Concernant la pendaison en 1636 du gouverneur de la place de Blâmont à
l'issue du siège, nous avons précédemment
évoqué la piste donnée par Ferdinand Des Roberts dans son tome II
des Campagnes de Charles IV :
« le code militaire de cette époque punissait de mort quiconque
voulait défendre une place trop faible pour résister longtemps. »
Et en relatant le cas du gouverneur de Fontenay (non identifié - voir la
note en fin) ayant subi le même
sort pour avoir résisté à l'envahisseur, il ajoute :
« Le Lorrain répond au vainqueur qu'il sait ce qu'il l'attend, mais
que, quand on connaîtra la cause de sa résistance, on pourra lui faire
grâce. En effet il montra une lettre de Charles IV qui promettait de le
secourir, s'il pouvait tenir jusqu'à ce jour même où l'on s'empara de sa
personne. »
Cette loi de la guerre, qui apparait aujourd'hui comme barbare («
ignominie » pour Dedenon, « inique »
pour Dumont, « honteuse » pour
Lepage), est cependant défendue dès le
XVIème siècle par Michel de Montaigne dans le Livre Ier de ses Essais,
qui se contente de signaler que l'appréciation du degré de résistance et
de faiblesse d'une place est difficile, et que l'assiégeant qui s'en
rend maitre, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop
prolongée.
En fin du XVIIIème, on la trouve encore prônée par Emer de Vattel dans
son ouvrage sur le Droit des gens, où, après avoir semblé condamné la
méthode, il la réaffirme par : « La résistance poussée à l'extrémité,
ne devient punissable dans un subalterne, que dans les seules occasions
où elle est manifestement inutile [...] Supposons, par exemple, qu'un
état soit entièrement soumis aux armes du vainqueur, à l'exception d'une
seule forteresse, & qu'il n'y ait aucun secours à attendre du dehors,
aucun allié, aucun voisin, qui s'intéresse à; sauver le reste de cet
état conquis: on doit alors faire savoir au gouverneur l'état des
choses, le sommer de rendre sa place, & on peut le menacer de la mort
[...]. Demeure-t-il inébranlable ? il mérite de souffrir la peine dont
il a été menacé avec justice ».
Cette exception de secours possible de l'assiégé n'aura cependant
profité ni au gouverneur de Fontenay, ni au gouverneur de Blâmont en
1636...
Les Essais
Michel de Montaigne
Livre Ier
Ed. 1595
CHAPITRE XIIII.
On est puny pour s'opiniastrer en vne place sans raison.
La vaillance a ses limites, comme les autres vertus : lesquels franchis,
on se trouue dans le train du vice : en maniere que par chez elle on se
peut rendre à la temerité, obstination et folie, qui n'en scait bien les
bornes, malaisez en verité a choisir sur leurs confins. De cette
consideration est nee la coustume que nous avons aux guerres, de punir,
voire de mort, ceux qui s'opiniastrent a defendre vne place, qui par les
regles militaires ne peut estre soustenue. Autrement soubs l'esperance
de l'impunite il n'y auroit poullier qui n'arrestast vne armee. Monsieur
le Connestable de Mommorency au siege de Pauie, ayant este commis pour
passer le Tesin, et se loger aux fauxbourgs S. Antoine, estant empesché
d'vne tour au bout du pont, qui s'opiniastra iusques à se faire batre,
feit pendre tout ce qui estoit dedans : et encore depuis accompagnant
Monsieur le Dauphin au voyage delà les monts, ayant prins par force le
Chasteau de Villane, et tout ce qui estoit dedans ayant esté mis en
pieces par la furie des soldats, horsmis le Capitaine et l'enseigne, il
les fit pendre et estrangler pour cette mesme raison : comme fit aussi
le Capitaine Martin du Bellay lors Gouuerneur de Turin, en cette mesme
contree, le Capitaine de S. Bony : le reste de ses gens ayant esté
massacré à la prinse
de la place. Mais d'autant que le iugement de la valeur et foiblesse du
lieu, se prend par l'estimation et contrepois des forces qui
l'assaillent (car tel s'opiniastreroit iustement contre deux couleurines,
qui feroit l'enragé d'attendre trente canons) ou se met encore en conte
la grandeur du Prince conquerant, sa reputation, le respect qu'on luy
doit : il y a danger qu'on presse vn peu la balance de ce coste la. Et
en aduient par ces mesmes termes, que tels ont si grande opinion d'eux
et de leurs moyens, que ne leur semblant raisonnable qu'il y ait rien
digne de leur faire teste, ilz passent le cousteau par tout ou ils
trouuent resistance, autant que fortune leur dure : comme il se voit
par les formes de sommation et deffi, que les Princes d'Orient et leurs
successeurs, qui sont encores, ont en vsage, fiere, hautaine et pleine
d'vn commandement barbaresque. Et au quartier par ou les Portugaiz
escornerent les Indes, ils trouuerent des estats auec cette loy
vniuerselle et inuiolable, que tout ennemy vaincu par le Roy en presence,
ou par son Lieutenant est hors de composition de rancon et de mercy.
