Bulletin mensuel
de la Société d'archéologie lorraine et du Musée historique
lorrain
1914-1919 et 1920
Le Pays des Baronnies.
Emile AMBROISE
1re PARTIE. - LA SEIGNEURIE DE TURQUESTEIN.
I. - Turquestein et les
évêques de Metz.
Turquestein, entre la Sarre et la Vesouze, est peut-être de
toutes les roches du versant lorrain des Vosges, la moins
visitée par les touristes, la moins connue des chercheurs.
Cependant le château qui la couronne a été la demeure des d'Haussonville,
des Nettancourt, des du Châtelet, des Beauvau. Il est peu
d'hôtes plus illustres; mais le pays ne conserve d'eux aucun
souvenir, et presque aucune trace. Aux abords du vieux donjon,
un bois feuillu, la Forêt des Baronnies rappelle les titres
féodaux de ces seigneurs disparus. Ses hêtres font bientôt place
à l'immense sapinière de près de 10.000 hectares, au fond de
laquelle une maison solitaire, la Ferme de Thons, et une
scierie, le Marquis, évoquent le souvenir de la famille du
Chàtelet (1). Ces noms n'éveillent plus ni curiosité ni intérêt,
et les gens du pays pensent qu'on ne saura jamais ce qui s'est
passé dans les ruines.
Cependant, par de laborieuses recherches, dont la Société
d'archéologie lorraine a eu la primeur en 1886, Henri Lepage (2)
a réussi à jeter la lumière sur ce passé, et à fixer les grandes
ligues de son histoire, au moins jusqu'au XVIe siècle. Je
voudrais essayer, à l'aide de quelques documents postérieurs, de
la poursuivre jusqu'à la Révolution de 1789 après avoir résumé,
à la suite de Lepage, ce qui concerne les premiers temps.
La roche de Turquestein termine brusquement, à 460 mètres
d'altitude, la crête boisée qui sépare la vallée de la Sarre de
celle de la Vesouze. C'est un étroit plateau, inaccessible de
toutes parts, sauf à l'Ouest, où s'ouvre la porte du vieux
château, ménagée dans une haute muraille si solidement
construite qu'elle subsiste seule, très imposante encore sous
son manteau de lierre au milieu des ruines de tout le reste.
Par delà la forêt, Turquestein domine à droite la vallée ne la
Sarre, et à gauche, une plaine coupée d'étangs à travers
laquelle court la limite invisible mais séculaire des pays de
langue française et de langue allemande Bertrambois, Hattigny,
Saint-Georges, au couchant Aspach, Niederhof, Fraquelfing, au
levant. La ligne arbitraire des bornes blanches imposées en
1871, coupe également, et sans souci des conditions
géographiques, ce territoire autrefois réuni sous la juridiction
féodale des tours de Turquestein.
Toute cette contrée appartenait aux évêques de Metz de temps
immémorial, comme dépendance à la fois de leur diocèse et de
leur temporel (3); la forêt qui la couvre depuis Turquestein
jusqu'au Donon séparait ce diocèse de celui de Toul. Dès avant
l'occupation romaine, elle séparait déjà le territoire des
Messins de celui des Leuques.
Mais jamais aucune ligne précise n'avait été tracée au travers
de ce massif profond, âpre, de difficile accès, et pour cette
raison à peu près inexploré. Sur ses rives s'étaient installés
de rares habitants, qui vivaient de la forêt, qui en brûlaient
des cantons entiers quand ils voulaient étendre leurs pâtures
(4), mais qui n'y pénétraient guère. C'était un territoire sans
maître, ou du moins indivis entre ceux qui en possédaient les
lisières. Or cette indivision a duré jusqu'au XIVe siècle,
source éternelle de conflits et de ravages. En effet, c'est en
1306 seulement que fut tenté pour la première fois un partage du
massif forestier; et c'est en 1314 que l'évêque de Metz et le
comte de Blâmont réussirent à réaliser cet accord. L'évêque eut
sa part séparée le celle du comte « à plus près de Turkstein »
et le comte la sienne « à plus près de Blâmont ».
