europe ? Est-il
de l'essence de ce pays-là que chaque habitation soit un serrail,
& qu'on veuille faire de toutes les femmes de couleur, les
maîtresses de Messieurs les Blancs ? En favorisant ce
libertinage, que gagne-t-on ? la corruption, l'opprobre, la
destruction de la Colonie, & rien de plus.
(Page 31.) On est un peu surpris d'entendre dire à l'Anonyme
qu'il y a à St.-Domingue une tendance générale à la douceur & à
la modération, lorsque l'on tient à la main toutes les
ordonnances faites depuis 1768, contre lesquelles on réclame.
Faut-il nommer les Blancs qui se sont permis de commettre des
atrocités? on les nomera. Ont-ils été punis ? non, ils éludent
tout. Mais que la Nation prenne sous sa sauve-garde celui qui
prouvera des traits odieux restés impunis, & l'on verra éclore
des infamies bien révoltantes. Vous me direz, cela ne regarde
que des particuliers : & où en serions-nous, bon Dieu ! si tout
le monde en usoit de même ! Nous voulons seulement prouver qu'un
mauvais régime engendre de mauvais exemples ; détruisez ce
régime vicieux, & les exemples ne subsisteront plus ; assurez
les droits de ceux qui sont libres, ils vous béniront, & vous
n'aurez plus besoin de faire mentir des Anonymes. Ceux qui s'élevent
contre vous, prendront alors la plume, non pour confondre des
mensonges, mais pour célébrer des vertus.
L'Edit de 1784 vouloit qu'on traitât les esclaves plus
humainement : l'avarice & l'orgueil de beaucoup de Blancs ne le
vouloit pas : de là une multitude de réclamations, dont le
Ministre fut étourdi & indigné. Tout ce que l'Anonyme dit à ce
sujet, est obscur, insignifiant, faux, cruel, & ne détruit aucun
fait. Sa maniere favorite est de nier ; la nôtre de fournir des
preuves. Nous les avons, ces preuves; le Ministre les a ;
l'Assemblée Nationale les connoît, & peut-être qu'elles seront
bientôt mises sous les yeux de toute la France.
(Page 37.) Il est plaisant que l'habitant observateur reproche
aux gens de couleur un génie turbulent. Ils sont connus pour
être les plus paisibles des hommes, & le courage dont ils ont
donné des preuves en tant de rencontres, n'est rien moins
qu'incompatible avec la douceur de leurs moeurs. Le génie
turbulent est celui qui s'expatrie par cupidité, qui tente
toutes les routes de l'ambition, qui aujourd'hui s'irrite comme
un tigre, & demain se glissera comme un serpent, qui, bouffi
d'orgueil & de prétentions, ne doute de rien pour chercher
d'arriver à tout, & souvent n'arrive à rien. Que d'aventuriers
nos colons américains n'ont-ils pas vu de ce genre, venir
mendier des secours dans leurs habitations, & les payer ensuite
de la plus noire ingratitude ! Eux turbulens ! Eux, laborieux
cultivateurs d'une terre, où tout invite à une paix qui n'est
troublée que par les vices de l'Europe ! Eux conspirateurs, &
toujours opprimés ! Ceux qui les défendent, sont donc aussi des
conspirateurs ! Il est des gens qui voudraient le faire croire ;
mais cela ne prend pas plus que l'Ecrit de l'Anonyme.
(Page 34.) Ici l'Auteur invoque le 18e siecle contre M.
Grégoire, & il oublie lui-même que ses préjugés le reculent vers
le milieu du 15e, où commença la traite des Nègres, dont il fait
poliment & vertueusement honneur à l'illustre las Casas, connu
par des qualités bien différentes de celles d'un Capitaine
Negrier. Il met en doute si le préjugé de couleur est plus
faible dans l'Inde; il assure bien, que non, tant il a de
facilité à nier des faits sans en apporter les preuves ! qu'il
nie toujours;
Poursuivons, ou plutôt finissons ; car rien de plus dégoûtant
que de répondre à l'Anonyme. Les faits attestés par le
témoignage de M.Grégoire, dans son Mémoire en faveur des gens de
couleur, restent dans toute leur force. Les raisons de
l'Adversaire font pitié, quand elles n'excitent point
l'indignation, On voit bien quel est son but, c'est d'empêcher
que les gens de couleur ne soient assimilés aux blancs, & qu'ils
n'ayent des Représentans à l'Assemblée Nationale. Ce sont-là les
conclusions d'un avocat d'une très mauvaise cause, qu'on ne peut
plaider sans choquer les principes de la raison, de la justice,
& même de l'honnêteté. Nous en avons assez donné de preuves, ce
me semble.
