Le Pays Lorrain
n° 2-217 - Février 1925.
CONTRIBUTION A L'ÉTUDE DES
COLONIES LORRAINES DE HONGRIE (1)
Dans un
savant article des Mémoires de
l'Académie de Stanislas de l'année 1878, M. le docteur Hecht
révélait à ses lecteurs lorrains l'existence d'une colonie
lorraine en Hongrie.
Le hasard, au cours de recherches aux Archives du Ministère des
Affaires étrangères, nous ayant mis sous les yeux une
correspondance diplomatique relative à ce sujet, nous avons
pensé, sur les conseils amicaux du directeur du Pays Lorrain,
que les lecteurs de cette revue prendraient peut-être un nouvel
intérêt à cette question déjà traitée, mais à l'étude de
laquelle nous apportons, avec toute la modestie possible,
quelques éléments que nous croyons inédits.
Le 19 mai 1770, Dumas, chargé de la correspondance de France à
Vienne, en l'absence d'un ambassadeur en titre, adressait à son
chef, le duc de Choiseul, ministre des Affaires étrangères, la
lettre chiffrée suivante
« Je ne doute pas que vous ne soyez informé des émigrations que
la Lorraine souffre depuis quelque temps. J'ai lieu de croire
que depuis le commencement de cette année, il a passé
successivement de cette province ici, un millier de personnes en
hommes, femmes et enfants. Il n'y a pas 8 jours qu'il y en avait
dans un faubourg de Vienne plus de 100 prêts à s'embarquer pour
la Hongrie. Dans ce nombre, il y en avait quelques-uns de
l'Alsace, et d'ailleurs, mais la plupart viennent de la Lorraine
allemande. Ils se laissent séduire par l'espérance de trouver
ici un sort plus heureux et des moyens de faire fortune et
peut-être même par de fausses promesses, mais des qu'ils sont
ici, ils ne doivent pas tarder à reconnaître leur erreur; la
misère qu'ils y éprouvent ne leur laisse que le regret d'avoir
quitté leur patrie on ne leur donne rien pour venir jusqu'ici et
ils ne reçoivent d'autres secours pour se rendre dans le banat
de Temesvar qui est le lieu de leur destination que 3 florins
par tête avec le passage franc sur le Danube. Il m'est revenu,
Monseigneur, que pendant le séjour que ces gens là font à
Vienne, ils s'en trouvent toujours plusieurs qui s'en
retourneraient volontiers, s'ils étaient en état de faire la
route. Si vous jugez à propos qu'on employât quelques sommes à
cet objet, 12 ou 15 florins suffiraient pour chacun de ceux qui
auraient envie de s'en retourner et cette petite dépense
paraîtrait d'autant mieux placée que ceux qui arriveraient chez
eux, feraient plus d'effet sur l'esprit de leurs compatriotes
que tous les autres moyens dont on pourrait user. »
Choiseul, dès le 7 juin, répondit à son agent, ce qui prouve
toute l'attention que le gouvernement portait à cette affaire.
Mais comme Dumas venait d'être remplacé au poste de Vienne par
Durand, ministre résident qui devait lui-même y attendre
l'arrivée du duc de Breteuil, ambassadeur titulaire, c'est à
Durand, encore à Paris, que le ministre donne ses instructions,
le 10 juin, par la lettre suivante
« Vous êtes peut-être instruit, Monsieur, des émigrations que la
Lorraine souffre depuis quelques temps. Nous prenons des
précautions pour les arrêter dans leur source mais le moyen le
plus efficace serait sans doute de faire instruire les peuples
de cette province de la misère qui attend leurs compatriotes qui
s'expatrient, avant même qu'ils arrivent à leur destination.
Nous apprenons qu'en effet la plupart se repentent de leur
légèreté et ont imaginé le désir de retourner de Vienne dans
leur patrie.
