Bulletin mensuel
de la Société d'archéologie lorraine et du Musée historique
lorrain
1914-1919 et 1920
Le Pays des Baronnies.
Emile AMBROISE
TROISIÈME PARTIE (1).
Dans les deux
premières parties de cette étude sur l'ancienne seigneurie de
Turquestein, nous étions parvenus, à la fin du XVIe siècle, à
l'époque du démembrement de ce grand fief messin, que possédait
depuis 135 ans, la famille lorraine d'Haussonville. Le partage
consommé en 1567, l'avait morcelé en trois seigneuries séparées
mais chacune d'elles, conservait le titre de baronnie.
Nous avons suivi jusqu'à la fin de l'ancien régime, les deux
premiers de ces petits états féodaux, la baronnie de
Lorquin et la baronnie de Saint-Georges. Il nous reste à parler
de la troisième, celle de Châtillon.
Elle formait le lot des descendants de Gaspard d'Haussonville,
et s'étendait sur les localités de Cirey, du val de Bonmoutier,
de Petitmont, d'Ibigny, d'Harbouey, et sur le grand massif de
forêts compris entre les deux ruisseaux qui forment la Vezouse,
depuis la roche de Châtillon jusqu'aux abords du Donon. Tous ces
villages sont de langue française. Ils étaient demeurés
français, même après 1871. Pour cette raison, ils viennent de
subir cruellement les effets de la grande guerre. Entre eux et,
les autres parties de la seigneurie primitive, où l'idiome
alsacien est plutôt en usage, ont été bien souvent tracées au
cours des âges, des limites, voire des frontières que
prétendaient fixer pour jamais les hautes pierres qu'on retrouve
encore ça et là dans la forêt. La dernière, celle des bornes
blanches que, depuis 47 ans, nous ne franchissions jamais sans
tristesse, n'a pas duré plus que les autres. Elle n'est déjà
plus que le témoins caduc de la ruée germanique, qui vient de se
briser sous nos yeux. (2)
I. La Baronnie de Châtillon. - Famille de Nettancourt.
Les deux filles de Gaspard d'Haussonville, en faveur desquelles,
lors des partages de 1567, avait été créée la baronnie de
Châtillon (3), étaient Anne d'Haussonville mariée en 1539 à
Georges de Nettancourt, et sa soeur Marguerite, femme de Jean II
du Châtelet, qu'elle épousa après 1544. Ce partage avait laissé
subsister entre les deux familles une indivision, qui ne prit
fin qu'en 1607 et 1611, par de nouveaux accords. Nous savons
déjà qu'à la suite du premier, les petits-fils de Georges de
Nettancourt, Jean V et son frère Henry (4) aliénèrent leurs
parts au profit du comte François de Vaudémont, tandis que leur
oncle, Jean-Philippe, conservait la sienne mais à l'état
d'indivision avec le prince lorrain (5).
Le second accord, celui de 1611, détermine et sépare
définitivement les deux lots. François de Vaudémont reçoit
Harbouey et Petitmont, qu'il réunit aussitôt à ses baronnies de
Lorquin et Saint Georges. Nous en connaissons déjà la destinée.
René et Érard du Châtelet prennent Cirey, où nous les suivrons
bientôt Jean-Philippe de Nettancourt conserve le val de
Bonmoutier et le château de Châtillon, auquel reste attaché le
titre de baronnie. (6) Il transmet l'un et l'autre à son fils
Gabriel-Siméon, qui, moins attaché au manoir familial, devait
terminer sa carrière à Paris en 1661, laissant un fils,
François-Siméon, capitaine au régiment des gardes du prince de
Vaudémont, mais qui mourait prématurément en 1669, tué en duel
au cours du siège d'Arras. Cet événement paraît avoir gravement
amoindri la famille de Nettancourt-Châtillon dans le pays des
baronnies. L'année même où disparaissait François-Siméon, son
château était mis en vente par décret du Châtelet de Paris,
très-probablement comme conséquence de la situation obérée,
laissée par Gabriel- Siméon son père et, du même coup, ses
descendants perdaient leurs droits au titre de barons de
Châtillon.
Des cinq enfants de François-Siméon, Gabriel-Laurent, né
d'ailleurs avant ces événements (1664) est le dernier auquel il
ait été donné. Il n'a point d'ailleurs habité Châtillon.
Cependant, bien que dépossédés, les anciens seigneurs de
Châtillon, n'ont pas quitté le pays. Par des alliances ou
autrement, ils avaient acquis des biens dans le comté de
Blâmont, à Foulcrey en 1592 (7), puis à Igney. C'est à Repaix
qu'ils se retirèrent, dans le vieux manoir du XVIe siècle dont
un artiste lorrain, l'architecte Morey a donné un dessin très
connu (8). Un contact étroit avec les populations les y a
retenus jusqu'aux derniers temps de l'ancien régime. Leur nom
est répété plus de trente fois dans les actes paroissiaux de
Repaix, Foulcrey, Igney Herbéviller, Blâmont, et enfin
Lunéville, où les appelèrent leurs charges à la Cour. Leur vie
familiale s'y déroule pendant un siècle, ainsi que la succession
de leurs alliances avec les familles lorraines et résidantes
aussi de Martimpré, Bannerot, Pindray, Sailly.
D'origine barrisienne (9), les barons puis comtes de Nëttancourt
avaient de tout temps servi tantôt la France, tantôt la
Lorraine. Dès 1426, l'un d'eux est bailli et gouverneur de Bar
(10). En 1476, Vautrin de Nettancourt, alors que le Téméraire
assiège Nancy, conserve à René II la forteresse de Vaudémont, où
il reçoit la visite de son duc. Jean IV qui épouse en 1573 sa
cousine, Ursule d'Haussonville (11), se distingua sous Henri
III, puis à Ivry et à Fontaine-Française avec Henry IV. En 1633
le régiment de Nettancourt compte dans les rangs de l'armée que
Richelieu et Louis XIII conduisent au siège de Nancy (12).