Ainsi sur tout il se faut garder qui peut, de tomber entre les mains d'vn
luge ennemy, victorieux et armé.
Le droit des gens
ou principes de la loi naturelle appliqués à la conduite & aux affaires
des nations et des souverains
par M. de Vattel
Tome I
Ed. Neuchatel - 1773
NDLR : notes renumérotées
§ 143 - Si l'ennemi peut punir de
mort un commandant de place, à cause de sa défense opiniâtre.
Comment a-t-on pu s'imaginer, dans un siècle éclairé, qu'il est permis
de punir de mort un commandant qui a défendu fa place jusqu'à la
derniere extrémité, ou celui qui, dans une mauvaise place, aura osé
tenir contre une armée royale ? Cette idée régnoit encore dans le
dernier siecle; on en faisoit une prétendue loi de la guerre, & on n'en
est pas entièrement revenu aujourd'hui. Quelle idée, de punir un brave
homme, parce qu'il aura fait son devoir! Alexandre le Grand étoit dans
d'autres principes, quand il commanda d'épargner quelques Milésiens, à
cause de leur bravoure & de leur fidélité (1). « Phyton se voyant mener
au supplice, par ordre de Denis le tyran, parce qu'il avoit défendu
opinâtrement la ville de Rhegium, dont il étoit gouverneur, s'écria
qu'on le faisoit mourir injustement, pour n'avoir pas voulu trahir la
ville, & que le ciel vengeroit bientôt sa mort. Diodore De Sicile
appelle cela une injuste punition (2). » En vain objecteroit-on qu'une
défense opiniâtre, & sur-tout dans une mauvaise place, contre une armée
royale, ne sert qu'à faire- verser du sang. Cette défense peut sauver
l'état, en arrêtant l'ennemi quelques jours de plus; & puis, la valeur
supplée aux défauts des fortifications. (3) Le chevalier Bayard s'étant
jetté dans Mézieres, la défendit avec son intrépidité ordinaire (4), &
fit bien voir qu'un vaillant homme est capable quelquefois de sauver une
place qu'un autre ne trouveroit pas tenable. L'histoire du fameux siège
de Malte nous apprend encore jusqu'où des gens de coeur peuvent soutenir
leur défense, quand ils y font bien résolus. Combien de places se sont
rendues, qui auroient pu arrêter encore long-tems l'ennemi,. lui faire
consumer ses forces & le reste de la campagne, lui échapper même, par
une défense mieux soutenue & plus vigoureuse? Dans la dernière guerre,
tandis que les plus fortes places des Pays-bas tomboient en peu de
jours, nous avons vû le brave général de Leutrum défendre Coni contre
les efforts de deux armées puissantes, tenir, dans un poste si médiocre,
quarante jours de tranchée ouverte, sauver sa place, & avec elle tout le
Piémont. Si vous insistez, en disant qu'en menaçant un commandant de la
mort, vous pouvez abréger un siège meurtrier, épargner vos troupes, &
gagner un tems précieux ; je réponds qu'un brave homme se moquera de
votre menace, ou que, piqué d'un traitement si honteux, il s'ensevelira
sous les ruines de sa place, vous vendra cher sa vie, & vous fera payer
votre injustice. Mais quand il devroit vous revenir un grand avantage
d'une conduite illégitime, elle ne vous est pas permise pour cela. Là
menace d'une peine injuste est injuste elle-même; c'est une insulte &
une injure. Mais sur-tout il seroit horrible & barbare de l'exécuter: &
si l'on convient qu'elle ne peut être suivie de l'effet, elle est vaine