« Le Roi veut bien, Monsieur, vous autoriser à accorder à ceux
qui s'adresseront à vous dans ce dessein, quelques secours
pécuniaires pour les mettre en état de l'exécuter. Leurs récits
et leur retour peuvent guérir les Lorrains de la manie de
l'émigration. Sa Majesté est d'ailleurs bien aise de faire
rentrer des sujets utiles qui se sont laissés séduire par des
avantages imaginaires. »
Qu'était-ce donc que ce mouvement qui excitait tant le zèle de
l'Agent de France et auquel prenait tant d'intérêt le
Gouvernement de Paris ?
Depuis son accession au trône, Marie-Thérèse, empereur
d'Allemagne et reine de Hongrie, avait formé le projet de
coloniser les riches plaines de Hongrie, terres noires
excessivement fertiles, que leur situation au centre du pays
avait désignées depuis toujours comme champ-clos aux troupes de
la chrétienté en lutte contre les Infidèles. Il s'agissait
spécialement de « l'espace de forme quadrangulaire mesurant 60
lieues du nord au sud (de Kerch à Neusatz), et un peu plus de
quarante lieues de l'est à l'ouest, limité à l'ouest et au sud
par le Danube, à l'est et au nord par une ligne de collines ».
Ces plaines sont arrosées par la Theiss et la Maros, toutes deux
rivières importantes qui se réunissent à angle droit à Szegedin,
à peu près au centre de la région. Il s'agit, bien entendu, des
limites de l'ancienne Hongrie du royaume de Saint-Etienne car
ces territoires, depuis le traité de Saint-Germain, sont
devenus, en partie, roumains et yougoslaves.
Or, depuis longtemps, un fort mouvement d'émigration s'était
dessiné dans toute l'Europe occidentale, spécialement en
Belgique, en Allemagne rhénane et surtout en Lorraine, où les
campagnes, par suite du rattachement de cette dernière province
à la France, souffraient de mille maux causés par
l'administration française de La Galaizière d'abord,
l'enrôlement presque forcé pour fournir des soldats au Roi de
France engagé dans la guerre de Sept Ans, puis le stationnement
des troupes dans le pays, accompagné de réquisitions brutales
bien souvent impayées, enfin, une augmentation continuelle des
impôts qui arrachait aux paysans, non seulement le fruit de
leurs économies, mais encore le produit de leurs peines et de
leurs travaux de chaque jour.
Le même courant sévissait en Alsace où l'on voyait, comme dans
la province voisine, des familles au complet et bientôt des
villages entiers quitter le pays pour trouver par le vaste
monde, et surtout vers l'est de l'Europe, une terre plus
hospitalière, loin des tribulations et des vicissitudes de la
guerre.
C'est ainsi que le 9 juin 1737, déjà, quelques semaines après
son arrivée en Lorraine, Chaumont de la Galaizière écrivait, de
Lunéville, à Amelot, secrétaire d'Etat, à Paris
« J'ai reçu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire
le 17 du mois dernier, au sujet des familles qui sortent de la
Lorraine allemande pour aller s'établir en Hongrie. J'étais déjà
informé de ce désordre par les officiers des lieux, il n'est pas
nouveau et dès 1724, M. le duc de Lorraine s'était trouvé dans
la nécessité d'en arrêter les progrès, en cassant et annulant
tous les contrats de vente d'immeubles qui seraient passés par
les sujets des prévôtés dépendantes du bailliage d'Allemagne,
dans le dessein de sortir des états pour aller s'établir en pays
étranger.
« J'ai cru devoir prendre d'abord les mêmes précautions et j'ai
renouvelé par une ordonnance du roi, les défenses portées en
l'arrêt du conseil de M. le duc de Lorraine et enjoints aux
officiers des lieux de tenir exactement la main à son exécution.
« J'espère que ce remède sera suffisant pour faire cesser le mal
; au reste, Monsieur, il vous a été un peu exagéré il est vrai
qu'il s'est trouvé quelques personnes dans ce cas, mais elles
n'y ont été excitées que par un esprit de légèreté, aucun
émissaire n'y a eu de part et ce ne sont pas gens considérables.
