Ce recueil des hommages qui sont rendus
aux vertus de nos religieuses de Saint Charles serait
incomplet, si je ne relatais les principales phases de
la guerre, qui pendant cinquante-deux mois, ont fait
admirer leur attitude courageuse, leur patriotisme, leur
charité et leur dévouement sans borne.
Je vais donc dans les pages qui suivent, faire
connaître, pour autant que ma mémoire en a gardé le
souvenir, les évènements les plus marquants, en
particulier de l'hôpital, un des nombreux théâtres où
s'accomplirent les atrocités allemandes que l'univers a
réprouvées.
- L'invasion de 1914 -
Le vendredi 31 juillet à 6 heures du soir, la petite
gare de Blâmont est remplie de voyageurs qui attendent
le passage du train. Tous ces braves gens causent
tranquillement de leurs affaires et un peu des
probabilités de la guerre, quand le chef de gare vint
les prier de passer au guichet qu'il allait leur
rembourser le prix des billets, parce que le train de
Cirey à Avricourt cessait de fonctionner. La
mobilisation partielle venait d'être décrétée. La
gendarmerie partait au galop dans toutes les directions
porter les ordres de mobilisation à tous les intéressés.
Cette brusque nouvelle jetait la consternation dans tous
les foyers ; néanmoins nos braves réservistes
s'empressaient de faire leurs adieux à leurs familles
éplorées et gagnaient en hâte les points de
concentration qui leur étaient indiqués sur leur livret
individuel. Les derniers journaux arrivés dans l'après
midi du 31 juillet disaient encore qu'on espérait que la
diplomatie localiserait le conflit entre la Serbie et
l'Autriche, que la guerre pouvait encore être évitée.
Notre confiance dans la paix durant encore quand la
proclamation du Président Poincaré du 2 août annonçant
la mobilisation générale vint nous enlever notre
dernière illusion.
Les esprits les plus chimériques, qui ont pris au
sérieux les protestations hypocrites de pacifisme de
l'astucieux empereur germain, commencent à se rendre
compte que la guerre est inévitable, malgré une phrase
de la proclamation du président qui dit que la
mobilisation générale n'est pas nécessairement une
déclaration de guerre. Mais c'est l'Allemagne qui, sans
provocation, la déclare à la France en même temps qu'à
la Russie. Nous apprenons cette grave nouvelle dans la
nuit du 2 au 3 (1) août, pendant que tous les hommes de 20
à 45 se hâtent de rejoindre les dépôts de leurs
régiments et que les jeunes gens de 18 à 20 ans s'en
vont contracter des engagements volontaires. Les
chevaux, le bétail, les voitures automobiles et autres
réquisitionnés par l'intendance militaire sont acheminés
rapidement vers Baccarat et Badonviller. En quelques
heures il ne reste plus à Blâmont que la population
exempte de service militaire, mais qui n'en aura pas
moins sa part de lutte à soutenir contre la nation de
proie qui va fondre sur elle. Les angoisses et la
tristesse se lisent sur tous les visages.
Nous apprenons par des personnes expulsées d'Allemagne
que ces barbares sont dans l'enthousiasme, que la guerre
à la France rend tout le pays fou de joie. Les chemins
de fer allemands transportent des armées formidables à
la frontière qu'elles vont franchir aujourd'hui ou
demain, nous dit-on. Du côté français nous ne recevons
plus aucune nouvelle si ce n'est que nos troupes
n'occuperont pas Blâmont, elles restent concentrées dans
les collines qui nous entourent. Cette perspective
d'être entre deux feux nous navre lamentablement. Une
invocation à la Bienheureuse Jeanne d'Arc ranime notre
courage.