La limite adoptée fut, d'une façon générale, la Vesouze.
L'évêque eut tous les bois entre cette rivière et la Sarre le
comte eut les bois « par deçà la Vesouze et ceux du ban de
Bonmoutier vers l'abbaye de Saint-Sauveur). Mais ce partage, en
dépit des bornes qui furent alors plantées, devait être
impuissant à prévenir les contestations (5). On plaida jusqu'au
xvme siècle; et même au XIXe, sur les anciennes limites de la
Lorraine et de la France en ces parages (6).
A Turquestein s'était fixée une famille dont l'origine n'est pas
connue, mais qui se, reliait étroitement à celle non moins
ancienne des seigneurs de Blâmont.. Dès l'année 1002, l'évêque
Berthold met l'abbaye de Saint-Sauveur sous la protection d'un
voué, Ulrich de Turquestein, dénommé seigneur de Blâmont. Son
fils Gérard est connu par la Chronique de Senones, pour ses
sévices envers l'abbaye. Il y pénétrait avec sa femme et ses
chiens.
Au XIIe siècle, Bencelin de Turquestein et sa fille Havide,
épouse de Conrard de Langstein (Pierre-Percée), figurent au
nombre des fondateurs de l'abbaye de Haute-Seille.
Au XIIe, on trouve encore des seigneurs particuliers de
Turquestein du nom de Hartung, Hanus et Viry, qui sont hommes
liges du comte de Blâmont; puis au XIVe, Martin et Guelchoy,
enfin Geoffroy, le plus connu, que dom Calmet représente comme
un seigneur puissant, et qui, d'après les titres découverts par
Henri Lepage, aurait été plutôt turbulent, batailleur, et fort
chargé de dettes. Lorsqu'il mourut, en 1490, beaucoup de ses
terres et sa maison de Blâmont étaient aux mains de ses
créanciers. Geoffroy est le dernier seigneur du nom de
Turquestein qui soit mentionné aux archives. Son blason portait
une étoile à six rays. L'un de ses héritiers fut Wary de
Lutzelbourg, seigneur de Fléville, qui conserva quelques
intérêts dans la vallée de la Vesouze, comme seigneur de Parux
(7).
En somme, cette famille, bien que fort ancienne, resta assez
obscure. C'est bien plutôt par les suzerains dont elle
dépendait, c'est-à-dire les comtes de Dabo, les évêques de Metz
et les comtes de Blâmont, que la seigneurie de Turquestein prend
une place dans l'histoire du pays lorrain.
Le premier document qui nous renseigne sur l'étendue de la
châtellenie de Turquestein est un acte que Lepage a analysé, par
lequel l'évêque de Metz Adémare de Montil en fait la cession à
titre de gagère au duc Raoul de Lorraine en 1344 (8). L'évêque y
énumère 19 localités dont plusieurs ont disparu, ou n'ont pu
être identifiées à des villages ou hameaux actuellement
subsistants (9).
Mais cette énumération doit être corrigée au moyen d'autres
actes, qui prouvent que dans plusieurs des localités de la
châtellenie, notamment à Cirey, Hattigny, Niderhof, Bonmoutier,
Bertimont et Vala, les. seigneurs de Turquestein ne possédaient
que des droits mêlés et confondus avec ceux des sires de
Blâmont.
Dans un partage de 1311, le comte Henri Ier de Blâmont énumère
comme dépendances de son domaine ces mêmes localités de Hattigny,
Niderhof, Cirey il parle de ce qu'il « à Vala, Bonmoutier et
Bertimont (10). Il y avait donc dans ces hameaux ou villages,
non moins que dans les forêts, partage de seigneurie,
indivision, et par conséquent conflits incessants.
