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L'Abbé Grégoire et l'esclavage - Compléments

(voir aussi les autres documents sur l'abbé Grégoire)


Nous avons déjà dans plusieurs articles évoqué l'action de l'abbé Grégoire pour l'abolition de l'esclavage, et son Mémoire en faveur des gens de couleur. Le débat suscité sera vif, comme on le voit dans les Observations d'un habitant des colonies reproduites ci-dessous (non dénuées de mauvaise foi, de fort préjugés, et de mépris, l'auteur qualifiant systématiquement Grégoire de "curé d'Emberménil" et jamais de député), et la réponse apportée par l'Abbé Antoine de Cournand.

Nous avons évoqué aussi le rétablissement de l'esclavage dans les Antilles en 1802 (et la circulaire du Duc de Massa en 1803).
En effet, après la signature de la paix d'Amiens le 27 mars 1802 (traité par lequel l'Angleterre restitue la Martinique), le Corps législatif signe le 17 mai (27 floréal an X), les trois articles de la loi sur le rétablissement de l'esclavage aux Antilles: Il s'agit donc en 1802 du rétablissement du «  Code noir » en Martinique, à Tobago et Sainte-Lucie. Dans le texte, ce rétablissement ne s'applique pas à la Guadeloupe, en Guyane et à Saint-Domingue, mais les faits et l'absence de réaction des autorités y entraîneront son application.

Il a existé deux versions du Code Noir : la première version, concernant la Guadeloupe et la Martinique, préparée par le Ministre Jean-Baptiste Colbert (1616-1683), a été promulguée à Versailles au mois de mars 1685 par le roi Louis XIV. La seconde version a été promulguée par Louis XV au mois de mars 1724 (voir copie intégrale ci-dessous concernant la Louisiane).

Pour l'abolition définitive de l'esclavage, il faudra attendre le décret du 27 avril 1848 : «  L'esclavage sera entièrement aboli dans toutes les colonies et possessions françaises, deux mois après la promulgation du présent décret dans chacune d'elles. A partir de la promulgation du présent décret dans les colonies, tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres, seront absolument interdits. »
 
Diverses estampes représentant l'Abbé Grégoire

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Peinture de Pierre Joseph Célestin François (1759-1851)


Observations d'un habitant des colonies sur le "Mémoire en faveur des gens de couleur..." adressé à l'Assemblée nationale par M. Grégoire,...
16 déc. 1789

OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
SUR le Mémoire en faveur des GENS DE COULEUR, OU SANG-MÊLÉS, de Saint-Domingue & des autres Isles Françoíses de l'Amérique, adressé a l'ASSEMBLÉE NATIONALE, par M. Grégoire, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine

