Revue alsacienne
1er novembre 1879
LA MISÈRE ET L'ÉMIGRATION EN LORRAINE
DE 1762 A 1773
Le voyageur qui s'arrête en Hongrie, dans la large plaine
que traversent le Maros et la Theiss, à une petite distance de Szegedin, sur la
ligne du chemin de fer, qui de Vienne va à Baziaz en passant par Temesvar, est
frappé de trouver des villages dont les noms lui rappellent ceux qu'il entendait
en France sur les lignes de l'Est: Charleville, Saint-Hubert, Seultour,
Trubswetter, Ostern, Gottlob. Ce sont tout autant de colonies lorraines et
alsaciennes dont un professeur à la Faculté de médecine de Nancy, qui ne
s'absorbe pas tout entier dans ses devoirs professionnels, M. le docteur Hecht,
vient de faire l'historique (1).
Il ne s'agit pas ici de colons qui, pour échapper à la domination étrangère,
pour se soustraire à la main pesante d'un ennemi victorieux, sont allés, comme
ceux de 1871, sauvegarder leur nationalité et porter leur activité dans les
portions de territoire demeurées à la mère-patrie. Non ces colonies, beaucoup
plus anciennes, furent fondées de 1762 à 1773, à une époque où l'on ne quittait
pas librement la terre sur laquelle on était né, même lorsqu'on était exposé à y
mourir de faim. La législation qui, cent ans auparavant, sous Louis XIV, avait
permis d'envoyer aux galères les religionnaires qui cherchaient à gagner la
frontière pour adorer Dieu selon leur conscience, devait permettre, en Lorraine,
des poursuites contre ceux qui, par l'émigration, voulaient échapper à la
misère.
La génération d'alors n'avait pas souvenir de semblable misère (2) : à Arracourt,
village d'où partirent bien des émigrants pour la Hongrie, le nombre des
cultivateurs avait sensiblement diminué : l'un des seigneurs, M. de Montureux,
ne trouvant plus de fermiers, était obligé de faire labourer par ses domestiques
; des fermes restaient incultes et abandonnées ; le jour de terre était tombé de
cent écus à dix, et malgré cela il fallait payer trois mille livres d'impôts, au
profit des seigneurs, somme à peu près égale à celle qui était nécessaire pour
la subvention. A Gelacourt, dit l'enquête entreprise en 1763 par la Chambre des
Comptes, « sur quatorze laboureurs, « tant forts que faibles, quatre avaient été
ruinés en douze ans, et « les deux tiers endettés, n'étaient pas loin du même
sort ». A Craon, le revenu du curé, seul décimateur, avait diminué d'un tiers,
et la population du village, qui lui donnait 500 communiants en 1736, n'en
fournissait plus que 366 ou 367 en 1763 ; à Serres, les charges d'un laboureur
étaient si grandes que chacun craignait, selon la formule du temps, « d'épouser
une charrue ». A Vannecourt, il y avait six fois plus de mendiants que 22 ans
auparavant; à Nomeny, les laboureurs, faute d'avoine et de fourrages, faisaient
pâturer leurs blés ; à Amance « point de nourri, point de fumiers, point de
versaines cultivées» ; à Champigneulles, 300 jours de terres arables étaient
abandonnés 5 à Girecourt, le dernier des propriétaires avait déserté le village
en 1754 pour fuir les impositions.
En somme, dans les sept bailliages de Lunéville, Saint-Dié, Neufchâteau,
Mirecourt, Nancy,- Sarreguemines et Saint-Mihiel, plus de 2,000 laboureurs
avaient disparu de 1737 à 1762.
C'est que l'on avait dû suffire à toutes les levées pour combler les pertes
éprouvées par les régiments et les milices lorraines pendant la guerre de Sept
ans, supporter les réquisitions d'approvisionnements pour l'armée d'Allemagne,
acquitter l'impôt qui progressait chaque jour, afin de suffire aux demandes de
subsides du roi Louis XV, aux exigences des seigneurs appauvris par l'effet de
la misère commune, et enfin aux prodigalités du chancelier de Lorraine, M. de la
Galaizière, dont l'administration vicieuse et oppressive achevait d'épuiser le
pays.