De là, les différents traités d'entrecours, découverts aussi par
Henri Lepage, et qui, en 1306, 1314, 1390 et 1408, tendirent
soit à supprimer, soit à régulariser le passage des manants
d'une seigneurie dans l'autre, tant de village à village, que
dans l'intérieur d'une même localité (11).
Les voies de communication qui traversaient cette contrée,
étaient à l'origine à peu près nulles, et elles furent toujours
rares.
Un document du début du XVIIe siècle en donne une énumération
qui est certainement complète, car elle a été dressée dans le
but d'obtenir de l'Empereur le droit de frapper d'une taxe
toutes les bêtes de somme et de trait qui traverseraient la
seigneurie.
Elle mentionne uniquement un chemin menant aux villages de
Landange, Saint-Georges et Neufmoulin, depuis Blâmont un chemin
de Cirey à Niderhoff prolongé d'une part vers Badonviller et de
l'autre vers Phalsbourg, et enfin trois sentiers, appelés
sentiers des Bouteillers, l'un qui côtoye la forteresse de
Turquestein, le second qui traverse Saint-Quirin, et descend en
plaine par les Harcholins, et le troisième qui franchit la
Chette et entre dans le comté de Dabo (12).
La condition des habitants n'était pas moins confuse au point de
vue religieux. Ils s'étaient groupés autour de quelques églises,
que desservaient presque exclusivement des religieux ou des
vicaires dépendant des trois grands établissements monastiques
qui se partageaient les dîmes de la contrée l'abbaye de
Saint-Sauveur, celle de Haute- Seille et le prieuré de Saint-Quirin.
Mais la limite des diocèses était vague, comme celle des
seigneuries; d'autant plus que ces abbayes vosgiennes,
prétendaient à une juridiction spéciale, indépendante, et
quasi-épiscopale. Ce n'est guère qu'au XVIIIe siècle, lorsque la
France eut imposé partout son autorité sans réplique, que
Saint-Sauveur et Haute-Seille durent, après une résistance
opiniâtre, accepter l'incorporation des cures dont elles avaient
la collation, l'un ou l'autre des diocèses de Metz et de Toul.
Cependant cette curieuse confusion s'y maintint avec tant de
persistance, que la description du Département de Metz, publiée
par Stemer en 1756, place encore dans le diocèse de Metz les
paroisses d'Angomont, Bionville, Bréménil, Buriville, Cirey,
Fréménil, Halloville, Harbouey, Mignéville, Neuviller, Petitmont
et le Val de Bonoutier, qui sont du diocèse de Toul (13).
Ou voit quelle singulière équivoque a plané sur cette région,
presque jusqu'au jour où ses parties lorraines et ses parties
messines ont été indistinctement incorporées au département et
diocèse de la Meurthe en 1790.
II. - Comtes de Blâmont et barons d'Haussonville (1344-1567).
L'évêque de Metz, Kean de Lorraine, avait, en 1252, fait réparer
le château de Turquestein (14). Mais cette forteresse éveillait
les convoitises des comtes de Blâmont, déjà maîtres de la
presque totalité de la vallée de la Vesouze. L'un d'eux,
Thiébaut Ier, sut habilement profiter des dissensions qui
troublaient les rapports de la Lorraine et de l'Evêché. Il
s'interposa à la suite d'une guerre dans laquelle l'évêque avait
été vaincu, et détermina le duc Raoul à se contenter de prendre
titre de gagère la seigneurie de Turquestein. Le duc, en
reconnaissance de ses bons offices, la lui céda en 1344 (15).
Outre que cette acquisition reculait jusqu'à la Sarre les
limites du comté de Blâmont, elle devait, semble-t-il, entrainer
comme conséquence la fin de l'indivision qui pesait d'une façon
si lourde sur la condition des habitants de cette contrée,
puisque le comte de Blâmont réunissait ainsi à ses possessions
héréditaires, les parts qui dépendaient de Turquestein.