M. L'ABBÉ GRÉGOIRE, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine, a cru que les préceptes évangéliques lui prescrivoient d'écrire pour les Gens de couleur des Colonies, & sa plumé, animée d'une sainte indignation, a tracé leur panégyrique.
Deux questions s'offrent à la pensée, lorsqu'on sait que M. le Curé Grégoire est Membre du Comité de vérification des pouvoirs à l'Assemblée Nationale; la première, s'il est convenable & décent que celui qui est chargé de l'examen d'une réclamation, & des titres dont on veut l'autoriser, se hâte d'imprimer, avant le rapport, une apologie du point qu'il est chargé d'éclaircir ? La seconde, s'il est bien délicat que ce Membre du Comité de vérification des pouvoirs, prenne dans des Mémoires faits par ceux qui viennent s'y faire juger préparatoirement, les matériaux de l'apologie, sans s'embarrasser s'il est trompé ou non, & sans avoir les moindres notions sur les lieux dont il affecte de parler avec assurance? Il paroît que la conscience de M. Grégoire n'a point de ces doutes, qui décèlent peut-être une foiblesse d'ame; il faut donc le suivre dans son plaidoyer,& oublier qu'il étoit Juge.
M. le Curé, s'adressant à l'Assemblée Nationale, débute par cette phrase, tirée de M. Hìlliard d'Auberteuil : En aucun pays, il n'y a autant d'abus qu'à St-Domingue. Certainement lorsqu'on dit aux Représentans de la Nation Françoise, assemblés depuis plus de six mois, pour reformer des abus, & qui sont infiniment éloignés d'avoir atteint le dernier, qu'il est un lieu où il y en a plus qu'ailleurs, on leur offre un vaste champ, une étendue dont l'immensité pourroit effrayer l'imagination la plus exercée ; mais, avec des génies tels que M. Grégoire, il faut désirer les difficultés pour avoir la gloire de les vaincre. Et, lorsqu'après s'être demandé (pag. 1.) par quelle fatalité les abus les plus révoltans furent toujours les plus tenaces ? il finit son Mémoire par le projet d'un Décret qui doit, sur-le-champ, en déraciner un qu'il dénonce comme étant de ce genre, c'est que rien ne doit résister à la foudroyante logique de M le Curé.
La féodalité, dit-il, pag. 2, n'a pas pénétré dans nos Colonies. Ces expressions receloient sans doute un regret, parce qu'alors M. Grégoire se promettoit moins de triomphe ; mais, grâces aux secours qu'il a trouvés dans des Mémoires dont on lui parlera tout-à-l'heure, il a pu dire (pag. 47) : La féodalité, heureusement détruite dans le Continent François, s'étoit reproduite, sous une autre forme, dans nos Colonies.
Laissons cette petite contradiction, pour recevoir une leçon de M. le Curé : Il se fâche (pag. 48) de ce que les expressions gens de couleur & sang-mêlés sont insignifiantes, parce qu'elles peuvent également s'appliquer aux Blancs libres & aux Nègres esclaves. Nous prendrons la liberté de remontrer à notre Curé, que l'erreur pourroit être commise à Emberménil, où sans doute la perspicacité du Pasteur n'appartient pas à tous., mais qu'aux Colonies, où l'on appelle Blanc ce qui l'est, & Gens de couleur tout ce qui ne l'est pas, on s'entend à merveille. On distingue ensuite les nuances par des noms différens, & la liberté ou l'esclavage par les mots libres, affranchis, ou esclaves.
Pour résoudre les questions que la réclamation des Gens de couleur offre à l'esprit de M. le Curé, il croit devoir examiner préalablement ce qu'ils sont dans nos Colonies.
Selon lui, ils supportent plus que les Blancs toutes les charges de la Société ; ce qui se prouve, d'après son opinion, de plusieurs manières.
1°. Ils sont seuls le service de la Maréchaussée. Il est bon que l'on sache d'abord que, dans la plupart des Colonies, il n'y a point de Maréchaussée ; qu'au surplus, cette Maréchaussée, où elle existe, a aussi des Blancs; que les Gens de couleur y sont bien payés; & que ce qui les y attire encore plus, c'est, d'une part, l'agrément d'aller à cheval, ce qui est le bonheur suprême pour un Mulâtre libre, & de l'autre, la part dans les captures, qui forme un objet considérable..
Ici le Curé nous raconte que les Gens de couleur ne peuvent cependant remplir tous leurs devoirs dans ce service, par la crainte qui les porte a pallier les délits des Nègres, dont les Maîtres blancs accableroient les captureurs du poids de leur vengeance.
Nous ne pouvons nous empêcher de placer en cet endroit une petite confidence dont les Lecteurs ont besoin.
En 1785, un nommé Raymond, homme de couleur, libre, du Quartier d'Aquin, à St-Domingue, qui a été élevé en France, & a qui la fortune & un long séjour dans le voisinage d'Angoulême ont donné des idées supérieures à celles des individus de la classe, fit faire plusieurs Mémoires en faveur des Gens de couleur. II les adressa à M. le Maréchal de Castries, alors Ministre de la Marine,, ayant le département des Colonies, qui les envoya aux Administrateurs de St- Domingue, en les consultant sur ce point. Raymond, n'ayant pas eu le succès qu'il s'étoit promis, a jugé que les circonstances actuelles pourroient être plus favorables; & ses Mémoires, originaire ment destinés à rester secrets, sont parvenus à M. le Curé d'Emberménil, qui les a copiés dans tout ce qui sert de base à son Mémoire imprimé. Voilà comment M. le Curé auroit paru, à ceux qui sont aussi instruits que lui, très-savant sur les Colonies, si nous n'avions connu cette petite source où il a puisé avec une confiance qui l'honore.
C'est là qu'il a pris (notes du premier Mémoire de Raymond) le fait de la Maréchaussée. Mais, ce qui ne s'y lit point, c'est que ce service de Maréchaussée est un des moyens d'acquérir l'affranchissement ; c'est que les cavaliers de Maréchaussée, & quiconque a été aux Colonies l'attestera, vexent étrangement les Esclaves, & ne se sont pas de scrupule de déchirer les billets qu'ils ont de leurs Maîtres, pour avoir le droit de les mettre en prison, où le captureur reçoit 4 liv., monnoie de France, pour sa prévarication, sans préjudice de ce qu'il a pu confisquer sur le malheureux qu'il a conduit, lié & garotté ; c'est ce que prouve notamment un Arrêt du Conseil du Cap, du 14 Mars 1780.
2°. Tous les hommes de couleur, poursuit le Curé, étoient encore soumis, il y a peu, à la conscription militaire. Ils devoient servir tous les trois ans, jusqu'à soixante. A l'appui de cela, vient l'anecdote d'une Mulâtresse, dont le fils, arrivé de France pour consoler la douleur, est obligé de s'arracher a ses embrassemens, de revenir chercher dans la Métropole une liberté qu'il ne trouve pas sous l'horison qui l'a vu naître.
La plainte & l'anecdote, tirés du troisième Mémoire de Raymond, n'ont trait qu'à Saint-Domingue, & qu'à une Ordonnance, du 26 Mai 1780, qui avoit pour objet la formation de 5 Compagnies de Gens de couleur, sous le titre de Chasseurs Royaux. Ceux qui atteindroient désormais l'âge de 16 ans, devoient être un an dans ces Compagnies. Les Gens de couleur, libres à cette époque, étoient tenus d'y servir trois mois, & les hommes mariés, & ceux en état d'avoir un cheval, étoient dispenses de ce service, à moins de cas forcés : cela est bien loin de ressembler à une obligation qui devoit se renouveler tous les 3 ans, depuis 16 jusqu'à 60. Mais Raymond avoit besoin de ce tableau du fils arraché à sa mère, & M. Grégoire, une fois décidé à prendre Raymond pour son oracle, il n'a pas dû balancer ; d'ailleurs c'est un mouvement oratoire qui donne de l'ame à un écrit. Il est dommage que cette Ordonnance ait été sans exécution, car on auroit vu bien des mères larmoyantes, dont M. le Curé auroit eu à consoler la douleur. II reste tout bonnement une vérité qu'on n'a pas dite, c'est que, dans les Colonies, tout individu libre, blanc ou de couleur, est tenu de servir dans la milice, depuis 15 jusqu'à 55 ans.
3°. Vient le détail du service de piquet, obligeant durant une semaine sur six, avec un cheval harnaché. Puis les doléances sur le déplacement, la dépense, la vexation, &c. &c. &c.
Ce fait, qui est répété au troisième & au quatrième Mémoire de Raymond, a peu coûté à M. le Curé, auquel nous répondons que le service de piquet n'a pas lieu dans toutes les Colonies ; qu'aux lieux où on l'employe, c'est le plus souvent en tems de guerre, & qu'alors il remplace celui des milices ; que c'est de ceux même qui le sont, qu'est venue la convention de fournir une semaine, au lieu de changer chaque jour ; que le tour de chacun revient à peine de 15 en 15 mois, & qu'enfin cette sujétion étant plus souvent un abus de l' autorité des Commandans, qu'une chose utile, les Colons verroient avec plaisir quelle fût, ou détruite, ou remplacée d'une manière qui ne grevât pas les Gens de couleur.
On a, dit-on, défendu certains métiers aux gens de couleur ; par exemple, l'orfèvrerie : cela n'a lieu que pour une partie de Saint-Domingue, & depuis 1780, seulement. Cela peut se changer, & les Colons de cette Isle ne se présenteront pas plus pour s'y opposer qu'ils ne l'ont fait pour le solliciter.
Quant à la médecine & à la chirurgie, c'est un autre point. Dans un pays d'esclaves, où les crimes occultes sont fréquens, il doit être permis d'employer, à cet égard, une circonspection qui éloigne de ces professions, pour ainsi dire privées de surveillance aux Colonies, de nouveaux sujets d'alarmes. Les hommes de couleur refuseroient difficilement à des esclaves, avec lesquels des rapports de parenté les uniroient, une confiance dont eux-mêmes deviendroient souvent les victimes.
C'est assez pour répondre à ces deux reproches encore copiés du 3e. Mémoire de Raymond.
Sur la défense de porter des noms Européens, & l'injonction d'en prendre d'Africains, M. Grégoire dit : on m'a donné deux motif de ce Décret ; & ces motifs, il les copie comme l'argument dans la deuxième note du quatrième Mémoire de Raymond.
Quoiqu'en dise le Pasteur d'Emberménil, qui veut que tous les individus, soient sur la même ligne, il faut qu'il convienne d'abord que la Loi civile, qui ne donne point de nom de famille à des bâtards Blancs, n'en sauroit donner à des bâtards d'une autre nuance, & par conséquent, que les Affranchis, dont plus des 9 dixièmes sont illégitimes, ne peuvent en avoir ; que même ceux qui seroient issus d'une union légitime de Gens de couleur ne peuvent avoir de noms de famille, puisque l'esclave dont ils descendent n'en a pas de semblable ; & qu'enfin s'ils avoient un nom de famille, il seroit à coup-sûr Africain.
Au surplus, l'Ordonnance de 1773, dont il s'agit, n'a été faite que pour Saint-Domingue. Elle ne défend que de prendre le nom d'aucune famille blanche de la Colonie, & elle ne porte que sur les Gens de couleur non-mariés ; de forte qu'un Blanc qui épouse une Mulâtresse, donne son nom à ses enfans.
Il est très-sage de ne pas souffrir cette usurpation de noms qui peut mettre du désordre dans les familles, & si les Gens de couleur prétendent que c'est un avantage d'usurper un nom de famille, il faut qu'ils confessent que c'est un droit que de n'en pas souffrir l'usurpation. Il est cependant permis à M. Grégoire de persister à n'être pas fort attaché au sien.
Cet article est terminé par un mot sur le titre de Colons Américains, dont les protégés du Curé se sont emparés. On est bien aise de lui dire, que même tous les Blancs ne sont pas reçus à s'en servir, & que, pour être Colon il faut être Citoyen réel d'une Colonie.
L'injonction faite aux Officiers publics de consigner dans leurs actes les qualifications de Mulâtres, Quarterons, Sang-mêlés, &c libres, affecte M. le Curé qui emprunte ses termes & sa colère du troisième Mémoire de Raymond. Cette injonction, est inutile, selon le Plaignant & l'Avocat, puisqu'elle n'a pas pour objet de les distinguer des Esclaves, à l'égard desquels on ne tient aucuns registres paroissiaux, mais elle est très-injurieuse pour les Affranchis.
Premièrement, M. Raymond & son copiste, violent une vérité certaine, c'est que depuis 30 ans il a été ordonné à ceux des Curés qui ne tenoient pas des registres relatifs aux Esclaves, de le faire désormais ; c'est que ces reproches, comme beaucoup d'autres, ne frappent que sur Saint-Domingue, & que M. le Curé voit toute l'Amérique dans Saint- Domingue, parce que M. Raymond, qui est son Appariteur, y est né.
En second lieu, en quoi est-il donc étonnant que dans un pays où il y a des Esclaves, en tout semblables aux Affranchis, on ait pris des précautions pour empêcher que les premiers ne se confondissent avec les autres, & ne parvinssent à usurper un Etat qu'ils n'auroient pas légalement acquis. Il y a même une chose que nous sommes obligés de révéler à M. le Curé, c'est que ces qualifications, elles-mêmes, ne se donnent que sur la représentation des titres qui constatent la liberté, & que cela a été imaginé, en grande partie, pour arrêter la facilité avec laquelle les Blancs faisoient des Affranchis, par des actes qui tendoient à échapper au fisc qui exige une forte somme pour chaque affranchissement.
Quant aux distinctions Mulâtre libre, Quarteron libre, &c. &c., elles ont été la suite de l'amour-propre de ceux-mêmes à qui elles appartiennent. Si M. Grégoire étoit Curé d'une Paroisse des Colonies, & qu'il s'avisât de dire d'un Quarteron libre, en le mariant, qu'il n'est que Mulâtre libre, il verroit bientôt que cette hiérarchie colorée, a aussi ses principes dans l'orgueil comme toutes les autres.
M. le Curé nous parle de la défense de manger avec les Blancs : il a encore puisé ce trait dans le troisième Mémoire de Raymond, qui le fait répéter dans le quatrième. Qu'il nous soit permis de reprocher à M. Grégoire de n'avoir pas dit comme Raymond, que c'étoit une défense verbale de M. d'Argout, alors Gouverneur de la partie du Sud de St- Domingue. En outre, pourquoi a-t-ii évité de citer l'anecdote du quatrième Mémoire, où Raymond a dit, qu'un nommé Leclerc & sa femme, habitans au quartier d'Aquin, à la troisième génération de Blancs par légitimité, dînant chez le sieur Pelletan, Capitaine de Navire aux Cayes, le Gouverneur de la partie du Sud vint les en chasser. Seroit-ce qu'on a craint d'être démenti sur ce fait ? Mais qu'importe aux Colons que des Blancs donnent à dîner aux Gens de couleur ? Qu'importe à ceux qui le veulent faire que d'autres les approuvent ? Comment ce même Gouverneur, devenu ensuite celui de toute la Colonie, a-t-il pu se décider à admettre à sa propre table le Capitaine Vincent, Nègre Libre, en 1780, lui qui alloit chasser de la table des autres des Affranchis à la troisième génération dé Blanc par légitimité ; & quand la prétendue défense verbale seroit écrite, qu'importe aux Colons l'absurdité d'un Gouverneur ! Il y a un grand nombre de Colons qui ont mangé avec, & chez des hommes de couleur, sans croire qu'ils dussent en rougir. Mais en France tous les individus mangent-ils donc les uns avec les autres? Comment supposer enfin que dans un pays où l'on dit que le préjugé repouse avec horreur les Affranchis, il faille une Ordonnance pour défendrece que tout le monde auroit honte de faire ! Verisimilia singe Scriptor.
On parle ensuite de la défense de danser après 9 heures, & sans permission du Juge de Police, d'après le troisième Mémoire de Raymond : mais on peut affirmer que cette Ordonnance est complètement éludée. Quant à la permission du Juge de police ou de l'Etat-Major, s'il y en a un, elle ne se prend que dans les Villes & Bourgs : & en voici la raison que M. le Curé apprendra avec quelque surprise.
Dans plusieurs Colonies, & notamment à Saint-Domingue, les Nègres libres ne sont point admis par les Affranchis des autres nuances dans leurs bals. Les femmes de couleur dédaignent de danser avec des hommes de couleur. Pour obvier aux désordres & aux querelles que des jalousies de nuances font naître, & rendent plus dangereuses qu'on ne croit, pour empêcher même que de jeunes Blancs, qui s'en font quelquefois un plaisir malin, n'aillent troubler ces bals, on prend une permission dont le premier effet est de faire fournir une garde qui a la police du bal, & qui n'y laisse entrer que les invités ; mais on danse tant qu'on veut, & si, comme cela arrive le plus souvent, ce sont des Blancs qui font danser des femmes de couleur, le maître de la maison n'a pas besoin de permission.
On a sûrement dit aussi à M. Grégoire que les Ordonnances défendoient aux Es claves de s'assembler & de danser ; cependant il est notoire qu'il n'est pas de Dimanche ou de Fête, que plusieurs milliers d'entre eux ne dansent, & que même ils ont des bals, où des sentinelles font la police ; sentinelles qu'ils vont solliciter, parce que cela donne un air d'importance à leurs Fêtes.
Passons à la réclamation sur la défense d'user des mêmes étoffes que les Blancs. Elle est tirée du troisième Mémoire de Raymond, même quant à ces Archers de police, postés aux portes des Eglises sur les places, pour arracher les vêtemens à des personnes des deux sexes, qu'ils laíssoient sans autre voile que la pudeur.
Il n'y a eu qu'une Ordonnance de ce genre, & elle a été faite pour Saint- Domingue, en 1779. On peut dire, qu'elle étoit tout-à la-fois impolitique, mal adroite & inutile ; impolitique, parce qu'elle nuisoit au commerce ; mal-adroite, parce qu'elle éveilloit l'amour-propre ; & inutile, parce qu'il n'y a pas de distinction apparente, plus sûre entre les Blancs & ceux qui ne le sont pas, que les nuances de la peau; aussi est elle tombée dans, l'oubli dès sa naissance. Si M. Grégoire savoit bien à quel état se consacrent les dix-neuf vingtièmes des femmes de couleur, il sauroit aussi que leur parure & leurs moeurs outragent la décence publique, & que si des Archers de police les avoient dépouillées, comme il d'avance, d'après le guide qui l'égare, elles seroient restées sans voile, puisque la pudeur les a abandonnées précisément parce qu'elles sont trop bien vêtues.
On parle de défenses d'aller en voiture, Raymond s'en plaignoit dans son troisième & son quatrième Mémoire ; aujourd'hui M. l'Abbé Grégoire y ajoute le fait d'un Quarteron, que le sieur Prodejac, Officier de Port au Petit-Goave, force à coups de canne à descendre de sa voiture. La défense & le fait du sieur Prodejac, s'ils sont vrais, ne peuvent avoir trait qu'à Saint-Domingue, & ils sont propres à indigner les Blancs eux- mêmes. On adjure quiconque a été à Saint-Domingue, de dire s'il a rien vu
de semblable. Au surplus, le Quarteron a été bien vengé du sieur Prodejac, car un Major du Petit-Goave le fit mettre aux fers il y a quelques années, & sa plainte aux Tribunaux a été déclarée attentatoire à l'autorité despotique des Agens du Gouvernement, par Arrêt du Conseil des Dépêches, du 27 Novembre 1784.
Les Gens de couleur libres, dit-on, ne peuvent venir en France. A la vérité cela leur est interdit, par des loix faites en France, enregistrées dans les Parlemen, & qu'on peut changer quand on voudra, sans que cela importe aux Colons, Il n'est cependant pas inutile de dire en passant, qu'elles étoient mal observées, puisqu'il s'en trouve beaucoup dans le Royaume, dont les sept huitièmes y ont été amenés par les Blancs.
L'exclusion des charges & emplois publics est plus certaine & mieux observée. C'est à cet égard que le préjugé se montre dans toute sa force, & il n'est pas possible de songer à le détruire tout-à-coup, par une loi qui auroit certainement le sort de l'Edit de 1685, qui avoit tout accordé aux Gens de couleur. Il n'est pas possible que des êtres, qui étoient hier dans l'esclavage, soient aujourd'hui dans les premiers rangs de la société, chargés d'empiois, qui supposent l'éducation, les moeurs, & la confiance générale. On fait que les motifs des affranchissemens prennent presque tous leur source dans des sentimens que la nature inspire, mais que la morale n'approuve pas toujours. Est-ce assez pour qu'on livre toutes les charges à des individus, qui, ne pouvant s'élever jusqu'à elles, les abaisseroient jusqu'à eux !
L'affranchissement est utile à l'esclave qui rentre dans les droits de l'humanité; au maître, parce qu'il satisfait sa justice, & qu'il offre un espoir précieux à ses autres esclaves ; à l'Etat, parce qu'il ajoute à la force politique, mais il est utile aussi, comme état mitoyen entre l'esclavage & la liberté.
Il falloit, chez les Romains, une, génération entière pour effacer la trace de la servitude; la loi qui avoit relégué les Affranchis dans les tribus des Villes composées de la lie de la nation, ôtoit toute espèce d'influence dans les délibérations publiques, à ces hommes incapables de s'élever à ces sentirnens de grandeur, qui caractérisoient le Peuple Roi. Cependant les esclaves des anciens n'étoient que des prisonniers de guerre, séparés de leurs vainqueurs seulement par leurs chaînes. Mais le Nègre, dans l'état actuel des choses, est encore plus éloigné de son maître par sa couleur que par la servitude ; la loi qui l'affranchit, le soumet en même-temps au préjugé qui le note d'une défaveur civile, & le sépare de la société. L'affranchi romain étoit en tout semblable à son patron; la nature n'a pas voulu que l'Affranchi de nos Colonies pût se confondre avec le sien.
Ainsi l'affranchissement fait donc, qu'un esclave cesse de l'être, parce qu'il ne faut pour cela que la volonté du maître ; mais l'aptitude à remplir les devoirs du citoyen-, ; & sur tout à en exercer les droits, n'est pas aussi facile à créer. En supposant que le tems y conduise la descendance des affranchis, il faut avouer qu'on a peine à concevoir, que dans un pays ou les 4 cinquièmes & plus de la population, sont formés par les esclaves, les parens de ces derniers, à un degré quelquefois très-prochain pussent maintenir l'autorité de la classe dominante, sans laquelle il faut s'attendre à des désordres qui amèneroient infailliblement, la destruction des Colonies. Comment le maître, qui auroit affranchi un de ses esclaves, pourroit-il tenir dans le devoir ceux qui étant les proches de celui-ci, trouveroient en lui au besoin, un secours, un appui ? Comment persuaderoit-on à l'esclave que son maître lui est supérieur, s'il voit son compagnon sortir d'auprès de lui, pour être à l'instant-même l'égal de son maître ? Si l'intervalle entre la servitude & le titre de citoyen n'est plus rien, vous détruisez le ressort qui maintient une constitution malheureuse peut-être, mais nécessaire.
Si cet intervalle est immense „ & si rien ne montre la possibilité de le rendre moindre, vous excitez le désespoir. C'est par cette dernière raison que les révoltes des esclaves n'ont éclaté, d'une manière effrayante, que chez les nations qu'on peut appeler républicaines; chez les Anglois à la Jamaïque, chez les Hollandois, à Surinam.
Ce préjugé de la couleur, il faut le dire, n'est pas même celui des Blancs seuls. Le Nègre libre est regardé avec mépris par le Quarteron esclave. Au- dessous de lui par la loi, mais plus près de son maître par la couleur, il se croit supérieur à lui. Une Mulâtresse se couvre d'opprobre si elle s'unit avec un Nègre : ses mariages de ce genre sont presque sans exemple. Il n'est pas un Nègre qui osât acheter un Mulâtre ou un Quarteron pour s'en faire servir. Si cette tentative avoit lieu, le Quarteron esclave préféreroit le parti le plus violent, la mort même à un état qui le deshonoreroit dans sa propre opinion, & tous ceux de sa caste se croiroient obligés de seconder ses projets, parce qu'ils partageroient son infamie.
Ainsi, une sorte de fierté qui s'accroît à mesure que la nuance s'affoiblit, tend à donner une nouvelle force à ce préjugé qui est le ressort caché de toute la machine coloniale. Il peut être adouci, mais non pas anéanti; le temps peut, avec sa lime sourde, détruire ce qu'il a de grossier, mais si on le coupe, la machine se brisera avec fracas.
On peut répondre à M. le Curé, qu'il n'y á plus de Gens de couleur Officiers dans leurs Compagnies de Milices, depuis l'époque où ils ont voulu eux-mêmes sortir tous de celle des Blancs, ou ils n'étoient pas réputés les premiers. On les a vus, à Saint-Domingue, en faire pour chaque nuance, & en interdire l'entrée à ceux de la nuance, regardée comme au-dessous. D'un autre côté les Blancs ont brigué davantage les emplois des Milices, lorsqu'on y a attaché les récompenses militaires, qui ont peut-être plus nui à l'esprit public, que n'auroit fait le choix de quelques hommes de couleur, parce qu'elles ont rendu les Colons instrumens du despotisme.
Sur l'interdiction de l'entrée des Assemblées, paroissiales, les Gens de couleur ont été les maîtres de s'y présenter lorsqu'ils ont été propriétaires & susceptibles d'y avoir un intérêt à soutenir, & cette règle est commune aux blancs qui n'y viennent pas tous indistinctement. Et quand on pense à ce qu'étoient les Assemblées paroissiales, présidées par des envoyés ou des subordonnés du pouvoir exécutif, il est peu. regrettable de n'y avoir pas participé. Malgré cela il n'est pas de Colonies ou les Gens de couleur n'ayent été admis dans des Paroisses.