Quant aux railleries de l'Auteur, elles seroient bonnes, que les
honnêtes gens auroient peine à les goûter dans ce moment-ci. On
ne fait pas rire aujourd'hui des François aux dépens de
l'humanité : elle est là, qui étouffe ses larmes ou qui les
essuie, & cela déconcerte un peu les mauvais plaisans. Rions, à
la bonne heure, quand nous serons sortis de nos abus & de tant
de prétentions misérables dont nos freres supportent le poids :
jusques-là, je commanderai le sérieux, même à ceux qui ont le
plus besoin de se divertir, & je leur serai toujours un crime de
chercher à provoquer le rire des méchans au sujet des
malheureux. Il fut un tems où l'on rioit de tout ; ce tems est
passé, je l'espere. Pour vous, infortunés Américains, vous
armerez pat vos plaintes l'indignation de la vertu contre vos
ennemis ; & le plus grand supplice que je souhaite à celui qui a
lancé contre vous ce lâche pamphlet, c'est de sortir de
l'embuscade de l'anonyme, & de se faire connoître.
(1) Je me suis ravisé, & j'ai suivi en effet pied à pied,
l'Anonyme dans les notes portées à la fin de cet ouvrage.
Loi relative à la traite des noirs et au régime des colonies.
17 mai 1802 (27 floréal an X)
Au nom du peuple français, Bonaparte, Premier consul, proclame
loi de la République le décret suivant, rendu par le Corps
législatif le 30 Floréal an X, conformément à la proposition
faite par le Gouvernement le 27 dudit mois, communiquée au
Tribunat le même jour.
-
Art. 1er: Dans les colonies restituées à la France, en
exécution du traité d'Amiens, du 6 germinal an X, l'esclavage
sera maintenu, conformément aux lois et règlements antérieurs à
1789.
-
Article 2: Il en sera de même dans les autres colonies
françaises au-delà du cap de Bonne-Espérance.
-
Article 3: La traite des Noirs et leur importation dans les-dites colonies auront lieu conformément aux lois et
règlements existants avant ladite époque de 1789.
-
Article 4. Nonobstant toutes les lois antérieures, le régime
des colonies est soumis, pendant dix ans, aux règlements qui
seront faits par le Gouvernement. Collationné à l'original, par nous, Président et Secrétaires du
Corps législatif.
A Paris, le 30 Floréal, an X de la République
française.
Signé RABAUT le jeune, Président; THIRY, BERGIER,
TUPINIER, RIGAL,secrétaires. Soit la présente loi revêtue du sceau de l'Etat, insérée au
Bulletin des lois, inscrite dans les registres des autorités
judiciaires et administratives, et le ministre chargé d'en
surveiller la publication. A Paris, le 10 Prairial, an X de la
République. Signé BONAPARTE, Premier Consul, Contre-signé, le Secrétaire
d'Etat, HUGUES B. MARET. Et scellé du sceau de l'Etat. Vu, le Ministre de la Justice, signé ABRIAL
LE CODE NOIR ou EDIT DU ROY
servant de règlement pour
le Gouvernement & l'Administration de la Justice, Police,
Discipline & le Commerce des Esclaves Negres, dans la Province &
Colonie de Loüisianne.
LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE : À
tous, présens & à venir, salut. Les Directeurs de la Compagnie
des Indes nous ayant representé que la Province & Colonie de
Loüisianne est considerablement establie par un grand nombre de
nos Sujets, lesquels se servent d'Esclaves Negres pour la
culture des terres ; Nous avons jugé qu'il estoit de notre
authorité & de notre Justice, pour la conservation de cette
Colonie, d'y establir une loy & des regles certaines, pour y
maintenir la discipline de l'Eglise Catholique, Apostolique&
Romaine, & pour ordonner de ce qui concerne l'estat & la qualité
des Esclaves dans lesdites Isles. Et desirant y pourvoir, &
faire connoitre à nos Sujets qu'ils habitent des climats
infiniment éloignez, Nous leur sommes toujours presens par l'estendue
de nostre puissance, & par nostre application à les secourir. A
CES CAUSES, & autres à ce Nous mouvans, de l'avis de notre
Conseil, &t de notre certaine science, pleine puissance &
authorité Royale, Nous avons dit, statué & ordonné, disons,
statuons & ordonnons, Voulons & Nous plaist ce qui suit.
