LIVRE QUATRIEME
DES CHOSES MEMORABLES
ESCRITES PAR FRERE RICHER,
Moyne de Sennone.
Du Concile tenu au Lateran, auquel presidoit le Pape Innocent troisieme.
CHAPITRE PREMIER.
En l'an de l'incarnation de nostre Seigneur, mil deux cens et quinze, fut celebré un synode uniuersel à Rome, en l'eglise de St Sauueur, laquelle on appelle Constantiniane, au mois de nouembre, et auquel presidoit le pape Innocent troisieme, l'an XVIIIe de son pontificat, et auquel synode furent presens quatre cens douze euesques, entre lesquels étoient deux des principaux patriarches,à sçauoir, celuy de Constantinople et celuy de Jerusalem. Celuy d'Antioche, retenu d'une extreme maladie, ne peut assister, mais il y enuoya son vicaire, l'euesque d'Autercide. Et celuy d'Alexandrie, detenu sous la domination des Sarrazins, fit ce qu'il peut, car il enuoya un diacre, son frere. Il y auoit des primats et metropolitains septante et un. Le nombre des abbez et prieurs fut estimé dix huit cens et plus. Et quant aux archeuesques et euesques, abbez, prieurs et autres prelats de l'Eglise qui n'y assisterent, on n'en fit point de compte. Il y eut une grande multitude de legats et principalement du Roy de Cicile, esleu Empereur des Romains ; de l'Empereur de Constantinople, du Roy de France, du Roy d'Angleterre, du Roy de Hongrie, de Jean, Roy de Jerusalem ; du Roy de Chippre, du Roy d'Antigone, et de beaucoup d'autres princes et grands seigneurs, des citez et autres lieux. En ce concile, le pape Innocent recita une oraison de sa propre bouche, commençant en ceste sorte: Desiderio desideraui, hoc Pasqua manducare vobiscum antequam moriar. C'est à dire, i'ay desiré grandement de manger la Pasque auec vous, premier que ie meure. En laquelle harangue, entre beaucoup d'autres traitez et disputations pour la conscruation de la foy, de l'estat de l'Eglise et des personnes qui les gouuernent, il declara si clairement comme il étoit prochain de sa mort, et du signe que Dieu luy auoit ià fait sur icelle, que c'étoit chose merueilleuse. Et ce qui plus approche de merueille, est qu'il disputa si efficacieusement du mariage, qu'il proposa les degrez auxquels ou peut traiter mariage, deuoir être redigez plutost à quatrieme que d'être maintenu au septieme, auquel anciennement il se pouuoit faire mariage, affirmant que pour la compulation trop embrouillée des cousinages et alliances, que l'on eu traitoit le mariage si surement, et que dès là auenoient maints diuorces. Dont luy mesme delibera que le mariage se fit entre le quatrieme degré seulement. Et que si d'auenture quelques uns étoient conioints par mariage, étant nonobstant alliez, l'un du cinquieme degré, d'une part, et l'autre du troisieme, d'une autre part, qu'ils ne soient separez ni disioints de leur mariage. Et demonstra beaucoup d'autres choses desquelles usent encor les iuristes ; et ainsy chacun se retira en son propre.
De l'exercitation de iustice faite par Frederic, Roy des Allemaignes.
CHAPITRE II.
Le Roy Frederic, en trauersant le Royaume d'Allemaigne, tous les rauisseurs, assassineurs et voleurs, ou autres qui de nuict destruisoient à feu les bourgades, ou qui molestoient le royaume, il les recherchoit bien soigneusement, et les ayant trouué, sans aucune remission les decapitoit ; les uns, il les faisoit rouer et les autres pendre, ou decarteler ou endurer autres diuers supplices. Et par tel moyen, les marchands pouuoient bien seurement voyager à leurs negoces et factions, étans les chemins purifiez par tout le royaume. De façon que le bon fame et bon commencement du Roy s'espandoit de toutes parts ; mais de malheur, la fin fut bien tournée au rebours.
Des Enfans qui merueilleusement voulaient passer oultre mer.
CHAPITRE III.