Aux spectacles, les Gens de couleur sont dans des loges particulières. Si M. le Curé avoit pu être témoin de la manière dont ils s'y conduisent, s'il savoit que les Mulâtres libres ne veulent pas s'y trouver à côté des Nègres libres, il seroit un peu honteux d'avoir discouru en faveur de la Comédie. Il peut se rassurer en sachant qu'on a abusé de sa bonne soi, quand on a dit qu'aux Eglises, les Gens de couleur avoient des places distinctes, & qu'à son tour il abuse de celle des autres,
M. Grégoire est choqué de la défaveur qu'on marque aux blancs qui épousent des femmes de couleur. II cite même, de plus que le mémoire de Raymond, le fait d'un Marguillier révoqué à cause d'une semblable alliance. Ce fait auroit besoin de preuves ; mais on peut l'abandonner.
D'après ce qui a déja été répondu à M. le Curé pour lui prouver qu'il étoit impossible & même dangereux que tous les hommes de couleur occupassent des charges publiques, il est tout simple d'en conclure que le blanc qui épouse une femme de couleur & qui par conséquent en adopte la famille, doit descendre au niveau de celle-ci. Cette dégradation très-volontairement encourue est un avantage du préjugé. Quand la vanité porte les Affranchis à rechercher des mariages qui les honorent, il ne faut pas que la cupidité & des motifs quelquefois plus vils, portent des blancs à des mésalliances qui les enrichissent. M. le Curé ne sait pas que depuis quelques années on trouve des blancs qui, pour une somme plus ou moins forte, font avec des femmes de couleur, des mariages dont les conditions principales sont que le mari quittera l'épouse & légitimera des enfans actuels & futurs auxquels il prête sa très-menteuse paternité. C'est principalement dans la partie du Sud de St.-Domingue, que ces contrats honteux sont en usage, & l'on prétend même qu'il est de ces êtres qui se prêtent, sous des noms différens, à paroître & pères & maris plusieurs fois.
On laisse M. le Curé très-fort le maître de s'escrimer contre M. Hilliard d'Auberteuil, qui a tort de vouloir que le mépris accable la race des Noirs. Il nous semble que les raisons impérieuses qui veulent qu'on maintienne une distance entre les affranchis & les blancs, peuvent se passer du mépris. Il ne faut mépriser que les vices. On peut & on doit estimer les vertus par-tout où elles sont placées, & si des motifs politiques, si des institutions sociales marquent des rangs, ce seroit une grande faute que de ne pas laisser en commun les qualités qui honorent l'homme dans quelque état que le Ciel l'ait fait naître. Il est plus d'un homme de couleur à qui les Blancs prouvent que ces principes sont bien connus, & qu'il est bon de les fortifier.
Mais écoutons M. l'Abbé Grégoire. Ainsi, dit-il, après s'être indigné contre Hilliard, l'intérêt & la sûreté seront pour les Blancs la mesure des obligations morales ! Nègres & Gens de couleur souvenez-vous-en. Si vos Despotes persitent a vous opprimer, ils vous ont tracé la route que vous pourrez suivre.
Si le Mémoire n'étoit pas avoué par le Curé d'Emberménil, on. le croiroit de quelque fanatique révolutionnaire, qui a cru utile à la réputation d'exciter six cents mille hommes à s'entr'égorger.
Et quoi !... d'un Prêtre est-ce là le langage !
Est-ce là le langage d'un, Représentant de cette belle Nation qui vient de reprendre le pouvoir législatif & qui est responsable à l'univers entier de l' usage qu'elle en fera ! Est-ce là le langage du ministre d'une religion dont le Fondateur a donné l'exemple de la sagesse & de la soumission! Est-ce, enfin, la morale que l'Assemblée Nationale a chargé l'Abbé Grégoire de prêcher aux Gens de couleur, lorsqu'ils viendroient faire vérifier leurs pouvoirs au Comité dont il est Membre !
Pour ne rien omettre de ce que les Mémoires de Raymond lui ont fourni, le Rédacteur du Mémoire impute au Procureur-Général du Conseil du Port-au-Prince, d'avoir dit vers 1770 dans un discours :
«  Il existe parmi nous une classe naturellement notre ennemie & qui porte encore sur son front l'empreinte de l'esclavage ; ce n'est que par des loix de rigueur qu'elle doit, être conduite. Il est nécessaire, d'appesantir sur elle le mépris & l'opprobre qui lui est dévolu en naissant. Ce n'est qu'en brisant les ressorts de leur ame qu'on pourra les conduire au bien ».
Cette citation est copiée mot à mot du commencement du troisième Mémoire pour M. Raymond, qui dit que ce discours fut prononcé à la réception de M. le Comte de Nolivos, en qualité de Gouverneur de St. Domingue.M. Grégoire a cru devoir ajouter par une Note, page 49 :
«  On prétend que l'auteur de cette affreuse assertion, a fait retirer autant qu'il a pu, les exemplaires de ces affiches ».
Hé bien, le discours a été imprimé dans la Gazette du 21 Février 1770, & voilà ce qu'on y copie :
«  Vous les connoissez, Monsieur, les obligations importantes de la place éminente dont le Roi vous honore. Concilier l'intérêt de la Colonie avec ceux du Monarque..... maintenir la supériorité nécessaire de la race libre & sans mélange sur celle qui porte encore sur son front l'empreinte de l'esclavage ».
En quoi cela ressemble-t-il, à la révoltante diatribe inventée par Raymond et adoptée par M. le Curé Grégoire !
Ensuite on a parlé d'attentats contre la majesté des moeurs, de menaces, faites par des blancs aux hommes de S/couleur dont ils convoitent les femmes ou les filles, de l'abus que font des chefs de leur autorité pour lés écarter afin de parvenir à leurs fins. Et ce sont ces tableaux qui exciteroient l'indignation des blancs les moins délicats, que le Curé choisit dans le premier Mémoire de Raymond pour en offrir la révoltante peinture ! Pardon, Monseigneur, dit Raymond au Ministre de la marine dans ce Mémoire, si je mets sous les yeux de votre Grandeur, un tableau de pareilles turpitudes. Et M. Grégoire, son écho, s'écrie : Pardon, MM., si je vous retrace ici ces turpitudes qui excitent l'indignation & non la surprise. C'est sur la foi de Raymond, que le Curé calomnie tant qu'il lui plaît, & se permet de dénoncer les Colons blancs comme les plus vils & les plus lâches, corrupteurs.
C'étoit le moment propice, après cela, d'assurer qu'un Mulâtre doit avoir six fois raison pour avoir justice, qu'on ne punit pas un Blanc, quelque chose qu'il lui ait fait, & qu'il ne peut pas même se défendre s'il est attaqué. Cela est aussi sur que le reste, car Raymond l'a dit en deux endroits de son premier Mémoire. Cependant les Tribunaux retentissent tous les jours des procès de Gens de couleur contre des Blancs ; cependant des Blancs qui frappent des Gens libres, sont plus ou moins punis; cependant on a accordé des lettres de grâce à des Affranchis qu'on avoit forcés à défendre leur propre vie.
Mais quel est celui qui a été aux Colonies, sans voir que les Gens de couleur & sur-tout les. femmes trouvent trop facilement des Blancs, qui prennent leur défense d'une manière qu'on peut dire outrée ? Qui ma pas vu même l'esclave d'un homme en place être la cause, de l'emprisonnement de quelques Blancs ? Qui n'a pas vu. entre des Blancs des combats singuliers dont la cause étoit la protection trop aveuglement accordée à des Affranchis ou à des Esclaves ? Mais cela n'est pas dans les Mémoires de M. Raymond & n'a pu par conséquent être mis dans celui de M. Grégoire.
II se hâte, par exemple, de citer le trait d'un Blanc qui escroque au jeu un homme de couleur, le frappe & le fait pendre en effigie pour s'être défendu. Et comment douter de cette preuve, elle est rapportée au commencement du premier Mémoire de Raymond !
Il est vrai que depuis une quinzaine d'années les loix féroces sont un peu moins énergiques, & les actions atroces moins communes. Plusieurs Blancs sont même hommes.
Mais M. Grégoire n'a pas pris gardé que pour éclairer l'Assemblée Nationale qui doit prononcer à présent, il étoit assez inutile de lui donner un tableau, qui ne ressemble plus depuis quinze ans. S'il y a une tendance à la douceur, à la modération, si elle s'est produite d'elle-même par le résultat des lumières, par l'effet du tems, ces causes continuant à agir, doivent donc amener un amélioration d'autant plus heureuse qu'elle sera sans secousse, sans inconvénient ? Mais M. le Curé s'empresse de prôner de peur que l'occasion ne lui échappe, il n'a plus sans doute de conversion à faire à Emberménil, il va chercher les habitans des Colonies pour les anathématiser.
Une chose l'embarrasse néanmoins, c'est ce qu'il a entendu assurer de toute part, que les Gens de couleur sont les maîtres les plus durs envers les esclaves. Il dit que c'est une récrimination, que des faits peu nombreux ne comportent pas une induction générale, qu'il ne manque qu'une petite chose a l'assertion, c'est d'en administrer les preuves. (pag. 15.)
On répond à M. le Curé que le reproche fait aux Gens de couleur, est tellement notoire, que lui seul peut le révoquer en doute. La menace la plus forte que fasse un Blanc à son esclave est celle de le vendre à un homme de couleur; le châtiment le plus rigoureux, celui d'exécuter la menace. Quand on représente même aux individus de cette classe qu'ils sont trop sévères, leur réponse, toujours la même, est que les Blancs ne connoissent pas toute la méchanceté de la race noire. Mais puisqu'il faut des preuves à M. le Curé, en voici.
Un Arrêt du Conseil Supérieur du Port-au-Prince de 1755, a condamné une Négresse libre à perdre la liberté & à être vendue comme esclave pour avoir fait mourir par ses cruautés sa Négresse.
Un Arrêt du Conseil Supérieur du Cap-François, du 9 Janvier 1783, a condamné le nommé Xavier, Nègre libre, à la chaîne publique, à perpétuité, pour pour avoir fait périr par des traitemens barbares la Négresse Marthe son esclave.
Si le Curé d'Emberménil s'étoit occupé d'étudier les hommes au lieu de déclamer contre ceux qu'il lui plaît de choisir pour ce dessein, il lui paroîtroit fort vraisemblable que les maîtres privés d'éducation par leur état, soient les plus enclins à user avec rigueur de ce titre.
Qu'il voie autour de lui dans les dernières classes de la société si les pères eux-mêmes ne traitent pas leurs enfans avec une dureté que ceux des classes supérieures déplorent.
II assure malgré cela que ce furent les Blancs qui seuls étourdirent le Ministre par leurs remontrances contré l'Edit de 1784, qui vouloit qu'on traitât les esclaves plus humainement. Si M. Grégoire avoit voulu s'instruire avant de hasarder cette nouvelle fausseté, il auroit appris que cette Loi, ayant pour effet principal de dégrader l'état de ceux qui administrent les Habitations pendant l'absence des Propriétaires, elle a excité les plus grands murmures. Il a été aisé de sentir que les infidélités de ceux qui pouvoient s'en permettre, étoient faites pour mériter une juste sévérité, mais qu'il étoit contraire à tous les principes d' un bon Gouvernement d'envelopper l'homme intègre & utile dans des dispositions rigoureuses. Cela a été senti, puisque cette Loi a été modifiée par une autre dès 1785, & quand on fait ce qu'il en coûtoit alors au Ministère pour avouer qu'il s'étoit trompé, on sera forcé de convenir que l'aveu de 1785, n'est pas aussi complet qu'il auroit dû l'être.
Mais dire que l'Edit de 1784 a excité les plaintes des Blancs, parce qu'il amélioroit le sort des esclaves, c'est insulter à la vérité. Les mesures qu'il prescrit ont été indiquées par des Habitans.
qui en avoient vu l'exemple presque partout., & s'il est tombé en désuétude dès sa naissance, c'est qu'il n'étoit nouveau que pour des choses impraticables, & inutile pour les autres, puisqu'elles l'avoient précédé.
D'après le système que M. Grégoire a adopté, il prétend que les Habitations des Blancs montrent plus d'instrumens de tourmens que celles des Gens de couleur ; & l'on croiroit d'après lui, qu'à chaque pas on trouve aux Colonies des gibets, des échafauds, &c. Et voilà comme on se fait une réputation ! Et M. le Curé écrit dans un Pays où un vol domestique de 10 sous est puni de mort !
Pour animer ce tableau, on lit (p. 16) : Tel Maître blanc fusilloit ses Nègres ; tel autre faisoit retentir la plaine des hurlemens de ses esclaves déchirés par lambeaux, tel autre cassoit une jambe a tout Nègre fugitif & attendoit la gangrène pour qu'elle exigeât l'amputation. Tel autre..... mais le coeur de M. Grégoire oppressé, déchiré, lui interdit d'autres détails. Si telles sont les moeurs générales des Colonies, la dépopulation doit y être effrayante.
Cependant sur 400 mille Nègres qui sont à Saint-Domingue, il en meurt environ cinq mille par an, c'est-à-dire, un sur 80. Il est sans, doute des Maîtres trop rigoureux, & le mépris qui les suit dans les Isles mêmes, prouve combien leur conduite offense. Les choisir pour peindre tous les Maîtres, c'est comme si l'on concluoit que la France n'est habitée que par des scélérats, puisqu'elle a eu des Cartouche, des Mandrin, des Desrue, & que des crimes atroces ont rendu célèbres les Forêts de Bondy, d'Orléans &c.
Quand. M. le Curé d'Emberménil saura que les deux tiers des Affrarichis sont du sexe féminin, & qu'il rapprochera cela des moeurs de ce sexe, il verra que les causes de l'affranchissement ne sont pas toujours sort dignes de l'éloge d'un Prêtre.
Nous confessons avec plaisir que les hommes de couleur sont propres à gravir les montagnes où plusieurs d'entr'eux sont accoutumés à chercher leur subsistance & leur plaisir dans la chasse. Ils servent à ramener les esclaves fugitifs, mais des Blancs y vont également & à la tête des Affranchis. Les Gens de couleur de Saint-Domingue ont marché à Savannah, & puisque M. le Curé en fournit l'occasion, on lui dira que les Nègres libres furent les seuls qui marchèrent avec une bonne volonté marquée & constante. Les Affranchis des nuances plus foibles eurent besoin d'incitation, d'être prêchés par le Capitaine Vincent, Nègre libre, qui avoit été au Siège de Carthagêne en 1697 ; enfin les Quarterons & Métiss qui formoient une Compagnie séparée au quartier de Limonade, aimèrent mieux laisser supprimer cette Compagnie, le 6 Avril 1779, & être incorporés à ceux d'une nuance qu'ils jugeoient inférieure à la leur, plutôt que de fournir un seul homme pour l'expédition de Savannah. Tous les protégés, de M. le Curé ne sont pas des héros.
Il est vrai qu'on ne peut reprocher un génie turbulent aux Gens de couleur, car la sédition de quelques-uns d'eux à la Guadeloupe en 1737, fut presque aussitôt appaisée que conçue. Mais si beaucoup de Curés les endoctrinoient comme celui d'Emberménil, il faudroit peut- être leur opposer une funeste résistance. Déjà à la Martinique, à la fin du mois de Septembre dernier, ils ont fait un mouvement d'insurrection, mais il faut dire que dès le lendemain, les principaux d'entr'eux le désavouèrent & se montrèrent dans des dispositions bien autres que celles de leurs prétendus Mandataires à Paris.
Le fait de la contribution de 9400 livres pour le don d'un vaisseau au Roi par la Colonie de Saint-Domingue en 1783, de la part des hommes de couleur du quartier d'Aquin, les honore, s'il est vrai comme on aime à le croire ; & les Blancs sont sort aises que M. Grégoire l'ait tiré des notes du premier Mémoire de Raymond & de celles de son projet de Placet au Roi pour le publier.
Mais ce fait donne lieu d'observer que les quartiers, de Cavaillon, de Saint- Louis & d'Aquin réunis, contiennent environ 1000 Gens de couleur, & que si leur offrande n'a été que de 9400 livres dans un des quartiers où sont les plus riches d'entr'eux, il sera difficile que 30 mille Affranchis de toutes les Cor Ionies, & ceux de Saint-Domingue sont les plus riches, trouvent 6 millions de don patriotique offert à l'Assemblée Nationale, comme le quart de leurs revenus.
La piété filiale, le respect pour la vieillesse, font un bel effet dans le Mémoire de M. Grégoire, & il est dommage que la vérité les démente. Les Affranchis consacrent à leurs plaisirs ce qu'ils pourroient employer à tirer leurs proches de la servitude, & quand ils ont leurs parens pour esclaves, ils s'en font servir avec beaucoup de rigidité. On a vu Simon Camus, Nègre très-riche de la Martinique, vendre son fils qui étoit son esclave.
Quant à l'hospitalité, plusieurs d'entr'eux l'exercent noblement, & il faut même avouer que pour la faire éclater, ils préfèrent les occasions que leur fournissent des Blancs. Cet orgueil est louable du moins dans ses effets. II est trè-svrai, comme le dit M. Grégoire (en copiant le premier Mémoire de Raymond) que des femmes de couleur exercent des actes d'une générosité précieuse. Telle est la veuve Cottin, au Cap François, où ses vertus la rendent l'objet de la vénération publique. Celle-là ne réclamera pas à-coup-sûr contre un préjugé qu'elle a fait taire. Son exemple indique la voie qu'il faut suivre.
On ne peut pas se mettre d'accord avec M. le Curé sur le reste de l'éloge & on le dit à regret. L'attachement des sang-melés pour les Blancs s'est souvent démenti. Plusieurs fois, ils ont été auteurs complices d'empoisonnemens & de crimes de différens genres, malgré l'assertion contraire répétée d'après le premier Mémoire & dans le projet de Placet de Raymond.
En 1766 il y eut une Procédure instruite au Fort-Royal de la Martinique, contre le nommé Jacques Pain, Nègre libre, Magasinier du quartier du Trou-au-Chat, chez lequel se tenoient depuis longtems des Assemblées où il professoit l'art exécrable des empoisonnemens, & distribuoit des drogues dont les effets ravagèrent la Colonie. Les complices de ce scélérat étoient Jeanneton, Négresse lïbre, sa femme; Babo, Nègre libre ; Paul, Nègre libre & Marguerite sa femme ; Mandave, Nègre libre, Nicolas, Mulâtre libre ; Boromée, Métis libre, & vingt-un Esclaves.
Par Arrêts du Conseil de la Martinique des 10 et 12 Mai 1766, exécutés le 13, Jacques Pain & sa femme furent condamnés, au feu ainsi qu'un des esclaves ; & les autres accusés, à la chaîne publique à perpétuité pu à d'autres peines ; mais les vingt-neuf criminels furent tous livrés au bourreau.
Hâtons-nous de tirer le rideau sur ces faits désastreux. N'allons pas fouiller les Greffes Criminels pour prouver davantage que les scélérats sont de toutes les classes, de toutes les nuances ; mais que les seuls Arrêts cités apprennent aux Gens de couleur & au Curé d'Emberménil, qu'il ne faut pas tout choquer & tout démentir pour faire un éloge.
D'après le premier Mémoire de Raymond, M. Grégoire attribue le peu de moeurs des femmes de couleur à l'incontinence des Blancs. Il est assez singulier que ce soient les Gens de couleur qui s'élèvent contre un concubinage qui leur a procuré & l'existence & les biens dont ils jouissent, & qu'ils reprochent aux Blancs d'abjurer envers eux tes effusions de la paternité.
Ce commerce illégitime qui offense les moeurs & la Religion, est un mal nécessaire dans les Colonies où les femmes blanches sont en petit nombre, & où les mariages ne peuvent être nombreux : il prévient de plus grands vices. Les foiblesses des Maîtres les apprivoisent & l'esclavage est adouci. La population y gagne parce que c'est moins le libertinage que le besoin qui préside à ces unions illicites. La chaleur du climat qui irrite les désirs & la facilité de les satisfaire, rendront inutiles les précautions du Législateur pour remédier à ces abus, parce que la Loi se tait, où la nature parle impérieusement.
L'exemple des femmes esclaves influera toujours sur les moeurs de celles qui sont libres. Elles viennent de la Côte d'Afrique où, la polygamie est autorisée, & dans les Colonies une mère esclave.
sait, qu'elle s'élève par son commerce illégitime avec un Blanc; elle améliore le sort de son enfant, & la nuance qui le rapproche du Blanc est presque toujours le gage de sa liberté, & souvens de celle de sa mère. L'influence du climat, le goût du luxe, l'éloignement pour les époux de leur classe qui sont, peut-être les maris les plus jaloux & les plus despotiques, tout porte les femmes de couleur à fuir le mariage, & malgré qu'elles n'aient pas plus de considération publique à espérer comme femmes d'un Blanc, que d'un homme de couleur, elles préfèrent de s'unir aux premiers. Les richesses des Affranchis sont toujours versées par cette raison dans la classe dominante où la vanité les, porte. C'est ainsi que le nombre des Gens de couleur augmente, & que celui des Propriétaires de cette espèce diminue.
Par quelle bisarrerie, dit M. Grégoire (page 20) le François méprise-t- il la même chosé en Amérique & pas en Asie. Le préjugé contre les Gens de couleur n'infecte guères les Comptoirs de l'Inde ni les Isles de France, de Bourbon & de Gorée. N'est-il pas étrange que, même a Saint-Domingue, la ligne de démarcation des posessions Espagnoles & Françoises soit aussi celle des opinions.
On a peine à concevoir qu'à la fin du dix-huitième siècle, M. le Curé Grégoire sache assez peu de chose de l'Asie pour ignorer que cette partie du monde n'a cessé d'avoir des Esclaves depuis l'époque de l'antiquité la plus reculée, & que les Castes Indiennes libres ne se mêlent jamais entr'elles. Comment M. Grégoire ignore- t-il qu'à l'Isle de France les Laseards & les Malabards sont traités avec hauteur par les Blancs, & que les Affranchis sont au même rang que ceux des Antilles ? Comment ignore-t-il qu'après deux siècles les Colons de Bourbon ne sont pas encore parvenus à se convaincre que les femmes prises à Madagascar par les premiers Habitans de l'Isle étoient des ingénues & non pas des esclaves ? Comment ne sait-il pas qu'à Gorée les Gens libres, qui sont des ingénus & non des affranchis, disent en parlant, Nous autres Blancs, & qu'ils sont regardés par eux-mêmes, ainsi que cette expression le prouve, comme inférieurs aux Blancs & même aux Mulâtres. Cependant là, nous sommes chez les Noirs.
On avoue que dans quelques lieux la législation Espagnole favorise les affranchissemens & tolère les mésalliances, quoique dans des parties du Golfe du Mexique il soit défendu aux Sang-mêlés de porter la perruque, & à leurs femmes d'employer des dentelles ; mais les Créols Espagnols sont soumis à un autre préjugé, c'est que les emplois publics leur, sont interdits & accordés aux seuls Européens. Cette politique décourageante n'est- pas la seule cause qui empêche les Gens, de couleur de la partie Françoise d'érnigrer dans celle Espagnole de Saint-Domingue, où il semble que l'analogie des moeurs, le mélange des races & la douceur des Loix auroient dû les attirer. Les Gens de couleur ont de l' aversion, pour les Espagnols. Elle naît de l'espèce de mépris qu'inspire la paresse & la misère, qui en est le fruit. D'un autre côté une superstition outrée, l'Inquisition & l'espece de subordination où les maris tiennent leurs épouses, sont des obstacles à ce que les femmes de couleur sur-tout ne tentent, le voyage, & les femmes de toutes les couleurs influent autant sur les moeurs & sur les résolutions que les hommes.
M. l'Abbé Grégoire, sans doute dans le désespoir de ne pas prouver lui-même que les Affranchis, sont en tout égaux aux Blancs, va rechercher quels ont été les premiers Habitans des Colonies, Les hommes étoient des Boucaniers, des Flibustiers, des Gens de couleur venus de Saint-Christophe ; les femmes l'écume des carrefours, les restes de la débauche. Arrêtez Pasteur d'Emberménil. Apprenez encore que la généalogie des dix-neuf vingtièmes des Colons actuels ne remonte pas à plus de trois générations Créoles, & que tout ce dont vous salissez votre plume leur est étranger ; que même à l'époque des Flibustiers & des Boucaniers, & des envois dé femmes qui ne furent pas toutes prises, où votre aveuglement les fait ramasser ; il y avoit des hommes qui avoient eu un rang distingué en France, des hommes & des femmes estimables fous tous les rapports.
Considérez néanmoins que, si malgré cette origine ils sont devenus ce que sont tous les autres François, dans quelque classe élevée que l'on cherche la comparaison, vous faites leur éloge & non leur censure. Cela empêche-t-il que tout Affranchi ne soit provenu d'un Africain, d'une Esclave ? Vous ajoutez que Saint-Christophe a envoyé des Gens de couleur, dont la descendance se dit Blanche ; vous avancez (faussement il est vrai) que c'est M. de Larnage, Gouverneur de Saint- Domingue, qui déclara en 1746 que les descendans des Indigènes seroient réputés Blancs, & que beaucoup de Sang-mêlés se firent déclarer tels, en se disant fils de Caraïbes, qu'on ne fut pas difficile sur les preuves. Hé bien, qu'en conclure ? Cela seul, que le préjugé des Blancs n'est pas aussi inflexible que vous cherchez à l'établir, & que les Gens de couleur peuvent devenir quelquefois d'heureux usurpateurs.