Art. PREMIER
L'Edit du feu Roy Loüis XIII, de glorieuse mémoire, du 23 Avril
1615, sera exécuté dans nos Provinces & Colonie de la Loüisianne
; ce faisant, enjoignons aux Directeurs generaux de ladite
Compagnie, & tous nos Officiers de chasser, dudit Pays tous les
Juifs qui peuvent y avoir establi leur résidence, ausquels,
comme aux ennemis declarez du nom chrétien, Nous commandons d'en
sortir dans trois mois, à compter du jour de la publication des
Presentes, à peine de confiscation de corps & de biens.
II.
Tous les Esclaves, qui seront dans nostredite Province, seront
instruits dans la Religion Catholique, Apostolique & Romaines, &
baptisez : ordonnons aux Habitans qui acheteront des Negres
nouvellement arrivez, de les faire instruire & baptiser dans le
temps convenable, à peine d'amende arbitraire ; Enjoignons aux
Directeurs generaux de ladite Compagnie, & à tous nos Officiers,
d'y tenir exactement la main.
III
INTERDISONS tous exercices d'autre Religion que de la religion
Catholique, Apostolique & Romaine ; voulons que les contrevenans
soient punis comme rebelles & désobéissans à nos Commandemens ;
Deffendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles Nous
déclarons conventicules, illicites, séditieuses, sujettes à la
mesme peine, qui aura lieu mesme contre les Maîtres qui les
permettront ou souffriront à l'égard de leurs esclaves.
IV.
Ne seront préposez aucuns Commandeurs à la direction des Negres,
qu'ils fassent profession de la Religion Catholique,
Apostolique. & Romaine, à peine de confiscation desdits Negres
contre les Maîtres qui les auront préposez, & de punition
arbitraire contre les Commandeurs qui auront accepté ladite
direction.
V
ENJOIGNONS à tous nos Sujets de quelque qualité & conditions
qu'ils soient, d'observer regulierement les jours de Dimanches &
de Fstes ; leur deffendons de travailler, ni de faire travailler
les Esclaves ausdits jours, depuis l'heure de minuit jusqu'à
l'autre minuit, à la culture de la terre & tous autres ouvrages,
à peine d'amendes & de punition arbitraire contre les Maîtres &
de confiscation des Esclaves qui seront surpris, par nos
Officiers dans le travail : pourront néanmoins envoyer leurs
Esclaves aux Marchez..
VI.
DEFFENDONS à nos Sujets blancs de l'un & de l'autre sexe, de
contracter mariage avec les Noirs, à peine de punition &
d'amende arbitraire ; & à tous Curez, Prestres ou Missionnaires
seculiers ou reguliers, & mesmes aux Amôniers de Vaisseaux, de
les marier. Deffendons aussi à nosdits Sujets blancs, msme aux
Noirs affranchis ou nez libres, de vivre en concubinage avec des
Esclaves ; Voulons que ceux qui auront eû un ou plusieurs enfans
d'une pareille conjonction, ensemble les Maîtres qui les auront
soufferts, soient condamnez chacun en une amende de trois cent
livres : Et s'ils sont Maîtres de l'Esclave de laquelle ils
auront lesdits enfans, voulons qu'outre l'amende ils soient
privez tant de l'Esclave que des enfans, & qu'ils soit adjugez à
l'Hôpital des lieux sans pouvoir jamais estre affranchis.
N'entendons toutesfois le present Article avoir lieu, lorsque
l'homme noir, affranchi ou libre, qui n'estoit point marié
durant son concubinage avec son Esclave, épousera dans les
formes prescrites par l'Eglise ladite Esclave, qui sera
affranchie par ce moyen, & les enfans rendus libres & legitimes.
VII.
Les solemnitez prescrites par l'Ordonnance de Blois & par la
Declaration de 1639 pour les mariages, seront observées tant à
l'égard des Personnes libres que des Esclaves, sans néanmoins
que le consentement du pere & de la mere de l'Esclave y soit
necessaire, mais celuy du Maître seulement.
VIII
Deffendons tres expressément aux curés de procéder aux mariages
des Esclaves, s'ils ne font apparoir du consentement de leurs
Maîtres : Deffendons aussi aux Maîtres d'user d'aucunes
contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.
IX
Les enfans qui naîtront des mariages entre Esclaves, seront
Esclaves & appartiendront aux Maîtres des femmes Esclaves & non
à ceux de leurs maris, si les maris & les femmes ont des Maîtres
differens.