« Nous avons des exemples mêmes que plusieurs après avoir vendu
le peu de bien qu'ils possédaient et être passés en Hongrie,
dans l'espérance d'une meilleure fortune, sont revenus chercher
du pain dans leurs anciennes demeures.
« Au surplus, il n'y a que des catholiques qui prennent ce parti
et nous avons la preuve que c'est effectivement en Hongrie et
non ailleurs, qu'ils vont s'établir. »
L'administration du Royaume, d'autre part, n'avait pas laissé
que de s'émouvoir de ce mouvement, sans attendre le cri d'alarme
lancé par son agent de Vienne et, dés le 1er juin 1769, un arrêt
de la Cour souveraine de Lorraine et du Barrois concernant le
fait d'émigration reconnaît « qu'il s'est annoncé dans la
province de Lorraine des mouvements d'émigration qui ont paru
mériter l'attention même du Gouvernement ».
Pour arrêter l'abus dans son principe, l'ordonnance recommande «
de présenter au peuple, la vue des punitions attachés à la
transgression des devoirs de sujet et de citoyen, afin de
contenir ceux qui sans ce frein essayeraient de rompre les liens
de leur engagement naturel et se rendre par là coupables du
crime d'infidélité envers le roi et l'Etat ».
Mais il faut bien constater l'inefficacité de ces mesures, car
le 5 décembre 1769, un nouvel arrêté prescrivant « d'arrêter les
émigrants, de saisir leurs meubles et d'avertir les substituts
du procureur général dans les bailliages, de l'intention où
pourraient être certains particuliers d'émigrer ».
Le 17 mai 1770, la Cour souveraine de Lorraine et du Barrois,
rendait un arrêt qui autorise ceux qui ont émigré à rentrer dans
leurs biens.
C'est alors que Marie-Thérèse songea à utiliser, en Hongrie,
spécialement, les services des Lorrains, renommés pour leur
ardeur au travail et surtout, ne l'oublions pas, dans un esprit
de bienfaisance pour venir en aide aux anciens sujets de son
époux qu'elle supposait plus malheureux encore qu'ils ne
l'étaient réellement, sous les exigences de l'administration
française. Elle envoya immédiatement des instructions à ses
résidents, dans les principautés voisines des frontières
françaises avec mission de diriger vers ses Etats le plus grand
nombre possible de travailleurs français.
Elle établit (en 1766) à Cologne, Francfort, Schweinfurt,
Ratisbonne, Ulm, des commissaires qui avaient pour mission
d'attirer à eux les colons, de faire imprimer et de répandre des
écrits faisant connaître les avantages accordés à tous ceux qui
s'établissent dans le Banat de Hongrie. Pour stimuler l'activité
de ces commissaires, une prime en argent (1 florin 30 kreutzers)
leur était allouée par chaque famille d'émigrants qu'ils avaient
recrutée.
Une agence est installée à Kehl où réside un notaire impérial
chargé de recevoir les colons, leur indiquer l'itinéraire, et
leur fournir secours et passe- ports.
L'agent français Dumas, dont nous avons cité la lettre dès le
début de cet article, ignorait sans aucun doute tout de ces
stipulations, pour le moins inquiétantes pour notre pays, car il
n'aurait pas manqué de les signaler à son Ministre. Au moment de
quitter l'Autriche, il se contente d'écrire à son chef, le 7
juillet 1770, en résumant ses efforts pour tenter de combattre «
le fléau » :
« Un abbé lorrain, établi dans ce pays-ci, vint chez moi il y a
trois semaines, nous nous entretinmes des émigrations que la
Lorraine éprouve, il me dit qu'il connaissait quelques-uns des
émigrants qui se trouvaient ici, et me promit de faire tout ce
qu'il pourrait pour les engager à retourner chez eux. Il m'a
annoncé hier qu'il y en avait six qui avaient cédé à ses
conseils et qui sont partis dans l'intention de ne rien
négliger, lorsqu'ils seraient rentrés en France, pour désabuser
leurs compatriotes de l'erreur qui les attire dans ce pays-ci. »
Vraiment, cet honnête fonctionnaire ne disposait pas de moyens
d'informations très étendus, car, il est à supposer pour son
honneur de diplomate et de Français, qu'il aurait manifesté un
peu plus d'inquiétude s'il avait su que dans cette année de
1770, 127 familles avaient quitté la France en février et 930,
en mars et avril, tandis que dans sa lettre précédemment citée,
il ne parle vaguement que d'un « millier de personnes. »
Son successeur Durand, chargé d'affaires, arrive à Vienne au
mois de juillet avec une lourde tâche à accomplir il doit
décider la cour de Vienne à porter secours à la Confédération
Polonaise d'Eperjés, qui se meurt, et guider les démarches
auprès de cette Confédération du jeune et bouillant colonel
Dumouriez envoyé par Choiseul pour se rendre compte sur place
des forces et de la situation des Polonais.