M. le Curé, qui parle de tout, parle aussi (page 26) d'une objection qu'il annonce lui avoir été faite sur les mariages mêlés qui feroient éclore le pian. En vérité, M. le Curé abusé de la permission d'écrire. Puisqu'il sait si bien comment on gagne le pian, il auroit bien dû ne se pas faire d'aussi misérables objections pour avoir le plaisir de les détruire.
M.. Grégoire ne veut pas que les Gens de couleur comptent sur la bienveillance des Blancs. Le passé seroit, selon lui, une mauvaise garantie. Ainsi, trente mille Affranchis répandus dans toutes les Colonies en moins d'un siècle, dont les Maîtres ont abandonné la propriété, dont ils ont payé l'affranchissement au fisc ; trente mille individus qu'ils ont fait sortir de l'esclavage (ou qui sont le fruit de ceux qu'ils en ont retirés) ; trente mille individus qui disent avoir une fortune d'un milliard, ne peuvent pas croire à la bienfaisance de ceux auxquels ils doivent tous ces avantages ! Ils ne peuvent pas en espérer dans l'avenir tout ce que le tems doit apporter d'adoucissement à un préjugé qui s'est toujours affoibli ? Quel est l'Esclave qui, avant d'accepter l'état d'Affranchi, a cru qu'il seroit l'égal de son Maître ? Quel est le Maître qui n'a pas pu apposer une limitation à son bienfait ? Quoi ! celui qui a pu tout refuser, qui avoit par les Loix faites en France le droit de ne rien accorder, est indigne de confiance, parce qu'il ne consent pas que son Esclave soit tout-à-coup assimilé à lui, au risque de perdre et sa fortune & sa vie ! Quelle logique !
Et sur qui les Sang-mêlés peuvent-ils donc compter ? Sera-ce sur les déclamations d'hommes qui se forment en sectes, en sociétés, pour consommer à discourir sur ce qu'ils n'entendent pas, un tems qu'ils enlèvent à leurs devoirs. Sera-ce sur les résultats de certains Clubs, où des Ecrivains à tout prix, des Petits-Maîtres, des Femmes à vapeurs, consomment en frais de logement, de secrétariat, d'impression, &cC. & c. des sommes qui sauveroient la vie à des individus, que le froid & la faim assassinent à la porté de leurs maisons, & dans les rues qu'ils traversent avec des chars dorés, pour aller disserter sur des maux imaginaires & lointains ? Sur qui compteront-ils ? Sera-ce sur les hommes qui les promènent comme les Artisans insensés de leur réputation éphémère, & qui leur vendent de la fumée & des illusions? Qui peut passer pour les vrais protecteurs des Gens de couleur, ou de ces êtres qui s'agitent en France sans qu'il leur en coûte que des paroles ou quelques cottisations, ou des Colons qui ont sacrifié des millions pour faire des Affranchis ? Les déclamations d'un Curé de Lorraine méritent-t-elles donc plus de foi que les sentimens des Colons qui ont du moins expié leurs foiblesses par des bienfaits, tandis qu'ailleurs elles n'auroient servi qu'à peupler des Hopitaux d'Enfans-trouvés, dévoués à la misère & à l'infamie ?
Lorsqu'on croit arrêter M, Grégoire par la crainte que les Esclaves ne veuillent à leur tour devenir les égaux des Blancs, il répond (page 29) : Pauvre vanité ! je vous renvoye a la déclaration des droits de l'Homme du Citoyen, tirez-vous-en, s'il se peut.
Mais M. le Curé a-t-il pris garde lui-même que tout son Mémoire ne roule que sur ce point, que la déclaration des droits de l'homme n'est pas faite pour les Colonies. Il parle de la richesse des Gens de couleur, de l'importance dont ils sont pour retenir les Nègres dans le devoir ; il compte sur le quart de leurs revenus, sur leur cautionnement. Eh ! que deviendra tout cela si la déclaration des droits de l'homme est admise par-tout ?
L'Assemblée Nationale moins hardie que le Curé d'Emberménil, n'a pas tranché la question & on doit croire qu'elle ne la tranchera pas, on en a sa prudence pour garant. Elle n'ignore pas que ce n'est point avec du sang qu'il faut cimenter les révolutions pour les rendre durables.
Elle sait bien que la constitution qu'elle a faite a pour objet la paix du Royaume & le bonheur de ses Habitans. Elle sait que les millions d'hommes que le commerce des Colonies fait vivre, sont persuades que le paìn est le premier article de toute constitution, & que des droits ne suffisent pas & sont même dangereux pour des hommes affamés. Elle fait qu'un Etat peuplé de 26 millions d'hommes & qui dure depuis plus de treize siècles, n'est pas un Etat à former, mais un Etat existant, qui a, si l'on peut s'exprimer ainsi, un tempérament politique à conserver.
Enfin l'Assemblée Nationale qui sentira bien que la déclaration des droits de l'Homme n'est pas une plante de tous les climats, la gardera dans celui où elle ne peut produire que des fruits utiles. Elle déclarera, à coup-sûr, que par ses décrets elle n'a entendu rien innover à l'existence politique des Colonies, & elle aura encore assez de bien à y réaliser, pour qu'il ne soit pas indigne d'elle d'y faire préparer, par les Colons eux-mêmes, la constitution qui leur est propre, & qu'ils soumettront ensuite à son approbation.
C'est lors du travail de cette constitution & à cette époque seule qu'on pourra examiner dans les Colonies si le moment est venu de faire pour les Gens de couleur quelque chose qui marque encore mieux les sentimens des Colons pour eux. Le prescrire, c'est entamer cette constitution, c'est faire ce que l'Assemblée Nationale veut éviter. C'est préparer sans utilité des semences de division & de haine ; c'est préparer tous les maux.
M. le Curé est fort tranquille sur la perte des Colonies. Cette partie de son Mémoire n'est pas un chef-d'oeuvre en diplomatique. Il veut bien croire qu'elles ne songent point à passer sous une domination étrangère ; mais au surplus elles ne le pourroient pas, dit-il, car les Anglo-Américains ne veulent que des libres, & les Anglois sont disposés à supprimer la traite des Esclaves, de concert avec nous.
On va répondre à cela, seulement pour montrer que par-tout M. le Curé est aussi instruit & aussi fort en raisonnement.
D'abord les Anglo-Américains ont des Esclaves dans leurs Provinces méridionales. Quelques Particuliers y ont renoncé dans les Provinces septentrionales, parce que par-tout où le climat permet d'employer le Journalier blanc, il est préférable à l'Esclave qu'il faut acheter fort cher. Ainsi cette Puissance ne seroit pas assez extravagante pour refuser les Colonies à sucre, où elle trouveroit ce qu'elle y cherche sans cesse par la contrebande.
Les Portugais que le Curé cite (p. 34) comme ne voulant plus d'Esclaves depuis 1755, ont donné lieu, il y a six ans, à un armement de la part de la France, pour aller détruire leur Comptoir à Gabimgue, à la côte d'Angole. ils ont tous les ans trente vaisseaux à la Côte d'Or, autant dans chacun des deux ports de Saint-Paul de Loango & de Saint-Philippe de Benguela, & dix à Bissao, sans compter ce que fournit le cabotage des Isles du Prince & de Saint-Thomé.
Les Anglois ne peuvent pas vouloir de Colonies, parce qu'ils vont supprimer la traite de concert avec nous ! ... Comme on est crédule à Emberménil ! Quoi ! M. Grégoire ignore qu'après des débats fort longs, dont l'objet caché étoit de nous mener à une grande faute, le Parlement d'Angleterre a ajourné, indéfiniment la question ! Il ne fait pas que ce Parlement a fait des règlemens sur la traite ! Mais cette traite s'épuise par les exportations ne sauroit durer. Il y a déja disette de Nègres, elle est cause qu'on trafique des Indiens, (pag. 24). On traite en Afrique sur sept cens lieues de côtes, & trois cens de profondeur ; ce qui donne deux cens quarante mille lieues quarrées.
On en tire environ quatre-vingt mille Nègres par an ; c'est donc un individu par trois lieues quarrées. Quant aux Indiens on en a toujours eu d'Esclaves.
Pour espérer lui-même tout ce qu'il promet, M. le Curé se repose avec confiance (pag. 50) sur la parole de l'estimable M. Clarkson. Mais M. Clarkson, à qui la tête a tourné parce qu'un discours de lui sur l'esclavage des Nègres, a été couronné par l'université d'Oxford, ne règle pas plus les destins de l'Angleterre, que ses Traducteurs & ses Mimes ne parviendront à régler ceux de la France. Les applaudissemens qu'on obtient dans une Séance Académique, les Comités qu'on excite & les cachets touchans qu'on fait mettre sur des brochures, tout cela ne donne pas le droit d'être le précepteur des Nations, le régulateur des plans de gouvernement.
On s'engage à prouver à M. Grégoire, quand il le voudra, que l'ouvrage de l'inestimable Clarkson a plus d'erreurs encore que son propre mémoire. Au surplus, on ne demande qu'une chose à M. le Curé, c'est qu'il accorde la priorité à la Motion faite en Angleterre ; il sera tems d'imiter nos ennemis s'il est écrit que nous devions les singer.
Ce sera un assez beau triomphé pour les Benezet, les Brissot de Varville, que de marcher à leur suite, comme ils en ont l'habitude. Quant au pauvre Las Casas, il n'auroit pas dû s'attendre que son confrère associeroit son nom à celui de ces grands Apôtres de la liberté, qui veulent changer l'univers, lui qui a conseillé de prendre des Nègres esclaves pour cultiver l'Amérique.
A tant de raisons il étoit tout simple d'ajouter que les Blancs ne pourroient se livrer à une Puissance étrangère sans les Gens de couleur, que les Gens de couleur le pourroient sans eux. (pag. 30).
M. le Curé Grégoire a compté écrire sans doute pour les montagnards d'Auvergne ou pour les habitans des landes de Bordeaux, & il ne faut pas les détromper.
Pour ne rien oublier, le Curé menace de la réunion des Sang-mêlés aux Esclaves (pag. 32). On lui a. sans doute dit que ceux-ci détestoient plus les Sang- mêlés que les Blancs, puisqu'il observe que si cette haine existe, elle a sa cause dans l'emploi de punir, qu'ont plusieurs Mulâtres esclaves dans des habitations, & encore dans le mépris dont les Blancs donnent l'exemple. Mais, ajoute-t-il, les Gens de couleur nient l'existence de cette haine.
Si nier étoit une preuve, M. le Curé n'en manqueroit jamais. Mais tous les faits qu'on lui a cités, établissent cette haine & on n'a besoin que des expressions qu'il a prises dans le premier Mémoire de Raymond. La conduite des Blancs est concordante avec leurs principes, comme s'il ne leur suffisoit pas de verser l'humiliation sur les Gens de couleur ils inspirent les mêmes sentimens a leurs Nègres qui affectent ensuite le ton de supériorité envers les esclaves des Mulâtres (pag. 32). Croira-t-on que des Esclaves qui trouvent même honteux pour eux de servir des Affranchis plutôt que des Blancs les préfèrent aux Blancs ?
Qu'il me soit permis en outre de le demander à M. le Curé. Pour quel but les Affranchis s'uniroient-ils aux Esclaves contre les Blancs ? Quand on se confédére, c'est ordinairement pour un intérêt commun ; mais il n'en existé pas entre eux. L'Esclave révolté & triomphant, voudroit à coup sûr rester libre & l'égal de l'Affianchi qui alors perdroit fa fortune avec ses propres esclaves & ne seroit plus que le compagnon pauvre du Nègre, peu avant son esclave, qui le domineroit bientôt parce que son parti seroit le plus fort. Ainsi les Gens de couleur s'associeroient pour perdre ! Ce calcul est bon seulement dans le Mémoire d'un Curé de Lorraine. Dans la coalition des Blancs & des Gens de couleur au contraire, l'intérêt commun est évident, il rassure les Blancs.
Tant de réflexions judicieuses sont les avant-coureurs d'une explosion, contre les Blancs qui veulent du Sucre, du Café, du Tafia au prix de tant de cruautés. Indignes mortels, mangez plutôt de l'herbe & soyez justes ! On se rend à un pareil avis, & certainement de toutes les manières d'abolir l'esclavage c'est la plus sûre & la plus douce. Il seroit digne du zèle du Curé d'aller évangéliser de cette manière par-tout le Royaume, & notamment dans les Villes maritimes & dans celles où sont les manufactures. Le moment est singulièrement favorable pour conseiller de manger de l'herbe.
M, Grégoire ne veut pas (pag. 37) que des convenances politiques balancent la justice fléchissent la rigueur des loix, Le bonheur des Empires, selon lui résulte de l'heureux accord des principes politiques avec ceux de le justice. Il y a donc des principes politiques ? Mais la probité d'une Nation veut-elle qu'on dépouille des propriétaires de ce qu'ils ont acquis à prix d'argent ? Si la Nation s'est trompée en le permettant, qu'elle répare ses torts par des indemnités réelles, & non pas en conseillant les meurtres & les assassinats contre ceux qui ont compté sur sa foi. S'il doit se trouver des Othello & des Padrejean, que ce ne soient pas du moins des Prêtres qui les invoquent, qui les conjurent & qui se délectent à aiguiser leurs poignards ! Le calme succède enfin à cet orage pour rechercher si les Gens de couleur qui sont à Paris, doivent avoir des Députés à l'Assemblée Nationale, & M. le Curé conclut pour l'affirmative. Ainsi l'on verroit à l'Assemblée Nationale, l'ordre des Mulâtres & quatre-vingt d'entre eux de tout âge, de tout sexe, domestiques, esclaves, appelés de toute part, seroient chargés du choix de ces Députés, d'une espèce nouvelle ! L'Assemblée Nationale feroit former une députation pour trente mille individus, séparés d'elle de deux mille & même de cinq mille lieues, & séparés entre eux-mêmes, & ce seroit quatre-vingt individus qui délibéreroient sur tout & viendroient, par ce fait même, entamer la Constitution des Colonies ! Si cela arrivoit, on pourroit dire que l'Assemblée Nationale a des principes de toute couleur, & qu'elle en change avec les circonstances.
Mais, dit-on, les Gens de couleur n'ont point été appelés aux Assemblées, & ils n'ont point choisi les Députés Colons. D'abord, cela n'est pas vrai pour toutes les Colonies, ni pour toutes les Paroisses ; mais au surplus qui les a empêchés de s'y présenter ? le préjugé? il falloit au moins essayer ? En outre y fussent-ils tous venus, ils ne pouvoient pas l'emporter sur la pluralité formée par les Blancs. Mais les Gens de couleur ont un intérêt tout différent de celui des Blancs. Il faudra donc qu'on les tienne séparés, eux qui prétendent à être mêlés aux Blancs. Mais qu'importe aux Députés d'en voir de couleur : cela augmentera la Députation, comme eux-mêmes l'ont souhaité. On assure qu'on a déjà répondu cent fois au Curé, quoiqu'il imprime le contraire (p. 42), que cet argument étoit le plus misérable de tous : 1°. parce que l'Assemblée Nationale a fixé le nombre des Députés, & 2°. que s'il en falloir davantage, la préférence appartient aux Suppléans choisis par des milliers de Colons, sur des Suppléans pris à Paris, parmi 80 êtres, dont les 7 huitièmes ne seroient pas Citoyens actifs, en France même. Enfin, on le repète, c'est toucher en France à la Constitution Coloniale, c'est donner aux Colonies des Loix qu'elles n'auroient pas consenties.
Cela seroit d'autant plus impolitique, on le répète, qu'une partie de la Colonie de la Martinique est actuellement en insurrection contre son Gouverneur-Général, auquel on impute d'avoir voulu assimiler sur le-champ tous les Gens de couleur aux Blancs, dessein qu'il a désavoué sans succès, & que les Gens de couleur, eux- mêmes qui s'en étoient autorisé, ont été forcés de déclarer qu'ils ne prétendoient pas soutenir.
Néanmoins, comme M. Grégoire est bien convaincu de l'inutilité des Colonies pour la Métropole, il est bien aise, avant de les rejetter avec le dédain qu'elles lui inspirent, d'y faire passer un Décret de sa façon. Le voici.
1°. Les Gens de couleur quelconques seront assimilés en tout & pour tout aux Blancs.
2°. Les Maîtres pourront affranchir leurs Esclaves sans rien payer ; les Esclaves pourront se racheter.
3°. Tout Enfant de couleur sera libre de droit, il aura même une pension.
4°. Il sera défendu de reprocher aux Sang-mêlés leur origine comme une injure.
5°. Les Curés useront du crédit de leur ministère pour effacer le préjugé.
6°. Les Gens de couleur réunis, à Paris, choisiront cinq Députés pour la présente Session de l'Assemblée Nationale.
Cela mérite quelques réflexions.
I°. L'assimilation parfaite des Gens de couleur aux Blancs fera la répétition de l'Edit de 1685, & l'on a vu que le préjugé avoit contrarié la Loi depuis 104 ans.
2°. Il est probable que les Maîtres n'abuseront point de la faculté d'affranchir sans rien payer, dès qu'ils verront qu'ils n'ont fait que des ingrats.
A l'égard de celle donnée à l'Esclave de se racheter, elle aura le bon effet de lui conseiller le vol, & en outre si le Maître ne veut pas céder sa propriété, il faut supposer que quelque chose l'y forcera. Les Espagnols, qui seuls avoient autorisé cet usage dans leurs Colonies, ont fini par sentir, en 1787, qu'il s'opposoit à leur établissement, & par l'interdire ; mais il est tout simple qu'en 1789 nous nous mettions au-dessous des Espagnols.
3°. Proposer d'affranchir de droit tout Enfant de couleur, c'est peut-être les empêcher de naître, & l'on doit frémir de la seule idée d'armer l'intérêt & la jalousie contre l'humanité. Cette Loi seroit absurde, parce qu'elle puniroit le Maître d'une faute dont il peut n'être pas coupable. Elle seroit attentatoire aux droits de la propriété. Elle porteroit sur un enfant innocent, qu'il faudroit peut-être arracher au sein maternel pour sa conservation. Elle conseilleroit même l'avortement. Telle étoit celle de 1685, qui confisquoit les enfans nés d'un mélange illicite, au profit des Hôpitaux; elle fut invoquée à la Martinique par un Religieux de la Charité, mais la mère lui reprocha d'être le complice, l'auteur de la faute, & il fallut arrêter le procès pour faire cesser le scandale.
Qui sera tenu de la pension ? le Père ? Et qui le fera reconnoître ? Que de recherches, que d'accusations contre les bonnes moeurs ! Un Curé n'est pas toujours un bon Législateur.
4°. Dire à un homme qu'il est noir, jaune ou blanc, ce n'est pas une injure. Si c'est à l'intention qu'on en attache l'idée, il faut convenir que ce sera une action judiciaire d'un genre assez neuf.
5°. Voilà donc les Curés, ces Ministres de paix, chargés de tout bouleverser dans les Colonies, & spécialement départis pour y faire une révolution. Il est des lieux où la Religion autorise les Ministres à parler de l'égalité chrétienne ; mais l'égalité civile n'est pas de leur mission. Un Capucin en a dit un mot à la Martinique, & des Esclaves l'ont pris pour un signal de révolte. Plusieurs d'entre- eux ont expié leurs erreurs, & la tète du fanatique fugitif restera chargée du sang qu'il a fait couler. L'Assemblée Natìonale pourra-elle voir tranquillement qu'on lui propose de publier un manifeste, qui amèneroit des convulsions capables d'ébranler le Royaume ?
6°. Enfin, reste le choix des cinq Députés : on y a répondu. Ce sera une perte, on l'avoue, pour l'Avocat qu'ils ont honoré de leur Présidence, de ne pas recueillir le prix inappréciable qu'il s'étoit promis, entr'autres, de ses soins & de ses démarches multipliées, l'honneur de siéger dans l'Assemblée Nationale, comme Député des Gens, de couleur, qui l'ont déja nommé à tout évènement.
Et que ce jeune Jurisconsulte se console, son zèle ardent peut trouver des occasions de se signaler sans porter la désolation dans le Nouveau-Monde. S'il a juré de défendre des malheureux, il habite la Capitale, où chaque pas en fait trouver, dont les maux très-réels valent bien ceux qu'on crée sur le papier. Il pourra-même s'honorer davantage, parce que ses travaux seront gratuits. Il est des couronnes de plusieurs genres, & on doit préférer celles qui ne peuvent pas être ensanglantées, sur-tout quand on ne doit pas partager les dangers auxquels on peut livrer les autres.
On le répète, toute loi qui aura pour objet de frapper violemment le préjugé, sera affreuse dans ses conséquences. La première qu'elle auroit, seroit d'empêcher les affranchissemens ; la seconde, de porter les Blancs à renvoyer les Affranchis qu'ils emploient comme domestiques, comme ouvriers, & à leur préférer des Blancs,. qu'on seroit plutôt venir exprès d'Europe, ce qui renforceroit une classe, & tourneroit au détriment de l'autre. Les femmes, les enfans de couleur, qui, au moment actuels espèrent tout des Blancs, seroient frustrés dans leur attente, en un mot, l'amour-propre irrité, causeroit les plus grands maux.
Les Affranchis sont un genre de sauvegarde pour nos Colonies, contre les Esclaves, auxquels ils offrent une perspective consolante ; mais, ils ne sont utiles qu'autant que leur intérêt accroît leur attachement pour les Blancs. Cependant, si le grand nombre des Esclaves a ses dangers pour la sûreté, celui des Affranchis n'en a pas moins pour les moeurs & pour l'esprit national, qui s'altèrent en passant par des hommes qui ont été dégradés par la servitude. Il seroit donc dangereux, d'accorder beaucoup d'affranchissemens à la fois. Il faut s'arrêter à cette observation générale, que les Affranchis ne doivent pas être aussi nombreux que les Ingénus, qui, avec les prérogatives, doivent encore conserver la force qui les maintient.
Tel est l'empire des préjugés lorsqu'ils tiennent à la Constitution d'un Pays, qu'on ne doit y toucher qu'avec la plus grande circonspection. Celui qu'on est obligé de montrer ici tel qu'il existe, s'affoiblira sans doute, & pour le faire espérer une observation s'offre naturellement. C'est qu'il a toujours diminué, & même lorsque ceux de la Métropole acquéroient de la force, quoiqu'ils sussent plutôt dépendans de l'opinion que de la nature des choses.
Ce qui se passe dans le Royaume ne sauroit manquer d'influer sur ce qui peut avoir été exagéré, & qu'on peut adoucir ; mais le tems, & le tems seul, peut achever son ouvrage. On peut dire ici, comme les Administrateurs d'une Colonie le marquoient au Ministre de la Marine, à la fin de 1786 : «  Une loi directe, rendue en saveur des Affranchis, produiroit le seul effet de révolter l'opiniâtreté des Blancs. Nul Corps dans la Colonie dont tous les Membres ne prîssent désormais plus de soin pour vérifier l'extraction des Candidats proposés, & ne fussent fermement résolus à exclure les origines suspectes. Tous souffriroient, sans qu'aucun en recueillît le fruit. L'autorité, soutenue du cri de la raison & de celui de l'humanité, ne seroit pas en état de combattre ouvertement cette opinion, & d'en triompher ». Une meilleure éducation, une conduite plus réservée, des moeurs plus épurées peuvent amener des changemens, qui seront aidés & favorisés par ceux mêmes qui, dans cet instant, les trouvent dangereux, à cause de la situation où des écrits incendiaires ont mis des esprits, dont l'inquiétude suffit pour inspirer la terreur.
Et pourquoi M. Grégoire refuseroit-il de croire à ce besoin de temporiser ; lui qui disoit, au mois d'Août 1788, dans son Essai sur la régénération physique, morale & politique des Juifs : «  N'allons pas toutefois heurter de front leurs préjugés ; ils se cabreroient. Un article délicat, & cependant indispensable, c'est de préparer à cette réforme les Juifs & les Chrétiens La réforme des Juifs n'est pas l'ouvrage du moment ; car on sent qu'en général, la marche de la raison, comme celle de la mer, n'est sensible qu'après des siècles Ordinairement les révolutions morales sont » fort lentes « .
Et pourquoi toutes ces vérités se sont- elles évanouies aux yeux du Curé d'Emberménil ? Pourquoi préfère-t-il aujourd'hui, aux moyens doux, & par cela même plus capables de succès, les violences qu'il conseille, les révoltes qu'il excite? Que lui ont fait les Colons ? En quoi lui semblent-ils moins aménager que les Juifs ? Par quelle fatalité aime-t-il mieux tout promettre aux Gens de couleur, en les trompant, que de leur donner l'espérance d'obtenir un jour partie de ce qu'ils souhaitent ? Est-il donc permis de changer de maxime au gré de son caprice ? & n'en coûte-t-il rien pour se montrer fanatique, quand on a cherché autrefois à paroître modéré? Si, dans ses principes, l'Apôtre des Juifs., qu'il connoissoit, a cru devoir employer la persuasion, pourquoi la dédaigne- t-il lorsqu'il parle à des Colons qu'il ne connoît pas ?
Ce ne sera pas d'après les Mémoires intéressés de Raymond que M. Grégoire se formera une idée exacte des choses. Un Représentant de la Nation ne doit pas livrer aveuglément sa confiance. Un Prêtre doit se garantir d'un enthousiasme sanguinaire. Un Citoyen doit aimer les intérêts de sa Patrie. Un Homme, quel qu'il soit, doit frémir de l'idée d'une révolution où tout seroit malheur & rien avantage. Celui qui n'auroit pas cette idée de ses devoir, ne seroit pas digne du rôle qu'une grande Nation l'a chargé de remplir.