Sous la direction de la vaillante soeur Léopold des
ouvriers installent deux immenses drapeaux de la croix
rouge sur les principaux bâtiments de l'hôpital. La même
opération se fait au collège transformé en ambulance des
Femmes de France, organisée par Madame Florentin,
présidente de cette association à Blâmont. Soeur
Léopold, nommée supérieure ici depuis peu de jours, se
trouve dans une situation qui eut découragé bien des
hommes, mais confiante en la protection divine et ne
voyant que son devoir, elle se multiplie pour faire de
son hospice une véritable ambulance de guerre, car elle
prévoit que cet établissement va recevoir des quantités
de blessés, placé qu'il est au centre du premier choc
des deux armées. Secondée par ses courageuses compagnes,
en vingt quatre heures elle met la maison en état de
faire face à la nouvelle situation qui l'attend. Le
dévoué concours de Madame et Monsieur Burrus
(2) a été d'un
secours inestimable par leur générosité et la prévoyance
des besoins qui allaient s'imposer.
Nous attendons les évènements avec l'assurance que la
providence ne nous abandonnera pas.
Le 4 août dans l'après-midi une patrouille composée
d'uhlans, parmi lesquels on croit reconnaître un ancien
domestique d'une maison de Blâmont (3) qui les guidait à
travers les rues, fait le tour de la ville et après
s'être assurée qu'il n'y a pas de troupes françaises à
craindre ici, elle regagne ses cantonnements à la
frontière.
Le lendemain 5, une troupe plus importante traverse
Blâmont, la lance au poing, le regard fixé aux fenêtres
des habitations, se dirige sur la côte de Barbas. Mr
Cuny de Blâmont (4) était occupé avec sa fille dans un pré
à la lisière du bois de Trion, entendant le bruit de
cette cavalerie ils croient prudent d'aller se cacher
derrière un buisson ; un allemand ayant aperçu la jeune
fille s'élance vers elle la traitant d'espionne et la
fusille à bout portant, sous les yeux de son père mieux
caché à quelques mètres de là. Cette détonation attire
quelques chasseurs à cheval en vedette sur la lisière du
bois, malgré l'infériorité de leur nombre ils chargent
les allemands à coup de sabres en blessent plusieurs qui
restent sur le terrain avec un cheval tué. Dans la mêlée
le brigadier Simon (5) du 4e chasseurs à cheval est
désarçonné et tombe à terre où il est piétiné par les
lourds chevaux allemands, une de ces brutes lui perce la
tête de part en part d'un coup de lance. Après ce haut
fait d'armes ces reîtres retournent sur leur pas en
jetant leurs lances pour se sauver plus vite. Le corps
de Simon est amené à l'hôpital par des habitants, ainsi
que les blessés allemands qui sont conduits prisonniers
à Baccarat. Cette première escarmouche est bientôt
suivie d'une autre autour de la ferme Duchamp où il
reste des morts que les habitants enterrent sur place.
Les chasseurs à cheval ramènent des prisonniers du butin
en chevaux, armes et munitions, équipements enlevés aux
morts et aux blessés. C'est l'hôpital qui reçoit en
grande partie les blessés les prisonniers et le butin
pris aux boches. Cet encombrement tournerait au désordre
si nos soeurs n'étaient sans cesse aux aguets pour
empêcher la confusion dans tout ce brouhaha. Les
quelques troupes d'infanterie et cavalerie qui avaient
pris part à ce combat se retirèrent avec leurs
prisonniers. Mais les allemands guettent leur départ et
font un nouveau bond en avant. A midi une vice fusillade
éclate à la gare, dirigée sur deux chasseurs à cheval
envoyés en reconnaissance vers la gare, les balles
sifflent et s'abattent comme une grêle le long de la
grande rue, tuent les chevaux de nos chasseurs, mais
ceux-ci non atteints rejoignent leur peloton qui les
attend à l'autre extrémité de la ville.
Après un peu d'accalmie, il est quatre heures après
midi (6), un aéroplane allemand nous survole et met en
action une mitrailleuse dont la crépitation continue met
le comble à la torpeur des habitants. Un formidable coup
de canon retentit, un obus fend l'air d'un sifflement
sinistre au dessus de nous et s'en va éclater dans la
direction de Badonviller. C'est le signal de la marche
en avant de l'armée allemande qui était massée depuis
huit jours entre Sarrebourg et la frontière à 4
kilomètres de Blâmont. On entend le bruit des sabots de
leurs lourds chevaux accompagné de chants gutturaux qui
nous écorchent les oreilles.
