« Vous êtes prié d'assister au souper-collation de M.
Alexandre-Balthasar-Laurent Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au
parlement, membre de l'Académie des arcades de Rome, associé libre du Musée
de Paris, et rédacteur de la partie dramatique du Journal de Neufchâtel, qui
se fera en son domicile, rue des Champs Élysées, paroisse de la
Madeleine-l'Évêque, le onzième jour du mois de septembre 1787. On fera son
possible pour vous recevoir selon vos mérites, et sans se flatter que vous
soyez pleinement satisfait, on ose vous assurer dès aujourd'hui que, du côté
de l'huile et du cochon, vous n'aurez rien à désirer. On s'assemblera à neuf
heures et demie du soir, pour souper à dix.
« Vous êtes instamment prié de n'amener ni chien, ni
valet, le service devant être fait par des servantes mécaniques ad hoc.»
Napoléon relut deux fois cette lettre singulière. Puis, sans laisser au
valet qui l'accompagnait le temps d'essuyer la poussière du cadre, il le
descendit lui-même et entra dans son cabinet, où il trouva le duc d'Otrante
et le comte d'Hauterive.
- Qu'est-ce qu'un certain Grimod de la Reynière, demanda brusquement
Napoléon. Vit-il encore?
- Non-seulement il vit, mais de plus il fait des épigrammes contre Votre
Majesté, répliqua Fouché.
- C'est un original fort amusant et fort inoffensif, se hâta d'ajouter le
comte d'Hauterive.
- Vous le connaissez donc tous les deux, répliqua l'Empereur en fronçant le
sourcil, et dont la belle humeur s'était dissipée, effet que produisait
toujours sur cette grande intelligence la pensée d'une épigramme décochée
contre sa personne. S'il fait des railleries, pourquoi ne lui a-t-on pas
déjà fermé la bouche?
- Fermer la bouche à M. de la Reynière serait tuer un pauvre gastronome bien
inoffensif, je vous l'assure. Il s'occupe beaucoup plus de cuisine que de
gouvernement, et, s'il se permet de critiquer quelque chose, ce doit être le
chef de Votre Majesté.
- Vous voilà encore avec des paroles d'indulgence, d'Hauterive ! vous êtes
et vous serez toujours le même ! Puisque vous connaissez si bien cet homme,
vous allez sans doute m'expliquer ce que signifie la lettre encadrée que je
viens de trouver dans les greniers des Tuileries?
M. d'Hauterive jeta les yeux sur la lettre, et se prit à rire.
- Cette lettre, dit-il, a été encadrée par l'ordre de Louis XVI, que son
originalité avait beaucoup amusé. Quant au fameux souper-collation, je puis
vous en donner tous les détails possibles, car le hasard m'a valu le plaisir
d'y assister.
Napoléon s'assit dans un fauteuil, prit un petit couteau d'ivoire à couper
le papier, et se mit à en battre sa cuisse, tout en écoutant avec attention
le récit du comte. Fouché, qui écrivait, n'interrompit point son travail
comme s'il n'eût point prêté l'oreille à ce qui se disait près de lui.