X
VOULONS, si le mari Esclave a épousé une femme libre, que les
enfans, tant masles que filles, suivent la condition de leur
mere & soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur
pere ; & que si le pere est libre & la mère Esclave, les enfans
soient Esclaves pareillement.
XI.
Les Maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans
les Cimetières destinez à cet effet, leurs Esclaves baptisez ; &
à l'égard de ceux qui mourront sans avoir reçû le baptême, ils
seront enterrez la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils
seront décédez.
XII
DEFFENDONS aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de
gros bâtons, à peine de foüet & de confiscation des armes au
profit de celuy qui les en trouvera saisis ; à l'exception
seulement de ceux qui sont envoyez à la Chasse par leurs
Maîtres, & qui seront porteurs de leurs Billets ou marques
connuës.
XIII
DÉFENDONS pareillement aux esclaves appartenant à differens
Maîtres de s'attrouper le jour ou la nuit, sous prétexte de
nopces ou autrement, soit chez l'un de leurs Maîtres ou
ailleurs, & encore moins dans les grands chemins ou lieux
écartez, à peine de punition corporelle qui ne pourra estre
moindre que du fouet & de la fleur de Lys ; & en cas de
frequentes récidives & autres circonstances aggravantes,
pourront estre punis de mort ; ce que nous laissons à
l'arbitrage des Juges : Enjoignons à tous nos Sujets de courre
sus aux contrevenans, & de les arrester & de les conduire en
prison, bien qu'ils ne soient Officiers, & qu'il n'y ait contre
lesdits contrevenans aucun décret.
XIV
Les Maîtres qui seront convaincus d'avoir permis ou toléré de
pareilles assemblées, composées d'autres Esclaves que de ceux
qui leur appartiennent, seront condamnez en leur propre & privé
nom de reparer tout le dommage qui aura esté fait à leurs
voisins à l'occasion desdites assemblées, & en trente livres
d'amende pour la premiere fois, & au double en cas de récidive.
XV.
DEFFENDONS aux Esclaves d'exposer en vente au Marché, ni de
porter dans les maisons particulieres, pour vendre, aucune sorte
de denrées, mesme des fruits, legumes, bois à brûler, herbes ou
fourages pour la nourriture des Bestiaux, ni aucune espece de
grains ou autres Marchandises, hardes ou nippes, sans permission
expresse de leurs Maîtres par un billet ou par des marques
connuës ; à peine de revendication des choses ainsi venduës,
sans restitution de prix par les Maîtres, & de six livres
d'amende à leur profit contre les acheteurs par rapport aux
fruits, legumes, bois à brûler, herbes, fourages & grains.
Voulons que par rapport aux Marchandises, hardes ou nippes, les
contrevenans acheteurs soient condamnez à quinze cens livres
d'amende, aux déoens, dommage & interest, & qu'ils soient
poursuivis extraordinairement comme voleurs receleurs.
XVI.
Voulons à cet effet, que deux personnes soient préposées dans
chaque Marché, par less Officiers du Conseil superieur ou des
Justices inferieures, pour examiner les Denrées & Marchandises
qui y seront apportées par les Esclaves, ensemble les billets &
marques de leurs Maîtres dont ils seront porteurs.
XVII.
Permettons à tous nos Sujets habitans du Pays, de se saisir de
toutes les choses dont ils trouveront lesdits Esclaves chargez,
lorsqu'ils n'auront point de billets de leurs Maîtres, ni de
marques connuës, pour estre renduës incessamment à leurs
Maîtres, si leur habitation est voisine du lieu où leurs
Esclaves auront été surpris en délit : sinon elles seront,
incessamment envoyées au Magasin de la Compagnie le plus proche,
pour y estre en dépost jusqu'à ce que les Maîtres en ayent été
avertis.
XVIII.
VOULONS que les Officiers de nostre Conseil superieur de la
Loüisianne, envoyent leurs avis que la quantité de vivres & la
qualité de l'habillement qu'il convient que les Maîtres
fournissent à leurs Esclaves ; lesquels vivres doivent leur
estre fournis chaque semaine, & l'habillement par chacune année,
pour y estre statué par Nous : & cependant permettons ausdits
Officiers, de regler par provision lesdits vivres & ledit
habillemeet : deffendons aux Maîtres desdits Esclaves, de donner
aucune sorte d'eau de vie pour tenir lieu de ladite subsistance
& habillement.
XIX.
Leur défendons pareillement de se décharger de la nourriture &
subsistance de leurs Esclaves, en leur permettant de travailler
certain jour de la semaine pour leur compte particulier.