A la bataille de Seneffe, puis en Italie, sous Catinat, ils se
distinguent en toute rencontre. Ils s'allient aux familles
lorraines de Bassompierre, de Savigny, des Armoises et c'est
ainsi que, dès le retour de Charles IV dans ses-États, et plus
tard sous Léopold et Stanislas, ils exercent à la Cour ducale
des charges importantes. Gabriel-Laurent (1664-1735) est
capitaine aux gardes ; Nicolas-Adrian (1702-1782) au régiment du
prince de Pons. Elisabeth- Charlotte, née à Lunéville le 7
juillet 1705, est tenue sur les fonts baptismaux par le duc et
la duchesse dont elle porte les prénoms. Mme de Nettancourt est
gouvernante de ses filles d'honneur (13).
Le dernier de leurs héritiers mâles qui ait habité ce pays, est
Nicolas-Adrian, capitaine au service de France. Il mourut à
Blâmont le 19 mai 1782, à l'âge de 80 ans. Deux de ses cousines,
Catherine de Nettancourt, femme de Guillaume de Bannerot, et sa
soeur. Marie ou Madeleine, comtesse de Sailly, y représentent
encore à la même époque la descendance féminine des Nettancourt-Châtillon,
et ce n'est qu'après leur mort (1780 et 1786) que peu à peu leur
nom tombera dans l'oubli (14).
II. - Baronnie de Châtillon
Famille Regneauld et de Klopstein.
L'acquéreur du château et de la baronnie de Châtillon, lors de
la vente forcée de 1669, fut Jean Huin, écuyer, ci-devant
chancelier et lieutenant-général au bailliage de Vic, où
siégeait, comme nous l'avons vu (15), la justice ou cour féodale
de l'évêque de Metz, pour l'ensemble de ses vastes enclaves en
terre lorraine. Pris dans la bourgeoisie locale, les magistrats
de ce tribunal qui recevaient des épices et cumulaient des
fonctions très diverses, ne s'interdisaient pas les affaires
lucratives. Acquéreur le 15 mai pour 28.000 francs, Jean Huin
revendait Châtillon le 2 octobre à la comtesse de Linange-Réchicourt
pour 35.000 francs barrois (16).
Celle-ci ne le conserva que peu de temps. Elle le cédait le 7
octobre 1676 à Nicolas Regneauld.
La famille Regneauld (17) avait été anoblie par le duc Charles
IV pour les services que ses membres, comme receveurs et gruyers
du domaine de Rosières, avaient rendus au cours de la période
des guerres. Devenus propriétaires et barons de Châtillon,
Nicolas et ses successeurs ne l'ont plus quitté; et, par leur
présence constante dans la contrée, y ont acquis et conservé
jusqu'aujourd'hui une influence légitime et des sympathies
reconnaissantes, Leurs alliances les rattachaient à de vieilles
familles lorraines : Haxaire, Reboucher, Mortal. Joseph-Claude
Regneauld fut, en 1709, capitaine au régiment des gardes de
Léopold qui le reconnut comme baron de Châtillon (18). Même à
l'époque révolutionnaire, Charles-Gabriel n'abandonnait pas son
manoir. C'était un vieux soldat qui, d'après le signalement
minutieusement établi par le Comité de surveillance de Blâmont,
portait au front une cicatrice double. En dépit des
dénonciations véhémentes qui prétendaient le rendre responsable
de l'émigration de son frère, il vécut retiré « dans sa maison
isolée au milieu des bois », protégé plutôt qu'inquiété par la
surveillance qu'avait établie (19) « sur ce partie de la
montagne », le procureur syndic de Blâmont, son ami et son
conseiller.
Mais, au commencement du XIXe siècle, il ne restait de la
famille Regneauld qu'une fille, Joséphine-Gabrielle, qui
épousait en 1835 le baron Antoine-Louis-François de Klopstein.
Dès la fin du XVIe siècle, François Clopstain est prévôt de
Marsal, où il possède un fief appelé la Cour douaire. Cette
famille, d'origine allemande (20), s'était réfugiée en Lorraine
au cours des guerres religieuses, afin d'échapper, lisons-nous
dans les archives du château de Châtillon, à la tyrannie
luthérienne. Mathias se distingue par sa ferme attitude lors de
l'attaque de Blâmont par l'armée des Reîtres en 1587 (21). Enfin
Jean, en 1638, consacre et paye de sa vie, la juste renommée
qu'attache à son nom l'héroïque défense de cette ville et de son
château contre Bernard de Saxe-Weimar et les Français.
C'est ce même nom, entouré des mêmes respects, que portait
encore 278 ans plus tard le baron dé Klopstein, ancien
commandant de cavalerie. Le 4 août 1914, il tombait mortellement
atteint par une balle allemande, alors que, d'une fenêtre de son
château, il observait l'avance de l'ennemi.
III. - Baronnie de Cirey-en-Vôge, Famille du Châtelet.
René et Érard du Châtelet qui, avec Jean-Philippe de Nettancourt,
partageaient en 1611 le domaine de Châtillon, appartenaient à la
branche de cette famille, dont les membres s'intitulaient de
préférence barons de Thons (22). Jean II qui vivait en 1562,
était devenu gouverneur de Langres. Il prenait les titres de
souverain de Vauvillars, baron de Thons et de Châtillon-en-Vôge.
Erard qui mourut en 1635 âgé de 86 ans, y ajoutait celui de
seigneur de Cirey-en-Champagne (23). De ses neuf enfants devait
sortir une lignée, féconde, où figure son fils Érard, qui nous a
laissé le récit de ses tentatives infructueuses pour la
délivrance du duc Charles IV, alors enfermé à Tolède. Mais cette
branche des du Châtelet n'appartient guère à l'histoire de
Lorraine que par l'un de ses membres, Florent- Claude que nous
retrouverons à Lunéville en 1735 et à Cirey-sur-Vezouse en 1748.
C'est René, chef de la branche aînée, qui, lors du démembrement
en 1611 de la baronnie de Châtillon, eut en partage Cirey-en-Vôge
et les forêts voisines (24). Il affecta le titre de baronnie à
ce chef-lieu des terres qui composaient sa part (25), laissant
celui de seigneur de Châtillon à Jean- Philippe de Nettancourt,
auquel échut le château. A sa mort, survenue eu 1617, son fils
Antoine s'intitula donc marquis du Châtelet, seigneur de Thons
et baron de Cirey-en-Vôge. Après lui Pierre, puis Pierre-Denis
et René-François portèrent les mêmes titres, et résidèrent
effectivement dans leur domaine vosgien, ainsi qu'en font foi
les registres paroissiaux (26).
