De
Gaulle en Lorraine : histoire d'une fidélité
Paul Zing
Éd. Gérard Louis, 1992
(notes renumérotées)
LA DRÔLE DE GUERRE
A la déclaration de guerre de
Gaulle replie son régiment de chars à Nomeny, à
mi-distance de Metz et de Nancy. Il n'y reste que peu de
temps car il est bientôt désigné pour prendre le
commandement des chars de la Ve Armée dont le chef est
le général Bourret. Le colonel de Gaulle rejoint donc le
Quartier général de son supérieur hiérarchique établi à
Wangenbourg en Basse Alsace. Il s'installe chez M. Rébre,
au n°5 de la route du Nideck (1).
C'est probablement de cette époque que remonte son
attachement profond pour cette contrée des Vosges du
Nord et notamment pour la petite station estivale
lorraine de Dabo très proche de Wangenbourg. La beauté
du site, le charme des paysages, les magnifiques forêts
entourant la ville ont séduit de Gaulle. Plus tard, à
trois reprises au moins, en avril 1957, en mars 1958
puis le 24 août 1970 - deux mois et demi avant sa mort -
il éprouvera le besoin de revoir cette belle partie des
Vosges gréseuses qu'il appréciait particulièrement. Ces
jours-là il déjeunera à l'hôtel du Rocher à Dabo où il
signera le Livre d'Or. Nous y reviendrons quand le temps
sera venu.
Le 23 octobre 1939, le président de la République Albert
Lebrun visite la Ve Armée. C'est au cours d'une revue en
Moselle qu'a été prise l'une des plus célèbres
photographies du colonel de Gaulle en tenue de chars,
casque et veste de cuir. On le voit présentant ses
blindés à Lebrun. De Gaulle en parle ainsi dans ses
"Mémoires de Guerre" : "Vos idées me sont connues me dit
aimablement (Lebrun). Mais pour que l'ennemi les
applique, il semble bien qu'il soit trop tard." Et de
Gaulle de commenter laconiquement : "C'est pour nous
qu'il était trop tard". (2)
En son for intérieur il ne se fait guère d'illusions sur
l'issue de la guerre (3). Il sait que seule une solide
force mécanique française pourrait empêcher les
Panzerdivisions de déferler sur la France. Puisqu'il ne
dispose ni en nombre, ni en puissance des blindés qu'il
souhaiterait, le colonel "Motor" s'attache à ce que ses
bataillons de chars soient préparés le mieux possible.
Il ne reste donc pas inactif pendant la "drôle de
guerre", déplorant, comme il l'écrira dans ses "Mémoires
de Guerre", de voir "nos forces mobilisées s'établir
dans la stagnation". Ce n'est pas le cas avec lui. A la
tête de ses blindés il ne perd pas son temps, ni celui
de ses cadres - dont beaucoup ont été sous ses ordres au
507e de Metz -, ni celui de ses hommes. Il multiplie
manœuvres, mises au point et recherches, ce qui le
ramène souvent en Lorraine. (4)
Dès l'automne 1939, il crée un centre d'instruction et
d'entraînement pour ses chars dans la région de Blâmont
et de Cirey-sur-Vezouze, au pied des derniers
contreforts des Vosges gréseuses
A Cirey-sur-Vezouze, il établit son P.C. chez un
industriel, M. Mazerand et prend ses repas au mess des
officiers installé à l'hôtel de Paris.
Au moment où cette étude est faite (1988), cinquante
années se sont écoulées depuis cette époque. Les témoins
sont rares. Nous avons eu la chance de recueillir le
curieux et précieux témoignage d'une femme admirable :
Mme Thérèse Adloff de Badonviller. Résistante dès la
première heure, elle fit partie d'une organisation de
passeurs qui, par la "route des évasions" du Donon et de
Grande-Fontaine, sauva des centaines de personnes.