- Grimod de la Reynière, commença M. d'Hauterive, est fils d'un fermier
général, enrichi pendant la guerre de Sept ans au service du duc de Soubise,
qui l'avait choisi pour fournisseur de son armée. Grimod amassa sept ou huit
millions, revint à Paris, ajouta à son nom le nom de la Reynière, épousa
mademoiselle de Jarente, nièce de l'évêque d'Orléans, et en eut un fils qui
naquit assez laid et sans mains. Ce fils, en revanche, était d'un caractère
spirituel, railleur, frondeur, et même. un peu méchant. Élevé par une mère
coquette et par un père vaniteux, il était encore, pour ainsi dire, un
enfant, qu'il se montrait sans pitié pour les toilettes de sa mère et pour
les prétentions nobiliaires de son père, fils d'un charcutier. Il comptait
seize ans tout au plus, lorsqu'un beau jour il s'enferma dans sa chambre,
s'y barricada et fit savoir à son père qu'il n'en sortirait point avant
d'avoir reçu cent mille francs qui lui étaient nécessaires, disait-il, pour
le payement des dettes qu'il avait contractées. Le père refusa : alors le
jeune révolté déclara qu'il se trouvait dans sa chambre cent livres de
poudre, et qu'il allait les faire sauter si l'on continuait à lui refuser sa
contribution. M. de la Reynière, qui connaissait la bizarrerie du caractère
de son fils, craignit qu'il n'effectuât une pareille menace, et consentit à
payer les cent mille francs demandés, à la condition que le jeune homme lui
apporterait sur-le-champ les cent dangereux paquets de poudre. Grimod reçut
l'argent, le mit en lieu de sûreté, et arriva chez son père avec cent livres
de poudre à poudrer dans ses bras. Puis, prenant un des paquets, il
l'ouvrit, le fit sauter en l'air, et s'écria du milieu du nuage blanc qui se
répandit aussitôt autour de lui :
- Voyez quels dégâts auraient désolé votre hôtel, si j'y eusse fait sauter
ainsi cent paquets de ma poudre.
Le père rit de cette plaisanterie, et se complut à la raconter à ses amis.
- Puisque mon père trouve charmants les tours que je lui joue, je suis trop
bon fils pour lui épargner ce plaisir, dit Grimod. Et à huit jours de là il
vint demander à sa mère la permission de traiter à souper quelques-uns de
ses amis. Il la pria encore de ne point souper ce soir-là chez elle, afin de
le laisser disposer de la maison à sa fantaisie. Madame de la Reynière
accorda tout ce que lui demandait son fils, et à peine était-elle sortie que
Grimod donna les ordres nécessaires et se mit lui-même à l'oeuvre pour
effectuer son burlesque projet. J'avais rencontré quelquefois dans le monde
M. Grimod. Ce fut sans doute à ces vagues relations que je dus une
invitation semblable à celle que Votre Majesté a trouvée tout à l'heure dans
les greniers des Tuileries. J'étais alors jeune, étourdi et grand amateur
d'excentricité ; la chose me parut assez folle pour mériter d'être vue, et
je me rendis donc aux Champs-Elysées. Un suisse vint m'ouvrir et me demanda
gravement :
- Est-ce à M. de la Reynière, le traitant, ou bien à son fils, le défenseur
de la veuve et de l'orphelin - Grimod était avocat - que vous venez rendre
visite ?
- C'est à M. de la Reynière fils, répondis-je.
- Entrez, répliqua le suisse.
Deux valets en grande livrée se mirent à
marcher devant moi et me firent monter l'escalier d'honneur, au haut
duquel je trouvai un Savoyard tout barbouillé de suie, vêtu d'un
costume de héraut d'armes, taillé sur le patron de l'Opéra d'alors,
et qui se tenait là fièrement debout, la hallebarde au poing. Ce
burlesque personnage me salua d'un sauvage haoup de ramoneur arrivé
au haut d'une cheminée, et j'entrai dans le salon.
Quel étrange spectacle m'y attendait ! Grimod, en robe d'avocat,
vint me saluer, ouvrit une porte et me poussa dans une chambre
complètement obscure, où se trouvaient déjà une cinquantaine de
personnes. Résolu de subir jusqu'au bout les conséquences de cette
mystification acceptée à l'avance, je cherchai à tâtons un fauteuil
que je finis par trouver, et m'y installai de mon mieux. Cependant
les autres conviés allaient et venaient autour de moi, inquiets,
agités, mécontents pour la plupart. Cela dura un quart d'heure
environ. Tout à coup le deux battants d'une porte s'ouvrirent avec
fracas, et l'on vit le souper magnifiquement servi dans une salle
immense que plus de mille bougies éclairaient.
Nous entrâmes. Une balustrade entourait la table, et douze
ramoneurs, la face et les mains crasseuses, pieds nus, mais le corps
couvert de cuirasses antiques, formaient une haie étrange autour de
cette balustrade, et soutenaient de gros candélabres. Ce n'était pas
tout : quatre enfants en robe rouge se tenaient aux quatre coins de
la salle, et se mirent à encenser le plus gravement du monde.