Il n'en fut rien. Peu d'années auparavant, lors d'un partage des
terres de Blâmont entre les enfants du comte Henri Ier, la
plupart de ces villages, tombés dans le lot de l'une de ses
filles, Marguerite, étaient passés par mariage dans la maison de
Vergy. C'est ce qui explique comment la pratique des entrecours
et des contremands, continua de s'exercer entre les deux
domaine, et donna lieu entre les sires de Vergy et ceux de
Blâmont aux conventions, dont nous avons rapporté les clauses
les plus curieuses (16).
Devenus possesseurs de Turquestein, mais exposés à s'en voir
évincés au cas ou quelque évêque de Metz en opérerait le rachat,
les comtes de Blâmont s'y comportèrent comme en pays conquis.
Nous avons cité ailleurs les textes qui conservent le souvenir
de leurs brigandages (17).
Ces souvenirs paraissent avoir frappé l'imagination populaire,
et autour des ruines de Turquestein flottaient de sombres
légendes qui, eu 1791, déterminèrent une agitation et presque un
soulèvement (18).
L'administration des comtes de Blâmont fut donc funeste au pays
déjà éprouvé par les guerres, pestilences et mortalité. Aussi,
lorsqu'en 1433, l'évêque Conrad de Bayer, songeant à racheter ce
domaine engagé depuis 90 ans, en fit faire la visite, on
constata (19) qu'il ne valait plus que 100 livres de censive et
de droits annuels au lieu de 400 ou 500 qu'il rapportait
autrefois. Les localités de Turquestein, Lorquin, Landange,
Aspach, Warcoville, Niderhoff,.Vasperviller, Hermelange,
Xouaxange. étaient totalement désertes, il n'y avait « point
d'espérance que au temps advenir y doive venir demeurer personne
; pourquoi sont déserts les champs, prés, terres arables, qui
sont converties en bois et haies. Le maisonnement et les murs du
château avaient été petitement entretenus en édifice. » et pour
les remettre en état, il eût fallu plus de 6.200 florins du
Rhin. L'évêque n'était point en état d'engager une pareille
dépense, mais des offres lui furent faites de rembourser à sa
place les seigneurs de Blâmont, et de réparer le château, avec
promesse d'en laisser toujours rentrée libre aux évêques ses
suzerains. Conrad de Bayer accueillit ces offres, retira la
châtellenie de Turquestein des mains des sires de Blâmont, et en
investit le nouveau venu. C'était Jean d'Haussonville, seigneur
en partie de Châtillon-en- Vôge.
Les barons d'Haussonville dont Lepage constate l'existence dès
1176 (20), ont été mêlés d'assez bonne heure aux affaires de la
contrée de la Vesouze, puisque en 1389, Jean I emprunte 15
florins à Henri de Blâmont, et lui assigne en garantie Deneuvre
et au besoin le revenu de tous ses autres domaines (21) ; de que
la même année, Henri IV, fait prisonnier à Cirey, donne comme
caution de sa rançon Constantin d'Haussonville (22), et qu'en
1427, il passe avec Jean un traité d'accompagnement,
c'est-à-dire de mise en commun de leurs sujets respectifs à
Hattigny.
Jean I vivait encore en 1432. C'est son fils Jean II qui, déjà
seigneur en partie de Châtillon, acquit Turquestein, en
remboursant au comte Ferry de Blâmont et à ses frères, enfants
de Thiébaut et de Marguerite de Lorraine, les sommes dues depuis
si longtemps par l'évêque de Metz (2).
Il semble bien toutefois qu'une partie des vilges compris dans
la gagère de 1344, ne sont pas passés à Jean d'Haussonville,
mais ont fait retour à l'évêché. Ce sont Heille, Wasperviller,
Xouaxange, Hermelange, Wilre et Giversin, dont il ne sera plus
question dans les partages subséquents de Turquestein. Ces
localités sont toutes sur la rive droite de la Sarre, qui devint
dès lors la limite orientale de la seigneurie.
Jean Il d'Haussonville, comme sénéchal de Lorraine, commanda
l'avant-garde à la bataille de Bulgnéville (1431) avec le
seigneur d'Autel son beau-père.