Dénoncée, elle sera arrêtée par les Allemands en août
1942 et connaîtra pendant près de trois ans l'horreur
des prisons et des camps. Condamnée aux travaux forcés à
Breslau, elle sera internée dans les camps de
concentration de Ravensbrück et de Mauthausen.
Lorsqu'elle fut libérée le 22 avril 1945 par la
Croix-Rouge du comte Bernadotte, elle ne pesait plus que
trente kilos. Elle est officier de la Légion d'honneur,
médaillée Militaire et médaillée de la Résistance.
Mme Adloff a rencontré le colonel de Gaulle à
Cirey-sur-Vezouze à plusieurs reprises en automne 1939.
Sa première rencontre avec le futur chef de la France
libre s'est faite dans des conditions curieuses, presque
rocambolesques et en tout cas certainement uniques. Elle
nous a raconté (5) ce petit événement qui reste pour
elle un merveilleux souvenir et qu'elle avait déjà
confié à Patrice Selingue pour le journal des anciens
déportés "Nuit et Brouillard" de novembre 1985.
Après avoir indiqué qu'avant la guerre elle était avec
son mari à la tête d'une petite entreprise de vente de
boissons et de combustibles à Badonviller, Mme Adloff
explique :
"A la déclaration de guerre, mon mari et son employé
furent mobilisés et notre camion réquisitionné. Je fus
donc obligée d'assurer seule la marche de
l'établissement. Avec la petite camionnette qui nous
restait, j'effectuais les livraisons chez les cafetiers
et restaurateurs de quatre cantons : Badonviller,
Baccarat, Blâmont et Cirey-sur-Vezouze.
"Un jour d'octobre ou novembre 1939, une de mes clientes
de Cirey, Mme Georgel, qui hébergeait dans son
établissement, l'hôtel de Paris, le mess des officiers,
me demanda de lui livrer rapidement une caisse de
"siphons" pour l'apéritif. Je ne disposais pas de
siphons dans ma camionnette, mais je promis à ma cliente
de les lui livrer sitôt ma tournée terminée. Les jours
sont courts en automne et lorsque je repartis de
Badonviller la nuit tombait.
"Arrivée à l'hôtel de Paris, je saisis la lourde caisse,
gravis les quelques marches du perron et, maintenant la
caisse avec mon genou, j'ouvris la porte et pénétrai
dans le couloir. A cet instant, je butai contre deux
jambes qui me parurent démesurément longues. Mme Georgel
arriva aussitôt pour m'aider et me remercier de cette
livraison tardive."
Avec humour, Mme Adloff ajoute : "Je songeais que le
propriétaire des deux jambes ne devait pas me trouver
aussi gentille que ma cliente, après le coup reçu dans
les tibias lors de mon entrée. Je bafouillai quelques
excuses, confuse de ma maladresse, d'autant que
j'apprenais qu'il était le colonel des chars en
cantonnement à Blâmont et à Cirey.
"Voilà ma rencontre avec de Gaulle dont, bien sûr,
j'ignorais le nom. Sans rancune il me demanda d'où je
venais et les raisons de ma présence seule dans la nuit,
alors que la région regorgeait de militaires.
J'expliquai la mobilisation de mon mari, de notre
commis, la nécessité de faire tourner notre commerce. Le
colonel demanda à ma cliente de ne jamais plus me
déranger pour une telle futilité. "S'il n'y a plus de
siphons, ils s'en passeront" dit-il. Il me recommanda la
prudence et me posa quelques questions sur Badonviller
et sur ce que nous avions subi lors de l'invasion par
les Bavarois en 1914.
"Je croisai plusieurs fois le colonel à Cirey au cours
des semaines suivantes. Il me saluait toujours en
souriant." Mme Adloff poursuit : "Puis ce fut la drôle
de guerre et la débâcle de 1940. En juillet 1940, je
revis Mme Georgel qui me parla du général de Gaulle, de
son appel de Londres et de l'espérance qu'il nous
apportait. Devant mon ignorance elle ajouta : "Mais vous
le connaissez : c'est le colonel des Chars !". C'est
ainsi que j'appris que "mon" colonel était le général de
Gaulle. Je dois confesser que j'étais un peu sceptique
car je pensais que ma cliente était probablement très
fière de pouvoir annoncer qu'elle avait reçu sous son
toit le général de Gaulle."