Le 16 Décembre 1789.

P. U. C. P. D. D. L. M.


Réponse aux «  Observations d'un habitant des colonies »
Abbé Antoine de Cournand, (1747-1814)

REPONSES AUX OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
SUR le Mémoire en faveur des Gens de couleur, ou sang-mêlés, de Saint-Domingue, & des autres Isles françoises de l'Amérique, adressé à l'Assemblée Nationale, par M. GRÉGOIRE, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine.
Par M. l'Abbé DE COURNAND,

RÉPONSE AUX OBSERVATIONS D'UN HABITANT DES COLONIES,
J'ai défendu les gens de couleur ; j'ai attiré pendant quelques momens les regards de l'As semblée Nationale sur les oppressions dont ils gémissoient. Une voix plus éloquente que la mienne s'est élevée : M. Grégoire, Curé d'Emberménil, Député de Lorraine, s'est déclaré le protecteur de cette cause intéressante. Son Mémoire, rempli de faits aussi vrais que ses raisonnemens sont solides & concluans, est attaqué aujourd'hui par un anonyme. Son adversaire se dit habitant des Colonies : il vise à être gai dans un sujet où il s'agit de savoir si des hommes libres jouiront de leur liberté, ou continueront d'être accablés des humiliations de l'esclavage. L'Anonyme a sans doute bon coeur de trouver le mot pour rire à la situation de quarante mille individus, qui regardent leur état actuel comme le plus grand des malheurs. Il se permet d'outrager dans M. Grégoire un nom cher à la Nation, une vertu connue, & des talens dignes des plus grands éloges. Je rendrai à l'Anonyme ses insultes ; on ne doit rien à qui ne respecte rien. Je ne m'embarquerai point dans la discussion des faits qu'il dénie avec une insigne mauvaise foi, & une impudence bien digne de lui. J'en croirai bien plutôt le témoignage unanime des opprimés que l'insolence de leur ennemi. II a pris la plume pour calomnier ; je m'en saisirai pour le confondre.
Est-il vrai que les gens de couleur ou sang-mêlés soient vexés dans nos colonies, qu'ils y soient en butte aux mépris des blancs, & quelquefois à leurs outrages ? Ce fait n'est pas douteux ; les blancs de bonne-foi en conviennent ; ceux qui ont de l'humanité désirent qu'on rende aux hommes libres de cette classe les droits de citoyens, qui leur sont assurés par nos anciennes loix. II est des gens qui nient ces oppressions; mais est-il vraisemblable que tant de faits consignés en tant de Mémoires., soient faux ? Est-il croyable qu'une classe si nombreuse d'hommes libres se plaigne, s'indigne pont des offenses imaginaires? A qui voudroit-on le persuader ? Hélas ! il n'est que trop vrai que les torts sont réels, les réclamations justes, & les efforts que l'on fait pour les étouffer, un nouvel outrage. L'anonyme aura de la peine à se tirer de là ; il a beau faire l'agréable aux dépens des gens de couleur, rien n'est moins plaisant que ce qu'ils souffrent; & si M. l'habitant des colonies avoit tant soit peu d'humanité, il n'employeroit pas ses beaux talens à résilier des gémissemens par des railleries, & des griefs douloureux par des sarcasmes.
A-t-il daigné s'attendrir une seule fois sur le sort des gens de couleur? Il lui paroît très-naturel qu'ils soient malheureux ; il n'a garde de rien proposer qui tende à améliorer leur situation. Il se retranche dans le préjugé, comme dans un fort d'où il croit braver impunément, & les plaintes des gens de couleur, & les raisons de leurs défenseurs, dont il ose faire insolemment le sujet de ses railleries.
Nos loix avoient marqué, il y a plus d'un siècle, la nature de la liberté accordée aux gens de couleur dans nos colonies, égale en tout à celle des blancs. Des réglemens vicieux, des vexations habituelles ont restreint tantôt plus, tantôt moins, ce bienfait précieux auquel, ni les loix, ni les bienfaiteurs n'avoient prescrit de limites. Des nouveaux-venus, des Jurisconsultes barbares, ont anéanti ou affoibli les dispositions de ces loix humaines. Aujourd'hui encore l' oppression trouve des apologistes ; tel est l'anonyme. On peut juger de sa raison, par la manière dont il arrange les faits ; & de son coeur, par l'esprit qui règne dans son écrit.
Tous les honnêtes-gens désirent que les hommes de couleur, libres, rentrent dans leurs droits; lui, il ne s'étonne ni de la durée du préjugé, ni il n'indique le moyen de le faire finir ; il le regarde presque comme une chose nécessaire. II ne pense point sur ce sujet comme un assez grand nombre de propriétaires, distingués par le rang qu'ils occupent dans la société, & par la fortune dont ils jouissent. Sa manière de voir & de sentir le jette dans la classe brutale de ces régions, parmi ces aventuriers, qui n'ayant ni feu ni lien en Europe, vont porter en Amérique la bassesse de leurs moeurs, & se croyent autorisés par le préjugé à insulter les naturels du pays. Ce sont eux qui déshonorent véritablement le nom Américain aux yeux des âmes sensibles. Celui ci le flétrit encore davantage par sa lâcheté ; il se cache de son Mémoire comme d'un mauvais coup, & soutient la cause de l'oppression avec une plume d'esclave.
Malheureux ! qui es-tu ? où as-tu pris ce ton d'ironie que tu te permets envers le digne Curé d'Emberménil ! Ne sais-tu pas que le plus grand crime qu'un homme puisse commettre contre la.
société, c'est de chercher à tourner la vertu en ridicule ? Tu as l'audace de ricaner, en prononçant le nom de ce courageux défenseur de d'humanité ! Ta plume coupable ne respecte pas même les morts illustres dont il rappelle, la mémoire ! Scélérat! tu imputes au vertueux las Casas d'avoir conseillé de prendre des nègres pour cultiver l'Amérique ! Dis-nous qui t'a fourni cette anecdote infernale ? Ah ! pense ce que tu voudras des bourreaux du genre-humain ; mais laisse-nous notre Culte pour ce bienfaiteur de l'humanité ; sa vertu est à l'abri de tes calomnies, comme le Curé Grégoire de tes mensonges.
Que prétends-tu par tes fades railleries sur ce nom de Curé & de Prêtre ? Ne serois-tu point gêné par le courage que ces qualités donnent quelquefois ? Tu parois surpris qu'un simple Curé de Lorraine porte un oeil curieux sur vos riches Habitations, & qu'il aille jusqu'à la source de ces richesses. Tu ne conçois pas les devoirs, d'un Ministre de paix ; tu ne sens pas la noblesse de son caractère. Tu devrois au moins respecter la dignité éminente dont il est revêtu, celle de Réprésentant de la Nation ; je te parlerais de son ame, si tu pouvois l'apprécier, & de sa raison, si la tienne pouvoit y atteindre.
J'ai lu tes Observations avec le scandale d'un homme de bien, & dès ce moment, j'ai pris le parti de te communiquer les miennes. Je t'ai jugé dur & méchant; il y paroît par ton style froidement compassé pour justifier les crimes de l'Amérique. Tu ne donnes pas le moindre signe de compassion aux maux dont tu as été le témoin ; tu applaudis aux mauvaises moeurs, comme si ton pays n'étoit pas susceptible d'en avoir d'autres. Tu regardes la tyrannie comme une chose naturelle.
Félicite-toi de tes Observations ; elles auroient promis au despotisme un suppôt de plus. Elles te dénonceront à la postérité comme un calomniateur de l'espèce humaine. Mais je te renvoie trop loin ; avec tes talens, que peux-tu attendre d'elle ? Que peut attendre de toi le Peuplé libre à qui tu présentes de pareils principes ?
Ose retourner en Amérique avec ton écrit : Assemble les Gens de Couleur pour leur lire de que t'a dicté contr'eux ton humeur railleuse & insolence. Ils te croiront un monstre sorti des enfers pour éterniser sur leur tête la malédiction des siecles. Tu seras témoin de leur frissonnement & de lents sanglots ; mais, tu n'en seras point touché. Je te devine à ton style; tu es barbare avec réflexion, & tu triomphes dans ton ame de les savoir malheureux. De quel air de supériorité tu insultes à ce Raymond, l'un de leurs plus intrépides défenseurs. ! Ta plus douce jouissance seroit peut-être d'avoir contribué à prolonger leurs misère ; mais désespére-toi : leur cause est trop bonne pour craindre tes coups, & la justice éternelle conspire avec leurs défenseurs contre ta lâche perversité.
Ce n'est point par des projets criminels qu'ils veulent réussir ; tu leur prêtes ton ame en leur supposant des desseins coupables. Hélas! si leur zele les avoit emportés au-delà des bornes, leur enthousiasme seroit pardonnable ; il est si naturel de s'échauffer pour les intérêts de l'humanité ! Tu ne connois pas ces mouvemens de la vertu, aussi tu les calomnies ; mais à qui persuaderas-tu que le bon droit est de ton côté, lorsque tu combats avec des préjugés contre les plus saintes loix, & contre des faits avérés avec des sophismes ?
J'avois formé le projet de répondre pied à pied à tes Observations; mais ma vertu s'est indignée d'une tâche qui m'eût été facile (1), si j'avois eu à ramener une ame droite & honnête. Je me suis dit à moi-même : qu'ai-je à faire de suivre ce méchant dans le tortueux dédale où il s'embarrasse ? Non, il y auroit trop de honte à réfuter ses mensonges qui le perdront en se détruisant d'eux-mêmes.
Le moment est venu de ne plus garder de ménagemens avec ces hommes affreux qui se jouent de l'humanité souffrante, & osent afficher hautement le mépris qu'ils ont pour elle. Que nous serviroit d'être libres, si nous craignions de sentir & de communiquer aux autres l'indignation de la vertu ? Aurions-nous rompu nos chaînes pour voir indifféremment les méchans attrouper la foule autour de leurs fausses doctrines ? Eh ! quand l'oppression est leur droit public, notre devoir n'est-il pas d'invoquer contr'eux l'opinion publique ?
Gardons-nous de ces écrits anonymes qui calomnient notre liberté, en attaquant sourdement celle de nos frères. Estimons-nous heureux d'appeller de ce nom les sang-mêlés ; nous n'avons pas les préjugés de l' habitant observateur ; mais nous avons ces senrimens d'humanité qui valent bien mieux, & les âmes dignes de nous imiter, nous entendent à merveille.
Ne nous en rapportons pas non plus à l'Anonyme fut le chapitre des moeurs. Écoutons ce que dit ce législateur d'un genre nouveau sur le honteux concubinage des Colonies.
'Ce commerce illégitime, qui offense, les moeurs & la Religion (il va rougir de cet aveu] est un mal nécessaire dans les Colonies, où les femmes sont en petit nombre, & où les mariages ne peuvent être nombreux. II prévient de plus grands vices. Les foiblesses des maîtres les apprivoisent, & l'esclavage est adouci. La population, y gagne, (quelle population, grand Dieu!) parce que c'est moins le libertinage que le besoin, qui préside à ces unions illicites ; la chaleur du climat, qui irrite les désirs, & la facilité de les satisfaire, rendent inutiles les précautions du législateur, pour remédier à ces abus, parce que la loi se tait où la nature parle impérieusement. »
Voilà un échantillon de ses principes moraux. II sacrifie, comme on voit, l'honnêteté des moeurs au préjugé qui défend les mésalliances. Il ne se souvient plus des anciennes loix qui avoient voulu arrêter cette corruption ; & de l'abus des sens, il en fait un code réglementaire pour l'Amérique.. Eh ! qui empêche que les mariages ne soient plus nombreux ? Celui qui n'a pas eu honte de corrompre une fille de couleur, rougira donc de légitimer ses enfans par le mariage, & augmentera sans remords, les vices d'une population malheureuse? O terre maudite du ciel, malgré toutes tes richesses ! continue d'écouter de pareils Instituteurs. Et toi, pauvre Nation qu'on insulte par de tels écrits, ose leur donner ton suffrage, & flatte-toi d'une régénération. Mon ame s'étonne de l'immoralité de l'impudent Anonyme ; mais à la matière dont il juge le Curé Grégoire, je vois d'ici qu'il s'étonnera de ma réflexion.
Il veut paroître léger, & il n'est que lourd ; ses plaisanteries sont d'un mauvais ton, & sa fierté est de l'insolence. On le prendroit pour un de ces Ecrivains à gage, que les méchans payent pour outrager leurs ennemis, & qu'on méprise à proportion de la bassesse du rôle où le vil intérêt les fait descendre. Quel autre motif peut l'avoir engagé à insulter grossièrement un vrai habitant de nos Colonies, un citoyen distingué par son caractère moral, & qu'il traite bassement du nommé Raymond, comme si les oreilles françoises étoient faites à ces appellations insolentes ? M. Raymond, avantageusement connu à Saint- Domingue, estimé en Europe, & au moment devoir les hommes libres de sa classe, rentrer par ses soins dans tous les droits de citoyens, a l'ame trop noble, pour sentir une insulte qui ne déshonore que l'Anonyme. II se nomme, lui, & l'autre se cache derrière un rideau épais, d'où il lui décoche bravement ses coups. Mais M. Raymond a-t-il jamais pris contre personne le ton de l'insulte & de la vengeance ? Peut-on lui reprocher des observations du genre de celles de l'Anonyme ? O esclave ! plus esclave cent fois que ceux dont tu accuses calomnieusement cet honnête Américain d'être descendu; je te défie de te mesurer de principes avec lui, & de mettre dans tes écrits la même sagesse, le même bon sens qui brille dans les siens ; tu les lui contestes avec son honnêteté ordinaire ; tu donnes à entendre faussement, que d'autres lui ont prêté leur plume; mais s'il se fût adressé à toi pour défendre ses droits, quel service auroit-il pu espérer de la tienne ? Tu ne te serois pas excusé sur ta qualité d'Américain ; ils sont loin la plupart de te ressembler ; mais sur la froideur de ton ame pour de pareils intérêts. Et ne crois pas que je te calomnie: montre-moi une seule ligne dans tes observations, qui annonce une ame sensible : je t'en montrerai cent qui décèlent une ame cruelle !
O le plus barbare des hommes ! tu saisis le moment où des malheureux sollicitent ce que la loi ne peut leur refuser, pour leur enfoncer le poignard dans le coeur ! Tu tourmentes leur liberté par des railleries, & tu tâches d'être plaisant, lorsque tes semblables s'agitent fous le poids de leurs longues tribulations ! Est-ce ainsi que tu acquittes la dette de ton pays envers tes compatriotes que tu as vu naître, qui habitoient le même sol que toi, dont les uns sont peut-être tes frères, & les autres tes enfans; car les privilèges de vos climats donnent une grande extension à vos familles; Ces infortunés que tu persifles si cruellement dans le cours de 68 mortelles pages, que t'ont -ils fait ? par quel crime ont-ils mérité cette: diatribe fastidieuse ? Tu vas fouiller dans les Greffes des Colonies pour prouver
qu'il y a eu des coupables parmi eux ; le moment est bien choisi, si tu veux être leur bourreau &
celui de leur postérité, en reculant l'instant où ils feront proclamés libres par l'auguste Assemblée
qui fie fera que déclarer ce qu'ils font déjà. Mais faudra-t-il, avant ce moment,, qu'ils dévorent
l'ennui de ton écrit, qu'ils en savourent lentement toute l'amertume ? Les voilà déshérités à jamais de leurs justes prétentions, si l'Assemblée consacre les tiennes. Mais ici le doute seroit une injure ;
ceux qui jugeront cette belle cause, sont humains comme la nature, & impassibles comme la loi.
À qui as-tu voulu plaire ? Choisis entre le peuple des colonies, & les riches des mêmes contrées. Les uns te regarderont comme un lâche ennemi qui prend ses avantages pour les outrager ; les autres, s'ils ont de l'humanité te mépriseront ; il n'est pas d'une ame noble d'insulter à des esclaves, ou à des hommes que l'on croit tels.
Aurois-tu adopté pour ton compte la maxime des Romains ?
Parcere sujectis, & debellare superbos.
Mais ici où sont les superbes, si ce n'est toi? Je doute que ton écrit te fasse beaucoup de conquêtes ; ni les hommes, ni les femmes de notre nation ne s'accommoderont de tes airs de suffisance. Nous voulons plus de prévenance dans les manières, plus de franchise dans les moeurs; c'est tout ce qui manque à ta personne, si elle est calquée sur ton style. Je te parle librement, comme tu vois ; suppose que c'est un mulâtre qui répond à tes gentillesses ; il faut que la postérité sache qu'un écrit où ils font si bien, traités, n'est pas absolument resté sans réponse.
Le curé Grégoire, le nommé Raymond, & l'avocat Joli que tu ne nommes pas, & ce M. Clarkson dont tu fais un homme très-vain, parce que tu l'es peut-être toi-même, & les comités, & les petits-maîtres, & les femmes àvVapeurs, tout est saupoudré du sel de tes plaisanteries. II faut espérer que j'aurai mon tour; tu as, je l'imagine, des plaisanteries de toutes les couleurs, pour me servir d'une de tes plus jolies expressions que tu appliques aux femmes. Je t'attends pour ce moment- là, & je te prie de te nommer : il y va de ta gloire de ne pas te renfermer toujours sous l'enveloppe modeste de l'Anonyme. Le grand homme ne risque rien de se montrer à découvert, sur-tout lorsqu'il étale les grands principes d'administration, & qu'il les met en contraste avec les droits imprescriptibles de l'homme. Je suis curieux de voir comment tu te tireras de la déclaration des droits, en l'appliquant à la cause que tu défends. C'est un défi qu'on t'a fait, & tu n'y as pas répondu. Pardonne à la liberté de mon style; la révolution m'a un peu gâté ; j'ai appris à tutoyer en me trouvant quelquefois avec des mulâtres; je te parle la langue du pays; tu m'entendras sans doute, puisque tu parois en avoir si bien conservé les moeurs. Cependant on m'assure que les principes commencent à changer, & alors il faudra que tu fasses une autre Brochure pour corriger les bévues & les absurdités innombrables de celle que j'attaque. En attendant, je te conseille d'être un peu plus circonspect à l'avenir, & d'apposer ta signature à tes livres, pour t'épargner de rudes leçons. Un Anonyme qui insulte le bon sens & les personnes, ne mérite point de grâce, & je me charge, de gré à gré, d'une commission dont les Américains s'acquitteroient encore mieux que moi.

