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Grimod de la Reynière raconté à Napoléon - Roman

Nous avons déjà évoqué dans l'article Lettre de cachet et exil à l'abbaye de Domèvre - 1786, la présence à l'abbaye de Grimod de la Reynière. En voici une relation romancée (publiée aussi dès 1846 par Samuel-Henry Berthoud, sans illustration, dans Les mémoires de ma cuisinière)


Les Hôtes du logis
Samuel-Henry Berthoud (1804-1891)
Éd. Garnier frères (Paris), 1867

Un jour il [Napoléon Ier] lui prit fantaisie de visiter les greniers des Tuileries. Les greniers des Tuileries alors, comme sans doute ils le sont encore aujourd'hui, étaient un immense magasin d'objets de toutes les époques et de tous les régimes qui s'étaient succédé depuis Louis XIV jusqu'à l'Empire. Des meubles, des tableaux, des choses sans nom, sans valeur, sans usage à cette époque, et que maintenant on achèterait au prix le plus cher, s'y trouvaient amassés pêle-mêle, grâce au dédain des artistes de l'Empire pour tout ce qui n'était pas taillé sur le patron grec ou romain. Napoléon, sans redouter la poussière, entra hardiment dans ce tohubohu de tant de splendeurs éclipsées, et se mit à rire sans façon au nez de beaucoup d'objets que nous admirerions aujourd'hui : des portraits de Boucher, des paysages de Watteau, des girandoles contemporaines de madame de Pompadour, des candélabres à rameaux de vigne, capricieusement ciselés pour madame du Barry. Il arriva, durant cette exploration, que le curieux se heurta le pied contre un petit cadre qui gisait à terre. Il le repoussa brusquement et avec humeur du bout de sa botte; le cadre fit un soubresaut, se retourna, et montra aux regards de Napoléon une page imprimée, soigneusement disposée dans une glace ; la bordure du cadre, travaillée avec richesse, était couverte de figures rieuses et grimaçantes. Napoléon releva cet objet singulier pour l'examiner de plus près ; c'était une lettre d'invitation, et voici le texte de l'étrange billet :

«  Vous êtes prié d'assister au souper-collation de M. Alexandre-Balthasar-Laurent Grimod de la Reynière, écuyer, avocat au parlement, membre de l'Académie des arcades de Rome, associé libre du Musée de Paris, et rédacteur de la partie dramatique du Journal de Neufchâtel, qui se fera en son domicile, rue des Champs Élysées, paroisse de la Madeleine-l'Évêque, le onzième jour du mois de septembre 1787. On fera son possible pour vous recevoir selon vos mérites, et sans se flatter que vous soyez pleinement satisfait, on ose vous assurer dès aujourd'hui que, du côté de l'huile et du cochon, vous n'aurez rien à désirer. On s'assemblera à neuf heures et demie du soir, pour souper à dix.

«  Vous êtes instamment prié de n'amener ni chien, ni valet, le service devant être fait par des servantes mécaniques ad hoc.»
Napoléon relut deux fois cette lettre singulière. Puis, sans laisser au valet qui l'accompagnait le temps d'essuyer la poussière du cadre, il le descendit lui-même et entra dans son cabinet, où il trouva le duc d'Otrante et le comte d'Hauterive.
- Qu'est-ce qu'un certain Grimod de la Reynière, demanda brusquement Napoléon. Vit-il encore?
- Non-seulement il vit, mais de plus il fait des épigrammes contre Votre Majesté, répliqua Fouché.
- C'est un original fort amusant et fort inoffensif, se hâta d'ajouter le comte d'Hauterive.
- Vous le connaissez donc tous les deux, répliqua l'Empereur en fronçant le sourcil, et dont la belle humeur s'était dissipée, effet que produisait toujours sur cette grande intelligence la pensée d'une épigramme décochée contre sa personne. S'il fait des railleries, pourquoi ne lui a-t-on pas déjà fermé la bouche?
- Fermer la bouche à M. de la Reynière serait tuer un pauvre gastronome bien inoffensif, je vous l'assure. Il s'occupe beaucoup plus de cuisine que de gouvernement, et, s'il se permet de critiquer quelque chose, ce doit être le chef de Votre Majesté.