Dix ans plus tard, le 31 juillet 1948, Mme Adloff
rencontra le Général à l'Hôtel de Ville de Nancy. Elle
lui fut présentée par un nancéien M. Bertin. Emue,
intimidée, elle entendit vaguement ses propos :
"...résistante... déportée... camps... éminents
services..." De Gaulle, lui sourit et, se tournant vers
Bertin déclara : "Ça ne m'étonne pas d'elle !" Puis à
Thérèse Adloff, il dit : "Nous nous connaissons ;
c'était où ?" Elle lui précisa : "A Cirey" - "Ah oui,
c'est cela, à Cirey."
Rayonnante, Mme Adloff conclut : "Il m'avait reconnue.
Je suis restée sans voix, lamentable, au point que je
craignais que mes jambes ne me trahissent. Oui, le
général de Gaulle était bien le "colonel des chars" !
C'est donc dans la région de Blâmont et de
Cirey-sur-Vezouze que le colonel de Gaulle organise, de
l'automne 1939 jusqu'en mars 1940, un camp d'instruction
et d'entraînement pour ses unités blindées. Sa présence
y est fréquente et il y fait manœuvrer ses bataillons à
tour de rôle pendant quinze jours. Parfois cela
soulèvera des difficultés car le matériel réservera
quelques surprises. Les rigueurs de l'hiver 1939-1940
vont mettre à rude épreuve les chars de la Ve Armée dont
certains modèles se révéleront inadaptés aux conditions
hivernales.
Ainsi, prévus pour un stage d'entraînement à Blâmont en
décembre 1939, les chars du 19e bataillon furent
incapables de s'y rendre à la date voulue, leurs
chenilles étant gelées, faute de garages ou d'abris pour
les protéger du froid. L'essence gelait dans les
réservoirs et il fallait faire tourner les moteurs
toutes les deux heures. Au moment du départ les routes
étaient couvertes de glace et de verglas. Les chars
patinaient, faisaient du surplace. Il fallut une journée
pour faire franchir un pont à un seul char (6). Les
autorités décidèrent alors de transporter les chars par
la voie ferrée. Mais à la gare de Réchicourt les
plates-formes aussi étaient verglacées : un char tomba
immédiatement, un autre glissa pendant le voyage et
s'écrasa près de Sarrebourg sur une voie très
fréquentée. Les chars arrivèrent en mauvais état et les
pièces de rechange manquaient. A l'Inspecteur général
des chars Keller qui s'était rendu à Blâmont, le colonel
de Gaulle expliqua la situation. Mais Keller lui
répondit qu'il ne pouvait rien faire de plus... (7)
La revue "En ce temps là" parle ainsi de l'action de De
Gaulle en Lorraine : "Soucieux de tirer profit de
l'inaction imposée à ses hommes, le colonel de Gaulle,
commandant des chars de la Ve Armée, crée un centre
d'instruction à Blâmont (Meurthe-et-Moselle). Il s'y
attache aussi bien à la formation des cadres et des
soldats qu'à des recherches sur l'emploi des matériels.
C'est là qu'est essayé, par exemple, un système de
lance-fascines : sur un châssis métallique au-dessus de
l'engin, quelques quintaux de branchages sont fixés par
un filin d'acier relié aux commandes de la tourelle.