- Messieurs, nous dit gravement le jeune fou, qui n'avait point
quitté sa loge d'avocat, quand on donne à manger, il y a toujours
trois ou quatre personnes à table chargées d'encenser les
amphitryons. J'ai voulu vous épargner une pareille peine à mon égard
; ces enfants s'en acquitteront à merveille.
Pendant qu'il parlait de la sorte, j'examinais les convives parmi
lesquels je me trouvais, et, à l'exception de cinq ou six personnes
de distinction, et comme moi dupes de cette plaisanterie, je me vis
entouré du plus singulier mélange de gens que l'on pût imaginer.
C'étaient des apothicaires et des comédiens, des ménétriers, des
garçons tailleurs, des soldats aux gardes et des peintres. Je pris
mon parti gaiement et m'assis. Un de mes voisins me fit observer que
la table ne se trouvait servie qu'en cochon : on n'y voyait que des
boudins, des saucisses, des têtes pressées, des jambons rôtis, des
pâtés, des pieds de cochon ; le lard avait pris toutes les formes
imaginables pour fournir les mets et les entremets. Cependant tout
cela était si merveilleusement apprêté que l'on y fit honneur, et
quand chacun fut bien en train de manier la fourchette, Grimod se
leva.
- Messieurs, fit-il de l'air le plus sérieux et le plus amusant du
monde, comment trouvez-vous ces viandes ?
- Elles sont exquises, répondit-on de toutes parts. |
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- Eh bien, si vous êtes contents et satisfaits, je
vous prie de faire part à vos connaissances et à vos amis qu'elles me sont
fournies par l'un de mes parents, Nicolas Véro, cousin germain de mon père.
Il demeure à la pointe Saint-Eustache, n° 11. Vous trouverez chez lui, à
juste prix, de la cochonnaille de première qualité. Comme il m'appartient de
très-près, vous m'obligerez fort de l'employer quand vous en aurez besoin.
On rit beaucoup de cette singulière allocution, faite avec les éclats de
voix d'un charlatan qui débite ses drogues, et l'on se remit à manger de
plus belle ; quand les convives se trouvèrent à peu près rassasiés de
cochon, on servit un nouveau service, composé cette fois de mets variés.
Alors on usa sur ce nouveau banquet tout ce qui restait d'appétit. Mais, ô
douleur! un troisième service, pour lequel on avait prodigué toutes les
recherches les plus coûteuses des primeurs et des mets exquis, apparut et
fut suivi de dix-sept autres services. La plupart des convives, gorgés et
n'en pouvant plus, voulurent se retirer. Mais les portes étaient fermées à
double tour derrière eux, et il leur fallut, bon gré mal gré, demeurer là,
la mâchoire immobile, devant ces excellentes choses qui refroidissaient sans
que personne se sentit la force d'y toucher.
Enfin, à sept heures du matin, on entendit le bruit du carrosse de madame de
la Reynière, qui revenait du bal et qui rentrait. Aussitôt Grimod fit ouvrir
toutes les portes et rangea ses convives sur l'escalier ; madame de la
Reynière parut, appuyée sur le bras du bailli de Breteuil ; vous pouvez
juger de sa surprise et de sa colère, quand elle se vit entourée d'hommes
ivres ou à peu près, et dont les mines n'étaient guère aristocratiques.
Grimod, une bouteille de vin de Champagne à la main, arrêta sa mère sur
l'escalier, et l'obligea à recevoir les salutations de ses convives.
- Vous les connaissez tous, madame, cria-t-il d'une voix avinée : voici
votre apothicaire; je vous présente mon bottier; ce gros gaillard que voilà
est un cabotin qui joue la comédie à merveille.
Madame de la Reynière, justement furieuse, s'échappa, et fit donner le
lendemain à son fils l'ordre de ne plus se présenter désormais devant elle.