Les malheureux Lorrains n'avaient d'autre alternative que se résoudre à souffrir
ou émigrer au loin ; c'est ce dernier parti que beaucoup prirent, alléchés par
les promesses des émissaires qu'envoyaient en Lorraine les agents de
Marie-Thérèse établis à Cologne, à Francfort-sur-le-Mein et à Kehl pour attirer
des colons en Hongrie. Ils ne se laissèrent arrêter ni par les remontrances, ni
par les menaces de la Cour souveraine de Lorraine et Barrois qui, en 1769,
prescrivit d'arrêter les émigrants, de «saisir leurs meubles et d'avertir les
substituts du procureur général dans les bailliages, de l'intention où
pourraient être certains particuliers d'émigrer ».
L'émigration commença vers 1764 et dura jusque vers 1772, s'étendant à la
Lorraine française, à la Lorraine allemande et à l'Alsace, se recrutant dans
nombre de villages compris entre Nancy et Metz, et jusqu'aux environs de Foug,
entraînant, dès 1764, 300 habitants de la Lorraine allemande, en 1769 des
familles venant du comté de Dabo, avec d'autres originaires de Strasbourg, de
Schœnau, de Marckolsheim, de Sainte-Marie-aux-Mines ; en 1770, d'autres familles
lorraines originaires de Commercy, de Pompey, de Blâmont, d'Avricourt et de
Thionville.
La nouvelle du bon accueil fait aux premiers colons détermina de nombreux
départs, car nous voyons que du 25 août au 31 décembre 1770 seulement, 203
familles alsaciennes passèrent encore par Kehl pour se rendre en Hongrie.
Les émigrants, la plupart cultivateurs, quelques-uns artisans, ouvriers en
laine, vignerons, presque tous jeunes, n'ayant guère plus de 25 à 30 ans, le
plus grand nombre mariés, voyageaient par groupes composés de plusieurs
familles, ordinairement de la même localité, sous la direction d'un guide, et,
dès le début du voyage, ils touchaient un secours de route journalier de 6
kreutzers pour les pères et mères de famille et de 3 pour les enfants; lors du
passage à Vienne, chacun recevait la somme de 3 florins. C'est à Ulm qu'ils
étaient embarqués sur le Danube, dont ils descendaient le cours par Passau,
Vienne, Presbourg et Pesth jusque dans le Banat. Là ils débarquaient sur la rive
gauche, dans les points les plus rapprochés des terres désignées comme centre de
colonisation.
Dans la première période de l'émigration, c'est-à-dire de 1762 à 1766, ils
furent répartis dans des localités déjà existantes, où des habitations nouvelles
furent construites pour eux et où des terres furent mises à leur disposition :
28 villages, situés dans les districts de Temeswar, de Lippa et de Ganad,
grandirent ainsi en population et en importance. Plus tard, le nombre des
nouveaux immigrants augmentant toujours, il devint nécessaire de créer des
villages nouveaux : 31 colonies furent ainsi fondées de 1766 à 1772, 7 reçurent
des noms hongrois, 21 des noms allemands, et 3 des noms français : Saint-Hubert,
Charleville et Seultour. Ce dernier village devait son nom à l'existence d'une
tour unique, élevée autrefois contre les Turcs, et dont les débris furent
employés, à l'édification du presbytère et des écoles.
Si certains colons de la Lorraine française se trouvèrent ainsi exclusivement
réunis dans un seul et même village, d'autres furent dispersés au milieu de ceux
qui venaient de la Lorraine allemande, de l'Alsace et même du Wurtemberg, du
Luxembourg et des pays rhénans ; toutefois, il semble qu'ils cherchèrent,
chacun, à rester groupés d'après leur nationalité, puisque nous trouvons à
Hatzfeld une Lothringer-Gasse (rue des Lorrains), et à Trübswetter une Deutsche
Gasse (rue Allemande) à côté d'une Wolfs-Gasse (rue du Loup), habitée, celle-ci,
par quelques familles françaises, qui manifestaient pour les Allemands des
dispositions peu bienveillantes. En somme, les colons lorrains furent, en grande
partie, réunis dans cinq villages rapprochés les uns des autres; de vastes
étendues de terres leur furent attribuées et l'exemption de tout impôt, eux qui
avaient eu tant à en souffrir, leur fut assurée pour une période de dix années.