Malgré son labeur, Durand, « diplomate fort empesé, très honnête
homme, mais très froid et très maladroit dira de lui Dumouriez
dans ses Mémoires (2), ne néglige pas de surveiller, selon ses
moyens, l'émigration lorraine, en essayant même de l'endiguer et
de la refouler, quand il le pouvait. De septembre et octobre
1770, jusqu'en janvier 1771, c'est entre lui et le Cabinet de
Paris, un échange fréquent de correspondance sur ce sujet.
Selon la formule des curieuses dépêches diplomatiques de
l'époque, entre la relation de la dernière indisposition de
l'Impératrice ou de la nouvelle passion de son époux (événements
qui intéressent le Gouvernement a au plus haut point selon ses
propres termes) et de graves renseignements sur l'attitude de la
Porte, ou l'état de la Confédération polonaise, le chargé
d'affaires de France va, presque chaque semaine, entretenir le
duc de Choiseul des progrès de l'émigration, des moyens qu'il
emploie pour remédier à cette « frénésie » si préjudiciable à
son pays.
Vienne, 21 juillet 1770.
« Tout ce qu'il y avait ici d'émigrants français est parti pour
sa destination. Le travail de la campagne aura sans doute
suspendu l'effet de la manie dont ceux-ci ont été affectés car
j'entends dire qu'il n'en arrive plus. S'il en vient
quelques-uns de ceux qu'on a conduits dans le banat de Temesvar
et qu'il y ait dans ce nombre, des gens propres à diviser le
nouvel établissement, j'userai, Monseigneur, de la faculté que
vous m'avez accordée. »
Vienne, 5 septembre 1770.
« II est arrivé ici jeudi dernier 120 émigrants d'Alsace et de
Lorraine. A leur sortie du bateau, ils ont été conduits par un
homme qui les attendait sur le bord du Danube dans une même
hôtellerie. Quelques-uns d'entre eux ont eu la démence de vendre
leurs biens pour faire les frais du voyage, disant avoir été
débauchés par des émissaires répandus dans les deux provinces et
quelques-uns d'avoir été excités par leurs curés à s'expatrier ;
qu'ils avaient passé le Rhin à la faveur de la nuit du côté de
Kehl et qu'ils avaient trouvé de l'autre côté de la rive des
gens apostés pour les diriger sur leur route. J'avais fait dire
aux principaux que je leur ferais du bien et que je ne pouvais
leur faire du mal s'ils voulaient me venir trouver : aucun ne
s'est présenté. Ils sont partis le surlendemain de leur arrivée,
conduits par deux invalides que la Cour a mis à leur tête. Il y
en a de Saint-Dié et d'un village près de Phalsbourg. »
Versailles, 19 septembre 1770.
CHOISEUL à Durand
« Nous aurions bien désiré, Monsieur, que vos démarches auprès
des émigrants qui ont passé à Vienne, eussent pu réussir et
s'ils s'en présentaient de nouveaux, vous nous rendrez un
service utile en prenant d'eux des renseignements sur les causes
et les moteurs des émigrations que nos provinces frontières
éprouvent. »
Vienne, 6 octobre 1770.