- Cet homme est un mauvais fils et un fou, dit l'Empereur avec humeur; s'il
ne méritait pas Charenton, il faudrait le mettre à Vincennes.
- Quoi qu'il en soit, continua M. d'Hauterive sur un geste de Napoléon,
cette folle équipée mit Grimod de la Reynière à la mode : la reine rit
beaucoup de son souper, Louis XVI voulut faire encadrer l'exemplaire des
lettres d'invitation que Votre Majesté a là sur cette table, et l'on oublia
la laideur et la difformité de cet homme, qui ne tarda point à conquérir la
réputation d'habile et de spirituel avocat dans un procès, ou plutôt dans un
mémoire des plus singuliers. Ce libelle curieux est intitulé : Mémoire à
consulter et consultation pour maître Marie-Élie-Guillaume Duchosal, avocat
à la cour, DEMANDEUR ; contre le sieur Ange de Farcan de Saint-Ange,
coopérateur subalterne du Mercure de France, DÉFENDEUR. Dans ce mémoire,
Duchosal, par la bouche de son avocat, réclamait, avec les formes les plus
judiciaires et les plus comiques, contre l'iniquité qu'on avait eue de lui
attribuer sérieusement des vers à la louange de Saint-Ange, vers que
celui-ci avait fait insérer dans l'Almanach des Muses, et parmi lesquels se
trouvait le dystique suivant :
Ovide chantait comme un ange,
Saint-Ange chante comme un dieu.
Grimod cherchait à établir d'abord que les vers n'étaient pas de son client,
Duchosal, mais bien d'un nommé Deville, trésorier de France de la généralité
d'Amiens; qu'ensuite l'exagération des éloges aurait dû faire comprendre à
Saint-Ange que ces vers étaient une raillerie. Il réclamait donc pour
Duchosal des dommages-intérêts considérables, eu égard, disait-il, à
l'énormité du forfait attribué à son client.
Une lettre de cachet fit justice de ces plaisantes prétentions ; l'ordre des
avocats raya Grimod de son tableau, et le jeune fou, pour se soustraire aux
effets de la lettre de cachet, se réfugia dans l'abbaye de Blamont, près de
Nancy. Là il ne tarda point à recevoir la nouvelle de la mort de son père,
et il devint ainsi l'héritier d'une fortune immense, qu'il se mit
odieusement à dissiper, après avoir fait révoquer à prix d'or la lettre de
cachet qui pendait sur sa tète comme une épée de Damoclès. Il se fit meubler
un magnifique appartement, où des saucisses et des boudins brodés en relief
sur les tentures, des hures sculptées, des trophées de jambons et des pieds
de cochon en sautoir, rappelaient la première profession de son père, et
publia diverses brochures aussi folles que spirituelles. Voilà à peu près
tout ce que je sais de Grimod de la Reynière.
- Je vais achever la biographie de cet homme, si Votre Majesté le désire,
ajouta le duc d'Otrante.
Grimod a publié en 1797 un journal intitulé le Censeur dramatique. On le
proscrivit comme royaliste et contre-révolutionnaire ; maintenant, à peu
près ruiné, il s'occupe d'un livre intitulé l'Almanach des gourmands.
Entouré de gens attachés à l'ancien régime, il n'épargne pas les critiques
acerbes contre votre gouvernement. Je l'ai fait mander chez moi hier,
précisément pour le réprimander. Il m'a juré par tous les plus grands
serments du monde qu'il n'avait pas dit un mot de ce dont on l'accusait.
- Monseigneur, a-t-il dit, on vous a fait de faux rapports, personne plus
que moi n'admire notre grand Empereur. Puis il a ajouté avec une effronterie
sans pareille : Mais peut-être me sera-t-il permis de déplorer l'emploi que
Sa Majesté fait de son immense génie.
- Comment cela? interrompit Napoléon qui jeta sur la table le petit couteau
d'ivoire qu'il tenait à la main.
- Que voulez-vous dire, m'écriai-je ? reprit Fouché.