XX.
Les Esclaves qui ne seront point nourris, vêtus & entretenus par
leurs Maîtres, pourront en donner avis au Procureur general
dudit Conseil, ou aux Officiers des Justices inferieures, &
mettre leurs memoires entre leurs mains ; sur lesquels, & même
d'office si les avis leur viennent d'ailleurs, les Maîtres
seront poursuivis à la Requeste dudit Procureur general & sans
frais ; ce que Nous voulons estre observé pour les crimes & les
traitemens barbares & inhumains des Maîtres envers leurs
Esclaves.
XXI.
Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit
que la maladie soit incurable ou non, seront nourris &
entretenus par leurs Maîtres ; & en cas qu'ils les eussent
abandonnez, lesdits esclaves seront adjugez à l'Hôpital, auquel
les Maîtres seront condamnez de payer huit sols par chacun jour,
pour la nourriture & entretien de chacun Esclave ; pour le
payement de laquelle somme, ledit Hôpital aura privilege sur les
habitations des Maîtres, en quelques mains qu'elles passent.
XXII.
DECLARONS les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs
Maîtres, & tout ce qui leur vient par industrie ou par la
libéralité d'autres personnes ou autrement, à quelque titre que
ce soit, estre acquis en pleine propriété à leurs Maîtres, sans
que les enfans des Esclaves, leurs pere & mere, leurs parens &
tous autres, libres ou Esclaves, y puissent rien prétendre, par
successions, dispositions entre vifs, ou à cause de mort ;
lesquelles dispositions declarons nulles, ensemble toutes les
Promesses & Obligations qu'ils auroient faites, comme estant
faites par gens incapables de disposer & contracter de leur
chef.
XXIII.
VOULONS néanmoins que les Maîtres soient tenus de ce que leurs
Esclaves auront fait par leur commandement, ensemble de ce
qu'ils auront géré & négocié dans leurs boutiques, & pour l'espece
particuliere de commerce à laquelle leurs Maîtres les auront
préposez ; & en cas que leurs Maîtres n'ayent donné aucun ordre,
& ne les ayent point préposez, ils seront tenus seulement
jusqu'à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit ; & si
rien n'a tourné au profit des Maîtres, le pecule desdits
Esclaves, que leurs Maîtres leur auront permis d'avoir, en sera
tenu, après que leurs Maîtres en auront déduit par préference ce
qui pourra leur estre dû, sinon que le pecule consistât en tout
ou partie en Marchandises dont les Esclaves auroient permission
de faire trafic à part, sur lesquelles leurs Maîtres viendront
seulement par contribution au sol la livre avec les autres
Créanciers.
XXIV.
Ne pourront les Esclaves estre pourvûs d'Office ni de Commission
ayant quelque fonction publique, ni estre constitués Agens par
autres que leurs Maîtres, pour gérer & administrer aucun negoce,
ni estre arbitres ou experts : ne pourront aussi estre témoins,
tant en matieres civiles que criminelles, à moins qu'ils ne
soient témoins necessaires, & seulement ç defaut de Blancs :
mais dans aucun cas ils ne pourront servir de rémoins pour ou
contre leurs Maîtres.
XXV.
Ne pourront aussi les Esclaves, estre parties ni estre en
jugement en matière civile, tant en demandant qu'en deffendant,
ni estre parties civiles en matiere criminelle ; sauf à leurs
Maîtres d'agir & deffendre en matiere civile, & de poursuivre en
matière criminelle la reparation des outrages & excès qui auront
esté commis contre leurs Esclaves.
XXVI
POURRONT les Esclaves estre poursuivis criminellement, sans
qu'il soit besoin de rendre leurs Maîtres partie, si ce n'est en
cas de complicité ; & seront les Esclaves accusez, jugez en
premiere instance par les Juges Ordinaires s'il y en a, & par
appel au Conseil sur la mesme instruction, & avec les mesmes
formalitez que les personnes libres, aux exceptions cy après.
XXVII.
L'Esclave qui aura frappé son Maître, sa Maîtresse, le mari de
sa Maîtresse, ou leurs enfans, avec contusion ou effusion de
sang, ou au visage, sera puni de mort.
XXVIII.
Et quant aux excès & voyes de fait, qui seront commis par les
Esclaves contre les personnes libres, voulons qu'ils soient
sevèrement punis, mesme de mort s'il y échoit.
XXIX.