DURAND à CHOISEUL
« L'émigration de nos. frontières continue on arrête et supprime
la plupart des lettres de ceux qui sont établis près de Temesvar
dans la crainte sans doute que le récit fidèle de leur situation
n'ôte à leurs parents l'envie de les suivre.
« Je ne suis certainement pas sans m'occuper d'un si triste
objet et je souffre plus que je ne puis dire de n'avoir pu
encore trouver le moyen de faire tomber une frénésie si
préjudiciable au royaume. »
Vienne, 10 octobre.
DURAND à CHOISEUL
« Trois bateaux chargés d'émigrants ont descendu lundi le
Danube, les gens s'entassent dans un pays où, les maisons dont
on a ordonné la construction ne pouvant être prêtes de plus d'un
an, ils seront exposés aux injures du temps et aux maladies qui
en sont une suite. Un invalide à qui l'intendant de Strasbourg a
permis de se résider à Vienne s'est trouvé dans cette caravane.
Je lui ai fait payer un mois de solde et on l'a exhorté à
mériter la continuation des bienfaits en se rendant utile aux
Français répandus dans le pays qu'il va habiter. On lui a dit
qu'il pourrait m'adresser les lettres qu'ils voudront écrire à
leurs parents, inquiets de leur sort, leur promettre des secours
en cas qu'ils veuillent retourner dans leur patrie et se charger
de leurs commissions toutes les fois qu'il jugera à propos de
passer à Vienne; faible remède pour un mal qui revient tous les
jours plus grand.
« J'en imagine un autre encore fort au-dessous de celui que je
cherche. Il consisterait à accorder au sieur Paul Hercules, les
conditions auxquelles il a offert à M. le duc de Praslin de
former une maison de commerce à Semlin. C'est un Marseillais
intelligent et bien intentionné. Sous le prétexte de faire
l'aumône dans le pays, il démêlerait les gens les plus dégoûtés
de leur folie. Il les renverrait à Vienne et de là on les ferait
repasser en France. »
Vienne, 13 octobre 1770.
DURAND à CHOISEUL,
« Un émigrant nommé Joseph Tailleur du village de Bidestroff
près de la Saône (3), ayant une femme et cinq enfants est venu
me trouver avec tous les signes du repentir. Je lui ai donné an
passeport, deux ducats et une lettre pour M. de Follard (4) qui
lui fournira de nouveaux secours. Ce paysan s'est engagé
d'avertir sur sa route ceux de ses compatriotes qu'il
rencontrera de ce qu'il a eu à souffrir et il écrit à son curé
une lettre que j'ai fait insérer dans le paquet de M. Gérard et
dans laquelle il dépeint sa misère.
« Un autre émigrant du village de Fonteny (5) près de Vic vient
de se présenter à moi, avec le même désir de rentrer dans sa
patrie avec sa femme et un fils âgé de 16 ans. Je lui donne 6
florins ainsi qu'une lettre pour M. de Follard. Ce paysan écrit
sur le même ton à son curé. »
Fontainebleau, 24 octobre 1770.
CHOISEUL à DURAND,
« Nous avons pris des mesures pour arrêter l'émigration. Nous
espérons de bons effets. Il est constant que le retour de
quelques-uns d'entre eux y contribuerait puissamment, si on
pouvait l'effectuer. Je m'en rapporte à votre zèle pour tâcher
d'effectuer ce projet. »
Vienne, 27 octobre 1770.
DURAND à CHOISEUL,
« II est arrivé cette semaine encore deux nouveaux bateaux
chargés d'émigrants, mais dont la plupart sont sortis de la
Souabe et j'ai appris en même temps que les Lorrains auxquels
j'avais donné de quoi retourner chez eux se tenaient cachés dans
les faubourgs, ce qui me ferait regarder comme perdu l'argent
que je continuerais à employer pour en déterminer d'autres à
rétrograder.