- Monseigneur, me fit-il à voix basse, si l'Empereur, au lieu de perdre son
temps à une foule de choses glorieuses, je l'avoue, s'était appliqué aux
progrès de la cuisine, qui sait à quel degré de perfection il se serait
arrêté ?
- Grimod n'y entend rien, répliqua froidement l'Empereur. Ce n'est pas moi
qui aurais fait un bon cuisinier : c'est le comte de Provence, qui excelle,
dit-on, dans cet art, et qui devrait bien s'occuper plutôt de cuire des
côtelettes à la victime (*) que de faire des manifestes comme ceux-ci.
Et il jeta sur la table la fameuse protestation imprimée que Louis XVIII
publia en 1803.
- Ne pensez-vous pas, monsieur le duc, dit l'Empereur, qu'il vaudrait mieux
savoir un peu moins les plaisanteries de M. de la Reynière, connaître un peu
plus les actes du comte de Provence, et surtout en empêcher la publication
en France ?
Et il sortit laissant Fouché aussi stupéfait que consterné. |
(*) NDLR: L'explication sur les côtelettes à la victime,
figure à la suite ; elle ne concerne plus Grimod de la Reynière, mais le
futur roi Louis XVII :
Voici l'histoire des côtelettes à la victime, à laquelle l'Empereur faisait
allusion.
Par une soirée pluvieuse et mélancolique du mois de novembre 1805, une
chaise de poste vint à traverser le petit village de Newstead. Comme les
chemins de cette partie du comté de Nottingham ne sont point dans un état
d'entretien qui les rende fort propices aux rares voyageurs qui parcourent
ce pays sauvage, il arriva à la chaise de poste ce qui était arrivé déjà
dans le même endroit à d'autres voitures en diverses occasions : elle versa
au détour d'un vieux château dont les hautes tourelles et les grands bois,
par leur ombre, entretenaient là une sorte de précipice humide, glissant et
infranchissable.
Les habitants du village, qui prévoyaient l'inévitable catastrophe,
s'empressèrent de venir donner des secours aux personnes qui se trouvaient
dans la voiture.
C'était un homme, jeune encore, et un étranger d'une physionomie noble et
imposante. On lisait sur ses traits cette ironie souffrante et résignée que
donnent l'habitude du malheur et l'acharnement du sort : il sembla regarder
la chute de sa voiture comme un événement tout naturel de sa destinée, comme
une conséquence rationnelle de la fatalité qui le poursuivait. Quoiqu'il
souffrît et qu'il marchât avec difficulté, à peine fut-il sorti de sa
voiture qu'il aida les paysans à débarrasser son compagnon resté captif dans
la voiture. Puis tous les deux, après s'être mutuellement assurés qu'ils
n'étaient blessés ni l'un ni l'autre, se mirent à regarder autour d'eux pour
savoir où ils trouveraient un abri ; car les réparations à faire à la
voiture semblaient devoir exiger plusieurs heures, sans compter qu'il ne se
trouvait pas de charron dans Newstead, et qu'il fallait en envoyer chercher
un au village voisin.
- Mon cher ami, dit en souriant l'étranger à son compapnon, nous courons
les risques de dîner bien mal aujourd'hui !
- Nous avons l'habitude de semblables infortunes, répliqua le second
voyageur.
- Et cependant c'est le seul genre de malheur auquel je ne sache pas encore
tout à fait me résigner. Voyons, informons-nous de ces braves gens s'ils
peuvent nous vendre du moins des oeufs et du lait, car il ne faut pas espérer
trouver ici la moindre pièce de gibier ou le plus insignifiant morceau de
viande.
En effet, à toutes les questions que l'étranger fit aux paysans, en bon
anglais :
- Avez-vous de la viande? Avez-vous des oeufs? Avez-vous du laitage?
Ils répondirent par un éternel et désespérant :
- No, Sir.
Sur ces entrefaites, un vieillard, monté dans un fourgon qu'il conduisait
lui-même, arriva devant le château, vit le petit rassemblement formé autour
de la voiture, perça la foule et ne tarda pas à être mis au courant de la
catastrophe arrivée aux voyageurs et du péril qu'ils couraient de manger du
pain noir et de boire de l'ale détestable.