Ils eurent des charges importantes à la Cour de Léopold.
Pierre-Denis y fut chambellan et capitaine aux gardes.
Mais nous avons surtout des renseignements sur René-François
(1668-1755) qui, plus que les autres, a joué un rôle important
dans les affaires lorraines, et a laissé, étant mort à Blâmont,
un souvenir durable dans la contrée (27).
IV. René du Chatelet, marquis de Grandseille
René-François, né en 1689, était à 19 ans (1708) capitaine dans
les troupes du prince Charles de Lorraine (28). En 1710 il
épousait à Cirey une Irlandaise d'une grande beauté, bien que
beaucoup plus âgée que lui, Catherine Flèming (29), dont il
semble que la noblesse ne fût point aussi incontestée que la
sienne, car on avait eu recours à un expédient pour en obtenir
la confirmation authentique. A ce moment vivait en France, au
château de Saint-Germain-en-Laye, le dernier des Stuarts,
Jacques III. Il y tenait une sorte de cour. On avait sollicité
et obtenu de ce souverain déchu, une reconnaissance des titres
de Catherine Fléming. Il attesta qu'elle était descendue de
l'ancienne et noble famille des milords de Slaves, dans le
royaume d'Irlande, connue en ce pays depuis plusieurs siècles
(30).
Mme du Châtelet se montra très attaché à sa baronnie de Cirey.
Mais elle était petite. Le village, réduit depuis les guerres à
une cinquantaine de pauvres habitants, n'avait nulle importance.
Les forêts seules conservaient quelque valeur. Soixante ans plus
tard, on les estimera 240.000 francs. Patiemment et pendant 12
ans, M. du Châtelet s'appliqua à arrondir son domaine., et en
1723, il jugeait le moment venu de demander au duc Léopold de
l'ériger en marquisat, sous le nom de Grandseille. Dans le même
temps, M. de Beauvau, son voisin dans le pays des Baronnies,
poursuivait le même dessein pour la terre d'Haroué (31).
L'élévation d'une seigneurie au rang de marquisat, exigeait
alors des possessions territoriales importantes, mais surtout la
concession de certains droits réguliers qui donnaient au
titulaire une place privilégiée dans la noblesse du pays. C'est
le but qu'atteignit M. du Châtelet par une longue série
d'acquisitions, et plus encore par l'effet des faveurs du
prince. Mais l'excès même de ces faveurs devait provoquer des
protestations, et, dès la mort de Léopold, des mesures de
répression d'où sortit bientôt le démembrement du marquisat,
puis l'exode de la famille du Châtelet, amoindrie et humiliée.
Ces vicissitudes, aggravées par l'intervention de l'État
français, dépassent, nous semble-t-il, la portée des intérêts
particuliers qu'elles atteignirent, nous découvrant divers
aspects de la vie sociale et politique du temps.
Nous dirons donc quelques mots de l'existence éphémère du
marquisat de Grandseille.
Grandseille est un hameau dépendant du village de Verdenal,
terre infertile, où n'existait au XVIIIe siècle que la maison du
fermier (32). L'élégant pavillon qu'on y voit aujourd'hui, est
de construction plus moderne. Comme on ne pouvait installer en
ce lieu désert un personnel administratif, c'est à Frémonville
que s'établirent le prévôt, le procureur fiscal, le greffier, le
tabellion. M. du Châtëlet avait acquis non seulement des terres,
des étangs, des scieries, des bois, mais des cens, des rentes,
des dîmes, des corvées et autres droits surannés. Le tout
composait déjà un revenu de 7.000 livres. Léopold, sous couleur
d'indemnité pour des bois situés en France que sur sa demande M.
du Châtelet aurait renoncé à vendre, pour ne pas nuire aux
salines de Rosières, y avait ajouté les ruines du château de
Blâmont qu'illustraient les souvenirs de Jean Klopstein, des
droits de justice haute, moyenne et basse, des usines, « le
revenu desquels domaines peut monter à 2.500 livres, à cause de
la grande dépense que le dit marquis du Châtelet y a faite ». Le
duc, voulant lui donner des marques de son estime, et en
considération de ce que ses ancêtres avaient sacrifié leurs
biens et par conséquent de nombreuses terres et dignités, au
service de ses prédécesseurs, et pour le soutien de ses États,
où ils avaient toujours tenu des premiers rangs, érigea tout cet
ensemble, l'éleva, illustra et décora en dignité, titre, rang et
prééminence de marquisat, avec permission d'y joindre toutes
autres acquisitions, dans le bailliage de Lunéville. Et ce
n'était qu'un commencement. L'année suivante, il érigeait en
fief, avec droit de haute justice les terres du marquisat
acquises sur des particuliers, y attachant les droits de
juridiction en matières personnelles, réelles, civiles ou
criminelles dans les villages du domaine où M. du Châtelet ne
les possédait pas encore, droits souverains qu'il déclara «
désunir et démembrer de sa prévôté et gruerie de Blâmont, pour
les attribuer aux officiers du marquisat, sauf appel. Comme
faveur spéciale, il y ajoutait encore la dispense de tous droits
fiscaux, et même la, remise de toute déchéance déjà encourue en
vertu des ordonnances.
En résumé, Léopold, augmentait la modeste baronnie de Cirey, des
terres équivalant à une très grande partie de la prévôté de
Blâmont, et nanties, au préjudice de la souveraineté lorraine,
des droits réguliers les plus précieux (33).
L'édit de 1722 autorisait M. du Châtetet à continuer ses
acquisitions dans toute l'étendue du bailliage de Lunéville. Il
n'y manqua point et, le 15 octobre 1726, il se faisait céder te
village de Parux avec sa haute justice et la cense de Fléville à
Harbouey (34). Quelque temps après, le duc l'autorisait encore a
racheter à son profit personnel, des droits féodaux sur le
village de Verdenal, qu'un ancien comte de Blâmont avait engagés
à la fin du XIVe siècle (1392) au chapitre de Saint-Dié, lequel,
depuis 400 ans, les avait incorporés à la partie de ses domaines
qui conservait le vieux nom de prévôté de Chaumontois (35).