- Vous voilà encore avec des paroles d'indulgence, d'Hauterive ! vous êtes et vous serez toujours le même ! Puisque vous connaissez si bien cet homme, vous allez sans doute m'expliquer ce que signifie la lettre encadrée que je viens de trouver dans les greniers des Tuileries?
M. d'Hauterive jeta les yeux sur la lettre, et se prit à rire.
- Cette lettre, dit-il, a été encadrée par l'ordre de Louis XVI, que son originalité avait beaucoup amusé. Quant au fameux souper-collation, je puis vous en donner tous les détails possibles, car le hasard m'a valu le plaisir d'y assister.
Napoléon s'assit dans un fauteuil, prit un petit couteau d'ivoire à couper le papier, et se mit à en battre sa cuisse, tout en écoutant avec attention le récit du comte. Fouché, qui écrivait, n'interrompit point son travail comme s'il n'eût point prêté l'oreille à ce qui se disait près de lui.
- Grimod de la Reynière, commença M. d'Hauterive, est fils d'un fermier général, enrichi pendant la guerre de Sept ans au service du duc de Soubise, qui l'avait choisi pour fournisseur de son armée. Grimod amassa sept ou huit millions, revint à Paris, ajouta à son nom le nom de la Reynière, épousa mademoiselle de Jarente, nièce de l'évêque d'Orléans, et en eut un fils qui naquit assez laid et sans mains. Ce fils, en revanche, était d'un caractère spirituel, railleur, frondeur, et même. un peu méchant. Élevé par une mère coquette et par un père vaniteux, il était encore, pour ainsi dire, un enfant, qu'il se montrait sans pitié pour les toilettes de sa mère et pour les prétentions nobiliaires de son père, fils d'un charcutier. Il comptait seize ans tout au plus, lorsqu'un beau jour il s'enferma dans sa chambre, s'y barricada et fit savoir à son père qu'il n'en sortirait point avant d'avoir reçu cent mille francs qui lui étaient nécessaires, disait-il, pour le payement des dettes qu'il avait contractées. Le père refusa : alors le jeune révolté déclara qu'il se trouvait dans sa chambre cent livres de poudre, et qu'il allait les faire sauter si l'on continuait à lui refuser sa contribution. M. de la Reynière, qui connaissait la bizarrerie du caractère de son fils, craignit qu'il n'effectuât une pareille menace, et consentit à payer les cent mille francs demandés, à la condition que le jeune homme lui apporterait sur-le-champ les cent dangereux paquets de poudre. Grimod reçut l'argent, le mit en lieu de sûreté, et arriva chez son père avec cent livres de poudre à poudrer dans ses bras. Puis, prenant un des paquets, il l'ouvrit, le fit sauter en l'air, et s'écria du milieu du nuage blanc qui se répandit aussitôt autour de lui :
- Voyez quels dégâts auraient désolé votre hôtel, si j'y eusse fait sauter ainsi cent paquets de ma poudre.
Le père rit de cette plaisanterie, et se complut à la raconter à ses amis.
- Puisque mon père trouve charmants les tours que je lui joue, je suis trop bon fils pour lui épargner ce plaisir, dit Grimod. Et à huit jours de là il vint demander à sa mère la permission de traiter à souper quelques-uns de ses amis. Il la pria encore de ne point souper ce soir-là chez elle, afin de le laisser disposer de la maison à sa fantaisie. Madame de la Reynière accorda tout ce que lui demandait son fils, et à peine était-elle sortie que Grimod donna les ordres nécessaires et se mit lui-même à l'oeuvre pour effectuer son burlesque projet. J'avais rencontré quelquefois dans le monde M. Grimod. Ce fut sans doute à ces vagues relations que je dus une invitation semblable à celle que Votre Majesté a trouvée tout à l'heure dans les greniers des Tuileries. J'étais alors jeune, étourdi et grand amateur d'excentricité ; la chose me parut assez folle pour mériter d'être vue, et je me rendis donc aux Champs-Elysées. Un suisse vint m'ouvrir et me demanda gravement :
- Est-ce à M. de la Reynière, le traitant, ou bien à son fils, le défenseur de la veuve et de l'orphelin - Grimod était avocat - que vous venez rendre visite ?