Blottis derrière nos persiennes nous assistons à
l'interminable défilé de cette cavalerie qui nous semble
alors une force qu'il nous sera difficile de vaincre.
Puis c'est le tour de l'infanterie dans la cadence
assourdissante des coups de talons de bottes, précédée
de joueurs de fifres et de tambours aux roulements de
crécelles. Un officier se détache des rangs grimpe aux
barreaux de la porte de l'hôpital qu'on avait fermée et
interpelle une de nos soeurs qui se trouvait dans la
cour : « Madame, c'est l'hôpital ? ». Notre soeur lui
tourne le dos sans répondre. Ce même individu est
apporté blessé quelques heures après, avait-il eu le
pressentiment de ce qui l'attendait ? Les derniers
bataillons de cette première vague d'envahisseurs
s'arrêtent sur un ordre des chefs et restent un instant
l'arme au pied. Sur un nouvel ordre posent leurs sacs à
terre et prennent les maisons d'assaut, brisant toutes
les portes et tous les meubles qu'ils trouvaient fermés,
s'emparant de tout ce qu'ils voient à leur convenance,
le révolver en avant bousculent les habitants, exigent
que ceux-ci leur servent du vin, du café, de l'eau de
vie, et qu'ils en goutent devant eux dans la crainte,
disent-ils, qu'on ait empoisonné ces boissons.
Pendant que ces gloutons s'empiffrent dans une orgie qui
va durer jusqu'au jour, une nouvelle division de
cavalerie arrive, elle s'arrête à Blâmont et occupe les
maisons qui restaient disponibles. Quand toutes les
écuries sont remplies de chevaux ils logent le reste
dans les chambres et les magasins, leur font de la
litière avec le linge et les vêtements des habitants qui
ne peuvent leur fournir ni foin ni paille ; ce fut une
nuit épouvantable au milieu de ces cannibales et des
roulements de tonnerre occasionnés par les convois
d'artillerie, de munitions, de matériel des pontonniers
qui sillonnaient toutes nos rues et toutes les routes
d'alentour.
A la pointe du jour les coups de canon et les fusillades
éclatent de tous les côtés, même dans l'intérieur de la
ville, les allemands en prennent prétexte pour accuser
les habitants de tirer sur eux. Ils font publier à son
de caisse que tous les possesseurs d'armes à feu doivent
les déposer de suite à la mairie. L'hôpital en est
rempli qui proviennent des blessés, la supérieure les
fait enterrer ou jeter dans un puits pour que l'ennemi
ne les ait pas. A peine ces précautions sont elles
prises que les services médicaux allemands prennent
possession de l'hôpital. Les blessés français et
allemands se succèdent rapidement sur des brancards dans
des voitures, en rien de temps les salles sont remplies.
Les médecins, dont le service est organisé avec une
méthode qui dénote un entraînement de longue date,
mettent les blessés français dans la cour pour faire
place aux leurs dans les lits, brutalisent nos soeurs et
exigent d'elles un travail insoutenable. A l'ambulance
du collège, les habitants qui s'y étaient dévoués sont
obligés de se sauver devant les brutalités dont ils sont
l'objet.
Les 6 et 7 août (7) aucune atténuation du terrorisme
déchainé par ces brutes, la résistance qu'ils
rencontrent dans leur marche les rend furieux, ils
amènent sans cesse des renforts. D'énormes pièces
d'artillerie trainées par des tracteurs à vapeur sont
dirigées vers Domèvre et destinées au bombardement du
fort de Manonviller (8) qui tombe le lendemain sous
d'énormes obus à gaz asphyxiant. La chute du fort leur a
couté des quantités de morts qui jonchent la vallée de
la Vezouse. Ils ne les enterrent pas ils les brûlent en
les arrosant de pétrole, aussi l'atmosphère est
imprégnée d'une puanteur indéfinissable (9).