SUIVENT les bévues de l'Anonyme, dans les Observations sur le Mémoire de M. GRÉGOIRE.

L'ANONYME débute par sortir de la question (page 1ere). Il ne s'agit pas ici du panégyrique des gens de couleur, mais de leurs droits incontestables. La mauvaise foi cherche à éluder la difficulté ; la raison l'y ramene avec sa force invincible.
Les injures de l'Anonyme, répandues çà & là dans son écrit, prouvent d'abord la foiblesse de la cause ; mais elles méritent une petite observation. Si l'Auteur est homme de lettres, pourquoi se cache-t il ? Qui le devinera dans les huit lettres de l'alphabet qui terminent sa diatribe ? Qui cherchera à le deviner, après l'avoir lu ? L'honneur demande, ce semble, que l'on se nomme, quand on défend une bonne cause, & que l'on dit vrai.
Jugeons par les précautions clandestines de l'Auteur, & de la cause, & de la foi qu'on doit à son dire,
Ensuite, quoi de plus maladroit, que d'englober dans ses épigrammes M. Clarkson, qu'il regarde comme un fou ? Qui le croira, lorsqu'il s'engage à prouver que cet Auteur avance encore plus de faussetés que M. l'Abbé Grégoire, surtout aptes avoir lu ces notes qui lui donnent le démenti le plus formel ? II s'acharne contre la société des amis des noirs, dans laquelle on trouve les noms les plus respectables ; tout ce qui pense avec humanité, tente la griffe crochue de l'observateur. Mais qu'il prouve, avant tout, que les mulâtres sont inadmissibles aux avantages de la société, & qu'il ne taxe plus de fanatisme leur défenseur, en disant, méchamment, qu'il aiguise les poignards, dans un ouvrage consacré à l'humanité, & qui en respire les plus doux sentimens. L'attrocité de l'inculpation retombe sur son auteur ; c'est en cela qu'il est aussi faux que méchant ; à moins qu'il ne croye que le mensonge est nécessaire à sa méchanceté, & que son écrit a besoin de ce double passe-port.
Il accuse M. Grégoire d'avoir imprimé son avis, étant membre du Comité de vérification. Ce n'est pas ici un fait particulier, mais une question de droit public qu'on agitoit dans l'assemblée, & elle n'avoit pas défendu aux membres du Comité d'imprimer sur les questions de droit public; elle ne pouvoit le défendre. D'ailleurs, les Membres du Comité ne jugent pas, ils donnent leur avis, & on en fait le rapport à l'Assemblée Nationale : que veut donc dire l'Anonyme, par ce reproche insignifiant ?
II accuse M. Grégoire d'avoir été copiste des Mémoires de M. Raymond. II ne les a pas cités ; car on ne cite que pour mettre à portée de vérifier. Mais est-il défendu de consulter des mémoires ? Et, les eût-on copiés, qu'est-ce que cela fait à une cause ? Elle est bonne ou mauvaise, voilà à quoi il faut s'en tenir. Mais il est de toute fausseté que M. l'Abbé Grégoire ait été plagiaire ; l'Anonyme est un impudent de l'en accuser ; qu'il se nomme, & qu'il justifie son assertion aux yeux du public, en attendant, on le déclare fourbe & imposteur.
(Page 4.) L'Anonyme ne peut pas ignorer que des personnes de couleur n'ayent eu des arrêts qui les déclaraient blancs ; alors on pouvoit les appeller blancs ; ils l'étoient au physique, & la nature rend toujours de ces sortes d'arrêts à la troisieme ou quatrième génération; mais le moral des blancs se refuse à leur enregistrement. Lequel est plus raisonnable, de la Nature ou de ces Messieurs ?
(Page 4.) Les Maréchaussées existent dans la plus grande & la première des colonies à St.-Domingue. On ignore s'il y en a ou s'il n'y en a pas dans les autres colonies. Qu'importe cela ? Mais il est de fait, qu'à St.-Domingue, il n'y a que des personnes de couleur dans les Maréchaussées, à l'exception de l'Exempt, dans la majeure partie des Paroisses, & du Brigadier, dans peut- être six Paroisses. Remarquez l'attention des blancs à se réserver toujours les bonnes places.
Les mulâtres sont si bien payés, que beaucoup d'Exempts leur retiennent & emportent leur appointemens, & quand ils veulent se plaindre, les prisons ou les menaces les font taire.
L'Anonyme nous fait envisager comme le bonheur suprême pour eux d'aller à cheval. Cela seul prouve une horrible vexation, c'est de les en empêcher en d'autres circonstances : est-il possible que l'on présente de pareilles raisons pour appuyer une si mauvaise cause ?
Quant aux captures, l'Officier blanc s'empare de tout, & fait la part qu'il juge à propos au? Cavaliers.
(Page 5.) L'Anonyme, faute de pouvoir répondre, va chercher une tierce personne, qu'il appelle le nommé Raymond. Eh bien ! ce nommé Raymond est habitant à Aquin, isle St.-Domingue, propriétaire d'une habitation assez considérable, plein de probité & de moeurs. Il a été élevé en France, ainsi que sept de ses freres & soeurs, tous établis ici ou à St.-Domingue. L'historique de M. Raymond est aussi peu connu de l'Anonyme que sa personne; car il ne se seroit pas permis de l'attaquer avec tant d'effronterie.
On offre de prouver par dés lettres des Administrateurs, des Commandans, que M. Raymond a toujours été considéré dans son pays.
Qu'importe d'où il a tiré les faits consignés dans ses mémoires ? ce sont des faits que ne détruiront ni les assertions hasardées, ni les plaisanteries manquées de l'Anonyme.
(Page 8.) Ici l' Anonyme ne pouvant répondre, dit que le service de piquet n'a pas lieu dans toutes les Colonies, mais il a lieu à St.-Domingue, & il est si dur, que M. de Bellecombe l'avoit détruit, & après lui il a recommencé. Puis M. de la Luzerne l'a détruit encore, & on l'a encore rétabli. Qu'on interroge ces deux Administrateurs : le premier est à Montauban, le second est Ministre de la Marine.
On fait le service du piquet & celui des milices. Il n'y a point de change; car le même homme qui a fait le piquet pendant huit jours, est obligé le lendemain de passer la revue, sans quoi en prison.
L'Anonyme dit que ce service n'arrive que tous les 15 mois. On prouvera par des ordres donnés, qu'il arrive, pour le même individu, toutes les sept semaines. Ici l'Observateur, pressé par la vérité, confesse que c'est un abus ; en voilà donc un de bon compte, parmi cent, mille autres.
(Page 9.) Les hommes de couleur qui réclament, n'ont point tous des parens esclaves. Il ne faudroit pas exclure de certaines professions ceux qui sont exempts du doute, &, en général, ne pas supposer à l'espece humaine la perversité gratuite de l'Anonyme.
(Page 10.) M. l'Abbé Grégoire ne prétend pas deviner des faits qui se passent à deux mille lieues de lui ; mais ces faits sont prouvés au ministere & à la Nation. Que l'Anonyme auroit beau jeu, si les Plaignans en avoient imposé au ministere ! Il s'en tire par des mensonges & des gambades ; mais il est un peu lourd dans sa chûte.
Par exemple, quand il dit que les bâtards ne doivent pas prendre des noms européens. Un nom de famille à une origine, & cette origine a différentes causes ; sans quoi nous nous appellerions tous Adam, comme venant de lui. Mais un Européen a un enfant avec une Africaine ; l'individu qui en vient peut prendre le nom qu'il voudra, pourvu qu'en prenant ce nom il ne fasse, tort à personne. Peut-on le forcer de prendre un nom d'un idiôme plutôt que d'un autre, quand il seroit, dix mille fois bâtard ? c'est toujours, une violence de plus. On dira que cette loi n'a été faite que pour Saint-Domingue ; mais en a-t-on moins raison de s'en plaindre ?
(Page 11.) L'Observateur s'assimile aux colons américains ; l'est-il ou ne l'est-il pas ? c'est ce que nous pourrons vérifier aisément, lorsqu'il nous aura dit son nom. Toujours est-il vrai qu'il ne doit point contester la qualité de colons américains à ceux qui ont des possessions en Amérique. Si les siennes n'étoient, par exemple, que sur les brouillards de la Seine ou de la Loire, de quel droit se donneroit il la qualité d'habitant des Colonies où ce mot signifie propriétaire ?
En un mot, pour confondre l'Anonyme sur beaucoup de faits où il mêle artificieusement les autres colonies, il suffit de lui dire, s'il ne le sait pas, ou de dire au Public, s'il feint de l'ignorer, que les reproches des gens de couleur roulent principalement sur l'isle de Saint-Domingue, & que si les mêmes abus existent ailleurs, ces points de l'Amérique ne sont presque rien en comparaison de cette vaste Colonie ; mais les intérêts, de l'humanité sont par-tout les mêmes.
Les mensonges de l'Anonyme viennent au secours de sa maniere de raisonner, quand il est trop évident que celle-ci, ne vaut rien. Ainsi il attribue, page 13, de ses Observations, à l'amour propre des gens de couleur eux-mêmes, la qualité de métif ou de métive, & autres, données sur les registres de Baptême, tandis qu'il est prouvé que c'est un sujet de vexation pour beaucoup de gens de couleur, qui, à cause du préjugé, répugnent à laisser ainsi épiloguer sur leur origine.
Quant à là défense faite aux mulâtres de manger avec les blancs, elle est vraie. Les Mémoires qui en parlent ont été envoyés aux Administrateurs de Saint-Domingue. M. le Maréchal de Castries en avoit prévenu M. Raymond, qui, le sachant, n'auroit pas manqué de revenir sur cet article, s'il étoit dans son caractere d'altérer jamais la vérité, & s'il avoit à cet égard, la complaisance merveilleuse de l'Anonyme. Ainsi M. l'Abbé Grégoire a été mieux instruit des faits par M. Raymond, que l'Anonyme ne l'a été par ceux qui lui ont fourni des matériaux ; & on peut donner hardiment un démenti à celui-ci sur ses défenses, & sur la manière dont il sy prend pour mettre M. Raymond en contradiction, avec lui-même.
La défense d'user des mêmes étoffes que les blancs, défense faite aux gens de couleur en 1779, est de l'aveu même de l'Anonyme, impolitique, maladroite & inutile. Mais il ne parle pas de la dureté, es avanies & des vexations qu'elle a entraînées, il s'amuse à insulter ceux ou celles qui en sont l'objet, sans dire un seul mot des oppresseurs dont ils ont à se plaindre.
Il ne laisse passer aucune occasion de les rappeller à l'ordre des Colonies, qui n'est certainement pas le meilleur des ordres possibles ; il tâche de ridiculiser à sa manière leurs défenseurs ; & avec un oeil dont la sagacité n'est pas bien connue, il cherche à démêler subtilement les nuances de leur peau : mais pour la vérité, la raison, l'humanité & la justice, il ne s'en embarrasse point : il voudroit nous persuader que ces choses ne sont point, en Amérique, des fruits du climat. Ses compatriotes réclameront contre : ils n'auront garde, je l'espere, de l'avouer de ses sarcasmes contre les gens de couleur, & ce caractère de la peau qui n'est pas indélébile après tout, ne les empêchera pas de reconnoître les droits de ceux que l'Anonyme se plaît à humilier, comme s'il avoit mission pour cela, & qu'il entrât dans ses intérêts de combattre les réclamations légitimes de 40000 individus.
On parle de défenses d'aller en voiture ! pag. 17. Eh ! oui, Monsieur, on en parle, parce que cela est vrai, & vous auriez dû traiter un peu moins lestement une pareille défense. Cela ne vous semble rien, à vous qui avez pris votre parti là dessus comme sur beaucoup d'autres choses ; mais ceux que l'on vexe ne sont pas de si bonne composition. Vous avez beau dire que ces choses n'ont trait qu'à Saint-Domingue ; je vous le répete, Saint-Domingue est presque tout, vu sa population & son étendue ; c'est-là que les outrages font plus multipliés & mieux sentis : comment faites-vous pour ne vouloir pas comprendre, cela ?
Les gens de couleur libres, du on, ne peuvent venir en France, pag. 18. Il en convient, l'Anonyme ; mais il prétend que cela leur est interdit par des loix faites en France. Qui les a sollicitées, ces loix ? sont-ce des Picards, des Normands ou des Lorrains ? Est-ce nous qui gênons la liberté des gens de couleur, nous François, qui sentons parfaitement la justice de leurs plaintes? Les blancs qui demandent ces défenses ne sont point François à notre maniere, cela se sent ; ils sont injustes envers ces hommes dont l'Anonyme met la liberté en caractere italique, comme si, elle étoit d'une espece particulière. En vérité, les moyens de l'Anonyme sont bien petits, & ses raisonnemens sur les faits, d'une étrange nature. Est-il embarrassé ? il a à sa main des si de doute; si le fait est vrai, si, si. Est-ce ainsi que l'on satisfait des gens raisonnables ? A qui croit-on en imposer par des défaites aussi puériles ?
L'exclusion des charges. & emplois publics est plus certaine & mieux observée, pag. 18. L'Anonyme trouve ici la sublimité de la sagesse & de la morale coloniale. Pour justifier l'exclusion, il prend le dernier terme de l'esclavage, & le premier degré de la liberté ; mais il ne réfléchit pas qu'il est des gens de couleur libres depuis plusieurs générations, propriétaires, riches, bien élevés, qui ont des moeurs, & des moeurs plus distinguées sans doute que ceux qui les calomnient par leurs mémoires. Ceux-là, peut-être, n'abaisseroient point les charges jusqu'au niveau de ces ames vénales, qui ne parlent de liberté que pour se vendre, & de servitude que pour opprimer des gens honnêtes. En vain pour appuyer des principes faux & étrangers à nos moeurs, on veut confondre tous ces affranchis sous la même dénomination ; c'est reproduire le désordre des distinctions féodales. Il semble que ce droit affreux, détruit par l'Assemblée Nationale, se cantonne en Amérique, pour venir de nouveau affliger la France. Car si on écoute les ennemis des gens de couleur, ils argueront bientôt des décisions qu'on aura données en faveur de leur système anti-social, pour rétablir, aussi en France différentes classes de liberté, & différentes sortes de droits.
L'Anonyme part toujours du préjugé pour sonder la justice de ses raisons, comme les commentateurs de mauvais ouvrages s'escriment à tout propos pour excuser ou justifier les sottises du texte. Il appelle le préjugé de la couleur, le ressort caché de toute la machine coloniale. Mais de bonne-foi, à qui fera-t il croire que cette machiné ne puisse subsister que par des injustices nées de la fantaisie & des caprices des individus à qui leur vanité persuade que ceux qui sont libres ne le sont pas, & doivent toujours être traités comme des espèces d'esclaves ? Voilà sur quoi il faudroit frappés, pour abolir l'infamie d'un tel préjugé véritablement contraire à la prospérité des Colonies, quoiqu'en disent nos Adversaires.
Il échappe de tems en tems des aveux à l'Anonyme. Vaincu par la force de la vérité, il se laisse aller, mais d'un air à faire penser que cela lui coûte. Quelques mensonges par-ci par-là, salissent toujours ses aveux. Il nous dit qu'en 1768, les gens de couleur voulurent tous sortir des compagnies de milices où ils n'étoient pas les premiers. Voilà comme effrontément on dénature les faits; Oui, ils voulurent en sortir, parce qu'on leur ôtoit leurs commissions d'officiers, & même pour avoir épousé des femmes de couleur; s'ils étoient nobles, on leur défendoit de faire enregistrer leurs titres. A beau mentir qui vient de loin; cela ne détruit pas la vérité, quand d'honnêtes gens s'offrent d'en produire la preuve.
L'Anonyme, page 25, ne se montre pas trop indulgent envers les blancs, qu'il fait servir de prête-noms à ceux dont ils légitiment les enfans par des mariages intéressés. Il se sert de cette raison pour flétrir les mariages avec les filles de couleur, ce qui est une atrocité révoltante. L'Anonyme a beaucoup de goût pour ces fortes d'arrangemens qui n'engagent pas à grand'chose, & il en fait sa cour à ses chers compatriotes. Ce ne sont pas-là des moeurs pures, il faut en convenir, & ce n'étoit pas la peine de revenir si souvent là-dessus, comme si l'on eût douté des principes de l'Anonyme. On m'a dit que les femmes blanches des colonies ne lui sauroient pas beaucoup de gré de son extrême facilité à cet égard ; elles font jalouses, & il paroît que notre homme leur donnera souvent le sujet de l'être encore davantage, si l'on met à profit ses savantes leçons. Que voulez- vous ? Les uns vantent le mariage, & ceux-là sont du bon vieux tems ; les autres approuvent des liens plus faciles, & ceux-ci ont leurs partisans ; mais ce n'est point avec leur doctrine que l'on peut fonder ou affermir des empires.
(Page 26.) L'Anonyme approuve très-fort que la race des noirs soit livrée au mépris. Nous attendons qu'il nous donne les raisons impérieuses de ce systême benin. Ne nous fâchons pas contre un homme assez absurde pour avancer un tel paradoxe, au mois de Décembre de l'année 1789.
Il faut qu'il soit bien étranger à la révolution, qu'il n'ait rien vû ni rien lû de ce qui s'est passé sous nos yeux, & qu'il ne connoisse du droit public françois que l'abus des usages de l'Amérique. Fera-t-il fortune avec sa doctrine ? C'est ce qu'on ne fait pas. Il est des aventuriers qui tâtent par-tout le terrein, & qui après avoir éprouvé la mobilité d'un sol libre, essayent s'ils pourront appuyer le pied dans le pays de l'esclavage. Mais voilà de bon compte 40,000 ennemis qu'ils se font en attendant, & qui sont de la race des noirs proscrite par l'Auteur. La belle recommandation pour prospérer dans un pays ! Il vaudroit mieux comme Sosie, quand on en a les sentimens, se dire ami de tout le monde.
L'Anonyme qui admet l'influence des femmes de toutes les couleurs, ne devroit il pas sentir qu'il est des vertus dans toutes les classes, & qu'un mépris accordé généralement à une espèce d'hommes, peut bien diminuer le nombre des gens vertueux, mais non les détruire tout-à-fait ? C'est bien lui qui complote, avec ses principes, contre l'Amérique. Il y anéantit la vertu par le mépris dont il est si libéral, si prodigue même, envers les Africains & leur race. Que deviendroient les blancs, si les noirs agissoient en conséquence du mépris auquel l'Auteur les abandonne ? Heureusement pour nos Colonies, il est des vertus dans cette classe, & même de très-distinguées. Qu'il ose nous démentir !
Que veut dire l'insolent Anonyme (page 26) par les mots de fanatique-révolutionnaire appliqués à M. Grégoire? Est-ce qu'il prétend donner du ridicule à l'heureuse révolution qui a délivré la France du joug de tant d'aristocraties combinées pour nous tenir dans les fers ? Le despotisme a ses hypocrites, auxquels j'opposerai les fanatiques du bien, & certainement la victoire ne restera pas aux premiers. Mais ces fanatiques ne tuent ni ne veulent tuer personne, que les préjugés & les mauvaises raisons. Garre à l'Anonyme ! Il est fort menacé de ce double genre de mort. Il s'est gratté la tête pour trouver ce vers si peu connu ; eh quoi!... d'un Prêtre est-ce là le langage ? Il l'applique à M. Grégoire ; il lui demande s'il y reconnoît un Représentant de la Nation. Pauvre Anonyme ! Quelles visions vous vous mettez dans la tête ? pour reprocher de pareils desseins à quelqu'un, il faudroit en avoir la preuve ; & certainement, ni la morale, ni les moeurs, ni les écrits de M. Grégoire ne feront rien soupçonner de semblable à personne, pas même à l'Anonyme. Sa bonhommie se sera sans doute indignée intérieurement lorsqu'elle aura vû sa lourde plume laisses tomber sur le papier une si grosse injure.
(Page 28.) Toujours l'Anonyme est en défaut; toujours il controuve les faits, toujours il veut des distinctions humiliantes. Cela lui fait plaisir ; il croit qu'il y va de sa dignité d'habitant des CoIonies, & il se rengorge, en pensant que la Nature s'est épuisée en Afrique & aux Antilles, pour lui donner un si grand nombre d'inférieurs. Que sais-je même si, à force de s'échauffer la tête, il ne les regardera pas comme ses sujets ? Il dira: c'est moi qui les ai fait rentrer dans leur devoir, qui ai pulvérisé leurs raisons, anéanti leurs prétentions. Lisez mon Mémoire. Quelles fines ironies ! comme je mene le nommé Raymond & le Curé d'Emberménil ! Ce sont soixante-huit pages d'or ; cela vaut tout ce qu'on a écrit sur cette matière. Messieurs les Propriétaires-planteurs, cottisez-vous pour me donner une belle habitation : justifiez le titre que j'ai pris à la tête de mes savantes observations ; sans moi vous perdriez vos prérogatives : vous aviez des égaux, & vous ne devez point en avoir ; mais ne me contestez pas de vous être supérieur ; si vous en doutez, lisez ma brochure.
Continuons de le suivre, toujours avec la preuve de ses infidélités & de ses mensonges. Il veut nier les attentats contre la majesté des moeurs, & il regarde ce mot de majesté donné par lui aux moeurs, comme une excellente plaisanterie. Oui, nous adoptons l'expression. C'est la majesté des moeurs qui fait celle des Empires : des misérables se permettent de les insulter, & le mépris public ne les punit pas ! Mais les moeurs sont-elles moins respectables en Amérique qu'en Europe ? Est-il de l'essence de ce pays-là que chaque habitation soit un serrail, & qu'on veuille faire de toutes les femmes de couleur, les maîtresses de Messieurs les Blancs ? En favorisant ce libertinage, que gagne-t-on ? la corruption, l'opprobre, la destruction de la Colonie, & rien de plus.
(Page 31.) On est un peu surpris d'entendre dire à l'Anonyme qu'il y a à St.-Domingue une tendance générale à la douceur & à la modération, lorsque l'on tient à la main toutes les ordonnances faites depuis 1768, contre lesquelles on réclame. Faut-il nommer les Blancs qui se sont permis de commettre des atrocités? on les nomera. Ont-ils été punis ? non, ils éludent tout. Mais que la Nation prenne sous sa sauve-garde celui qui prouvera des traits odieux restés impunis, & l'on verra éclore des infamies bien révoltantes. Vous me direz, cela ne regarde que des particuliers : & où en serions-nous, bon Dieu ! si tout le monde en usoit de même ! Nous voulons seulement prouver qu'un mauvais régime engendre de mauvais exemples ; détruisez ce régime vicieux, & les exemples ne subsisteront plus ; assurez les droits de ceux qui sont libres, ils vous béniront, & vous n'aurez plus besoin de faire mentir des Anonymes. Ceux qui s'élevent contre vous, prendront alors la plume, non pour confondre des mensonges, mais pour célébrer des vertus.
L'Edit de 1784 vouloit qu'on traitât les esclaves plus humainement : l'avarice & l'orgueil de beaucoup de Blancs ne le vouloit pas : de là une multitude de réclamations, dont le Ministre fut étourdi & indigné. Tout ce que l'Anonyme dit à ce sujet, est obscur, insignifiant, faux, cruel, & ne détruit aucun fait. Sa maniere favorite est de nier ; la nôtre de fournir des preuves. Nous les avons, ces preuves; le Ministre les a ; l'Assemblée Nationale les connoît, & peut-être qu'elles seront bientôt mises sous les yeux de toute la France.
(Page 37.) Il est plaisant que l'habitant observateur reproche aux gens de couleur un génie turbulent. Ils sont connus pour être les plus paisibles des hommes, & le courage dont ils ont donné des preuves en tant de rencontres, n'est rien moins qu'incompatible avec la douceur de leurs moeurs. Le génie turbulent est celui qui s'expatrie par cupidité, qui tente toutes les routes de l'ambition, qui aujourd'hui s'irrite comme un tigre, & demain se glissera comme un serpent, qui, bouffi d'orgueil & de prétentions, ne doute de rien pour chercher d'arriver à tout, & souvent n'arrive à rien. Que d'aventuriers nos colons américains n'ont-ils pas vu de ce genre, venir mendier des secours dans leurs habitations, & les payer ensuite de la plus noire ingratitude ! Eux turbulens ! Eux, laborieux cultivateurs d'une terre, où tout invite à une paix qui n'est troublée que par les vices de l'Europe ! Eux conspirateurs, & toujours opprimés ! Ceux qui les défendent, sont donc aussi des conspirateurs ! Il est des gens qui voudraient le faire croire ; mais cela ne prend pas plus que l'Ecrit de l'Anonyme.
(Page 34.) Ici l'Auteur invoque le 18e siecle contre M. Grégoire, & il oublie lui-même que ses préjugés le reculent vers le milieu du 15e, où commença la traite des Nègres, dont il fait poliment & vertueusement honneur à l'illustre las Casas, connu par des qualités bien différentes de celles d'un Capitaine Negrier. Il met en doute si le préjugé de couleur est plus faible dans l'Inde; il assure bien, que non, tant il a de facilité à nier des faits sans en apporter les preuves ! qu'il nie toujours;
Poursuivons, ou plutôt finissons ; car rien de plus dégoûtant que de répondre à l'Anonyme. Les faits attestés par le témoignage de M.Grégoire, dans son Mémoire en faveur des gens de couleur, restent dans toute leur force. Les raisons de l'Adversaire font pitié, quand elles n'excitent point l'indignation, On voit bien quel est son but, c'est d'empêcher que les gens de couleur ne soient assimilés aux blancs, & qu'ils n'ayent des Représentans à l'Assemblée Nationale. Ce sont-là les conclusions d'un avocat d'une très mauvaise cause, qu'on ne peut plaider sans choquer les principes de la raison, de la justice, & même de l'honnêteté. Nous en avons assez donné de preuves, ce me semble.
Quant aux railleries de l'Auteur, elles seroient bonnes, que les honnêtes gens auroient peine à les goûter dans ce moment-ci. On ne fait pas rire aujourd'hui des François aux dépens de l'humanité : elle est là, qui étouffe ses larmes ou qui les essuie, & cela déconcerte un peu les mauvais plaisans. Rions, à la bonne heure, quand nous serons sortis de nos abus & de tant de prétentions misérables dont nos freres supportent le poids : jusques-là, je commanderai le sérieux, même à ceux qui ont le plus besoin de se divertir, & je leur serai toujours un crime de chercher à provoquer le rire des méchans au sujet des malheureux. Il fut un tems où l'on rioit de tout ; ce tems est passé, je l'espere. Pour vous, infortunés Américains, vous armerez pat vos plaintes l'indignation de la vertu contre vos ennemis ; & le plus grand supplice que je souhaite à celui qui a lancé contre vous ce lâche pamphlet, c'est de sortir de l'embuscade de l'anonyme, & de se faire connoître.