Les vols qualifiez, même ceux de Chevaux, Cavales, Mulets,
Boeufs ou Vaches, qui auront esté faits par les Esclaves ou par
les affranchis, seront punis de peine afflictive, mesme de mort
si le cas le requiert.
XXX.
Les vols de Moutons, Chevres, Cochons, Volailles, Grains,
Fourage, Poids, Feves, ou autres Legumes & Denrées, faits par
les Esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les
Juges, qui pourront, s'il y echoit, les condamner d'estre battus
de verges par l'Executeur de la haute Justice, & marquez d'une
Fleur de Lys.
XXXI.
Seront tenus les Maîtres, en cas de vol ou d'autre dommage causé
par leurs Esclaves, outre la peine corporelle des Esclaves, de
réparer le tort en leur nom, s'ils n'aiment mieux abandonner
l'Esclave à celui auquel le tort a esté fait ; ce qu'ils seront
tenus d'opter dans trois jours, à compter de celuy de la
condamnation, autrement ils en seront déchüs.
XXXII.
L'Esclave fugitif qui aura esté en fuite pendant un mois à
compter du jour que son Maître l'aura dénoncé à Justice, aura
les oreilles coupées, & sera marqué d'une Fleur de Lys sur une
épaule ; & s'il récidive pendant un autre mois, à compter
pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret
coupé, & il sera marqué d'un fleur de lys sur l'autre épaule ; &
la troisième fois, il sera puni de mort.
XXXIII.
VOULONS que les Esclaves qui auront encouru les peines du foüet,
de la Fleur-de-Lys, é des oreilles coupées, soient jugez en
dernier ressort par les Juges ordinaires, & executez sans qu'il
soit necessaire que de tels jugemens soient confirmez par le
Conseil superieur, nonobstant le contenu en l'Article XXVI. des
presentes, qui n'aura lieu que pour les jugemens portant
condamnation de mort ou de jarret coupé.
XXXIV.
Les affranchis ou Negres libres qui auront donné retraite dans
leurs maisons aux Esclaves fugitifs, seront condamnez par corps
envers le Maître, en une amende de trente livres par chacun jour
de retention ; & les autres personnes libres qui leur auront
donné pareille retraite, en dix livres d'amende aussi par chacun
jour de retention. ; & faute par lesdits Negres affranchis ou
libres, de pouvoir payer l'amende, ils seront reduits à la
condition d'Esclaves & vendus, & si le prix de la vente passe
l'amende, le surplus sera délivré à l'Hôpital.
XXXV.
PEMETTONS à nos Sujets dudit Pays qui auront des Escclaves
fugitifs, en quelque lieu que ce soit, d'en faire la recherche
par telles personnes & à telles conditions qu'ils jugeront à
propos, ou de la faire eux mesmes ainsi que bon leur semblera.
XXXVI.
L'Esclave condamné à mort sur la dénonciation de son Maître
lequel ne sera point complice du crime, sera estimé avant
l'exécution par deux des principaux Habitans qui seront nommez
d'office par le Juge, & le prix de l'estimation en sera payé ;
pour à quoi satisfaire, il sera imposé par nostre Conseil
superieur sur chaque teste de Negre, la somme portée par
l'estimation, laquelle sera réglée sur chacun desdits Negres, &
levée par ceux qui seront commis à cet effet.
XXXVII.
Deffendons à tous Officiers de nostredit Conseil, & autres
Officiers de Kustice establis audit Pays, de prendre aucune taxe
dans les procès criminels contre les Esclaves, à peine de
concussion.
XXXVIII.
DEFFENDONS aussi à tous nos Sujets desdits Pays, de quelque
qualité & condition qu'ils soient, de donner ou de faire donner
de le authorité privée la question ou torture à leurs Esclaves,
sous quelque pretexte que ce soit, ni de leur faire ou faire
faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des
Esclaves, & d'estre procédé contre eux extraordinairement : leur
permettont seulement, lorsqu'ils croyront que leurs Esclaves
l'auront merité, de les faire enchaisner & battre de verges ou
de cordes.
XXXIX.
ENJOIGNONS aux Officiers de Justice establis dans ledit Pays de
proceder criminellement contre les Maîtres & les Commandeurs qui
auront tué leurs Escales, ou leur auront mutilé les membres
estant sous leur puissance ou sous leur direction, & de punir le
meurtre selon l'atrocité des circonstances ; & en cas qu'il y
ait lieu à l'absolution, leur permettons de renvoyer tant les
Maîtres que les Commandeurs absous, sans qu'ils aient besoin
d'obtenir de Nous des Lettres de grâce.