Enfin, un peu plus tard, on s'aperçut qu'il manquait encore au
marquisat de Grandseille l'importante prérogative des droits de
sceau et de tabellionnage. Ce fut l'objet d'un dernier édit du
19 août 1728 qui, poussant à l'extrême l'étendue des
munificences princières, déclara que ces droits régaliers
pourraient être perçus au profit du marquisat, même sur les
actes reçus par les notaires royaux (36).
Le marquis et la marquise du Châtelet conservèrent les faveurs
de Léopold jusqu'à sa mort. François III ne leur fut pas moins
favorable. Lorsqu'il échangea son duché de Lorraine contre celui
de Toscane, et confia au marquis de Beauvau la mission
d'implanter et de faire accepter à Florence le gouvernement du
nouveau grand-duc, M. du Châtelet le suivit dans cette ville, où
il fit son entrée le 16 mars 1738, à la tête de 500 gardes
lorraines (37). Il recevait bientôt après (1741) le titre de
général major du grand-duc de Toscane, puis rentrait en Lorraine
en 1743 pour se fixer définitivement à Cirey, où il semble bien
que le soin de ses affaires, les soucis que lui donnait déjà le
marquisat de Grandseille, et ses démêlés avec l'abbé de Domèvre,
dont nous avons fait ailleurs le récit (38) aient absorbé la
plus grande part de son activité.
Les registres paroissiaux nous révèlent qu'il eut de Catherine
FIéming 7 ou 8 enfants. Mais; dès 1748, tous ses fils étaient
morts prématurément, notamment l'ainé Luc-René, né en 1716 et
qui avait été chambellan du grand-duc de Toscane. De ses filles,
qui presque toutes reçurent le titre de dames d'honneur, il
restait seulement Anne-Catherine, née le 21 janvier 1720, que
Marie-Thérèse, grande-duchesse, puis impératrice, avait élevée à
la dignité de dame de la Clef d'or. Seule survivante de cette
grande famille, elle fut la troisième femme de François-Philippe
duc de Marmier (39).
Le mariage fut célébré à Blâmont le 23 juillet 1748 (40); et,
parmi les personnages qui y assistèrent, figure comme témoin,
Florent-Claude du Châtelet, baron de Cirey-en- Champagne, grand
bailli du pays d'Auxois et de Sarrelouis, commandant pour le roi
dans les duchés de Lorraine et de Bar, sous les ordres du roi de
Pologne (41), cousin de l'épouse. Ce grand personnage
représentait alors la descendance d'une branche de la famille du
Châtelet, dont l'auteur, Érard, avait reçu en 1611 une part dans
la baronnie de Châtillon(42). Nous avons dit qu'il ne restait
pas de traces de la présence dans le pays des Baronnies, et que,
selon toutes probabilités, sa part avait été cédée a René,
premier baron de Cirey-en-Vôge. Mais la venue de Florent-Claude
au mariage de sa cousine n'était pas purement fortuite. Il est
facile de pénétrer les raisons de sa présence en Lorraine (43).
V. - Florent-Claude du Châtelet, baron de Cirey-en-Champagne.
Né en 1695, d'abord mousquetaire du roi, puis colonel au
régiment de Hainaut, Florent-Claude déjà grand bailli de
Semur-en-Auxois, cumulait encore la charge surtout honorifique
de grand bailli de Sarrelouis.
La création de cette province ou département de la Sarre où,
plus que jamais se débat actuellement pour la France le grave
problème de sa sécurité, était l'oeuvre, malheureusement
éphémère, de la prévoyance de Louis XIV et du génie de Vauban.
Leur pensée commune avait été de suppléer, par une puissante
barrière militaire, à l'indispensable frontière géographique que
la nature a refusée à la France, entre la Moselle et le Rhin.
Mais après les amputations et les restitutions imposées par les
traités de Nimègue et de Ryswick, il ne restait guère de la
nouvelle province que la forteresse de Sarrelouis, et les
quelques territoires épars dans la Lorraine, et l'évêché de Metz
que le marquis du Châtelet administrait au nom du roi Louis XV
(44). Comme il avait établi à Phalsbourg, à 15 lieues seulement
de Lunéville, le siège de son gouvernement (45), ses rapports
fréquents et officiels avec la Cour de Lorraine devaient
naturellement y attirer, avec le gouverneur de la Sarre, sa
femme, la savante et séduisante Gabrielle-Emilie de Breteuil, et
l'ami commun qui, dès cette époque, avait lié son existence à
celle de la marquise, Voltaire.
Voltaire étalait volontiers cette double et singulière amitié.
Il s'en autorisait pour traduire, en même temps que les
sentiments de celle dont il avait fait « la moitié de lui-même
», ceux qu'il prêtait au mari complaisant, auquel il ne
marchandait pas d'ailleurs une admiration enthousiaste (46). «
M. et Mme du Châtelet, écrivait-il, vous font leurs plus tendres
amitiés » et dix ans plus tard, 21 septembre 1749, au lendemain
de la mort tragique de la marquise, dont il avait conduit le
deuil aux côtés du marquis « Je vais, disait-il, passer-deux
jours chez une amie de ce grand homme » (47). Exagération
presque ironique que l'histoire n'a pas ratifiée, se contentant
de voir en Florent-Claude du Chatelet, un brave officier,
plusieurs fois blessé, mais surtout une figure assez
particulière du grand seigneur de son temps.
On a de Voltaire une lettre écrite en 1734 dans un cabaret
hollandais, sur la route de Bruxelles, où il devait retrouver
la. divine Émilie (48), et de 1735 plusieurs autres datées du
château de Cirey, dont les charmes lui faisaient écrire « Je ne
demande qu'à vivre enseveli dans les montagnes de Cirey... Je
vivrai là, ou dans un pays libre (49). » Comment s'étonner dès
lors qu'en mai 1735, il ne se soit fait aucun scrupule de suivre
la marquise à Lunéville, lorsqu'elle y fut appelée par son mari,
et accueillie par la veuve de Léopold ? Le duc régnant, François
III, resté presque étranger à son peuple par l'éducation
allemande qu'il avait reçue à Vienne, hautain, parcimonieux et
toujours absent, ne se souciait point, comme le fera plus tard
le bon Stanislas, d'ouvrir dans son château, dont il avait
expulsé les courtisans, un libre asile aux écrivains persécutés.