Chaque famille, dès son arrivée, était mise en possession d'une maison, entourée
d'un jardin de la contenance d'un demi-hectare, de bestiaux, d'instruments
aratoires, de semences, même du mobilier domestique, et, de plus, d'un lot de
terres, d'un seul tenant, désigné sous le nom de cession, qu'elle conserve
encore aujourd'hui. La cession entière, car il y eut des demi-cessions et des
quarts de cession, se composait de 12 hectares, de champs, 3 hectares de
prairies et 1 hectare et demi de pâturages. En dehors des pâturages appartenant
en propre à chaque famille, il existait dans chaque colonie un pâturage commun,
dont la superficie était parfois considérable (300 hectares à Grabatz) et qui
permettait l'élevage de ces chevaux, de race estimée, que l'on y voit paître par
troupeau d'un millier de têtes, avec les grands bœufs de race hongroise, au
pelage gris, de forte charpente, aux cornes allongées et gracieusement arquées.
Quant aux villages, tous bâtis sur un même plan, ils ont la forme d'un vaste
rectangle allongé, traversé par quatre à six larges rues plantées d'acacias sur
les côtés ; au centre se trouvent l'église, le presbytère et l'école ; à
l'entrée du village, la rue principale est flanquée de deux moulins à farine,
mus par des chevaux, dans lesquels chaque habitant a le droit de faire moudre
son grain. Les maisons, où tout est propre et indique une grande aisance, n'ont
en général qu'un rez-de-chaussée ; elles sont construites en pisé récrépi à la
chaux et couvertes en tuiles ou en chaume. Le bois est rare, l'imperméabilité du
sous-sol argileux amenant le dépérissement prématuré des arbres, aussi le
remplace-t-on, pour le chauffage, par des tiges de maïs ou de tabac ; les
premiers colons durent recourir au fumier desséché.
Dans les villages lorrains, où le voisinage des colons allemands imposa de bonne
heure la connaissance de leur langue, l'usage du français se maintint longtemps.
Dans les églises de Saint-Hubert, Charleville, Seultour, Trubswetter où les
curés, pendant près de 50 ans, furent d'origine française, ou parlaient le
français, les chants d'église lorrains étaient encore en usage en 1802 ;
jusqu'en 1830, l'évangile, dans ces églises, était lu d'abord en allemand, puis
en français ; tous les troisièmes dimanches du mois, le sermon était tenu en
français. Dans les premières années de la colonisation, l'enseignement scolaire
fut donné concurremment en langue française et en allemand. Aujourd'hui, en
vertu de la loi du 8 juin 1868, l'enseignement et l'étude de la langue hongroise
sont obligatoires, et la jeune génération commence à parler le hongrois. Il
finira peut-être par se substituer à un allemand qui rappelle le dialecte usité
en Alsace et dans le Wurtemberg.
Quant au français, il n'est plus parlé que par quelques vieillards, et bientôt
il aura disparu.
En terminant, nous remercions M. le Dr Hecht des renseignements qu'il nous
fournit sur l'histoire et l'état actuel de ces anciennes colonies lorraines et
alsaciennes, dont nous nous sommes attaché à signaler les débuts, en puisant
largement dans son intéressante étude.
Edouard SCHMIDT.
(1) Les Colonies lorraines et alsaciennes en
Hongrie) par le Dr Hecht. Nancy, Berger-Levrault. 1879.
(2) L'Ancien Régime de la province de Lorraine et Barrois, par l'abbé Mathieu.
Paris, Hachette. 1879, p. 316 et suiv. |