Devant l'obstacle à franchir, marais ou fossé fangeux de
faible profondeur, le chef libère l'énorme fagot. Une ou
plusieurs charges de cette nature doivent livrer le
passage". La même revue reproduit une photographie d'un
char équipé d'un "lance-fascines". L'aspect en est des
plus curieux : l'engin blindé est surmonté d'un énorme
amoncellement de branches dont le volume total dépasse
celui du char lui-même. Mais le colonel de Gaulle ne se
bornera évidemment pas à faire procéder à des essais de
lance-fascines. Il fera manœuvrer ses bataillons de
chars et s'intéressera à des études en vue de doter les
chars légers R35 d'un équipement radio télégraphique.
Le général Paul Huard écrit : "De Gaulle attachait
beaucoup d'importance aux progrès de l'étude de
l'installation de la radiotélégraphie à bord des chars
R35, encore au point mort, parce que les postes ER 54
retenus étaient trop volumineux pour la tourelle exiguë.
Le 14 janvier 1940, il écrivait au général Delestraint :
"Il faut trouver les transmissions radio nécessaires à
l'échelon chef de bataillon et commandant du groupe de
bataillons de chars légers, sinon devant les blindés
allemands, les légers seront "couillonnés" (cité par J.F.
Perrette, dans "le général Delestraint", p. 72). Au mois
de mai 1940, un cinquième seulement des chars R35 auront
la radio et tous ceux de la 4e D.C.R. en seront démunis.
(8)
(...) Le 8 mars 1940, le colonel de Gaulle dirige à
Blâmont un dernier exercice à sa manière devant le
général Prételat qui fit cette remarque : "C'est un beau
carrousel, mais le règlement s'en tient à
l'accompagnement de l'infanterie." (9)
Le colonel Jacques Batissier - à l'époque jeune
lieutenant - a rencontré le colonel de Gaulle à Blâmont
en février-mars 1940. Son témoignage (10) sur ce qu'il
appelle la "prescience" de son supérieur est fort
intéressant.
Avec le 34e bataillon de chars cantonné dans le nord de
la Moselle, le lieutenant Batissier était venu en stage
à Blâmont. Un jour, comme il s'inquiétait avec un de ses
camarades du devenir de cette "drôle de guerre", le
colonel de Gaulle qui était présent fit cette étonnante
prédiction :
"(...) L'ennemi attaquera vraisemblablement au début du
mois de mai et percera nos lignes à Sedan, en direction
générale d'Abbeville. Si tous les moyens blindés dont
nous disposons ne sont pas concentrés sans délai dans le
triangle Mailly-Suippes-Mourmelon, afin de monter une
puissante contre-attaque de flanc qui pourra arrêter son
action, puis l'annihiler, alors je crains le pire".
Le colonel Batissier conclut : "Cette idée ne fut pas
reprise par le haut commandement de l'époque et nous
connaissons, hélas, la suite."
Avec ce séjour dans la région de Blâmont se termine la
première partie de l'histoire de De Gaulle avec la
Lorraine. Quittant cette province avec le grade de
colonel le 26 avril 1940 pour prendre le commandement
par intérim de la 4e division cuirassée, il ne la
retrouvera, en qualité de président du Gouvernement
provisoire de la République, que quatre ans et demi plus
tard lors de sa visite le 25 septembre 1944 à Nancy "que
les troupes du général Patton venaient tout juste de
libérer".
(1) Sur le séjour à Wangenbourg, voir "De
Gaulle et l'Alsace"... Jacques Granier p. 25 à 28
(2) L'Appel p. 23
(3) Voir plus bas le témoignage du colonel Batissier
(4) Il se rendra plusieurs fois à Goetzenbruck, au P.C.
du chef de bataillon Aymé, installé dans la salle à
manger de la boucherie Nirrengarten.
(5) A Badonviller le 25 août 1988.
(6) Ce sont pourtant des chars du même type qui furent
envoyés en mai 1940 à Narvik au nord de la Norvège...
(7) France-Inter fin octobre 1988
(8) Paul Huard. Le colonel de Gaulle et ses blindés Plon
1980 p. 37
(9) " " " p. 40
(10) Revue "Espoir" de l'Institut Charles de Gaulle N.
53 p. 37
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