- Messieurs, leur dit-il, sans pouvoir vous tirer tout à fait d'embarras, je
puis du moins venir un peu à votre secours. Le château que vous voyez vient
d'échoir en héritage au jeune maître dont je suis l'intendant, et qui
doit-en venir bientôt prendre possession. Sa mère m'a envoyé ici quelques
jours à l'avance pour tout faire préparer convenablement ; car Newstead n'a
point été habité depuis six mois. Vous comprenez que je ne suis point venu
dans ce pays sauvage sans apporter de quoi me nourrir confortablement.
J'apporte là un pâté de venaison dont je m'estimerais très-heureux de vous
faire les honneurs; j'ai même des provisions fraîches, un gigot d'agneau et
des côtelettes de mouton. Mais le chef d'office et les domestiques
n'arriveront que demain ; je n'ai donc personne pour préparer ces viandes,
et force vous est aujourd'hui de vous contenter du pâté.
- Non pas, dit l'étranger. En échange de l'hospitalité que vous nous offrez,
et que nous acceptons avec reconnaissance, je vous offre mes talents
culinaires. J'ai été soldat, je suis exilé, c'est vous dire qu'il m'a fallu
plus d'une fois me plier à la nécessité. Or cette nécessité m'a, entre
autres excellentes leçons, rendu industrieux pour lutter contre les chances
d'un mauvais dîner. Nous trouverons bien un enfant-dans le village qui
tournera la broche à laquelle je vais attacher ce gigot ; je me charge du
reste.
Ce joyeux traité conclu, l'intendant et les deux voyageurs entrèrent dans
l'intérieur du château et s'établirent en pleine cuisine. On alluma du feu,
une baguette de coudrier servit de broche au gigot d'agneau ; puis, après
avoir quitté son habit, sans oublier de retrousser ses manchettes,
l'étranger prépara les côtelettes, comme s'il n'eût fait que cela toute sa
vie. Mais quand les côtelettes furent bien recouvertes d'un savant enduit de
beurre, de mie de pain, de poivre et de sel, on s'aperçut seulement alors
que l'on manquait de gril. Cette grave difficulté rendit mécontent et
soucieux le préparateur gastronome. Il réfléchit quelques instants, puis
tout à coup il s'écria avec la joie d'Archimède quand il eut deviné son
fameux problème :
- J'ai trouvé !
Avec une habileté et un savoir dont Carême se fût montré satisfait, il
enferma une côtelette entre deux autres, les fixa au moyen d'une ficelle, et
les plaça sur des charbons ardents. La flamme jaillit, les chairs
frissonnèrent, et peu après le voyageur retourna le tout. Ainsi les deux
côtelettes extérieures se trouvèrent bientôt réduites rapidement à l'état de
braise ; mais celle du milieu resta saine et sauve, succulente, exquise,
cuite à point ; sans avoir perdu la moindre parcelle de son propre jus, elle
était humectée et pénétrée du jus des deux autres.
- Voyez quelles bonnes inventions on doit à la nécessité ! s'écria le
voyageur en servant à ses commensaux le mets délicieux. Je ne veux plus
manger que des côtelettes préparées de cette manière, je dirai à mon chef de
les baptiser du nom de côtelettes à la victime.
On se mit à table, on fit honneur aux côtelettes, sans oublier le gigot
d'agneau ni même le pâté de venaison. L'intendant, homme de tact, faisait
les honneurs de la table avec une respectueuse déférence ; car il avait
compris tout de suite que ses convives n'étaient point des personnages
vulgaires... Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour,
et l'on vit arriver à franc étrier un jeune homme d'une rare beauté; il
sauta de cheval, sans s'inquiéter de ce que devenait sa monture, sans même
regarder si le domestique qui l'accompagnait avait pu le suivre, et frappant
des mains avec une joie naïve :
- Mon château ! mes domaines ! tout cela est à moi !... Adieu à la pauvreté
! adieu au travail !