(1) Je me suis ravisé, & j'ai suivi en effet pied à pied, l'Anonyme dans les notes portées à la fin de cet ouvrage.


Loi relative à la traite des noirs et au régime des colonies.
17 mai 1802 (27 floréal an X)

Au nom du peuple français, Bonaparte, Premier consul, proclame loi de la République le décret suivant, rendu par le Corps législatif le 30 Floréal an X, conformément à la proposition faite par le Gouvernement le 27 dudit mois, communiquée au Tribunat le même jour.

  • Art. 1er: Dans les colonies restituées à la France, en exécution du traité d'Amiens, du 6 germinal an X, l'esclavage sera maintenu, conformément aux lois et règlements antérieurs à 1789.

  • Article 2: Il en sera de même dans les autres colonies françaises au-delà du cap de Bonne-Espérance.

  • Article 3: La traite des Noirs et leur importation dans les-dites colonies auront lieu conformément aux lois et règlements existants avant ladite époque de 1789.

  • Article 4. Nonobstant toutes les lois antérieures, le régime des colonies est soumis, pendant dix ans, aux règlements qui seront faits par le Gouvernement.
    Collationné à l'original, par nous, Président et Secrétaires du Corps législatif.

A Paris, le 30 Floréal, an X de la République française.

Signé RABAUT le jeune, Président; THIRY, BERGIER, TUPINIER, RIGAL,secrétaires.
Soit la présente loi revêtue du sceau de l'Etat, insérée au Bulletin des lois, inscrite dans les registres des autorités judiciaires et administratives, et le ministre chargé d'en surveiller la publication. A Paris, le 10 Prairial, an X de la République.
Signé BONAPARTE, Premier Consul, Contre-signé, le Secrétaire d'Etat, HUGUES B. MARET. Et scellé du sceau de l'Etat.
Vu, le Ministre de la Justice, signé ABRIAL


LE CODE NOIR ou EDIT DU ROY
servant de règlement pour  le Gouvernement & l'Administration de la Justice, Police, Discipline & le Commerce des Esclaves Negres, dans la Province & Colonie de Loüisianne.

LOUIS, PAR LA GRÂCE DE DIEU ROI DE FRANCE ET DE NAVARRE : À tous, présens & à venir, salut. Les Directeurs de la Compagnie des Indes nous ayant representé que la Province & Colonie de Loüisianne est considerablement establie par un grand nombre de nos Sujets, lesquels se servent d'Esclaves Negres pour la culture des terres ; Nous avons jugé qu'il estoit de notre authorité & de notre Justice, pour la conservation de cette Colonie, d'y establir une loy & des regles certaines, pour y maintenir la discipline de l'Eglise Catholique, Apostolique& Romaine, & pour ordonner de ce qui concerne l'estat & la qualité des Esclaves dans lesdites Isles. Et desirant y pourvoir, & faire connoitre à nos Sujets qu'ils habitent des climats infiniment éloignez, Nous leur sommes toujours presens par l'estendue de nostre puissance, & par nostre application à les secourir. A CES CAUSES, & autres à ce Nous mouvans, de l'avis de notre Conseil, &t de notre certaine science, pleine puissance & authorité Royale, Nous avons dit, statué & ordonné, disons, statuons & ordonnons, Voulons & Nous plaist ce qui suit.

Art. PREMIER
L'Edit du feu Roy Loüis XIII, de glorieuse mémoire, du 23 Avril 1615, sera exécuté dans nos Provinces & Colonie de la Loüisianne ; ce faisant, enjoignons aux Directeurs generaux de ladite Compagnie, & tous nos Officiers de chasser, dudit Pays tous les Juifs qui peuvent y avoir establi leur résidence, ausquels, comme aux ennemis declarez du nom chrétien, Nous commandons d'en sortir dans trois mois, à compter du jour de la publication des Presentes, à peine de confiscation de corps & de biens.

II.
Tous les Esclaves, qui seront dans nostredite Province, seront instruits dans la Religion Catholique, Apostolique & Romaines, & baptisez : ordonnons aux Habitans qui acheteront des Negres nouvellement arrivez, de les faire instruire & baptiser dans le temps convenable, à peine d'amende arbitraire ; Enjoignons aux Directeurs generaux de ladite Compagnie, & à tous nos Officiers, d'y tenir exactement la main.

III
INTERDISONS tous exercices d'autre Religion que de la religion Catholique, Apostolique & Romaine ; voulons que les contrevenans soient punis comme rebelles & désobéissans à nos Commandemens ; Deffendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles Nous déclarons conventicules, illicites, séditieuses, sujettes à la mesme peine, qui aura lieu mesme contre les Maîtres qui les permettront ou souffriront à l'égard de leurs esclaves.

IV.
Ne seront préposez aucuns Commandeurs à la direction des Negres, qu'ils fassent profession de la Religion Catholique, Apostolique. & Romaine, à peine de confiscation desdits Negres contre les Maîtres qui les auront préposez, & de punition arbitraire contre les Commandeurs qui auront accepté ladite direction.

V
ENJOIGNONS à tous nos Sujets de quelque qualité & conditions qu'ils soient, d'observer regulierement les jours de Dimanches & de Fstes ; leur deffendons de travailler, ni de faire travailler les Esclaves ausdits jours, depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre minuit, à la culture de la terre & tous autres ouvrages, à peine d'amendes & de punition arbitraire contre les Maîtres & de confiscation des Esclaves qui seront surpris, par nos Officiers dans le travail : pourront néanmoins envoyer leurs Esclaves aux Marchez..

VI.
DEFFENDONS à nos Sujets blancs de l'un & de l'autre sexe, de contracter mariage avec les Noirs, à peine de punition & d'amende arbitraire ; & à tous Curez, Prestres ou Missionnaires seculiers ou reguliers, & mesmes aux Amôniers de Vaisseaux, de les marier. Deffendons aussi à nosdits Sujets blancs, msme aux Noirs affranchis ou nez libres, de vivre en concubinage avec des Esclaves ; Voulons que ceux qui auront eû un ou plusieurs enfans d'une pareille conjonction, ensemble les Maîtres qui les auront soufferts, soient condamnez chacun en une amende de trois cent livres : Et s'ils sont Maîtres de l'Esclave de laquelle ils auront lesdits enfans, voulons qu'outre l'amende ils soient privez tant de l'Esclave que des enfans, & qu'ils soit adjugez à l'Hôpital des lieux sans pouvoir jamais estre affranchis. N'entendons toutesfois le present Article avoir lieu, lorsque l'homme noir, affranchi ou libre, qui n'estoit point marié durant son concubinage avec son Esclave, épousera dans les formes prescrites par l'Eglise ladite Esclave, qui sera affranchie par ce moyen, & les enfans rendus libres & legitimes.

VII.
Les solemnitez prescrites par l'Ordonnance de Blois & par la Declaration de 1639 pour les mariages, seront observées tant à l'égard des Personnes libres que des Esclaves, sans néanmoins que le consentement du pere & de la mere de l'Esclave y soit necessaire, mais celuy du Maître seulement.

VIII
Deffendons tres expressément aux curés de procéder aux mariages des Esclaves, s'ils ne font apparoir du consentement de leurs Maîtres : Deffendons aussi aux Maîtres d'user d'aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.

IX
Les enfans qui naîtront des mariages entre Esclaves, seront Esclaves & appartiendront aux Maîtres des femmes Esclaves & non à ceux de leurs maris, si les maris & les femmes ont des Maîtres differens.

X
VOULONS, si le mari Esclave a épousé une femme libre, que les enfans, tant masles que filles, suivent la condition de leur mere & soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur pere ; & que si le pere est libre & la mère Esclave, les enfans soient Esclaves pareillement.

XI.
Les Maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans les Cimetières destinez à cet effet, leurs Esclaves baptisez ; & à l'égard de ceux qui mourront sans avoir reçû le baptême, ils seront enterrez la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédez.

XII
DEFFENDONS aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de gros bâtons, à peine de foüet & de confiscation des armes au profit de celuy qui les en trouvera saisis ; à l'exception seulement de ceux qui sont envoyez à la Chasse par leurs Maîtres, & qui seront porteurs de leurs Billets ou marques connuës.

XIII
DÉFENDONS pareillement aux esclaves appartenant à differens Maîtres de s'attrouper le jour ou la nuit, sous prétexte de nopces ou autrement, soit chez l'un de leurs Maîtres ou ailleurs, & encore moins dans les grands chemins ou lieux écartez, à peine de punition corporelle qui ne pourra estre moindre que du fouet & de la fleur de Lys ; & en cas de frequentes récidives & autres circonstances aggravantes, pourront estre punis de mort ; ce que nous laissons à l'arbitrage des Juges : Enjoignons à tous nos Sujets de courre sus aux contrevenans, & de les arrester & de les conduire en prison, bien qu'ils ne soient Officiers, & qu'il n'y ait contre lesdits contrevenans aucun décret.

XIV
Les Maîtres qui seront convaincus d'avoir permis ou toléré de pareilles assemblées, composées d'autres Esclaves que de ceux qui leur appartiennent, seront condamnez en leur propre & privé nom de reparer tout le dommage qui aura esté fait à leurs voisins à l'occasion desdites assemblées, & en trente livres d'amende pour la premiere fois, & au double en cas de récidive.

