La Jeunesse Héroïque
Gustave Fraipont
1919
Petit Artilleur
Nous sommes dans un hameau tout proche de Lunéville. Tout en
surveillant la rentrée à l'étable d'un troupeau de moutons, une
campagnarde et un jeune garçon causent avec animation :
- « Non, s'écrie celui-ci, je ne peux plus rester, il faut que
je parte !...
- « Partir, pourquoi ?... Tu te trouves donc mal à la ferme, mon
p'tit gars ? Pourtant...
- « Oh ! non, madame, interrompt le petit, vous êtes bonne pour
moi et je vous aime bien, mais je veux faire comme papa, je veux
me battre.
- « Te battre, à ton âge ! Petiot comme tu es !...
- « J'ai dix-sept ans et je suis bien capable de me servir d'un
fusil!... Qu'on m'en donne un, pour voir.
- « T'as dix-sept ans, c'est vrai, mais t'en parais à peine
quatorze.
- « Possible ! Mais je suis aussi fort que si j'en avais
vingt!...
La fermière avait beau raisonner le petit bonhomme, celui-ci ne
cédait pas et trouvait réponse à tout...
- « Enfin, conclut-elle en s'éloignant, ton père m'a chargée de
veiller sur toi, je ne te laisserai pas partir. »
L'enfant, Aimé Agelot, avait en effet été laissé, par son père,
aux soins d'une brave cultivatrice dans laquelle il avait toute
confiance. Le père Agelot, contremaître dans une usine de
Lunéville, était veuf et vivait seul avec son fils dans un
village des environs lorsqu'éclata la guerre. Dès le premier
jour de la mobilisation il dut rejoindre son corps comme sergent
aux chasseurs à pied.
Il partait plein d'enthousiasme, troublé seulement par la pensée
de quitter son cher enfant. Il ne reprit un peu de tranquillité
que lorsqu'il l'eût remis aux mains de la digne femme, qu'il
connaissait depuis longtemps, et du dévouement de laquelle il
était assuré.
Aimé Agelot, ainsi que l'avait dit la fermière, ne paraissait
pas son âge.
Petit blond aux yeux doux, il avait plutôt l'aspect d'une
fillette que d'un garçon, mais sous son air timide se cachait
une énergie que rien ne laissait deviner, et ce fût d'un ton
très décidé qu'il témoigna son désir de troquer les outils de
cultivateur - (on l'employait aux travaux des champs) - contre
le fourniment du soldat.
Depuis le départ de son père, Aimé était devenu sombre et
taciturne lui d'ordinaire rieur et plein d'entrain. - Une idée
fixe le hantait: partir, aller se battre.
Quelques jours après la conversation que nous avons entendue,
Aimé revint des champs tout gai, tout joyeux.
- « Quoi donc qui t'arrive, petiot, que te voilà si en train?
lui dit la fermière étonnée.
- « Il m'arrive que j'ai vu des soldats et que c'est entendu...
je pars avec eux!
Des batteries d'artillerie avaient fait halte au village; Aimé
s'était faufilé à travers les canons, les caissons, les
attelages, avait causé aux soldats et, d'un petit air candide,
les avait si adroitement interrogés qu'il avait pu apprendre
leur lieu de cantonnement.
Dès lors, sa résolution fut prise... le lendemain il partait les
rejoindre malgré toutes les bonnes raisons qu'invoquait la
fermière pour le retenir. - Voyant enfin que la décision de son
petit protégé était irrévocable, elle dut céder. Après lui avoir
bourré les poches de tout ce qu'elle jugea pouvoir lui être
utile et lui avoir donné quelque argent, les larmes aux yeux,
elle le vit s'éloigner.
Lorsque Aimé rejoignit le régiment, il alla droit à un
lieutenant:
- « Monsieur le lieutenant, je viens m'engager, je voudrais
partir avec vous!