XL.
VOULONS que les Esclaves soient reputez meubles, & comme tels
qu'ils entrent dans la Communauté, qu'il n'y ait point de suite
par hypothèque sur eux, qu'ils se partagent également entre les
Coheritiers sans Preciput & Droit d'ainesse, & qu'ils ne soient
point sujets au Doüaire coutumier, au Retrait Lignager ou
Féodal, aux Droits Féodaux & Seigneuriaux, aux formalitez des
Decrets, ni au retranchement des quatre Quints, en cas de
disposition à cause de mort ou Testamentaire.
XLI.
N'ENTENDONS toutefois priver nos Sujets de la faculté de les
stipuler propres à leurs personnes, & aux leurs de leur côté &
ligne, ainsi qu'il se pratique pour les sommes de deniers &t
autres choses mobiliaires.
XLII.
Les formalitez prescrites par nos Ordonnances, & par la Coutume
de paris, pour les Saisies des choses mobiliaires, seront
observées sans les Saisies des Esclaves : Voulons que les
deniers en provenans, soient distribuez par ordre des Saisies ;
& en cas de déconfiture, au sol la livre après que les dettes
privilégiées auront esté payées ; & généralement que la
condition des Esclaves soit réglée en toutes affaires comme
celle des autres choses mobiliaires
XLIII.
VOULONS néanmoins que le mary, sa femme & leurs enfans
impubères, ne puissent estre saisis & vendus separément, s'ils
sont tous sous la puissance d'un mesme Maître ; Déclarons nulles
les saisies & ventes séparées qui pourroient en estre faites, ce
que Nous voulons aussi avoir lieu dans les ventes volontaires, à
peine contre ceux qui feront lesdites ventes, d'estre privez de
celuy ou de ceux qu'ils auront gardez, qui sont adjugez aux
Acquereurs, sans qu'ils soient tenus de faire aucun supplément
de prix.
XLIV.
VOULONS aussi que les Esclaves âgez de quatorze ans & au dessus
jusquà soixante ans, attachez à des fonds ou habitations, & y
travaillant actuellement, ne puissent estre pour autres dettes
que pour ce qui sera dû du prix de leur achapt, à moins que les
fonds ou habitations fussent saisis réellement ; auquel cas Nous
enjoignons de les comprendre dans la Saisie réelle, & deffendons
à peine de nullité, de proceder par Saisie réelle & Adjudication
par décret sur des fonds ou habitations, sans y comprendre les
Esclaves de l'âge susdit, y travaillant actuellement.
XLV
Le Fermier judiciaire des fonds ou habitations saisies
réellement, conjointement avec les Esclaves, sera tenu de payer
le prix de son Bail, sans qu'il puisse compter parmi les fruits
qu'il perçoit les enfans qui seront nez des esclaves pendant
sondit Bail.
XLVI.
VOULONS, nonobstant toutes conventions contraires, que Nous
déclarons nulles, que lesdits enfans appartiennent à la partie
Saisie si les Creanciers, sont satisfaits d'ailleurs, ou à
l'Adjudicataire s'il intervient un Decret ; & à cet effet, il
sera fait mention dans la derniere affiche de l'interposition
dudit Decret, des enfans nez des esclaves depuis la Saisie
réelle, comme aussi des Esclaves décedez depuis la Saisie réelle
dans laquelle ils estoient compris.
XLVII
Pour éviter aux frais & aux longueurs de procedures, voulons que
la distribution du prix entier de l'Adjudication conjointe des
fonds & des Esclaves, & de ce qui proviendra du prix des Baux
judiciaires, soit faite entre les Creanciers selon l'ordre de
leurs Privileges & Hypotheques, sans distinguer ce qui est pour
le prix des Esclaves ; & néanmoins les Droits Féodaux &
seigneuriaux ne seront payez qu'à proportion des fonds.
XLVIII.
Ne seront reçûs les Lignagers & Seigneurs Feodaux, à retirer les
fonds decretez, licitez ou vendus volontairement, s'ils ne
retirent les Esclaves vendus conjointement avec les fonds où ils
travaillent actuellement ; ni l'Adjudicataire ou l'Acquereur, à
retenir les Esclaves sans les fonds.
XLIX.