& ridicule. Vous pouvez employer des moyens justes & honnêtes, pour
engager un gouverneur à ne pas attendre inutilement la derniere
extrémité; & c'est aujourd'hui l'usage des généraux sages & humains. On
somme un gouverneur de se rendre, quand il en est tems, on lui offre une
capitulation honorable & avantageuse, en le menaçant, que s'il attend
trop tard, il ne sera plus reçu que comme prisonnier de guerre, ou à
discrétion. S'il s'opiniâtre, & qu'enfin il soit forcé de se rendre à
discrétion l'on peut user contre lui & ses gens de toute la rigueur du
droit de la guerre. Mais ce droit ne s'étend jamais jusqu'à ôter la vie
à un ennemi qui pose les armes (§. 140.), à moins qu'il ne se soit rendu
coupable de quelque crime envers le vainqueur. (§. 141.)
La résistance poussée à l'extrémité, ne devient punissable dans un
subalterne, que dans les seules occasions où elle est manifestement
inutile : c'est alors opiniâtreté, & non fermeté ou valeur. La véritable
valeur a toujours un but raisonnable. Supposons, par exemple, qu'un état
soit entièrement soumis aux armes du vainqueur, à l'exception d'une
seule forteresse, & qu'il n'y ait aucun secours à attendre du dehors,
aucun allié, aucun voisin, qui s'intéresse à sauver le reste de cet état
conquis: on doit alors faire savoir au gouverneur l'état des choses, le
sommer de rendre sa place, & on peut le menacer de la mort, s'il
s'obstine une défense absolument inutile, & qui ne peut tendre qu'à
l'effusion du sang humain, (5) Demeure-t-il inébranlable ? il mérite de
souffrir la peine dont il a été menacé avec justice. Je suppose que la
justice de la guerre soit problématique, & qu'il ne s'agisse pas de
repousser une oppression insupportable. Car si ce gouverneur soutient
évidemment la bonne cause, s'il combat pour sauver sa partie de
l'esclavage, on plaindra son malheur; les gens de coeur le loueront, de
ce qu'il tient ferme jusqu'au bout, & veut mourir libre.
(1) Arrian. de Exped. Alex. Lib. I, cap. XX.
(2) Lib. XIV, cap. 113, cite par Grotius, Lib. III, chap. XI, §. XVL p.
55
(3) La fausse maxime que l'on tenoit autrefois à cet égard se trouve
rapportée dans la relation de la bataille de Muscleboroug, ( de Thou T.
I p. 287.) "On admira alors la modération du général, (le duc de
Sommerset,) protecteur ou régent d'Angleterre, qui lui fit épargner la
vie des assiégés (d'un château en Ecosse) malgré cette ancienne maxime
de la guerre, qui porte qu'une garnison foible perd tout droit à la
clémence du vainqueur, lorsqu'avec plus de courage que de jugement, elle
s'opiniâtre à défendre une place mal fortifiée contre une armée royale,
& que fans vouloir accepter des conditions raisonnables qui lui font
offertes, elle entreprend d'arrêter les desseins d'une puissance à qui
elle n'est point capable de résister. C'est ainsi que César répondit
aux Aduaticiens, (B. G. L. II.) qu'il épargneroit leur ville, s'ils se
rendoient avant que le bélier eut touché leurs murailles, & que le duc
d'Albe blâma beaucoup Prosper Colonnes, d'avoir reçu à composition un
château, château qui n'avoit parlé de se rendre qu'après avoir essuyé le
feu du canon.» Hayward, vie d'Edouard VI.