Les 7 et 8 août (10) le terrorisme qu'ils ont déchainé sur
nous ne fait qu'accroître, c'est toujours l'accusation
de tirer sur eux qu'ils mettent en avant pour prétexter
leurs criminelles représailles. Mr Foël
(11), homme
paisible entre tous, est appréhendé sur sa porte, accusé
d'avoir tiré, entraîné derrière sa maison où on lui
annonce qu'il va être fusillé. Il demande Mr le curé qui
est amené par une troupe en armes, le chef de cette
bande lui dit On va fusiller ce français recevez sa
confession et après... on a cru entendre qu'il avait
ajouté ce sera votre tour. Après cet assassinat ils vont
chercher Mme Foël et lui montrent en ricanant leur
victime étendue dans son sang, qu'ils laissèrent dans la
rue après l'avoir dévalisée d'une somme importante en
or, qu'il gardait sur lui depuis l'arrivée des
Allemands (12). C'est en se cachant que quelques voisins
purent l'inhumer le lendemain.
La résistance qu'ils rencontrent dans leur marche les
exaspère, leur fureur n'a plus de limite, après Mr Foël
c'est Mr Barthélémy, ancien maire, vieillard de 86 ans ;
qui est lâchement assassiné en pleine nuit sous les yeux
de sa femme.
Malgré les sérieux dangers que l'on coure dans les rues,
nos courageuses soeurs de Saint-Charles ne manquent pas
un seul jour de faire leurs visites aux malades de la
ville, aux maisons qu'elles savent dans la détresse, se
privant du nécessaire pour venir en aide aux ménages
dont les provisions ont été anéanties par les vandales.
Dans leur orgueilleuse et furieuse folie ils font au
Tout-Puissant l'injure de se croire protégés. Le
Dimanche 9 (13), les troupes de religion catholique
envahissent la chapelle de l'hôpital avec un aumônier
qui se fait donner les habits sacerdotaux pour y
célébrer la messe, tandis que l'église de la paroisse
est prise d'assaut par les protestants, qui sont les
plus nombreux, où ils entendent leur pasteur dont les
excitations au carnage sont le fond de sa péroraison,
comme du reste le sermon de l'aumônier catholique. Cette
ferveur apparente dans leurs exercices de piété laisse
l'impression d'être le fruit de l'obéissance passive
plutôt que le résultat de sentiments vraiment religieux
dictés par l'amour de Dieu. Quel contraste entre la
rudesse des gestes et de la parole de cet aumônier et
les exhortations bienveillantes et persuasives des
sermons d'un prêtre français. Non, le Dieu de bonté ne
peut protéger de tels énergumènes. Il s'en sert mais ne
peut les aimer.
Un général arrive dans la nuit (14) et prend possession du
château de Me Burrus avec son nombreux état major. Cette
luxueuse demeure récemment remise à neuf est bientôt la
proie du pillage par ses nouveaux hôtes, qui ne sont
cependant pas le soldatesque sans Kulture, mais leur
empereur a dit maintes fois dans ses harangues
retentissantes : Nous autres Allemands nous sommes tous
sortis du même moule. La Kulture ne fait que raffiner
leurs mauvais instincts, chez la noblesse comme chez la
roture. Leur première occupation en arrivant au château
fut d'envahir les caves, un officier de l'état-major du
général est trouvé par Mr Burrus, ivre mort couché sur
le dos le nez sous le robinet d'un tonneau qui avait
inondé la cave, dont l'odeur avait fait découvrir ce
superbe produit de la Kulture (15). Mr Burrus, qui parle
parfaitement l'allemand, signala au général boche
l'écart de conduite de son subordonné. Un quart d'heure
après arrive un ordre d'expulsion pour Mr Burrus qui est
accusé de faire de l'espionnage pour la France. Le
général lui accorde un quart d'heure pour quitter
Blâmont lui et sa famille et ses domestiques
(16).
Ce même général fait arrêter le chef de gare qu'il
accuse de cacher des appareils de télégraphie et de
correspondre secrètement avec l'armée française.
Heureusement pour lui qu'il peut prouver que ces
appareils ont été réclamés pour ses chefs le 31 juillet.