- C'est à M. de la Reynière fils, répondis-je.
- Entrez, répliqua le suisse.
Deux valets en grande livrée se mirent à marcher devant moi et me firent monter l'escalier d'honneur, au haut duquel je trouvai un Savoyard tout barbouillé de suie, vêtu d'un costume de héraut d'armes, taillé sur le patron de l'Opéra d'alors, et qui se tenait là fièrement debout, la hallebarde au poing. Ce burlesque personnage me salua d'un sauvage haoup de ramoneur arrivé au haut d'une cheminée, et j'entrai dans le salon.
Quel étrange spectacle m'y attendait ! Grimod, en robe d'avocat, vint me saluer, ouvrit une porte et me poussa dans une chambre complètement obscure, où se trouvaient déjà une cinquantaine de personnes. Résolu de subir jusqu'au bout les conséquences de cette mystification acceptée à l'avance, je cherchai à tâtons un fauteuil que je finis par trouver, et m'y installai de mon mieux. Cependant les autres conviés allaient et venaient autour de moi, inquiets, agités, mécontents pour la plupart. Cela dura un quart d'heure environ. Tout à coup le deux battants d'une porte s'ouvrirent avec fracas, et l'on vit le souper magnifiquement servi dans une salle immense que plus de mille bougies éclairaient.
Nous entrâmes. Une balustrade entourait la table, et douze ramoneurs, la face et les mains crasseuses, pieds nus, mais le corps couvert de cuirasses antiques, formaient une haie étrange autour de cette balustrade, et soutenaient de gros candélabres. Ce n'était pas tout : quatre enfants en robe rouge se tenaient aux quatre coins de la salle, et se mirent à encenser le plus gravement du monde.
- Messieurs, nous dit gravement le jeune fou, qui n'avait point quitté sa loge d'avocat, quand on donne à manger, il y a toujours trois ou quatre personnes à table chargées d'encenser les amphitryons. J'ai voulu vous épargner une pareille peine à mon égard ; ces enfants s'en acquitteront à merveille.
Pendant qu'il parlait de la sorte, j'examinais les convives parmi lesquels je me trouvais, et, à l'exception de cinq ou six personnes de distinction, et comme moi dupes de cette plaisanterie, je me vis entouré du plus singulier mélange de gens que l'on pût imaginer. C'étaient des apothicaires et des comédiens, des ménétriers, des garçons tailleurs, des soldats aux gardes et des peintres. Je pris mon parti gaiement et m'assis. Un de mes voisins me fit observer que la table ne se trouvait servie qu'en cochon : on n'y voyait que des boudins, des saucisses, des têtes pressées, des jambons rôtis, des pâtés, des pieds de cochon ; le lard avait pris toutes les formes imaginables pour fournir les mets et les entremets. Cependant tout cela était si merveilleusement apprêté que l'on y fit honneur, et quand chacun fut bien en train de manier la fourchette, Grimod se leva.
- Messieurs, fit-il de l'air le plus sérieux et le plus amusant du monde, comment trouvez-vous ces viandes ?
- Elles sont exquises, répondit-on de toutes parts.
- Eh bien, si vous êtes contents et satisfaits, je vous prie de faire part à vos connaissances et à vos amis qu'elles me sont fournies par l'un de mes parents, Nicolas Véro, cousin germain de mon père. Il demeure à la pointe Saint-Eustache, n° 11. Vous trouverez chez lui, à juste prix, de la cochonnaille de première qualité. Comme il m'appartient de très-près, vous m'obligerez fort de l'employer quand vous en aurez besoin.
On rit beaucoup de cette singulière allocution, faite avec les éclats de voix d'un charlatan qui débite ses drogues, et l'on se remit à manger de plus belle ; quand les convives se trouvèrent à peu près rassasiés de cochon, on servit un nouveau service, composé cette fois de mets variés. Alors on usa sur ce nouveau banquet tout ce qui restait d'appétit. Mais, ô douleur! un troisième service, pour lequel on avait prodigué toutes les recherches les plus coûteuses des primeurs et des mets exquis, apparut et fut suivi de dix-sept autres services. La plupart des convives, gorgés et n'en pouvant plus, voulurent se retirer. Mais les portes étaient fermées à double tour derrière eux, et il leur fallut, bon gré mal gré, demeurer là, la mâchoire immobile, devant ces excellentes choses qui refroidissaient sans que personne se sentit la force d'y toucher.