C'était donc à la marquise qu'était offerte l'hospitalité de
Lunéville, beaucoup plus qu'à l'auteur des Lettres
philosophiques, que commençait à inquiéter, pour lui-même, le
sort de son livre brûlé cette année même par les mains du
bourreau. Cependant Voltaire se complut délibérément à mener à
Lunéville une vie de parasite, puisqu'il en a tracé lui-même,
avec plus d'esprit que de dignité, ce tableau suggestif « Me
voici dans une cour sans être courtisan j'espère vivre ici comme
les souris d'une maison, qui ne laissent pas de vivre gaiement,
sans jamais connaitre le maître, ni la famille. Je ne suis pas
fait pour les princes, encore moins pour les princesses (50) ».
Lorsque plus tard, en 1748 et 1749, Voltaire accompagna de
nouveau la divine Emilie à Lunéville, le marquis Florent-Claude,
en pleine possession des faveurs du roi de Pologne, vivait à sa
Cour avec le titre de grand maréchal des logis, aux
appointements de 2.000 écus, partageables entre le mari et la
femme (51), dont les amis anciens et nouveaux, Voltaire déjà
vieilli et le jeune Saint-Lambert, y recevaient comme le mari le
plus large et plus bienveillant accueil.
C'est à l'époque de ces derniers séjours à Lunéville que
Voltaire put se rendre à Cirey-sur-Vezouse. Une tradition
répandue veut qu'il y ait fait des visites au marquis de
Grandseille, et lui ait donné ses conseils pour !a mise en
valeur des forets. Cependant René-François du Châtelet savait,
nous le verrons, défendre son bien, et, comme ses prédécesseurs,
gouverner sévèrement ses domaines. Dans le vieux manoir de Cirey,
on montrait encore, il y a cinquante ans, la chambre où le
philosophe aurait écrit, croyait-on, quelques-unes, de ses
lettres. Henri Lepage, qui a partagé cette erreur, l'a rétractée
depuis, avec sa conscience habituelle (52). C'est du luxueux
château de Cirey-en-Champagne, résidence ordinaire de son amie,
que Voltaire a pu écrire en 1736 « Voilà ce que je dis à Emilie
dans les entresols vernis, dorés, tapissés de porcelaine (53) »,
ou bien « Des terrasses de cinquante pieds de large, des cours
en balustrades, des bains de porcelaine, des appartements jaune
et argent, des niches en magots de la Chine, tout cela emporte
bien du temps (54) ». Mais il n'existait rien de pareil dans le
triste château de Cirey-en- Vôge. On ne trouve même pas, dans ce
qu'il en reste, une trace intéressante d'architecture. Le
marquis de Grandseille s'en contentait cependant; et, c'est dans
cette vieille demeure qu'il a pu recevoir accidentellement son
cousin Florent-Claude, sa femme et le philosophe qui s'attachait
à leurs pas. Mais l'examen de la correspondance de Voltaire ne
permet pas de supposer qu'il y ait écrit aucune de ses lettres
datées de Cirey.
Après la mort du marquis de Grandseille (1755), Florent-Claude
se trouva le chef de la dernière branche survivante des du
Châtelet, qui s'éteignit bientôt elle-même avec Florent-Louis,
son fils (55). Ce dernier, député de la noblesse aux États
généraux, colonel des gardes françaises, à la tête desquelles il
défendit les Tuileries à la journée du 10 août. Arrêté bientôt
après, il mourait sur l'échafaud le 13 décembre 1793. Sa femme,
courageusement défendue devant le tribunal révolutionnaire, par
la duchesse de Grammont, subissait le même sort en 1794 (56).
Leur fille, Marie-Gabrielle-Pauline, née en 1726, mariée à
Alphonse duc de Monténégro, mourut à Naples, où son épitaphe a
été retrouvée en 1887 (57). Ainsi s'est éteinte la famille du
Châtelet (58).
VI. - Démembrement du marquisat de Grandseille
La baronnie de Cirey et le marquisat de Grandseille devaient
être pour leurs possesseurs une source de soucis, de
contestations et de débats irritants.
Nous avons rapporté ailleurs les péripéties du grand procès que
le marquis eut a soutenir pendant 22 ans, et pour l'époque ce
n'était pas un très long procès contre l'abbé de Domévre, qui
lui disputait la possession d'un canton de forêts presque
abandonné depuis les guerres du siècle précédent (59). A ce
moment même il allait prendre à Florence le commandement des
troupes lorraines, et laissait à la marquise la tâche, qu'elle
accepta très vaillamment, de défendre ses. intérêts devant le
parlement de Metz.
Mais à la mort de Léopold, avait commencé avec l'Etat lorrain
une série de démêlés qui mettaient, en question l'existence même
du marquisat, et dont il ne devait sortir qu'amoindri et presque
démembré.
On sait qu'au lendemain de la mort du duc Léopold, le 14 juillet
1729, un édit de la duchesse régente révoqua, d'un trait de
plume, toutes les aliénations de biens ou droits domaniaux
qu'avait consenties le feu duc depuis son retour en Lorraine. Le
souverain,- affirmait le droit public de l'époque - peut
toujours reprendre ce qu'il a donné..Grave mesure qui, si elle
visait surtout la famille de Beauvau, contre laquelle la
duchesse pouvait nourrir de justes ressentiments (60), allait
atteindre bien plus gravement encore les libéralités qu'avait
reçues M. du Châtelet. M. de Beauvau avait réussi à trouver ou
les thèses juridiques, ou les hautes influences qui en
définitive, et après un siècle, devaient confirmer sa
petite-fille la princesse de Poix dans la possession de la
baronnie de Saint-Georges. Il avait prouvé que ce démembrement
de l'antique seigneurie de Turquestein était une terre
française, que Léopold n'avait pu posséder que comme
particulier, et non comme souverain, et que, par conséquent,
l'ayant donnée, il ne pouvait la reprendre. Au contraire, toutes
les terres que Léopold avait démembrées de la prévôté de Blâmont
en faveur du marquisat de Grandseille étaient lorraines,
inaliénables. Après les avoir données, le duc ou ses successeurs
pouvaient-les reprendre à leur gré. De cette théorie du
despotisme, dans les rapports du souverain avec ses sujets, à
celle du chiffon de papier, dans les rapports des Etats entre
eux, il n'y avait qu'un pas celui que, de nos jours,
François-Joseph, arrière-petit-fils de Léopold, a fait franchir
en Belgique par son artillerie autrichienne.