Tout à coup il aperçut les étrangers. Le rouge lui monta au visage, car ils
avaient pu entendre ses exclamations. Mais cette émotion de surprise et de
honte s'effaça rapidement, et il s'avança vers les inconnus. Ceux-ci
remarquèrent qu'il boitait légèrement, et qu'un de ses pieds semblait
malade. L'intendant, qui était accouru, témoigna sa respectueuse surprise au
jeune homme de le voir arriver sitôt.
- Je ne comptais recevoir mylord que dans trois ou quatre jours. Milady
votre mère m'avait dit que Votre Honneur attendrait.
- Attendre ! attendre !. Huit jours, n'est-ce pas ? huit mortels jours ?
Attendre quoi ? que l'on m'ait frotté, ciré et défiguré peut-être ce vieux
château de mon oncle, le mien aujourd'hui ! Non, de par Dieu ! Sitôt que
j'ai appris la mort de mon oncle, je suis allé lui rendre les derniers
devoirs. Ensuite j'ai fait amener un cheval, et me voilà à Newstead, antique
domaine où se sont écoulées les premières années de mon enfance ! Newstead,
dont j'avais rêvé tant de fois la possession, quand j'étais pauvre et
incertain de l'avenir !... Mais quels sont ces étrangers?
- Deux voyageurs français dont la voiture s'est brisée à la porte de votre
château. Je leur ai offert l'hospitalité en votre nom et du mieux que j'ai
pu.
- Tu as bien fait, mon vieux Murray !
Et il s'avança vers les deux Français.
- Messieurs, leur dit-il, soyez les bienvenus chez moi ! Je me féliciterais
du hasard qui vous y amène, si je ne devais cet honneur à un accident, et
surtout si je me trouvais en mesure de vous recevoir d'une façon convenable.
Les voyageurs ne répondirent que par des remercîments empressés; et, après
une conversation dans laquelle il fut facile au jeune lord d'apprécier la
distinction des manières et la spirituelle instruction de ses hôtes, ils
témoignèrent le désir de visiter le château, vieille construction abbatiale
dont l'origine remontait à la conquête des Normands.
- Messieurs, leur dit le jeune propriétaire en les guidant lui-même à
travers les grandes salles revêtues encore de toutes parts des caractères de
la féodalité, messieurs, il y a d'étranges et de grands souvenirs qui se
rattachent à ces lieux. Newstead est un monastère que le roi Henri VIII
avait confisqué. Un de mes aïeux reçut ces domaines pour prix de sa fidélité
à la cause de la vieille Angleterre, et comme cette fidélité ne se démentit
jamais, Charles Ier attacha plus tard à la dotation d'Henri VIll l'apanage
de la pairie. De telle façon que la famille des Cordon, devenue la première
famille d'Angleterre, ne trouve plus d'alliance digne d'elle que parmi les
Stuarts. Ma mère est un des derniers rejetons de cette illustre lignée.
Si j'évoquais chacun des souvenirs des lieux où nous sommes, il me faudrait
redire en entier toute l'histoire de l'Angleterre, car mes ancêtres se
retrouvent dans tout ce que l'Angleterre a entrepris de célèbre, de glorieux
et de grand. Et puis il y a dans cette même famille des histoires fatales et
terribles... celle du dernier hôte de ce château surtout... de mon
grand-oncle, de celui dont je viens d'hériter.
Sir Péters avait épousé une jeune fille de grand nom, mais pauvre. Pour
elle, sans hésiter, il avait renoncé à une alliance opulente et noble qu'on
lui proposait, et qui eût fait de lui le lord le plus riche et le plus
influent des trois royaumes. Il vint donc, avec celle qu'il avait préférée à
tout, se renfermer dans le vieux manoir en ruine, entouré d'un lac et perdu
au milieu d'un bois.