Enfin, à sept heures du matin, on entendit le bruit du carrosse de madame de la Reynière, qui revenait du bal et qui rentrait. Aussitôt Grimod fit ouvrir toutes les portes et rangea ses convives sur l'escalier ; madame de la Reynière parut, appuyée sur le bras du bailli de Breteuil ; vous pouvez juger de sa surprise et de sa colère, quand elle se vit entourée d'hommes ivres ou à peu près, et dont les mines n'étaient guère aristocratiques. Grimod, une bouteille de vin de Champagne à la main, arrêta sa mère sur l'escalier, et l'obligea à recevoir les salutations de ses convives.
- Vous les connaissez tous, madame, cria-t-il d'une voix avinée : voici votre apothicaire; je vous présente mon bottier; ce gros gaillard que voilà est un cabotin qui joue la comédie à merveille.
Madame de la Reynière, justement furieuse, s'échappa, et fit donner le lendemain à son fils l'ordre de ne plus se présenter désormais devant elle.
- Cet homme est un mauvais fils et un fou, dit l'Empereur avec humeur; s'il ne méritait pas Charenton, il faudrait le mettre à Vincennes.
- Quoi qu'il en soit, continua M. d'Hauterive sur un geste de Napoléon, cette folle équipée mit Grimod de la Reynière à la mode : la reine rit beaucoup de son souper, Louis XVI voulut faire encadrer l'exemplaire des lettres d'invitation que Votre Majesté a là sur cette table, et l'on oublia la laideur et la difformité de cet homme, qui ne tarda point à conquérir la réputation d'habile et de spirituel avocat dans un procès, ou plutôt dans un mémoire des plus singuliers. Ce libelle curieux est intitulé : Mémoire à consulter et consultation pour maître Marie-Élie-Guillaume Duchosal, avocat à la cour, DEMANDEUR ; contre le sieur Ange de Farcan de Saint-Ange, coopérateur subalterne du Mercure de France, DÉFENDEUR. Dans ce mémoire, Duchosal, par la bouche de son avocat, réclamait, avec les formes les plus judiciaires et les plus comiques, contre l'iniquité qu'on avait eue de lui attribuer sérieusement des vers à la louange de Saint-Ange, vers que celui-ci avait fait insérer dans l'Almanach des Muses, et parmi lesquels se trouvait le dystique suivant :
Ovide chantait comme un ange,
Saint-Ange chante comme un dieu.

Grimod cherchait à établir d'abord que les vers n'étaient pas de son client, Duchosal, mais bien d'un nommé Deville, trésorier de France de la généralité d'Amiens; qu'ensuite l'exagération des éloges aurait dû faire comprendre à Saint-Ange que ces vers étaient une raillerie. Il réclamait donc pour Duchosal des dommages-intérêts considérables, eu égard, disait-il, à l'énormité du forfait attribué à son client.
Une lettre de cachet fit justice de ces plaisantes prétentions ; l'ordre des avocats raya Grimod de son tableau, et le jeune fou, pour se soustraire aux effets de la lettre de cachet, se réfugia dans l'abbaye de Blamont, près de Nancy. Là il ne tarda point à recevoir la nouvelle de la mort de son père, et il devint ainsi l'héritier d'une fortune immense, qu'il se mit odieusement à dissiper, après avoir fait révoquer à prix d'or la lettre de cachet qui pendait sur sa tète comme une épée de Damoclès. Il se fit meubler un magnifique appartement, où des saucisses et des boudins brodés en relief sur les tentures, des hures sculptées, des trophées de jambons et des pieds de cochon en sautoir, rappelaient la première profession de son père, et publia diverses brochures aussi folles que spirituelles. Voilà à peu près tout ce que je sais de Grimod de la Reynière.
- Je vais achever la biographie de cet homme, si Votre Majesté le désire, ajouta le duc d'Otrante.