M. du Châtelet subit donc les effets de l'Edit de réunion.
Seulement son exécution paraît n'avoir été que mollement
poursuivie par le duc François III plus mollement encore par
Stanislas. Le bureau de réunion, dès le 22 juin 1730, avait
trouvé un biais pour laisser à M. du Châtelet la possession
d'une grande partie du marquisat (61). Elle la lui laissait à
titre d'acensement Puis, le duc, par lettres patentes, lui
faisait remise de la redevance de 200 francs moyennant laquelle
l'acensement avait été consenti. On trouve aussi, en 1740, un
arrêté du Conseil des finances qui, sans tenir compte de la
révocation de 1729, confirmait l'ordonnance de l'année
précédente, par laquelle le marquisat avait été doté des droits
régaliens de sceau et tabellionnage (62). Enfin, en 1753,
Stanislas attribue ouvertement à M. du Châtelet et à sa femme,
une rente annuelle de 3.000 francs, pour les dédommager de la
réunion au domaine des biens que l'arrêt de 1740 n'avait pu
soustraire à la restitution (63).
La mort de Stanislas et la réunion définitive de la Lorraine à
la France devaient couper court à ce régime de bienveillance et
d'atermoiements, qui, depuis trente ans, tenait en échec la
rigueur des édits. En 1768, M. de Marmier, ayant prétendu
continuer l'exercice de ses droits de sceau et de tabellionnage,
se heurtait à l'administration française et à cette Chambre de
réunion installée à Metz depuis 1633, qui n'avait cessé de
poursuivre, avec une âpreté croissante, ce qu'on appelait la
restitution des droits de la couronne. Le dénouement fut
brusque. Moins d'un an après, était rendue une sentence
définitive, qui consacrait l'écroulement de toutes les
prétentions du marquis et l'abolition de tous ses droit
régaliens.
Les théories absolutistes de cet arrêt sur l'effet des volontés
et même des caprices souverains, le ton sur lequel elles sont
affirmées, la sévérité incisive, presque violente, de son
jugement sur la famille du Châtelet, en font un document
d'histoire. On y prend sur le vif la raideur et l'intransigeance
du régime français, appliqué sans ménagements, après la période
indécise du règne de Stanislas, au duché de Lorraine, devenu
province conquise. Il est même difficile de ne pas voir dans la
rigueur voulue de ses termes, comme une revanche avidement
exploitée des agents du roi, roturiers ou magistrats de petite
noblesse, sur les gentilshommes titrés, que les faveurs
princières plaçaient trop souvent au-dessus des arrêts de Cours
réputées souveraines. On en jugera par ces quelques extraits
(64) L'héritier bénéficiaire du marquis du Châtelet est sans
droit pour les droits de sceau et de tabellionnage. Tout a été
révoqué et mis à néant par l'édit de 1729. Tout a été compris
dans la réunion de cet édit. et tout est rentré dans la main et
puissance du domaine du roi. En vain on invoque l'arrêt du
conseil du 23 avril 1752, lequel ordonne l'exécution de celui de
1728. Mais cet arrêt n'avait plus ni force, ni teneur, ni
consistance, ni existence. Il était mort et ne pouvait plus
avoir d'effet par l'édit de 1729. Il ne pouvait suffire pour
entraîner la privation de droits régaliens, et ôter au roi ce
qui est attaché & la Couronne et à son domaine. - Le marquis du
Châtelet a omis de parler, dans sa requête au Conseil, de l'Edit
de réunion de 1729, laquelle omission et réticence dolum redolet.
En passant cet Edit sous silence dans sa requête, il a voulu
surprendre, en cachant et supprimant la vérité du même édit, et
de la réunion des droits domaniaux et utiles y portés. On
ne.peut empêcherun prince de retirer les bienfaits, sa voplonté
sert de loy; et le marquis du retirer se trouvant dans la clause
de ceux dont le marquis du Châtelet se trouvant dans la clause
de ceux dont les bienfaits ont été retirés, en conséquence de
t'édit de 1729, il suit de la que la prétention de son héritier
est mal fondée. Car de quel oeil peut-on regarder la jouissance
par usurpation, puisqu'il ne s'est pas fait confirmer dans ses
droits par le duc François. En conséquence, les Commissaires
cassent l'arrêt du Conseil des finances de 1752, les arrêts
d'enregistrement des deux cours qui ont suivi, lesquels sont
déclarés nuls, subreptices et obreptices. En conséquence, tous
les actes. seront à l'avenir reçus par notaires royaux et
scellés du scel royal, à peine de dommages-intérêts contre le
seigneur et son notaire.»
On conçoit aisément que M. de Marmier ainsi malmené par les
Commissaires du roi, dépossédé de la plus grande partie de son
marquisat et des privilèges qui faisaient toute la valeur de ce
titre, ait ressenti de l'arrêt de 1769 une profonde amertume et
n'ait plus songé dès lors qu'à se défaire d'un bien qui n'était
plus pour lui qu'une cause d'humiliation. D'ailleurs, s'il
possédait quelques terres en Lorraine (65), il appartenait à la
noblesse de Franche- Comté. A la mort du marquis du Châtelet, il
avait fait sculpter ses armes au-dessus de la porte du manoir de
Cirey (66) mais dès 1756, il avait déjà vendu l'hôtel
seigneurial de Blâmont (67). Dès qu'il connut l'arrêt de 1769,
il aliéna la baronnie de Cirey, avec ses 10.000 arpents de
forets (68), à Pierre-Gabriel Launoy, écuyer, seigneur de
Tichermont, dont la veuve et les enfants, qui n'y résidèrent
pas, le recédèrent, le 29 décembre 1781, à M. Arnould de Prémont,
pour 280.000 livres (69).
On trouve encore en 1772 les actes de foi et hommage de M. de
Marmier pour ce qui lui restait du marquisat de Grandseille
(70). Mais en 1777 Gogney, Remoncourt, l'étang de Gresson sont
déjà entre les mains d'un sieur Stock. La terre de Grandseille
avait eu le même sort. Stock, ou l'un de ses successeurs, !a
vendit, bientôt au fermier qui la cultivait. Enfin elle, fut
acquise par Louis-Nicolas Mathis, conseiller au baillage de
Dieuze, dont les descendants la possèdent encore aujourd'hui. Ce
fut donc un démembrement général. La révocation des largesses de
Léopold, prononcée après sa mort par l'Edit de 1729, avait
entraîné la destruction totale du grand domaine seigneurial
patiemment édifié par René-François du Châtelet, et l'exode
d'une famille qui, pendant plus de 200 ans, avait habité le pays
des Baronnies.