« Il me semble que l'on pourrait travailler avec plus de succès
à détruire l'illusion dans laquelle sont les Alsaciens et les
Lorrains en employant le ministère de différentes personnes qui
leur représenteraient que Vienne et l'Autriche regorgent de
mendiants qui se détermineraient à passer dans le banat s'ils
pouvaient y trouver un meilleur sort, que pour diminuer leur
nombre la police en fait souvent transporter dans ces contrées,
et qu'on n'en voit pas s'expatrier sans contrainte, qu'enfin les
Français qui passent en Hongrie y périssent d'ennui et de misère
ne pouvant pas se faire au climat destructeur, qu'ils arrivent
excédés de fatigue et exposés aux injures du temps, jusqu'à ce
qu'ils aient pu se construire des cabanes, qu'isolés dans des
déserts, se trouvant hors de portée d'être secourus, ayant des
outils, mais ne pouvant les faire réparer, n'entendant pas la
langue, ils finissent leur misérable vie par être à charge à
eux-mêmes et aux autres. »
En fait, d'août à septembre 1770, de nombreuses familles
lorraines, originaires de Commercy, Pompey, Blâmont, Avricourt,
Thionville, etc. et, du 25 août au 3 décembre, 203 familles
provenant de 80 localités différentes passèrent par Kehl se
dirigeant vers la Hongrie.
Ce sont surtout « les éléments jeunes de la population qui
confiants dans leur force partent pour chercher en pays inconnu
un sort meilleur. La plupart ont de 25 à 30 ans, beaucoup sont
de jeunes époux ou des célibataires isolés ». Ils sont de tous
les métiers en honneur au village, artisans, cultivateurs,
tisserands, vignerons, et promettent de faire de sérieuses et
travailleuses recrues pour le vieil Empire.
Après les avoir rassemblés à Kehl, les commissaires de l'Empire
remettaient comme secours de route et par jour, 6 kreutzers, aux
pères et mères de famille, et 3 kreutzers par enfant. A Vienne
chacun recevait un secours de 3 florins, ainsi d'ailleurs que
nous l'avons vu signaler par le chargé d'affaires de France. De
Kehl, les convois étaient dirigés sur Ulm et là, embarqués sur
le Danube, par Passau, Vienne, Presbourg, Pest jusqu'au Banat.
Au début, les Lorrains, ou plutôt les Français furent répartis
dans trois villages, où, selon les ordres de l'Impératrice, ils
étaient exempts d'impôts pendant les dix premières années de
leur résidence. Les services publics des villages, école, moulin
à blé, église, etc. étaient construits par les soins de la
couronne. Ils trouvaient à leur disposition, maison, instruments
aratoires, bétail, avec toutes les facilités possibles de
paiement et certains même reçurent des allocations en argent.
Enfin les terres étaient réparties par concessions.
Successivement se formèrent des villages qui reçurent des noms
français ou alsaciens, Saint-Hubert avec 75 familles,
Charleville avec 62, Seultour, 62, Gottlob, 200, Ostern, 250, et
enfin Trübswetter avec 200 familles.
Aucune de ces communes n'est citée dans la correspondance du
Chargé d'Affaires de France, qui, comme son prédécesseur, semble
bien mal outillé pour renseigner son Gouvernement de façon
utile. Toutes nos recherches parmi le volumineux courrier du
consciencieux Durand ne nous ont pas permis de constater s'il
avait pu déférer au désir de Choiseul lui demandant, sur la
question, des « détails personnels ».
Versailles, 29 janvier 1771.
« Nous espérons que la position cruelle des émigrants français
en Hongrie guérira leurs compatriotes de leur manie. Nous
désirerions, Monsieur, que vous puissiez rapporter quelques
détails personnels sur le sort funeste de ces malheureux,
victimes de la séduction. Des exemples (particuliers)
produiraient une impression salutaire. »
Au contraire, Durand s'étend en termes vagues et généraux sur la
misère des émigrants et sur les malheurs qui les guettent à leur
arrivée, en contradiction formelle d'ailleurs sur ce point avec
ce que M. Hecht dira plus tard du degré de prospérité de la
colonie. C'est ainsi qu'il écrit, le 26 janvier 1771 :
« L'impossibilité de pourvoir à la subsistance du grand nombre
d'émigrants qui s'entassaient les uns sur les autres dans les
cantons de la Hongrie qui leur avaient été désignés, a fait
rendre l'ordonnance ci-jointe qu'il est a propos de faire
connaître dans celles de nos provinces où le penchant de
s'expatrier a fait le plus de progrès. »
Et le 28 janvier 1771 :
« Le hasard me fournira peut-être des détails que je ne puis
promettre. Il y a plus de 130 lieues de Vienne aux terrains
habités par les émigrants, aucune espèce de commerce ne lie la
capitale avec ces contrées et le Gouvernement supprime les
lettres qui en viennent lorsqu'elles sont contraires à ses vues.