Grimod a publié en 1797 un journal intitulé le Censeur dramatique. On le proscrivit comme royaliste et contre-révolutionnaire ; maintenant, à peu près ruiné, il s'occupe d'un livre intitulé l'Almanach des gourmands. Entouré de gens attachés à l'ancien régime, il n'épargne pas les critiques acerbes contre votre gouvernement. Je l'ai fait mander chez moi hier, précisément pour le réprimander. Il m'a juré par tous les plus grands serments du monde qu'il n'avait pas dit un mot de ce dont on l'accusait.
- Monseigneur, a-t-il dit, on vous a fait de faux rapports, personne plus que moi n'admire notre grand Empereur. Puis il a ajouté avec une effronterie sans pareille : Mais peut-être me sera-t-il permis de déplorer l'emploi que Sa Majesté fait de son immense génie.
- Comment cela? interrompit Napoléon qui jeta sur la table le petit couteau d'ivoire qu'il tenait à la main.
- Que voulez-vous dire, m'écriai-je ? reprit Fouché.
- Monseigneur, me fit-il à voix basse, si l'Empereur, au lieu de perdre son temps à une foule de choses glorieuses, je l'avoue, s'était appliqué aux progrès de la cuisine, qui sait à quel degré de perfection il se serait arrêté ?
- Grimod n'y entend rien, répliqua froidement l'Empereur. Ce n'est pas moi qui aurais fait un bon cuisinier : c'est le comte de Provence, qui excelle, dit-on, dans cet art, et qui devrait bien s'occuper plutôt de cuire des côtelettes à la victime (*) que de faire des manifestes comme ceux-ci.
Et il jeta sur la table la fameuse protestation imprimée que Louis XVIII publia en 1803.
- Ne pensez-vous pas, monsieur le duc, dit l'Empereur, qu'il vaudrait mieux savoir un peu moins les plaisanteries de M. de la Reynière, connaître un peu plus les actes du comte de Provence, et surtout en empêcher la publication en France ?
Et il sortit laissant Fouché aussi stupéfait que consterné.


(*) NDLR: L'explication sur les côtelettes à la victime, figure à la suite ; elle ne concerne plus Grimod de la Reynière, mais le futur roi Louis XVII :
Voici l'histoire des côtelettes à la victime, à laquelle l'Empereur faisait allusion.
Par une soirée pluvieuse et mélancolique du mois de novembre 1805, une chaise de poste vint à traverser le petit village de Newstead. Comme les chemins de cette partie du comté de Nottingham ne sont point dans un état d'entretien qui les rende fort propices aux rares voyageurs qui parcourent ce pays sauvage, il arriva à la chaise de poste ce qui était arrivé déjà dans le même endroit à d'autres voitures en diverses occasions : elle versa au détour d'un vieux château dont les hautes tourelles et les grands bois, par leur ombre, entretenaient là une sorte de précipice humide, glissant et infranchissable.
Les habitants du village, qui prévoyaient l'inévitable catastrophe, s'empressèrent de venir donner des secours aux personnes qui se trouvaient dans la voiture.
C'était un homme, jeune encore, et un étranger d'une physionomie noble et imposante. On lisait sur ses traits cette ironie souffrante et résignée que donnent l'habitude du malheur et l'acharnement du sort : il sembla regarder la chute de sa voiture comme un événement tout naturel de sa destinée, comme une conséquence rationnelle de la fatalité qui le poursuivait. Quoiqu'il souffrît et qu'il marchât avec difficulté, à peine fut-il sorti de sa voiture qu'il aida les paysans à débarrasser son compagnon resté captif dans la voiture. Puis tous les deux, après s'être mutuellement assurés qu'ils n'étaient blessés ni l'un ni l'autre, se mirent à regarder autour d'eux pour savoir où ils trouveraient un abri ; car les réparations à faire à la voiture semblaient devoir exiger plusieurs heures, sans compter qu'il ne se trouvait pas de charron dans Newstead, et qu'il fallait en envoyer chercher un au village voisin.
- Mon cher ami, dit en souriant l'étranger à son compapnon, nous courons les risques de dîner bien mal aujourd'hui !