VII. - M. de Prémont, dernier baron de Cirey-en-Vôge
Il nous reste à suivre pendant quelques années encore,
c'est-à-dire jusqu'à la Révolution, la baronnie de Cirey, vendue
en 1781, pour le prix de 280.000 livres de France ou 361.660
livres de Lorraine. L'acquéreur, qui devait être le dernier
baron de Cirey, était Joseph-Sigisbert-Arnould, seigneur d'un
fief appelé Prémont (71), que Léopold avait concédé à son père,
gentilhomme ordinaire du duc. Ancien officier de dragons, il
s'était marié à 17 ans à Marie-Thérèse-Marguerite Mortal (72),
d'une vieille souche lorraine au passé fort honorable, mais plus
âgée que lui de trois ou quatre ans. Des questions d'intérêt les
avaient profondément divisés. Pour acheter Cirey. M. de Premont
avait prétendu vendre un bien que sa femme possédait à
Saint-Germain au baillage de Châtel (73), à quoi celle-ci et sa
mère s'étaient violemment opposées. Une séparation de biens, un
procès en nullité de mariage, une séparation de corps, puis
après la Révolution un divorce, devaient livrer à la malignité
publique les phases prolongées de ces dissentiments familiaux.
Mme de Prémont avait refusé d'habiter Cirey où, disait-elle, les
vernis empestaient l'air. Malade, elle avait réclamé en justice
à son mari « homme furieux, sous les coups duquel elle va périr
», les subsides nécessaires pour aller aux eaux, et ensuite à
Strasbourg, où les soins du célèbre Cagliostro, alors en
possession d'une vogue universelle, lui étaient indispensables
(74). Ces débats retentissants contribuaient à mettre en
défiance contre leur nouveau seigneur les sujets de la baronnie.
M. de Prémont ne fit rien pour recouvrer leurs sympathies. Non
seulement il n'adoucit pas les rigueurs administratives dont ses
prédécesseurs avaient été coutumiers, mais il prétendit faire
revivre tout un régime de redevances féodales, dont l'exercice
était depuis longtemps impossible, dans un pays qui ne s'était
point encore relevé des misères du siècle passé. Déjà un des
ancêtres du marquis du Châtelet avait tenté de lever des
tailles, tombées en désuétude depuis les guerres. Il avait voulu
tirer de Cirey, réduit à 42 habitants, les 433 francs de
redevances que le village payait, quand il en comptait plus de
100; et la Cour féodale de Vic, gardienne obstinée des
privilèges seigneuriaux les plus surannés, lui avait donné
raison. Les habitants avaient dû porter leurs doléances devant
le parlement de Metz, investi par la France d'un droit souverain
de contrôle sur les justices seigneuriales. Ils avaient obtenu
que la taille fut réduite à 300 francs. Or, M. de Prémont avait
entrepris de rétablir cet impôt dans un village qui ne comptait
encore en 1788 que 18 laboureurs. Il avait fait sien cet
argument, que jadis Pierre du Châtelet avait produit devant le
Parlement, que « bien éloignés que les habitants fussent fondes
à se plaindre, ils avaient lieu de s'en louer, puisque bien
qu'en moins grand nombre, ils jouissaient des mêmes terres (75)
». Il ne disait pas que ces terres avaient été dévastées. Il ne
disait pas surtout, qu'il s'en était approprié une grande partie
par le jeu des plus étranges et des plus contestables pratiques
du droit féodal. En effet, vers 1722, le même Pierre du Châtelet
avait fait procéder a un remembrement des terres de Cirey; et
les détenteurs n'ayant pu, pour la plupart, produire des titres
de propriété, il s'était emparé, sous couleur de droit de
déshérence d'un tiers du village, profitant de ce que « le
malheur des temps, le modique rapport des terres... ou la bonne
foi qui régnait alors dans les campagnes, avaient rendu rares
les titres de propriété ». Il en était résulté que beaucoup
d'habitants n'ayant même plus de maisons, étaient réduits à
louer un logement et quelques terrains pour y planter des pommes
de terre, ou à louer leurs services pour les travaux de la
moisson et le charroi des bois. Malgré tout, dès le Carême, il
leur fallait recourir au boulanger. L'élevage des porcs
procurait à peu près l'argent nécessaire pour payer le maréchal
et le charron, l'avoine payait les impôts, et« la quenouille des
femmes pendant l'hiver était l'unique moyen d'élever et nourrir
de pauvres enfants ». Tel est le tableau que la Communauté de
Cirey faisait de sa détresse à l'assemblée provinciale de Metz
en 1788 (76). Sans nul souci du fait brutal de cette misère, M.
de Prémont maintenait ses prétentions féodales. Il restait en
possession des bois que la famille du Châtelet avait repris à la
Communauté, ne laissant à chaque habitant que deux ou trois
cordes pour son chauffage. II faisait revivre l'antique taille
de Saint-Remy, dont on ne parlait plus depuis trente ans dans
les baronnies voisines, ni dans le reste de la province. Au
temps des corvées, il n'accordait qu'une livre et demie de pain
pour toute la nourriture d'un laboureur et de son domestique,
sans que, faute d'argent, les sujets pussent se racheter de
cette servitude humiliante. Il avait dépossédé de leur modeste
charge les bangards, élus de temps immémorial par la Communauté,
pour mettre à leur place ses propres domestiques, ses gardes,
ses jardiniers, et tirait ainsi des exactions de ses gens,
auxquels il abandonnait une part des amendes, un revenu de 600
francs. Cependant il ne voulait contribuer en rien aux charges
publiques, fontaines, chemins, ponts. Il ne payait même pas le
luminaire de l'église, ni le chantre, ni les gens de service. «
II n'est pourtant pas juste, s'écriaient les gens de Cirey, que
le pauvre sujet soit toujours obligé de faire tout lui seul »;
et nous abrégeons le récit de leurs plaintes. Quelle que soit la
part d'exagération qu'il convienne d'en retrancher, les faits
incontestables qu'elles révèlent, laissent l'impression pénible
d'une tyrannie tracassière et avide, s'exerçant sur une
population pauvre, qu'on n'a jamais aidée à réparer ses ruines,
et sur laquelle on s'obstine à faire peser la gène et
l'humiliation de droits féodaux tombés en désuétude, sans aucun
souci des devons et des obligations qui les avaient autrefois
justifiés.