L'officier fut quelque peu interloqué à cette demande inattendue
du moutard, de ce « gosse » campé crânement devant lui.
Il sourit et se disposait à le renvoyer gentiment d'où il
venait, lorsque l'enfant renouvela sa demande, insista tant et
si bien que, le prenant par la main, le lieutenant le conduisit
chez le commandant.
L'aspirant-soldat fit si bien qu'il obtint enfin de rester,
mais, ajouta le commandant « à la condition que ton père, auquel
je vais écrire, m'autorise à te gar-, der; tout dépend donc de
sa réponse. »
Cette réponse fut admirable: « S'il est dans les idées de mon
enfant de servir son pays, je l'approuve... Nous ne serons pas
trop de deux dans la famille. Qu'il se batte. »
L'homme qui écrivait cela, le père Agelot, blessé deux fois, à
la poitrine et à la jambe, venait d'être promu adjudant, puis
peu après, avait reçu ses galons d'officier et gagné la médaille
militaire.
« Bon sang ne peut mentir », dit un proverbe, celui d'Aimé
Agelot ne mentit point.
Devenu l'enfant gâté, le « tout-petit » du régiment, on lui
apprit tout ce qu'un soldat doit savoir. - Vite il connut le
maniement de l'admirable 75; bientôt, il fut une des sentinelles
préposées à la garde du canon.
Il sait à merveille se servir de son mousqueton. Il le prouve.
A Nomény, après un vif engagement, au moment où deux pièces,
repérées par les Allemands, s'éloignent pour changer de
position, un parti de uhlans apparaît, fonce au galop sur les
canons dont Aimé Agelot est l'un des gardiens... sans hésiter,
il se blottit entre les roues, face à l'ennemi, épaule son arme,
vise, tire, tire, tire... trois cavaliers sont descendus, mais
l'un d'eux a pu avant de tomber, octroyer un coup de sabre au
jeune artilleur, blessure peu grave, heureusement, que lui-même
panse hâtivement, puis il continue avec ses camarades, à
soutenir la lutte jusqu'à l'arrivée d'un détachement français...
Les pièces sont sauvées.
Partout, Aimé Agelot se conduisit en brave.
- « C'est pas un môme, c'est un vrai brisquard », disait de lui
un ancien soldat réengagé.
Le fait est qu'Aimé a à son actif une série de combats digne
d'un vieux brisquard: il fut aux combats de Cirey, Blamont,
Badonvillers, Charmes, Rambervillers, etc.
Après la bataille de la Marne il est affecté à une batterie
d'artillerie lourde, se bat dans l'Aisne, à Neuville-en-Rue; va
en Belgique où, près de Dixmude, il reçoit dans le mollet un
éclat d'obus. Aussitôt guéri, il rejoint son corps, est aux
affaires de Ille- sur-Noye, de St-Léger, de Courcelles-aux-Bois
où, pour la troisième fois, il est blessé.
Aimé Agelot a su non seulement combattre, mais aussi
entreprendre de difficiles missions, se glissant, par exemple,
tout près de lignes prussiennes pour donner à nos officiers de
précieux renseignements.
Cité à l'ordre du jour de l'armée, l'enfant pense à la joie de
son cher papa...
Hélas! on est sans nouvelles de lui, les lettres qu'on lui
adresse restent sans réponse !....
Le généralissime ayant décidé le renvoi à l'arrière des tout
jeunes gens, Aimé a dû quitter le front; il est maintenant sous
l'égide d'un excellent officier, le lieutenant Boubée qui s'est
pris pour lui d'affection et consacre tout le temps qu'il a de
disponible à parfaire l'instruction générale de son jeune
protégé: « Je n'ai pas d'enfant, dit-il, et si son père est
tombé, j'adopte celui-ci et je l'emmène avec moi au Maroc. »
Le brave petit sera en bonnes mains, mais nous souhaitons pour
lui que son valeureux père revienne bientôt l'embrasser. |