- Nous avons l'habitude de semblables infortunes, répliqua le second voyageur.
- Et cependant c'est le seul genre de malheur auquel je ne sache pas encore tout à fait me résigner. Voyons, informons-nous de ces braves gens s'ils peuvent nous vendre du moins des oeufs et du lait, car il ne faut pas espérer trouver ici la moindre pièce de gibier ou le plus insignifiant morceau de viande.
En effet, à toutes les questions que l'étranger fit aux paysans, en bon anglais :
- Avez-vous de la viande? Avez-vous des oeufs? Avez-vous du laitage?
Ils répondirent par un éternel et désespérant :
- No, Sir.
Sur ces entrefaites, un vieillard, monté dans un fourgon qu'il conduisait lui-même, arriva devant le château, vit le petit rassemblement formé autour de la voiture, perça la foule et ne tarda pas à être mis au courant de la catastrophe arrivée aux voyageurs et du péril qu'ils couraient de manger du pain noir et de boire de l'ale détestable.
- Messieurs, leur dit-il, sans pouvoir vous tirer tout à fait d'embarras, je puis du moins venir un peu à votre secours. Le château que vous voyez vient d'échoir en héritage au jeune maître dont je suis l'intendant, et qui doit-en venir bientôt prendre possession. Sa mère m'a envoyé ici quelques jours à l'avance pour tout faire préparer convenablement ; car Newstead n'a point été habité depuis six mois. Vous comprenez que je ne suis point venu dans ce pays sauvage sans apporter de quoi me nourrir confortablement. J'apporte là un pâté de venaison dont je m'estimerais très-heureux de vous faire les honneurs; j'ai même des provisions fraîches, un gigot d'agneau et des côtelettes de mouton. Mais le chef d'office et les domestiques n'arriveront que demain ; je n'ai donc personne pour préparer ces viandes, et force vous est aujourd'hui de vous contenter du pâté.
- Non pas, dit l'étranger. En échange de l'hospitalité que vous nous offrez, et que nous acceptons avec reconnaissance, je vous offre mes talents culinaires. J'ai été soldat, je suis exilé, c'est vous dire qu'il m'a fallu plus d'une fois me plier à la nécessité. Or cette nécessité m'a, entre autres excellentes leçons, rendu industrieux pour lutter contre les chances d'un mauvais dîner. Nous trouverons bien un enfant-dans le village qui tournera la broche à laquelle je vais attacher ce gigot ; je me charge du reste.
Ce joyeux traité conclu, l'intendant et les deux voyageurs entrèrent dans l'intérieur du château et s'établirent en pleine cuisine. On alluma du feu, une baguette de coudrier servit de broche au gigot d'agneau ; puis, après avoir quitté son habit, sans oublier de retrousser ses manchettes, l'étranger prépara les côtelettes, comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie. Mais quand les côtelettes furent bien recouvertes d'un savant enduit de beurre, de mie de pain, de poivre et de sel, on s'aperçut seulement alors que l'on manquait de gril. Cette grave difficulté rendit mécontent et soucieux le préparateur gastronome. Il réfléchit quelques instants, puis tout à coup il s'écria avec la joie d'Archimède quand il eut deviné son fameux problème :
- J'ai trouvé !
Avec une habileté et un savoir dont Carême se fût montré satisfait, il enferma une côtelette entre deux autres, les fixa au moyen d'une ficelle, et les plaça sur des charbons ardents. La flamme jaillit, les chairs frissonnèrent, et peu après le voyageur retourna le tout. Ainsi les deux côtelettes extérieures se trouvèrent bientôt réduites rapidement à l'état de braise ; mais celle du milieu resta saine et sauve, succulente, exquise, cuite à point ; sans avoir perdu la moindre parcelle de son propre jus, elle était humectée et pénétrée du jus des deux autres.
- Voyez quelles bonnes inventions on doit à la nécessité ! s'écria le voyageur en servant à ses commensaux le mets délicieux. Je ne veux plus manger que des côtelettes préparées de cette manière, je dirai à mon chef de les baptiser du nom de côtelettes à la victime.