(4) Voyez sa vie.
(5) Mais toutes sortis de menaces ne font pas permises pour obliger le
gouverneur ou le commandant d'une place de guerre à se rendre. Il y en a
qui révoltent la nature & font horreur. Louis XI assiégeant S. Orner en
1477, irrité de la longue résistance qu'on lui opposoit, fit dire au
gouverneur Philippe, fils d'Antoine, bâtard de Bourgogne, que si l'on ne
rendoit la place, il feroit mourir à ses yeux, son pere qu'il tenoit
prisonnier. Philippe répondit qu'il auroit une douleur mortelle de
perdre son pere; mais que son devoir lui étoit plus cher encore, & qu'il
connoissoît trop le roi pour craindre qu'il voulût se déshonorer par une
action si barbare. Hist. de Louis Xi, Liv. VIII.
NDLR : la citation de
Jacques de Thou, indiquée en note 3, se complète ainsi (Histoire
universelle - T. I, p. 299) :
« Stratagème d'une Garnison forcée pour sauver sa vie
Je ne passerai point sous silence le trait d'adresse qui fut employé par
la Garnison d'une de ces Places, pour se garantir des dernières
extrémités. Lorsqu'elle eut commencé à reconnoitre qu'elle étoit
incapable de se défendre plus longtems, & que son obstination lui ótoit
d'un autre côté tout espoir de pardon, elle fit demander en grâce au
Protecteur, qu'avant que de la conduire au gibet on lui accordât du
moins un moment pour se recommander à Dieu. Ayant obtenu heureusement ce
répit, il ne lui fut pas difficile ensuite d'obtenir grâce tout à fait
pour la vie. »
Mémoires de l'abbé Arnauld
(1616-1698)
Ed. 1753
L'action d'un officier lorrain ne
doit pas être oubliée ici; ce fut au commencement de cette campagne. C'étoit
un soldat de fortune qu'on avoit mis dans une de ces sortes de châteaux
(1) qui semblent faits pour faire pendre leurs commandans, soit qu'ils
ne se défendent pas, soit qu'ils se défendent. L'armée étant arrivée, on
le fit sommer inutilement : on le força dans une espèce de basse-cour ;
il se retira dans le château, et commanda à ses soldats de ne tirer
qu'aux officiers. En effet, ils en mirent cinq ou six sur le carreau. On
le somma encore, et il s'en moqua. Enfin on fit jouer un fourneau sous
une tour où il s'étoit retranché; il tomba sous les ruines, enterré
jusqu'à la moitié du corps; et encore en cet état il tira un coup de
pistolet à un soldat qui le voulut prendre. Une hardiesse si
extraordinaire donna de l'admiration à tout le monde. Cependant ayant
été amené devant M. de Longueville, on lui demanda s'il ne savoit pas ce
qu'il méritoit d'avoir osé arrêter une armée royale devant une si
méchante place. Il répondit sans s'étonner qu'il le savoit bien, mais
qu'avec cela il espéroit que, quand les raisons de sa conduite seroient
connues, on lui pourroit faire quelque grâce.
Et en effet il montra une lettre de M. de Lorraine qui lui promettoit de
le secourir, s'il pouvoit tenir jusqu'au jour qu'il fut pris. M. de
Longueville parut fort porté à lui pardonner, mais l'avis plus sévère
prévalut par les raisons de la conséquence ; et ce brave homme, toujours
également intrépide, fut pendu aux fenêtres de son château, admiré de
ceux mêmes qui le condamnoient, et digne assurément d'une meilleure
fortune. Aussi sembla-t-il que la Providence lui voulût faire plus de
justice que les hommes; car, la corde ayant rompu, il fut tué d'un coup
de mousquet, trouvant une mort honorable, au lieu de l'infâme qu'on lui
avoit destinée.
(1) Fontenai. |