Alors commence une série de perquisitions odieuses pour
trouver des téléphones ou autres moyens de
correspondance cachée qu'ils prétendent que nous
entretenons avec notre armée. L'hôpital est
particulièrement l'objet de recherches d'une minutie
inimaginable aucun recoin n'échappe à leurs
investigations, jusque dans les cabinets où un occupant
malchanceux, s'y étant enfermé selon la coutume
française, est déclaré en flagrant délit de
communication secrète souterraine, expédié comme espion
au conseil de guerre. Le clocher, les greniers, les
salles, les meubles, les lits, même ceux du dortoir des
soeurs sont brutalement bouleversés pour y trouver les
fameux téléphones qui ne sont qu'un mythe engendré par
leur méfiance et le peu de succès de leurs sanglants
efforts.
Les premiers arrivés nous disaient qu'en quinze jours
ils seraient à paris et que la guerre serait terminée et
que naturellement Blâmont serait allemand et profiterait
des 30 milliards qu'ils vont demander à la France. Ceci
était dit par les officiers, plastronnant, bombant le
torse, étalant leur morgue germanique, en nous racontant
ces calembredaines qui nous faisaient hausser les
épaules, seule protestation qu'il nous était permise
sans nous exposer à des représailles. Ils font écrire à
la craie sur les murs et les portes « Blamont Deutch »,
donnent des noms boches à nos rues, en un mot ils
vendent la peau de l'ours.
Une légion d'apothicaires vient s'emparer de la
pharmacie de l'hôpital, domaine de notre soeur
Euphémie (17), qu'elle entourait de soins maternels, elle
proteste aussi énergiquement qu'inutilement. Ces
pillards d'une catégorie nouvelle jettent des regards de
convoitise sur une quantité d'objets de grande valeur
par leur ancienneté et leur caractère artistique. Soeur
Euphémie n'avait rien caché, elle ne pouvait croire que
des soldats ne respecteraient pas la pharmacie des
pauvres, elle oubliait que c'étaient des brigands.
Ils introduisirent dans la cour des voitures de
médicaments ingénieusement aménagées qui nous montrent à
quel point le souci des petits détails les préoccupait,
en vue e la guerre qu'ils avaient décidé de nous faire.
Ce nouveau personnel est nombreux et encombrant, il
envahit la presque totalité des locaux et réduit les
habitants de l'hôpital à occuper le moins d'espace
possible. Sans l'énergique résistance de soeur Léopold
ils mettraient tout le monde dehors. Elle est seule pour
tenir tête à cette tourmente, il n'y a plus e
municipalité, le maire ne compte plus, paralysé qu'il
est par les menaces continuelles dont il est l'objet par
les autorités qui ne lui causent qu'avec le revolver
braqué entre les yeux.
Il fait très chaud, tous ces nouveaux hôtes de l'hôpital
se font apporter des sièges dans les coins ombragés de
la cour, lisent les journaux qui doivent leur apporter
de bonnes nouvelles, car la satisfaction s'épanouit sur
leurs faces rubicondes estompées par les nuages de
fumées de leurs cigares. Les éclats de rire de ces
brutes renseignent suffisamment sur la nature des
nouvelles qu'ils apprennent et le bruit que nous
entendons s'éloigner de nous de plus en plus indique que
nos troupes reculent. Notre inquiétude grandit, mais
nous résistons quand même contre le découragement, nous
avons foi, comme Clovis à Tolbiac, en la Justice Divine,
qui sauvera encore notre vieille Gaule.
Une de ces brutes, avec un rire bestial dit à une dame
âgée chez qui il logeait « Il vous faudra bien
vingt-cinq Jeanne d'Arc pour nous faire partir de France
maintenant » « une seule suffit monsieur » Cette réponse
a le don de l'exaspérer, il injurie la brave dame qui
sourit de la colère de ce grossier personnage, pourtant
très Kultivé.