Dom Calmet rapporte que les chroniques contemporaines lui
reprochèrent d'être du nombre des seigneurs lorrains qui
lâchèrent pied dès le début de l'action et « qui en rallont en
leurs hôtels (23). Il fut pendant la captivité du duc René l'un
des régents du duché, qu'il défendit contre les bandes
d'écorcheurs. Enfin en 1438 il essaya de prendre sa revanche sur
le parti bourguignon en attaquant à l'improviste le château de
Vaudémont. Il échoua et « huit jours après vint le comte de
Vaudémont boutter les feux sur la terre... d'Haussonville ».
Les seigneurs d'Haussonville, déjà possesseurs de Châtillon,
ajoutèrent à leurs titres celui de barons de Turquestein, dès
qu'ils eurent acquis ce nouveau domaine. Le premier d'entre eux
qui l'ait porté, semble-t-il, est Balthasar, premier du nom,
fils de Jean II, auquel l'histoire lorraine reproche à juste
titre d'avoir accepté les faveurs du Téméraire (24). Cette
défaillance ne fut d'ailleurs que passagère, car on retrouve
Balthasar avec son fils Jean, à la bataille de Nancy aux côtés
du duc René.
Le duc fit même d'un autre de ses fils, Gaspard, le premier
gouverneur lorrain de la ville et du comté de Blâmont, réunis au
domaine en 1506.
Enjoignant ainsi à sa seigneurie de Turquestein-Châtillon, le
gouvernement de Blâmont, la famille d'Haussonville devenait sur
la Sarre et la Vesouze, aussi puissante que les anciens comtes
de Blâmont. Elle eut, dès les premiers jours du règne du duc
Antoine, à s'y défendre contre la menace d'une invasion de
hobereaux allemands, qui apparait comme le prélude des
déprédations du célèbre aventurier Franz de Sickingen, vers
1516, et de celles des paysans alsaciens en 1524.
Cette agression, dont on ne trouve le récit ni dans l'Histoire
de dom Calmet, ni dans la chronique de Lorraine, se produisit en
1507 et 1508. Les comptes des châtelains de Blâmont comme ceux
du bailliage d'Allemagne, lui donnent le nom de Guerre des
Schencks de Brisac, et témoignent des vives alarmes qu'elle jeta
dans le pays. Pour la prévenir ou la repousser, on dut convoquer
la noblesse, la rassembler à Saint-Dié, lancer dans tout le pays
des émissaires pour surveiller la marche de l'ennemi, mettre en
état de défense Vaudrevange, Sierck, Sarreguemines, Sarrebourg,
garnir d'artillerie le château de Schaumbourg, enfin lever en
masse les gens de Blâmont. pour dresser des barricades dans les
bois de Hattigny (25). Pendant toute la première moitié du XVIe
siècle, le pays resta sous la menace de pareilles invasions.
Balthasar d'Haussonville eut trois fils : Gaspard, Simon et
Jean. Simon est le seul qui ait laissé une descendance
masculine, en la personne d'African, premier du nom, qui est le
plus connu des membres de cette famille (26).
African d'Haussonville avait délaissé le vieux château de
Turquestein et établi sa résidence dans une contrée moins âpre,
au château de Zufall (le Hasard), près de Lorquin (27), localité
qui prit dès lors de l'importance comme chef-lieu de la
seigneurie, grâce à la suppression de la mainmorte et à quelques
franchises que lui avaient accordées, en 1499, les trois frères
Gaspard, Simon et Jean (28).
African ajouta à ses titres celui de baron de Saint- Georges, à
raison d'une seigneurie toute voisine de ses domaines qu'il
acquit, et par laquelle il devint maître des villages d'Ibigny
et de Richeval, avec l'important hameau de Hablutz (29).