M. de Prémont devait donc subir les effets de l'impopularité qui
s'attachait à lui comme particulier et comme seigneur. Il avait
cependant accueilli les idées libérales. Il avait été délégué de
la noblesse aux États provinciaux de 1787, membre de
l'administration départementale en 1790.
Avec l'aide de ses domestiques il avait tenté d'empêcher le sac
de l'abbaye de Haute-Seille. Mais les démêlés judiciaires qui
s'agitaient entre sa femme et lui, laissaient prévoir une vente
prochaine, bien faite pour allumer les convoitises. Se sentant
inquiété et menacé, il partit à Strasbourg en alléguant l'état
de sa santé. C'était assez pour le rendre suspect d'émigration.
Ses biens, portés sur la liste des citoyens absents, furent
bientôt séquestrés. Bathelot, juge et gruyer de la baronnie, dut
se défendre, non sans peine, d'avoir fidèlement servi, les
intérêts d'un maître qui était, déclara-t-il pour sa défense,
dans le sens de la Révolution (77). Une loi du 8 avril 1792
ouvrait dans chaque mairie un registre où se dressait, sur les
déclarations de tout intéressé, un minutieux inventaire de tout
ce que pouvait posséder l'absent (78). Nous savons par là que M.
de Prémont redevait 50.000 francs sur son acquisition de la
baronnie que sa soeur Ursule et M. de Turique, colonel en
Toscane, étaient ses créanciers qu'il n'avait pas eu le temps
avant son départ de payer ses gardes, ses domestiques, un
boucher, un tailleur qui réclamait le prix d'une culotte de
velours mordoré et d'un gilet de basin blanc. Les spéculateurs
avides de ce bien contesté n'eurent pas de peine à en obtenir la
vente. Mais ils allèrent trop vite. Une adjudication hâtive fut
annulée, pour n'avoir pas assuré les droits justifiés de M. de
Prémont, qui se montaient à 78.000 livres. Puis le dossier se
perdit, accident qui en ce temps-là causait encore en haut lieu
une légitimé émotion. On a les réclamations sévères de la
Commission des revenus nationaux, et les réponses embarrassées
du directoire de Blâmont (79). Et, d'ailleurs, M. de Prémont
était-il réellement un émigré ? Strasbourg où il s'était retiré
était en France comme aujourd'hui. Une enquête sur sa résidence
véritable n'aboutit pas; seulement ceux que l'on interrogea
étaient presque sûrs qu'il ne reviendrait pas dans le pays où il
n'avait que des ennemis (80). De là des hésitations dont le zèle
des spéculateurs eut quelque peine à triompher, et qui
prolongèrent jusqu'à l'an IV l'agonie de là baronnie de Cirey.
Enfin un mobilier estimé 18.000 livres fut vendu pour 4.132
francs; puis vint le démembrement des 380 jours de terre et des,
8.000 arpents de forêts, non compris les droits contestés sur
les bois communaux (81) ; enfin la mise aux enchères de deux
maisons, l'une avec volière et potager, l'autre à plusieurs
logements, serre, charmilles, verger et parterre, avec un clos
de 53 jours.
Ce démembrement définitif n'en reste pas moins inexplicable, car
M. de Prémont n'avait pas émigré. Cependant c'est en l'an X
seulement (1802) qu'il réussit à se justifier et à obtenir sa
radiation: On lui rendit quelques débris de ses biens, qui
n'avaient pas encore trouvé acquéreur; mais il ne reparut pas à
Cirey. On le voit en 1810 réfugié quelque temps au village de
Parux, et l'on sait qu'il mourut à Paris en 1819 (82).
Si c'est la tempête révolutionnaire et ses terribles
conséquences qui ont dispersé les derniers, lambeaux de la
seigneurie de Turquestein, il faut remarquer que ces événements
n'ont fait que hâter une chute préparée depuis longtemps par les
transformations politiques et sociales. Les derniers du Châtelet
et surtout M. de Prémont n'avaient plus de la puissance féodale
que de vaines apparences; et de ses profits autrefois légitimes,
que des droits pécuniaires devenus odieux et justement
contestés.
Ainsi à la fin de notre étude nous avons trouvé pour la première
fois dans des documents d'archives un tableau quelque peu vivant
de la vie sociale et de la condition des sujets. Nous avions vu,
traversant les Baronnies, les rustauds et les reîtres du XVIe
siècle, les Suédois du XVIIe sièc!e semant derrière eux la ruine
du pays, sans rencontrer la trace d'un effort quelconque
persistant des seigneurs pour réparer des misères qui ne les
atteignaient. que de loin, et dont les faveurs princières les
indemnisaient suffisamment. De siècle en siècle, l'antique
seigneurie de Turquestein s'était amoindrie, désagrégée,
démembrée. Passée successivement aux mains de cinq ou six
familles lorraines, ce n'est, pas des plus illustres que lui
étaient venus l'aide, le soulagement, le progrès. La fin de
cette baronnie de Cirey, survivant, seule, si l'on en excepte
Châtillon. à la décomposition de. l'héritage des d'Haussonville,
laisse l'impression d'une chute inévitable, à peine accélérée
par le souffle révolutionnaire et les torts de son dernier
seigneur. On s'était partagé et repartagé le pays des Baronnies
on avait, exploité la richesse de ses forêts, on n'avait rien
fait pour ses habitants. La France elle-même, qui - au moins
depuis 1766 - aurait pu y introduire des principes d'ordre et
d'unité, n'avait pas tenté de réunir, sous une administration
unique, les terri toires lorrains qu'elle venait d'acquérir et
les enclaves messines qui, depuis le Xe siècle, les pénétraient
de toutes parts.
Cette histoire du pays des Baronnies n'est donc qu'un des
aspects de la déchéance progressive d'un régime qui, depuis près
d'un siècle, courait inévitablement à la ruine.
E. AMBROISE
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