On se mit à table, on fit honneur aux côtelettes, sans oublier le gigot d'agneau ni même le pâté de venaison. L'intendant, homme de tact, faisait les honneurs de la table avec une respectueuse déférence ; car il avait compris tout de suite que ses convives n'étaient point des personnages vulgaires... Tout à coup un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour, et l'on vit arriver à franc étrier un jeune homme d'une rare beauté; il sauta de cheval, sans s'inquiéter de ce que devenait sa monture, sans même regarder si le domestique qui l'accompagnait avait pu le suivre, et frappant des mains avec une joie naïve :
- Mon château ! mes domaines ! tout cela est à moi !... Adieu à la pauvreté ! adieu au travail !
Tout à coup il aperçut les étrangers. Le rouge lui monta au visage, car ils avaient pu entendre ses exclamations. Mais cette émotion de surprise et de honte s'effaça rapidement, et il s'avança vers les inconnus. Ceux-ci remarquèrent qu'il boitait légèrement, et qu'un de ses pieds semblait malade. L'intendant, qui était accouru, témoigna sa respectueuse surprise au jeune homme de le voir arriver sitôt.
- Je ne comptais recevoir mylord que dans trois ou quatre jours. Milady votre mère m'avait dit que Votre Honneur attendrait.
- Attendre ! attendre !. Huit jours, n'est-ce pas ? huit mortels jours ? Attendre quoi ? que l'on m'ait frotté, ciré et défiguré peut-être ce vieux château de mon oncle, le mien aujourd'hui ! Non, de par Dieu ! Sitôt que j'ai appris la mort de mon oncle, je suis allé lui rendre les derniers devoirs. Ensuite j'ai fait amener un cheval, et me voilà à Newstead, antique domaine où se sont écoulées les premières années de mon enfance ! Newstead, dont j'avais rêvé tant de fois la possession, quand j'étais pauvre et incertain de l'avenir !... Mais quels sont ces étrangers?
- Deux voyageurs français dont la voiture s'est brisée à la porte de votre château. Je leur ai offert l'hospitalité en votre nom et du mieux que j'ai pu.
- Tu as bien fait, mon vieux Murray !
Et il s'avança vers les deux Français.
- Messieurs, leur dit-il, soyez les bienvenus chez moi ! Je me féliciterais du hasard qui vous y amène, si je ne devais cet honneur à un accident, et surtout si je me trouvais en mesure de vous recevoir d'une façon convenable.
Les voyageurs ne répondirent que par des remercîments empressés; et, après une conversation dans laquelle il fut facile au jeune lord d'apprécier la distinction des manières et la spirituelle instruction de ses hôtes, ils témoignèrent le désir de visiter le château, vieille construction abbatiale dont l'origine remontait à la conquête des Normands.
- Messieurs, leur dit le jeune propriétaire en les guidant lui-même à travers les grandes salles revêtues encore de toutes parts des caractères de la féodalité, messieurs, il y a d'étranges et de grands souvenirs qui se rattachent à ces lieux. Newstead est un monastère que le roi Henri VIII avait confisqué. Un de mes aïeux reçut ces domaines pour prix de sa fidélité à la cause de la vieille Angleterre, et comme cette fidélité ne se démentit jamais, Charles Ier attacha plus tard à la dotation d'Henri VIll l'apanage de la pairie. De telle façon que la famille des Cordon, devenue la première famille d'Angleterre, ne trouve plus d'alliance digne d'elle que parmi les Stuarts. Ma mère est un des derniers rejetons de cette illustre lignée.
Si j'évoquais chacun des souvenirs des lieux où nous sommes, il me faudrait redire en entier toute l'histoire de l'Angleterre, car mes ancêtres se retrouvent dans tout ce que l'Angleterre a entrepris de célèbre, de glorieux et de grand. Et puis il y a dans cette même famille des histoires fatales et terribles... celle du dernier hôte de ce château surtout... de mon grand-oncle, de celui dont je viens d'hériter.
Sir Péters avait épousé une jeune fille de grand nom, mais pauvre. Pour elle, sans hésiter, il avait renoncé à une alliance opulente et noble qu'on lui proposait, et qui eût fait de lui le lord le plus riche et le plus influent des trois royaumes. Il vint donc, avec celle qu'il avait préférée à tout, se renfermer dans le vieux manoir en ruine, entouré d'un lac et perdu au milieu d'un bois.