Conseiller très écouté du duc Charles Ill, maréchal du Barrois,
gouverneur de Verdun, c'est lui qui, après avoir représenté son
maitre aux conférences relatives la mouvance du duché de Bar
(1562), reçut en 1587 la mission d'arrêter l'année des reitres
qui pénétrait en Lorraine, par le col de Saverne, pour se
joindre aux Huguenots de France (30). C'est son domaine de
Turquestein qu'il eut dont à défendre avant que l'ennemi n'eût
pénétré par Blâmont dans la Lorraine proprement dite.
Entre les mains des d'Haussonville, cette seigneurie avait
prospéré. Elle était, devenue un très important domaine
forestier relié aux possessions patrimoniales de leur famille à
Tonnoy et Haussonville, sur la Moselle, par une ingénieuse
combinaison. Par l'acquisition d'une partie du village de
Domjevin, sur la Vesouze, à six lieues de Cirey, à sept lieues
d'Haussonvitle, une sorte d'étape, un relai, avait été établi
entre les deux régions. Les habitants de Cirey étaient obligés
de charroyer jusque là les bois tirés de la forêt vosgienne,
nécessaires aux réfections du château de Tonnoy, moyennant une
allocation de dix gros par char ; les sujets de Domjevin les
prenaient de leurs mains pour les conduire à destination «
moyennant leur nourriture comme aux charois de grains ». Une
partie du village de Domjevin s'appelle encore la rue d'Haussonville
(31).
Turquestein, bien que délaissé, n'était point encore
complètement abandonné, puisque, en 1535, l'un des fils de
Balthasar, Jean, et Catherine de Heu sa femme (32), après y
avoir bâti une chapelle, la dotèrent, et y assurèrent la
perpétuité des offices religieux, par une donation à l'abbaye de
Haute-Seille, à charge d'y envoyer un moine aux jours indiqués.
L'acte de fondation qui nous est parvenu (33) est intéressant
par la saveur de son préambule, ou Jean d'Haussonville considère
« que la présente vie humaine est transitoire, que se passe
comme l'ombraige, et que par la loi divine et de nature est
établi à tous humains de payer soit tôt ou tard le tribut de la
mort ».
Mais l'indivision du domaine de Turquestein, après avoir duré
134 ans, entre les descendants de Jean II, dut céder devant la
nécessité d'un partage en 1567 en effet, Gaspard, Simon et Jean,
tous trois fils de Balthasar, et investis tous également du
titre de barons de Turquestein, étaient demeurés dans la
contrée, mais y avaient pris des résidences différentes.
En France, leur titre de baron ne se fût transmis qu'à l'ainé.
Mais la seigneurie de Turquestein, vassale de Metz et terre
d'Empire, relevait du statut nobiliaire allemand, qui admet la
transmission du titre à tous les mâles. C'est ainsi que dès
1499, à Châtillon, à Lorquin, à Saint- Georges, chacun des
enfants de Balthasar d'Haussonville put prendre le titre de
baron et l'attacher à la terre où il s'était fixé (34). Telle
est l'origine des premières baronnies démembrées de Turquestein.
Gaspard et Jean n'avaient, nous l'avons dit, laissé que des
filles. Jean, il est vrai, avait eu pour fils Balthasar,
deuxième du nom, qui avait été, comme gouverneur de Nancy et
grand maître de l'hôtel, l'un des personnages marquants de la
Cour du duc Charles III (35). Mais il était mort sans postérité.
Ses soeurs, Claude et Jeanne, en épousant, la première Gaspard
de Marcoussey, et la seconde Jean de Sayigny, introduisirent ces
deux familles Iorraines au nombre des copartageants du domaine
de Turquestein.
Il en fut de même des trois filles de Gaspard. Jeanne, l'ainée,
épousait en 1539 Georges de Nettancourt. Marguerite entrait dans
la famille du Châtelet, en devenant la femme de Jean II, chef de
la branche de cette grande maison qui prenait le titre de
marquis des Thons. La troisième fille de Gaspard, Renée, épouse
de Philippe des Salles, seigneur de Gombervaux, figure encore en
1541 au nombre des copropriétaires de Turquestein. Mais on n'y
trouve plus son fils Jean, celui qui fut assassiné par Jean IX
de Salm. Sa mort éteignit la succession masculine de cette
branche, qui parait d'ailleurs avoir été tenue à l'écart, sans
doute à cause de son adhésion aux doctrines luthériennes (36).