XV.
DEFFENDONS aux Esclaves d'exposer en vente au Marché, ni de porter dans les maisons particulieres, pour vendre, aucune sorte de denrées, mesme des fruits, legumes, bois à brûler, herbes ou fourages pour la nourriture des Bestiaux, ni aucune espece de grains ou autres Marchandises, hardes ou nippes, sans permission expresse de leurs Maîtres par un billet ou par des marques connuës ; à peine de revendication des choses ainsi venduës, sans restitution de prix par les Maîtres, & de six livres d'amende à leur profit contre les acheteurs par rapport aux fruits, legumes, bois à brûler, herbes, fourages & grains. Voulons que par rapport aux Marchandises, hardes ou nippes, les contrevenans acheteurs soient condamnez à quinze cens livres d'amende, aux déoens, dommage & interest, & qu'ils soient poursuivis extraordinairement comme voleurs receleurs.

XVI.
Voulons à cet effet, que deux personnes soient préposées dans chaque Marché, par less Officiers du Conseil superieur ou des Justices inferieures, pour examiner les Denrées & Marchandises qui y seront apportées par les Esclaves, ensemble les billets & marques de leurs Maîtres dont ils seront porteurs.

XVII.
Permettons à tous nos Sujets habitans du Pays, de se saisir de toutes les choses dont ils trouveront lesdits Esclaves chargez, lorsqu'ils n'auront point de billets de leurs Maîtres, ni de marques connuës, pour estre renduës incessamment à leurs Maîtres, si leur habitation est voisine du lieu où leurs Esclaves auront été surpris en délit : sinon elles seront, incessamment envoyées au Magasin de la Compagnie le plus proche, pour y estre en dépost jusqu'à ce que les Maîtres en ayent été avertis.

XVIII.
VOULONS que les Officiers de nostre Conseil superieur de la Loüisianne, envoyent leurs avis que la quantité de vivres & la qualité de l'habillement qu'il convient que les Maîtres fournissent à leurs Esclaves ; lesquels vivres doivent leur estre fournis chaque semaine, & l'habillement par chacune année, pour y estre statué par Nous : & cependant permettons ausdits Officiers, de regler par provision lesdits vivres & ledit habillemeet : deffendons aux Maîtres desdits Esclaves, de donner aucune sorte d'eau de vie pour tenir lieu de ladite subsistance & habillement.

XIX.
Leur défendons pareillement de se décharger de la nourriture & subsistance de leurs Esclaves, en leur permettant de travailler certain jour de la semaine pour leur compte particulier.

XX.
Les Esclaves qui ne seront point nourris, vêtus & entretenus par leurs Maîtres, pourront en donner avis au Procureur general dudit Conseil, ou aux Officiers des Justices inferieures, & mettre leurs memoires entre leurs mains ; sur lesquels, & même d'office si les avis leur viennent d'ailleurs, les Maîtres seront poursuivis à la Requeste dudit Procureur general & sans frais ; ce que Nous voulons estre observé pour les crimes & les traitemens barbares & inhumains des Maîtres envers leurs Esclaves.

XXI.
Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris & entretenus par leurs Maîtres ; & en cas qu'ils les eussent abandonnez, lesdits esclaves seront adjugez à l'Hôpital, auquel les Maîtres seront condamnez de payer huit sols par chacun jour, pour la nourriture & entretien de chacun Esclave ; pour le payement de laquelle somme, ledit Hôpital aura privilege sur les habitations des Maîtres, en quelques mains qu'elles passent.

XXII.
DECLARONS les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs Maîtres, & tout ce qui leur vient par industrie ou par la libéralité d'autres personnes ou autrement, à quelque titre que ce soit, estre acquis en pleine propriété à leurs Maîtres, sans que les enfans des Esclaves, leurs pere & mere, leurs parens & tous autres, libres ou Esclaves, y puissent rien prétendre, par successions, dispositions entre vifs, ou à cause de mort ; lesquelles dispositions declarons nulles, ensemble toutes les Promesses & Obligations qu'ils auroient faites, comme estant faites par gens incapables de disposer & contracter de leur chef.

XXIII.
VOULONS néanmoins que les Maîtres soient tenus de ce que leurs Esclaves auront fait par leur commandement, ensemble de ce qu'ils auront géré & négocié dans leurs boutiques, & pour l'espece particuliere de commerce à laquelle leurs Maîtres les auront préposez ; & en cas que leurs Maîtres n'ayent donné aucun ordre, & ne les ayent point préposez, ils seront tenus seulement jusqu'à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit ; & si rien n'a tourné au profit des Maîtres, le pecule desdits Esclaves, que leurs Maîtres leur auront permis d'avoir, en sera tenu, après que leurs Maîtres en auront déduit par préference ce qui pourra leur estre dû, sinon que le pecule consistât en tout ou partie en Marchandises dont les Esclaves auroient permission de faire trafic à part, sur lesquelles leurs Maîtres viendront seulement par contribution au sol la livre avec les autres Créanciers.

XXIV.
Ne pourront les Esclaves estre pourvûs d'Office ni de Commission ayant quelque fonction publique, ni estre constitués Agens par autres que leurs Maîtres, pour gérer & administrer aucun negoce, ni estre arbitres ou experts : ne pourront aussi estre témoins, tant en matieres civiles que criminelles, à moins qu'ils ne soient témoins necessaires, & seulement ç defaut de Blancs : mais dans aucun cas ils ne pourront servir de rémoins pour ou contre leurs Maîtres.


XXV.
Ne pourront aussi les Esclaves, estre parties ni estre en jugement en matière civile, tant en demandant qu'en deffendant, ni estre parties civiles en matiere criminelle ; sauf à leurs Maîtres d'agir & deffendre en matiere civile, & de poursuivre en matière criminelle la reparation des outrages & excès qui auront esté commis contre leurs Esclaves.

XXVI
POURRONT les Esclaves estre poursuivis criminellement, sans qu'il soit besoin de rendre leurs Maîtres partie, si ce n'est en cas de complicité ; & seront les Esclaves accusez, jugez en premiere instance par les Juges Ordinaires s'il y en a, & par appel au Conseil sur la mesme instruction, & avec les mesmes formalitez que les personnes libres, aux exceptions cy après.

XXVII.
L'Esclave qui aura frappé son Maître, sa Maîtresse, le mari de sa Maîtresse, ou leurs enfans, avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.

XXVIII.
Et quant aux excès & voyes de fait, qui seront commis par les Esclaves contre les personnes libres, voulons qu'ils soient sevèrement punis, mesme de mort s'il y échoit.

XXIX.
Les vols qualifiez, même ceux de Chevaux, Cavales, Mulets, Boeufs ou Vaches, qui auront esté faits par les Esclaves ou par les affranchis, seront punis de peine afflictive, mesme de mort si le cas le requiert.

XXX.
Les vols de Moutons, Chevres, Cochons, Volailles, Grains, Fourage, Poids, Feves, ou autres Legumes & Denrées, faits par les Esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les Juges, qui pourront, s'il y echoit, les condamner d'estre battus de verges par l'Executeur de la haute Justice, & marquez d'une Fleur de Lys.

XXXI.
Seront tenus les Maîtres, en cas de vol ou d'autre dommage causé par leurs Esclaves, outre la peine corporelle des Esclaves, de réparer le tort en leur nom, s'ils n'aiment mieux abandonner l'Esclave à celui auquel le tort a esté fait ; ce qu'ils seront tenus d'opter dans trois jours, à compter de celuy de la condamnation, autrement ils en seront déchüs.

XXXII.
L'Esclave fugitif qui aura esté en fuite pendant un mois à compter du jour que son Maître l'aura dénoncé à Justice, aura les oreilles coupées, & sera marqué d'une Fleur de Lys sur une épaule ; & s'il récidive pendant un autre mois, à compter pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, & il sera marqué d'un fleur de lys sur l'autre épaule ; & la troisième fois, il sera puni de mort.

XXXIII.
VOULONS que les Esclaves qui auront encouru les peines du foüet, de la Fleur-de-Lys, é des oreilles coupées, soient jugez en dernier ressort par les Juges ordinaires, & executez sans qu'il soit necessaire que de tels jugemens soient confirmez par le Conseil superieur, nonobstant le contenu en l'Article XXVI. des presentes, qui n'aura lieu que pour les jugemens portant condamnation de mort ou de jarret coupé.

XXXIV.
Les affranchis ou Negres libres qui auront donné retraite dans leurs maisons aux Esclaves fugitifs, seront condamnez par corps envers le Maître, en une amende de trente livres par chacun jour de retention ; & les autres personnes libres qui leur auront donné pareille retraite, en dix livres d'amende aussi par chacun jour de retention. ; & faute par lesdits Negres affranchis ou libres, de pouvoir payer l'amende, ils seront reduits à la condition d'Esclaves & vendus, & si le prix de la vente passe l'amende, le surplus sera délivré à l'Hôpital.

XXXV.
PEMETTONS à nos Sujets dudit Pays qui auront des Escclaves fugitifs, en quelque lieu que ce soit, d'en faire la recherche par telles personnes & à telles conditions qu'ils jugeront à propos, ou de la faire eux mesmes ainsi que bon leur semblera.

XXXVI.
L'Esclave condamné à mort sur la dénonciation de son Maître lequel ne sera point complice du crime, sera estimé avant l'exécution par deux des principaux Habitans qui seront nommez d'office par le Juge, & le prix de l'estimation en sera payé ; pour à quoi satisfaire, il sera imposé par nostre Conseil superieur sur chaque teste de Negre, la somme portée par l'estimation, laquelle sera réglée sur chacun desdits Negres, & levée par ceux qui seront commis à cet effet.

XXXVII.
Deffendons à tous Officiers de nostredit Conseil, & autres Officiers de Kustice establis audit Pays, de prendre aucune taxe dans les procès criminels contre les Esclaves, à peine de concussion.

XXXVIII.
DEFFENDONS aussi à tous nos Sujets desdits Pays, de quelque qualité & condition qu'ils soient, de donner ou de faire donner de le authorité privée la question ou torture à leurs Esclaves, sous quelque pretexte que ce soit, ni de leur faire ou faire faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des Esclaves, & d'estre procédé contre eux extraordinairement : leur permettont seulement, lorsqu'ils croyront que leurs Esclaves l'auront merité, de les faire enchaisner & battre de verges ou de cordes.

XXXIX.
ENJOIGNONS aux Officiers de Justice establis dans ledit Pays de proceder criminellement contre les Maîtres & les Commandeurs qui auront tué leurs Escales, ou leur auront mutilé les membres estant sous leur puissance ou sous leur direction, & de punir le meurtre selon l'atrocité des circonstances ; & en cas qu'il y ait lieu à l'absolution, leur permettons de renvoyer tant les Maîtres que les Commandeurs absous, sans qu'ils aient besoin d'obtenir de Nous des Lettres de grâce.

XL.
VOULONS que les Esclaves soient reputez meubles, & comme tels qu'ils entrent dans la Communauté, qu'il n'y ait point de suite par hypothèque sur eux, qu'ils se partagent également entre les Coheritiers sans Preciput & Droit d'ainesse, & qu'ils ne soient point sujets au Doüaire coutumier, au Retrait Lignager ou Féodal, aux Droits Féodaux & Seigneuriaux, aux formalitez des Decrets, ni au retranchement des quatre Quints, en cas de disposition à cause de mort ou Testamentaire.

XLI.
N'ENTENDONS toutefois priver nos Sujets de la faculté de les stipuler propres à leurs personnes, & aux leurs de leur côté & ligne, ainsi qu'il se pratique pour les sommes de deniers &t autres choses mobiliaires.

XLII.
Les formalitez prescrites par nos Ordonnances, & par la Coutume de paris, pour les Saisies des choses mobiliaires, seront observées sans les Saisies des Esclaves : Voulons que les deniers en provenans, soient distribuez par ordre des Saisies ; & en cas de déconfiture, au sol la livre après que les dettes privilégiées auront esté payées ; & généralement que la condition des Esclaves soit réglée en toutes affaires comme celle des autres choses mobiliaires

XLIII.
VOULONS néanmoins que le mary, sa femme & leurs enfans impubères, ne puissent estre saisis & vendus separément, s'ils sont tous sous la puissance d'un mesme Maître ; Déclarons nulles les saisies & ventes séparées qui pourroient en estre faites, ce que Nous voulons aussi avoir lieu dans les ventes volontaires, à peine contre ceux qui feront lesdites ventes, d'estre privez de celuy ou de ceux qu'ils auront gardez, qui sont adjugez aux Acquereurs, sans qu'ils soient tenus de faire aucun supplément de prix.

XLIV.
VOULONS aussi que les Esclaves âgez de quatorze ans & au dessus jusquà soixante ans, attachez à des fonds ou habitations, & y travaillant actuellement, ne puissent estre pour autres dettes que pour ce qui sera dû du prix de leur achapt, à moins que les fonds ou habitations fussent saisis réellement ; auquel cas Nous enjoignons de les comprendre dans la Saisie réelle, & deffendons à peine de nullité, de proceder par Saisie réelle & Adjudication par décret sur des fonds ou habitations, sans y comprendre les Esclaves de l'âge susdit, y travaillant actuellement.

XLV
Le Fermier judiciaire des fonds ou habitations saisies réellement, conjointement avec les Esclaves, sera tenu de payer le prix de son Bail, sans qu'il puisse compter parmi les fruits qu'il perçoit les enfans qui seront nez des esclaves pendant sondit Bail.

XLVI.
VOULONS, nonobstant toutes conventions contraires, que Nous déclarons nulles, que lesdits enfans appartiennent à la partie Saisie si les Creanciers, sont satisfaits d'ailleurs, ou à l'Adjudicataire s'il intervient un Decret ; & à cet effet, il sera fait mention dans la derniere affiche de l'interposition dudit Decret, des enfans nez des esclaves depuis la Saisie réelle, comme aussi des Esclaves décedez depuis la Saisie réelle dans laquelle ils estoient compris.

XLVII
Pour éviter aux frais & aux longueurs de procedures, voulons que la distribution du prix entier de l'Adjudication conjointe des fonds & des Esclaves, & de ce qui proviendra du prix des Baux judiciaires, soit faite entre les Creanciers selon l'ordre de leurs Privileges & Hypotheques, sans distinguer ce qui est pour le prix des Esclaves ; & néanmoins les Droits Féodaux & seigneuriaux ne seront payez qu'à proportion des fonds.

XLVIII.
Ne seront reçûs les Lignagers & Seigneurs Feodaux, à retirer les fonds decretez, licitez ou vendus volontairement, s'ils ne retirent les Esclaves vendus conjointement avec les fonds où ils travaillent actuellement ; ni l'Adjudicataire ou l'Acquereur, à retenir les Esclaves sans les fonds.

XLIX.
ENJOIGNONS aux Gardiens nobles & bourgeois, Usufruitiers, Amodiateurs, & autres jouissans des fonds auxquels sont attachés des Esclaves qui y travaillent, de gouverner lesdits Esclaves comme bons peres de famille, au moyen dequoy ils ne seront pas tenus après leur administration finie de rendre le prix de ceux qui seront décedez ou diminuez par maladie, vieillesse ou autrement, sans leur faute : Et aussi ils ne pourront pas retenir comme fruits à leur profit, les enfans nez desdits Esclaves durant leur administration, lesquels Nous voulons estre conservez & rendus à ceux qui en sont Maîtres & les Propriétaires.

L.
Les Maîtres âgez de vingt-cinq ans pourront affranchir leurs Esclaves par tous actes entre vifs ou à cause de mort : Et cependant comme il se peut trouver des Mâitres assez mercenaires pour mettre la liberté de leurs Esclaves à prix, ce qui porte lesdits Esclaves au vol & au brigandage, deffendons à toutes personnes de quelque qualité & condition qu'elles soient, d'affranchir leurs Esclaves, sans en avoir obtenu la permission par Arrest de nostredit Conseil superieur ; laquelle permission sera accordée sans frais, lorsque les motifs qui auront esté expediez par les Maîtres paroitront legitimes. Voulons que les affranchissemens qui seront faits à l'avenir sans ces permissions, soient nuls, & que les Affranchis n'en puissent joüir, ni estre reconnus pour tels : Ordonnons au contraire qu'ils soient tenus, censez é reputez Esclaves, que les Maîtres en soient privez, & qu'ils soient confisquez au profit de la Compagnie des Indes.

LI.
Voulons néanmoins que les Esclaves qui auront esté nommez par leurs Maîtres, Tuteurs de leurs enfans, soient tenus & reputez comme Nous les tenons & reputons pour affranchis.

LII.
DECLARONS les affranchissemens faits dans les formes cy-devant prescrites, tenir lieu de naissance dans nostredites Province de la Loüisianne, & les esclaves affranchis n'avoir besoin de nos Lettres de naturalité pour joüir des avantages de nos sujets naturels de nostre Royaume, Terres & Pays de notre obéissance, encore qu'ils soient nez dans les Pays estrangers : Declarons cependant lesdits affranchis, ensemble le Negre libre, incapable de recevoir des Blancs aucune donation entre vifs a cause de mort ou autrement ; Voulons qu'en cas qu'il leur en soit fait aucune, elle demeure nulle à leur égard, & soit appliquée au profit de l'Hôpital le plus prochain.

LIII.
COMMANDONS aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens Maîtres, à leurs Veuves & à leurs Enfans ; ensorte que l'injure qu'ils leur auront faite, soit punie plus grievement que si elle était faite à une autre personne : les déclarons toustefois francs & quittes envers eux de toutes autres Charges, Services & Droits utiles que leurs anciens Maîtres voudroient prétendre, tant sur leurs personnes que sur leurs Biens & Successions, en qualité de Patrons.

LIV.
OCTROYONS aux affranchis les mesmes Droits, Privileges & Immunitez dont joüissent les personnes nées libres ; Voulons que le merite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mesmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres Sujets, le tout cependant aux exceptions portées par l'Article LIII. des presentes.

LV.
DECLARONS les Confiscations & les amendes qui n'ont point de destination particulière, par ces Présentes, appartenir à ladite Compagnie des Indes, pour estre payées à ceux qui sont préposez à la Recette de ses Droits & Revenus ; Voulons néanmoins que distraction soit faite du tiers desdites Confiscations & amendes au profit de l'Hôpital le plus proche du lieu où elles auront été adjugées.


Si DONNONS en MANDEMENT à nos amez & feaux les Gens tenant notre Conseil superieur de la Loüisianne, que ces Presentes ils ayent à faire lire, publier & registrer, & le contenu en icelles, garder & observer selon leur forme & teneur, nonobstant tous Edits, Declarations, Arrests, Regelemens & Usages à ce contraires, ausquels Nous avons dérogé & dérogeons par ces Présentes ; CAR TEL EST NOSTRE BON PLAISIR. Et afin que ce soit chose ferme & stable à toujours, Nous y avons fait mettre notre Scel. DONNÉ à Versailles au mois de Mars, l'an de grace mil sept cens vingt-quatre, & de notre Regne le neuvieme. Signé LOUIS.

 

Rédaction : Thierry Meurant

 

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