Trois ans après, on trouva le cadavre de cette femme dans le lac que vous
découvrez de la fenêtre. La justice ne voulut voir dans sa mort qu'un
accident, malgré mille rumeurs répandues dans le village, malgré des cris de
femme, malgré des supplications, des plaintes entendues la nuit par divers
témoins. Mais ces témoins disparurent du pays sans que l'on sût bien
clairement ce qu'ils étaient devenus, et mon oncle, atteint d'une maladie
étrange, ne sortit plus de Newstead. Il y passa vingt-cinq années, seul avec
un vieux domestique, sans vouloir que personne pénétrât jusqu'à lui : il ne
souffrit pas qu'on fit la moindre réparation à son château, qui peu à peu
tomba dans l'état de décrépitude et de ruine où vous le voyez ; en outre, il
fit abattre les bois et aliéna tout ce qui pouvait ôter de la valeur à cette
propriété.
Vingt-cinq années, comme je vous l'ai dit, s'écoulèrent.
Une nuit, lugubre anniversaire de la fatale nuit où l'on avait trouvé près
du château le cadavre sanglant de ma tante dans le lac, mon oncle sortit de
Newstead et frappa à la porte d'une chaumière de paysan : ses vêtements en
désordre inspirèrent une vive terreur au pauvre hère.
- Suis-moi, lui ordonna-t-il !
Le paysan obéit en tremblant; le lord le conduisit dans une chambre où se
trouvait le cadavre d'un vieux domestique. Ce dernier semblait avoir rendu
l'âme depuis peu d'heures seulement.
- Voici de l'or, ensevelis ce corps et fais-lui rendre les derniers devoirs,
dit-il.
Quinze jours après, on ramassait sur la voie publique un vieillard que son
étrange accoutrement faisait prendre pour un indigent qui avait perdu la
raison. Conduit dans un hospice, il y mourut en se nommant, et ce fut dans
ce séjour consacré à la misère que ma mère fit enlever la dépouille de celui
qui, par sa mort, me faisait, moi pauvre baronnet, pair d'Angleterre et
unique héritier d'une fortune immense... Voilà pourquoi j'ai assisté il y a
deux jours, en grand deuil, aux obsèques de mon oncle; pourquoi je me trouve
à présent dans cette antique et célèbre demeure de Newstead, où dans trois
jours arrivera ma mère. Mais j'ai voulu prendre possession de mes domaines
seul avant tout. Merci à vous, messieurs, de m'avoir donné le plaisir de me
servir de mes prérogatives de lord, en usant du plus doux et du plus noble
de mes droits : l'hospitalité. - Hospitalité par malheur humble et pauvre,
comme je l'étais naguère moi-même encore !
- Mylord, je m'estime heureux d'être l'un des premiers à vous féliciter de
votre heureuse fortune. Puisse un jour le sort qui me persécute devenir
clément et généreux pour moi, comme il vient de l'être pour vous ! Quand
vous viendrez à Londres, faites une excursion jusqu'au château d'Hartwelt,
vous y trouverez ce que j'ai trouvé aujourd'hui chez vous : de la pauvreté,
mais un accueil hospitalier. Le roi de France, Louis XVIII, sera heureux de
recevoir lord Gordon dans l'asile qu'il doit à la générosité anglaise.
Le jeune homme se découvrit respectueusement devant l'illustre exilé, et
l'intendant resta surpris en présence de l'attitude noble et royale de celui
qu'il avait vu naguère préparer, avec tant de sensualité et de verve, les
côtelettes à la victime.
- Mais voici, continua le roi déchu, qu'on vient m'annoncer que ma voiture
est remise en état, et que je puis continuer ma route. Adieu, mylord.
Quand Louis XVIII et M. d'Avaray furent remontés en voiture :
- Il y a, dit le prince, quelque chose de grand et d'héroïque dans ce jeune
homme : ou je me trompe beaucoup sur sa destinée, ou bien il se trouve
appelé à faire de grandes choses en bien ou en mal.
On retrouve d'ailleurs cette recette de côtelette,
attribuée à Louis XVIII dans d'autres ouvrages culinaires :
(L'art du Bien-Manger - Edmond Richardin - 1906) |