C'est ainsi que dans les partages de Turquestein qui s'imposent
en 1567 après une indivision de plus d'un siècle, et qui
s'élaborent au château de Zufall, nous allons voir intervenir à
côté d'African d'Haussonville, les noms de Marcoussey, Savigny,
Nettancourt et du Châtelet.
(Voir tableau généalogique.)
III. Partages et démembrements (1567-1607).
Le partage de la seigneurie de Turquestein en 1567, paraît bien
n'avoir été consenti qu'à contre-coeur par African d'Haussonville,
seul représentant mâle de la famille, et les descendants de son
oncle Jean.
En effet, bien que ce partage intéressât les descendants des
trois frères, Jean, Simon et Gaspard, on ne fit que deux lots
des forèts. L'un, double de l'autre en étendue, devait rester
indivis entre les descendants de Simon et de Jean. Seuls les
héritiers de Gaspard devaient recevoir une part déterminée. Ce
fut le lot dit de Chatillon. Il remplit de leurs droits dans
l'ensemble du domaine Jean de Châtelet et Georges de Nettancourt,
époux des deux filles survivantes de Gaspard (37).
Ce partage, dont les archives conservent une copie authentique
(38) est intéressant à divers titres. Il nous renseigne sur la
situation et l'énorme étendue des forêts qui constituaient le
domaine de Turquestein. Peu ou point exploitées autrefois, elles
commençaient à acquérir au siècle une valeur déjà considérable,
et qui devait croitre de siècle en siècle.
Le lotissement comprenait tout d'abord les forêts les plus
voisines des deux châteaux. Elles sont dénommées : Marches de
Turquestein et Marches de Châtillon. puis les Forêts des
montagnes. c'est-à-dire le massif jadis indivis avec les comtes
de Blâmont, qui s'étendait jusqu'au Donon; enfin les Forêts de
la plaine qui se prolongeaient jusqu'aux abords d'Ibigny,
Richeval d'une part, Barbas, Nonhigny et Montreux d'autre part
(39), mais n'avaient qu'une moindre valeur « par suite de la
funeste coutume de mettre le feu aux forêts pour faire venir la
pâture, cause d'énormes et exorbitants dommages ».
Les Marches à elles seules comprenaient 28.500 jours ou arpents
de Lorraine, soit plus de 5.600 hectares ; la Montagne 6.500
jours, soit 1.300 hectares, la Plaine 10.200 jours, soit 2.000
hectares ; au total 45.200 jours ou 8.900 hectares.
Des bornes aux initiales D. C. (du Châtelet) furent plantées
pour cantonner le lot de Châtillon. Mais elles n'empêchèrent pas
les discussions et les procès qui passionnèrent ses possesseurs
et leurs voisins au cours du XVIIIe siècle.
Après les forêts il fallait partager les villages. L'acte de
1567 n'en parle pas, et nous ne connaissons la composition des
lots que par un document postérieur de 22 ans (1589) relatif aux
droits de sauvegarde que le duc de Lorraine, devenu acquéreur de
la principauté de Phalsbourg prétendit exercer sur tous les
villages des baronnies comme successeur des comtes palatins
(40).
L'origine exacte de ces droits est difficile à préciser.