Trois ans après, on trouva le cadavre de cette femme dans le lac que vous découvrez de la fenêtre. La justice ne voulut voir dans sa mort qu'un accident, malgré mille rumeurs répandues dans le village, malgré des cris de femme, malgré des supplications, des plaintes entendues la nuit par divers témoins. Mais ces témoins disparurent du pays sans que l'on sût bien clairement ce qu'ils étaient devenus, et mon oncle, atteint d'une maladie étrange, ne sortit plus de Newstead. Il y passa vingt-cinq années, seul avec un vieux domestique, sans vouloir que personne pénétrât jusqu'à lui : il ne souffrit pas qu'on fit la moindre réparation à son château, qui peu à peu tomba dans l'état de décrépitude et de ruine où vous le voyez ; en outre, il fit abattre les bois et aliéna tout ce qui pouvait ôter de la valeur à cette propriété.
Vingt-cinq années, comme je vous l'ai dit, s'écoulèrent.
Une nuit, lugubre anniversaire de la fatale nuit où l'on avait trouvé près du château le cadavre sanglant de ma tante dans le lac, mon oncle sortit de Newstead et frappa à la porte d'une chaumière de paysan : ses vêtements en désordre inspirèrent une vive terreur au pauvre hère.
- Suis-moi, lui ordonna-t-il !
Le paysan obéit en tremblant; le lord le conduisit dans une chambre où se trouvait le cadavre d'un vieux domestique. Ce dernier semblait avoir rendu l'âme depuis peu d'heures seulement.
- Voici de l'or, ensevelis ce corps et fais-lui rendre les derniers devoirs, dit-il.
Quinze jours après, on ramassait sur la voie publique un vieillard que son étrange accoutrement faisait prendre pour un indigent qui avait perdu la raison. Conduit dans un hospice, il y mourut en se nommant, et ce fut dans ce séjour consacré à la misère que ma mère fit enlever la dépouille de celui qui, par sa mort, me faisait, moi pauvre baronnet, pair d'Angleterre et unique héritier d'une fortune immense... Voilà pourquoi j'ai assisté il y a deux jours, en grand deuil, aux obsèques de mon oncle; pourquoi je me trouve à présent dans cette antique et célèbre demeure de Newstead, où dans trois jours arrivera ma mère. Mais j'ai voulu prendre possession de mes domaines seul avant tout. Merci à vous, messieurs, de m'avoir donné le plaisir de me servir de mes prérogatives de lord, en usant du plus doux et du plus noble de mes droits : l'hospitalité. - Hospitalité par malheur humble et pauvre, comme je l'étais naguère moi-même encore !
- Mylord, je m'estime heureux d'être l'un des premiers à vous féliciter de votre heureuse fortune. Puisse un jour le sort qui me persécute devenir clément et généreux pour moi, comme il vient de l'être pour vous ! Quand vous viendrez à Londres, faites une excursion jusqu'au château d'Hartwelt, vous y trouverez ce que j'ai trouvé aujourd'hui chez vous : de la pauvreté, mais un accueil hospitalier. Le roi de France, Louis XVIII, sera heureux de recevoir lord Gordon dans l'asile qu'il doit à la générosité anglaise.
Le jeune homme se découvrit respectueusement devant l'illustre exilé, et l'intendant resta surpris en présence de l'attitude noble et royale de celui qu'il avait vu naguère préparer, avec tant de sensualité et de verve, les côtelettes à la victime.
- Mais voici, continua le roi déchu, qu'on vient m'annoncer que ma voiture est remise en état, et que je puis continuer ma route. Adieu, mylord.
Quand Louis XVIII et M. d'Avaray furent remontés en voiture :
- Il y a, dit le prince, quelque chose de grand et d'héroïque dans ce jeune homme : ou je me trompe beaucoup sur sa destinée, ou bien il se trouve appelé à faire de grandes choses en bien ou en mal.

On retrouve d'ailleurs cette recette de côtelette, attribuée à Louis XVIII dans d'autres ouvrages culinaires :


(L'art du Bien-Manger - Edmond Richardin - 1906)

 

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