On inaugure les services de la Kommandanture, pour ses
débuts elle avertit la population qu'elle doit se rendre
à l'église le soir à huit heures en laissant ouvertes
les portes des habitations. On croit qu'il s'agit de
nous faire une communication au sujet du régime de
l'occupation. Quand l'église est remplie, ils en ferment
les portes et placent des sentinelles aux issues. Alors
commence dans la ville un copieux cambriolage de toutes
les maisons, quelques-unes possèdent des coffres-forts
qui sont éventrés au moyen de chalumeaux à acétylène et
vidés de tout ce qu'ils contiennent. Tout ce qui est
valeur ou numéraire, argenterie, bijoux, que les
habitants n'ont pas pris la précaution d'emporter avec
eux est enlevé par ces brigands. Quand la razzia est
terminée ils rendent la liberté aux gens qu'ils avaient
enfermés dans l'église.(18)
Le 13 août il se produit des mouvements qui éveillent
notre attention, on emballe ce qu'on avait sorti des
voitures sanitaires, les apothicaires ont l'air
très-soucieux, mais n'oublient pas pour cela le butin
qu'ils ont convoité à la pharmacie, à son grand
désespoir soeur Euphémie constate la disparition de ses
plus beaux objets et d'une grande partie du matériel de
sa pharmacie après leur départ : on évacue des blessés
vers la frontière, le 14 (19) dans la soirée tout le monde
s'en va en emmenant les blessés français susceptibles de
guérison laissant ici ceux qui attendent leur dernière
heure. Dans la nuit les coups de canon semblent se
rapprocher de plus en plus de nous. Bien avant le jour
de fusillades incessantes se font entendre ainsi que de
furieux galops de chevaux. Nous reconnaissons bientôt
les détonations sèches de nos canons de 75 auxquelles
succèdent des sifflements d'obus qui ne sont pas boches
et qui nous annoncent que les Allemands reculent, les
nôtres les pourchassent.
On entend dans le lointain, direction des Marmottes, un
clairon français, c'est le 8ème corps à la poursuite des
boches, dont les arrière-gardes avec quelques canons
occupent les collines boisées de Saint Marie et de Saint
Pierre pour protéger la retraite de ceux qui s'enfuient
vers Sarrebourg. Cette fuite avait commencé la veille
par tous les chemins détournés, à travers champs et duré
toute la nuit, nous privant de la joie d'assister à la
débâcle. Il n'eut du reste pas été prudent de se
montrer, on était criblé de projectiles, c'est par
miracle que personne n'ait été atteint, presque tous les
habitants s'étaient réfugiés dans leurs caves. Au jour
nous ramassons des quantités de balles françaises et
allemandes, dont la chute contre les murs et autres
corps durs a fait prendre des formes bizarres. Nous
trouvons dans les balles allemandes des espèces de
balles doum-doum en trois pièces qui font les blessures
affreuses qu'on a constatées sur les blessés français.
Nos drapeaux de la croix rouge sont déchiquetés, il est
bien regrettable qu'on n'ait pu les conserver, comme
témoins des dangers courus ici, c'eut été un trophée
pour notre chapelle, qui aurait rappelé à nos
descendants les terribles angoisses que nous avons
vécues sous la protection de ces emblèmes qui devaient
abriter d'inoffensives souffrances humaines contre le
fléau de la barbarie germanique.
La joie est dans tous les coeurs, nous nous croyons
délivrés, le 8e corps d'armée continue la poursuite de
l'ennemi. Les détonations ininterrompues de nos canons,
l'entrain admirable de nos régiments d'infanterie qui
traversent Blâmont sans s'arrêter, la vue du général qui
conduit cette troupe au feu nous remplit d'allégresse.
Peu de temps après, nous entendons le bruit des
batailles qui se livrent déjà sur le territoire
allemand. Les soldats français nous jettent en passant
des journaux qui nous apprennent les différentes
péripéties de la lutte depuis le cinq août : la chute du
fort de Manonviller, les hécatombes de troupes
allemandes aux abords de ce fort, qui ne dut être
abandonné qu'après un puissant bombardement par des
canons de siège monstrueux qui le couvraient de
formidables projectiles (20), les sanglantes batailles dans
les usines Diétrich et les faubourgs de Lunéville
(21), que
les Allemands sont parvenus à traverser au prix de
pertes considérables, leur arrêt brusque devant les
défenseurs de Nancy qui leur barrèrent la route avant
Blainville (22). Epuisés par une série de sanglants combats
ils reprennent en hâte la route de Sarrebourg, en
couvrant leur retraite précipitée, par l'obscurité de la
nuit et les arrière-gardes qui nous sont apparues avant
le jour.