Cependant le comte palatin Georges-Jean qui, pressé d'argent,
céda Phalsbourg et les droits inhérents à cette principauté au
duc Charles III en 1583, réunissait en sa personne et par suite
d'une longue succession d'alliances, les droits des comtes de
Deux-Ponts, de Veldenz et de Linange. Rodolphe, comte de Linange
et Réchicourt qui vivait en 1455 (41) avait épousé Agnés,
comtesse de Deux- Ponts. Il n'est pas étonnant que les comtes de
Linange-Réchicourt dont les terres confinaient à celles de
Turquestein aient acquis sur cette baronnie certains droits qui
seraient passés ensuite aux comtes palatins, et devenus
l'origine des droits de sauvegarde que les ducs de Lorraine y
perçurent dès la fin du XVIe siècle. Dans son Démembrement de la
Lorraine, Thierry Alix les qualifie « droits et sauvegardes sur
les villages et terres de Turquestein et Chatillon », et les
comprend dans les terres et seigneuries qui ne sont de bailliage
(42).
La baronnie de Châtillon comprit dès lors Cirey, Bonmoutier,
Petitmont, Harbouey, Ibigny (43). Le lot d'Haussonville
proprement dit Hattigny, Saint-Georges, Landange, Hablutz,
Rogern (sans doute Richeval), Bertrambois et Laforèt.
Enfin celui dit de Marcoussey, c'est-à-dire le lot des héritiers
de Jean d'Haussonville Lorquin, Fraquelfing, Niderhof,
Laneuveville, Neufmoulin, La Frimbolle (44).
0n remarquera que dans cette énumération ne figurenl plus ni le
village,. ni le château de Turquestein. Il esl certain qu'après
ces partages définitifs, le vieux burg, de plus en plus
abandonné, ne fut conservé qu'à titre de souvenir historique
commun à toutes les branches de la famille, et que du
démembrement de l'ancien domaine, s'étaient formées les trois
baronnies de Saint-Georges pour African d'Haussonville, de
Châtillon pour du Châtelet et Nettancourt, de Lorquin pour
Marcoussey et Savigny.
Le lot d'Haussonville bien qu'il fût celui auquel restait
attaché le nom de la famille, subit bientôt comme les autres la
loi des partages.
African d'Haussonville avait une soeur, Nicole, mariée elle aussi
à un membre de la famille de Savigny. Il fallut lui faire sa
part, et l'on voit qu'en 1575 et 1586, Chrétien de Savigny
aliène déjà des gagnages à Landange, Aspach et même à
Turquestein (45).
C'est ainsi que démembrée et amoindrie, la seigneurie de
Turquestein arriva aux mains du dernier des Haussonville, Jean
IV, fils d'African, qui, sans omettre son titre de baron de
Turquestein, porta plutôt celui de Saint-Georges, devenu le
centre de son domaine.
.Jean IV, comme ses ancêtres, occupa des situations importantes
auprès de nos ducs. Il recevait de Charles III une pension de 6
000 livres, et sa femme, Chrétienne du Châtelet, fut,
croyons-nous, gouvernante de la princesse de Lorraine, charge
qui lui valait une pension de 500 livres (46).
Jean IV n'ayant point d'enfants fit, en 1605, un testament au
profit de l'un de ses neveux, Nicolas de Nettancourt, puis
mourut en 1607.
Ce petit-neveu que le dernier des d'Haussonville choisit comme
héritier de ses biens et de ses titres, lui était en effet
doublement cher. Il était le petit-fils de sa soeur consanguine
Ursule, devenue en 1573 épouse de son cousin Jean de Nettancourt,
fils lui-même d'Anne d'Haussonville, fille aînée de Gaspard et
de Georges de Nettancourt.
Il résultait de ses alliances que l'enfant qui devenait ainsi,
par l'effet du testament de son oncle maternel, seul
attributaire de la baronnie de Saint-Georges, avait aussi dit
chef de ses aïeux paternels descendants de Gaspard d'Haussonville,
des droits sur celle de Chatillon dont la plus grande partie,
comme nous le verrons, eut une destinée différente de celle des
autres baronnies démembrées de Turquestein (47).
Les baronnies de Saint-Georges et de Lorquin, au contraire,
étaient destinées à demeurer unies, et à passer au bout de peu
d'années dans le domaine ducal.
(à suivre)
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