Voilà un étonnant récit d'un événement qui serait survenu au
début de la guerre, « aux abords du village de D..., situé
presque tout entier en bordure de la grand'route qui va de
Blamont à Lunéville ». Le crime relatée ici se situerait donc à
Domèvre sur Vezouze lors de l'arrivée des Allemands le 24 août
1914. Certes, il y eut ce jour trois victimes civiles à Domèvre
(voir le Rapport officiel de la
commission d'enquête) ; mais rien ne confirme l'histoire de
cet « artiste », dont le refus de répondre aux Allemands
s'apparente plus aux motifs de l'assassinat de
Marie Masson à Emberménil le 5 novembre
1914.
L'Enseignement chrétien; revue mensuelle d'enseignement
secondaire
35ème année, Ed. Paris 1916
DEVOIRS SCOLAIRES
CLASSE DE TROISIÈME. - NARRATION FRANÇAISE.
Le dernier geste de l'Artiste.
Nous étions encore aux
premiers jours de la mobilisation ; le canon ne cessait plus de
tonner à la frontière lorraine et nos troupes, emportées par
l'espoir d'une revanche qu'elles attendaient depuis plus de
quarante ans, avaient déjà reconquis une partie du territoire
annexé en 1871, lorsque, heurtant à des armées ennemies très
supérieures en nombre, à Dieuze et à Morhange, elles furent
obligées de se replier en arrière abandonnant aux Allemands tout
le territoire qu'elles venaient d'occuper. C'était la retraite,
et c'était la poursuite. Forte de sa supériorité numérique et de
ses armements, qu'une préparation minutieuse avait patiemment
perfectionnés, une armée
allemande força les nôtres à repasser la frontière qu'elle
franchit à sa suite, semant sur son passage la terreur,
l'incendie et la mort, qu'attestent encore les ruines de Nomény,
de Badonviller, de Gerbeviller et de cent autres villages
détruits à plaisir par la barbarie des sauvages Germains.
Au cours de cette poursuite, un détachement allemand se présenta
le soir à l'heure où le soleil rasait déjà l'horizon, aux abords
du village de D..., situé presque tout entier en bordure de la
grand'route qui va de Blamont à Lunéville, et s'arrêta devant la
première maison qu'il rencontra à droite du chemin. C'était une
sorte de cottage d'apparence presque neuve, séparé de la route
par un mur à hauteur d'appui, qui soutenait un grillage presque
entièrement caché par des rosiers grimpants masquant une cour où
l'on avait dessiné quelques massifs de fleurs bordés de buis.
Deux érables, en pleine venue, donnaient de l'ombrage à cette
cour, où l'on respirait, par cette soirée d'août, le parfum des
héliotropes, dont le panache courait tout le long de la façade
de cet asile confortable et discret.
Il était habité depuis trois ou quatre ans par un étranger qui
était venu, on ne savait trop pourquoi, se fixer sur ce coin de
la terre lorraine ; il vivait là seul, avec sa gouvernante qui
était, avec son chien et le perroquet, tout le personnel animé
de la maison. D'où venait-il ? Qui était-il ? De quoi vivait-il
? Autant de questions qu'on s'était posées vingt fois dans le
village, sans pouvoir y donner une réponse pertinente et
autorisée. Les allures un peu étranges du personnage, le mystère
dont il cherchait, semblait-il, à s'envelopper, affectant de
vivre seul, sans se créer des relations dans le village,
aiguisaient encore la curiosité publique. On savait pourtant son
nom qu'il avait donné à l'état civil, et on croyait savoir de
plus qu'il avait été, pendant vingt-cinq ou trente ans, attaché
à un théâtre de Paris ; à quel titre, on aurait été fort empêché
de le dire. Mais il suffisait qu'il eût vécu du théâtre pour
qu'on le désignât communément sous le nom de l'Artiste, presque
le seul sous lequel il était connu. Les gens soupçonneux, il y
en a beaucoup à la campagne, n'avaient pas été longtemps à
deviner tout ce qu'il n'avait pas jugé à propos de dire : pour
les uns, c'était un artiste sifflé qui était venu cacher sa
misanthropie près de la frontière ; pour d'autres, un décavé qui
avait besoin de vivre très modestement ; pour d'autres, un agent
de la police secrète; pour quelques-uns enfin, un espion, ce qui
expliquait les quelques allusions venimeuses que, depuis le
commencement de la guerre, la gouvernante entendait tous les
jours sur la place du marché. L'artiste s'en préoccupait fort
peu, assuré qu'il était que l'occasion ne lui manquerait pas de
ramener à lui les braves gens dont le jugement pouvait compter.
Ce soir-là, il était assis rêveur et pensif, de pensées qui
semblaient fort tristes; il prenait le frais à l'ombre de
l'érable. Son chien qu'il caressait d'ordinaire était frappé de
son air d'indifférence et semblait se demander quels soucis
agitaient son âme. C'est juste à ce moment que les premiers
Allemands se présentèrent. Sur un ordre de l'oberlieutenant qui
commandait le détachement, deux hommes franchirent la grille ;
du premier coup d'oeil, ils remarquèrent l'artiste et d'un geste
lui firent signe de s'approcher. Sur un ton hautain et sec l'oberlieutenant
lui demanda aussitôt : « Quel était le
régiment qui est passé par ici ce matin ? A quelle heure est
passé le dernier bataillon? Quelle direction a-t-il pris ?
Lunéville ou Gerbeviller ? » Les questions se suivirent sans
donner le temps de la réponse, tant l'officier prussien semblait
pressé. L'artiste, sans manifester aucune émotion, répondit d'un
ton indifférent : « Vous pouvez me demander mon nom et mon âge;
je vous les dirai, quoique je ne voie pas bien ce que vous
pourrez en faire; mais il est inutile de m'interroger sur les
mouvements des troupes françaises. »
L'officier impatienté réprima un mouvement de colère; mais d'un
ton impératif il reprit : « Je pose de nouveau la question, il
me faut la réponse: Quel était le régiment qui est passé ici ce
matin? »
- ... pas de réponse.
- Vieillard, ta plaisanterie est un peu longue ; je n'ai pas le
temps de m'y arrêter davantage. Prends garde, les fusils de mes
hommes sont chargés à balle et sauront te faire expier ton
silence.
- L'autre restait impassible.
- Une dernière fois je te pose la même question : ce sera pour
toi ou la vie ou la mort. Le nom du régiment qui est passé ce
matin?
- Vous pouvez gagner du temps, si vous voulez, répondit,
dédaigneux et méprisant, l'artiste ému de colère. Mais vous ne
me ferez jamais trahir mon pays. En France, les hommes de ma
trempe ne mangent pas de ce pain-là.
L'oberlieutenant, rendu furieux par son échec et par la
supériorité morale qu'avait sur lui cet homme désarmé, ne put
pas contenir davantage sa colère. « Caporal, dit-il, à un gradé
qu'il avait à côté de lui, alignez vos quatre hommes face à la
grille, qu'on y attache cet imbécile et commandez le feu. »
L'ordre fut exécuté immédiatement et comme le caporal criait:
Feu! l'artiste se découvrant lança d'une voix superbe à la face
congestionnée du lieutenant le cri retentissant de : « Vive la
France ! »
Ce fut le dernier geste de l'artiste ; jamais il n'en avait fait
de plus beau.
(Extrait de Cendrillon-Echo, bulletin mensuel de l'Institution
Notre-Dame-du-Sacré-Coeur, de Dax, 1er mars 1916.). |