Ces journaux nous apprennent l'enthousiasme qui règne en
France et les efforts patriotiques de toute la nation,
unie dans la ferme volonté de châtier comme il le mérite
cet incorrigible voisin.
Ces nouvelles réconfortantes nous dédommagent un peu des
terribles heures d'angoisses mortelles que nous venons
de traverser.
Pour terminer le récit de la première partie de notre
long martyr, je croirais manquer à un devoir si je ne
rendais pas ici un hommage particulier à la mémoire des
devancières de nos compagnes de souffrance.
Soeur Denise (23) ! Soeur Anastasie
(24) ! La première
supérieure de l'hôpital pendant de nombreuses années, la
seconde à la pharmacie et visitant les pauvres et les
malades de Blâmont par tous les temps. Tous les vieux blâmontais gardent le souvenir des bienfaits de ces
anges envoyés du ciel à tous ceux chez qui la misère et
les souffrances se sont abattues. Ces noms si vénérables
dans toutes les familles, riches et pauvres, évoquent en
mon esprit les souvenirs les plus vivaces, malgré les
soixante et des années qui nous séparent de cette
lointaine époque. Je n'oublierai jamais la joie que j'ai
éprouvée le jour où la respectable soeur Denise vint
demander à ma mère de lui donner son fils, bambin de
huit ou neuf ans, pour en faire un enfant de choeur à la
chapelle de l'hôpital. Pendant des années j'eus le
bonheur de partager avec un de mes petits camarades, ces
quasi fonctions sacerdotales, que dans ma naïveté
d'enfant, je considérais comme telles. Que d'heureux
moment j'ai passés sans cette sainte maison, où les
fêtes revêtaient alors un caractère de solennité
imposante malgré la simplicité, je dirai même la
pauvreté du décor et l'unique petite cloche que la
chapelle possédait en ce temps là. Mais les harmonieux
concerts de jolies voix qu'on y entendait,
principalement pendant le mois de Marie, suppléaient
avantageusement aux gais carillons des jours de grandes
fêtes qu'on a entendu depuis quand de généreux donateurs
dotèrent la chapelle de nouvelles cloches.
Mon camarade et moi nous ne pouvions dissimuler notre
fierté, nous croyant d'importants personnages
indispensables dans toutes cérémonies. Aussi debout
longtemps avant l'heure, jamais Mr l'abbé Marsal n'eut
besoin d'avoir recours à nos soeurs pour les services de
la messe. C'était à celui de nous qui arriverait le
premier, cependant nous n'étions pas encouragés, comme
les enfants de nos jours, par les luxueux costumes dont
on les orbe aujourd'hui, notre émulation avait ses
racines dans les sentiments d'obéissance à l'autorité
maternelle. Et puis un peu aussi que notre assiduité
trouvait sa récompense dans les gâteries de la bonne
soeur Hélène (25) qui occupait alors l'office de notre soeur Paul, et que notre gourmandise nous faisait si
bien apprécie, surtout le jour de la fête de Saint Jean
où un gouter délicieux nous était servi, comme à deux
grands seigneurs dans la tonnelle du jardin. Malgré
l'éloignement de cet heureux temps, je l'ai encore
présent à la mémoire comme s'il datait d'hier.
La destinée nous épara l'un de l'autre de notre cher
pays, mon camarde et moi nous sommes engagés dans
l'armée à l'âge de 17 ans et dans quelques rares
entrevues que le hasard nous ménagea en Afrique, où nous
nous sommes retrouvés, c'était avec un touchant
attendrissement que nous rappelions les heureux jours
passés dans cette maison du Bon Dieu. Cet ami d'enfance
mourut jeune, il avait aussi, comme moi conservé le plus
affectueux souvenir de nos bonnes soeurs de
Saint-Charles, dont l'abnégation et le dévouement furent
dans tous les temps au dessus de tous les éloges.
Que du haut du ciel l'âme de celles dont mon enfance
reçut tant de marques de bonté, voient ici l'expression
de ma pieuse reconnaissance.
Depuis 1726, une phalange de ces héroïnes de la charité
chrétienne, a comblé de bienfaits la population de cette
citée, je m'associe a elle pour affirmer qu'
« Elles ont passé en faisant le bien »
(26).
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