»
Et enfin le 16 février 177 1
« J'ai vu des lettres de Transylvanie qui portent... que les
colonies allemandes et françaises qui ont passé dans le Banat,
sont à la vérité dépourvues de tout, mais qu'il a paru des
mandements précis et sévères en vertu desquels ces misérables
seront soulagés, que ces émigrants étaient traités si
cruellement par les habitants qui craignent de voir diminuer
leurs communes et leurs vastes biens par de nouveaux colons,
qu'on en a vus plusieurs de pendus. »
Nous ne saurions cependant douter de la véracité de cette
information, en contradiction apparente avec ce que nous savons
de l'heureux développement de la colonie, mais qui est confirmé
cependant par M. Hecht qui nous apprend que les autres colons,
serbes, roumains, allemands, jaloux de voir nos Lorrains, d'une
part, traités avec tant de ménagements par l'administration
impériale, de l'autre, si courageux travailleurs que tout leur
réussissait, attaquèrent leurs villages et en pillèrent
plusieurs maisons, s'emparèrent de certains habitants qu'ils
pendirent, jusqu'au jour où nos Lorrains, se souvenant de leur
origine, s'organisèrent et rossèrent copieusement leurs ennemis.
Que nos lecteurs nous permettent pour terminer et conclure ces
notes, de résumer les considérations si intéressantes de l'étude
de M. le docteur Hecht, sur la situation en 1878 de ces
colonies, si nettement délimitées et rassemblées dans les six
villages déjà cités de Charleville, St-Hubert, Seultour,
Trübswetter, Ostern et Gottlob (6), au point de vue de la
nationalité lorraine et française.
Jusqu'en 1830, le régime de la langue y était le même que celui
que nous avons connu en Alsace et en Lorrain: avant la
désannexion, le sermon du dimanche était fait en français et en
allemand, l'enseignement à l'école donné dans les deux langues.
« Les habitants de St-Hubert, Charleville, Seultour, aiment à
désigner leurs villages, sous le nom de Walsche Dorfer (villages
welches) ; leurs voisins les appellent die Franzosen. Ils savent
qu'ils sont venus de la Lorraine et de l'Alsace et bon nombre
connaissent les localités d'où étaient originaires leurs
ancêtres : Arracourt (désigné par son nom patois de Rahco)
Francheville, Moyenvic, Rhodes, Torcheville, Altroff,
Oberstinzel, Niederstinzel, etc.
« Mais les souvenirs se bornaient là car si le nom de famille
est resté français, la langue originelle n'est plus parlée et
elle est remplacée par l'allemand et le hongrois. »
Et s'il y a 45 ans, M. Hecht constatait déjà l'oubli commençant
de cette émigration qui avait tant ému les gouvernements et les
populations de nos provinces en 1770, aussi bien chez les
descendants des émigrants eux-mêmes que dans les familles de
leurs parents ou amis restés en Lorraine, il n'est pas téméraire
de dire qu'aujourd'hui personne n'y pense plus et que les
descendants des cultivateurs d'Arracourt, Bezange-la-Grande ou
autres lieux, ont porté allégrement pendant la tourmente de
1914-1918, sous l'uniforme de hussard hongrois, les armes contre
les alliés de leur partie d'origine, matérialisant ainsi, avec
plus d'un siècle de recul, les craintes et les alarmes de l' «
honnête » Durand devant le « fléau » de l'émigration.
Pierre Loevenbruck. |