ENJOIGNONS aux Gardiens nobles & bourgeois, Usufruitiers,
Amodiateurs, & autres jouissans des fonds auxquels sont attachés
des Esclaves qui y travaillent, de gouverner lesdits Esclaves
comme bons peres de famille, au moyen dequoy ils ne seront pas
tenus après leur administration finie de rendre le prix de ceux
qui seront décedez ou diminuez par maladie, vieillesse ou
autrement, sans leur faute : Et aussi ils ne pourront pas
retenir comme fruits à leur profit, les enfans nez desdits
Esclaves durant leur administration, lesquels Nous voulons estre
conservez & rendus à ceux qui en sont Maîtres & les
Propriétaires.
L.
Les Maîtres âgez de vingt-cinq ans pourront affranchir leurs
Esclaves par tous actes entre vifs ou à cause de mort : Et
cependant comme il se peut trouver des Mâitres assez mercenaires
pour mettre la liberté de leurs Esclaves à prix, ce qui porte
lesdits Esclaves au vol & au brigandage, deffendons à toutes
personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient,
d'affranchir leurs Esclaves, sans en avoir obtenu la permission
par Arrest de nostredit Conseil superieur ; laquelle permission
sera accordée sans frais, lorsque les motifs qui auront esté
expediez par les Maîtres paroitront legitimes. Voulons que les
affranchissemens qui seront faits à l'avenir sans ces
permissions, soient nuls, & que les Affranchis n'en puissent
joüir, ni estre reconnus pour tels : Ordonnons au contraire
qu'ils soient tenus, censez é reputez Esclaves, que les Maîtres
en soient privez, & qu'ils soient confisquez au profit de la
Compagnie des Indes.
LI.
Voulons néanmoins que les Esclaves qui auront esté nommez par
leurs Maîtres, Tuteurs de leurs enfans, soient tenus & reputez
comme Nous les tenons & reputons pour affranchis.
LII.
DECLARONS les affranchissemens faits dans les formes cy-devant
prescrites, tenir lieu de naissance dans nostredites Province de
la Loüisianne, & les esclaves affranchis n'avoir besoin de nos
Lettres de naturalité pour joüir des avantages de nos sujets
naturels de nostre Royaume, Terres & Pays de notre obéissance,
encore qu'ils soient nez dans les Pays estrangers : Declarons
cependant lesdits affranchis, ensemble le Negre libre, incapable
de recevoir des Blancs aucune donation entre vifs a cause de
mort ou autrement ; Voulons qu'en cas qu'il leur en soit fait
aucune, elle demeure nulle à leur égard, & soit appliquée au
profit de l'Hôpital le plus prochain.
LIII.
COMMANDONS aux affranchis de porter un respect singulier à leurs
anciens Maîtres, à leurs Veuves & à leurs Enfans ; ensorte que
l'injure qu'ils leur auront faite, soit punie plus grievement
que si elle était faite à une autre personne : les déclarons
toustefois francs & quittes envers eux de toutes autres Charges,
Services & Droits utiles que leurs anciens Maîtres voudroient
prétendre, tant sur leurs personnes que sur leurs Biens &
Successions, en qualité de Patrons.
LIV.
OCTROYONS aux affranchis les mesmes Droits, Privileges &
Immunitez dont joüissent les personnes nées libres ; Voulons que
le merite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs
personnes que pour leurs biens, les mesmes effets que le bonheur
de la liberté naturelle cause à nos autres Sujets, le tout
cependant aux exceptions portées par l'Article LIII. des
presentes.
LV.
DECLARONS les Confiscations & les amendes qui n'ont point de
destination particulière, par ces Présentes, appartenir à ladite
Compagnie des Indes, pour estre payées à ceux qui sont préposez
à la Recette de ses Droits & Revenus ; Voulons néanmoins que
distraction soit faite du tiers desdites Confiscations & amendes
au profit de l'Hôpital le plus proche du lieu où elles auront
été adjugées.
Si DONNONS en MANDEMENT à nos amez & feaux les Gens tenant notre
Conseil superieur de la Loüisianne, que ces Presentes ils ayent
à faire lire, publier & registrer, & le contenu en icelles,
garder & observer selon leur forme & teneur, nonobstant tous
Edits, Declarations, Arrests, Regelemens & Usages à ce
contraires, ausquels Nous avons dérogé & dérogeons par ces
Présentes ; CAR TEL EST NOSTRE BON PLAISIR. Et afin que ce soit
chose ferme & stable à toujours, Nous y avons fait mettre notre
Scel. DONNÉ à Versailles au mois de Mars, l'an de grace mil sept
cens vingt-quatre, & de notre Regne le neuvieme. Signé LOUIS.
Rédaction :
Thierry Meurant |
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