Presque de mesme temps se fit une assemblée d'enfans si grande, qu'étans tous en un lieu ramassez, ils étoient d'un nombre innumerable, et ne sçait on d'où venoit telle émotion puerile
(1), somme qu'ils suiuoient ceux qui portoient leurs enseignes et disoient qu'ils deuoient passer oultre mer, pour aller acquerir la Terre Sainte, comme anciennement auoient fait les enfans d'Israël sortans d'Egypte, et passans la mer Rouge, ainsy ils s'amasserent, en s'asseurans de la deuoir posseder. Et en chaque cité, ville et autre lieu qu'ils arriuoient, lesdits habitans les logeoient volontiers
et leur bailloient nourriture, comme à des pauures orphelins, tels
qu'ils étoient, et puis les laissoient aller au nom de Dieu. Iceux donc ayant donc passé les monts, entrerent en Lombardie, et se disperçans par Gennes, Pise et autres lieux maritimes, estimoient qu'ils trouueroient des nauires pour nauiguer ; mais ils n'en trouuerent point. Toutefois deux nauires furent remplis d'une partie d'eux, qui nauiguerent tellement qu'oncques plus on n'en ouyt nouuelles. Les autres qui demeurerent furent reduits en telle extremité et disette que iustement l'on pouuoit usurper en eux la prophetie de Hieremie, disant : Paruuli petierunt panem et non erat qui frangeret eis. C'est à dire, les petits ont demandé du pain, et nul ne s'a trouué qui leur en donnast. De sorte que la plus grande partie d'eux mouroient de faim parmy les places des villes, et personne ne s'entremettoit à les enseuelir. Dont à droit on compare ceste petite infanterie aux innocens qui pour le nom de Jesus Christ respandirent leur sang ; car en leur tendre ieunesse, ils ont soutenus maints trauaux, et fînablement la mort et famine trop plus cruelle que la mort du glaiue. C'est pourquoy Hieremie dit : Mieux est mort qui sont été tués de glaiue que de faim : et vrayment il est bien meilleur, car le couteau d'un coup seul tue l'homme ; mais la famine, après infinie langueur, le crucifle et tue. Les autres qui étoient plus meurs d'age et d'entendement, s'ecarterent par les marches d'Italie et de Tuscaigne, pour seruir aux gens de ces lieux là, ou pour trauailler en quelle sorte qu'on les employoit. Et telle fut la fin de ceste entreprise. Mais on n'a sceu encor sçauoir que vouloit presager chose tant inusitée. De ce mesme temps, l'ordre des Freres Prescheurs et des Freres Mineurs fut commencé, desquels cy après nous en parlerons quelque peu mieux à propos. Non longtemps après, le pape Innocent troisieme fit eschange de sa vie à la mort, comme il l'auoit predit en sa harangue du synode, et fut enseuely à Peruse, au derrier du sepulchre de St Herculan, et auquel Innocent, succeda au siege papal, Honoré.
Comment le Roy Frederic fut couronné Empereur.
CHAPITRE IV.
Le Roy Frederic ayant bien disposé les estats d'Allemaigne en paix et succes prosperes, il ordonna finablement certains agens et lieutenans sur les Allemaignes. Et luy auec son armée voyagea à Rome, où entrant auec grande difficulté, accompagné de sa femme d'Apulie
(2), fut couronné Empereur par le pape Honoré, troisieme de ce nom, l'an de nostre salut, mil deux cens vingt deux, et de l'indiction septieme. En la Cour de St Pierre, le pape l'exhorta et suada qu'il donnast secours à la Terre Sainte, car il en étoit besoing ; ce qu'il accorda promptement. Dont le pape le signa de la croix. Quoy fait, il fit sermens solemnels d'obseruer les droits de sainte Eglise, comme il deuoit. Et partant de là, après auoir pris congé du pape, auec son exercite fit chemin iusques aux parties de Cicile et Apulie, où il fit grande deffaite des plus eminens seigneurs des pays qui auoient resisté à luy et à son pere, car il en escorcha partie d'eux, et partie il les deputa au gibet ; les autres il les deputa à être decartelez des membres et les laissoit, et les autres il les fit rouer, et d'autres il les fit decapiter, tellement que tous ces pays furent remis à sa iurisdiction et crainte. En après, il fit enuironner de tres fortes murailles une montagne que l'on nomme le Mont Noir, et l'emplit de Sarrazins, et d'entre d'iceux il retint pour soy les plus sages, comme les deuineurs, mathematiciens, astronomiciens, et ceux qui prennent garde aux oyseaux, et plusieurs autres aduersaires de la foy chrestienne. Desquels il fit partie ses conseillers, les autres chambellans, et d'autres qui auoient accoustumé à luy predire les choses futures par l'inspection des oyseaux et des bestes, et les rendit familiers à luy, et ainsy assuietissant tous ces pays à sa
puissance, commanda qu'on luy fit un cachet, duquel la superscription étoit telle : Ciculus et Calaber Apulus mihi seruit et Affer, que nous pourrions tourner en nostre vulgaire en ceste sorte :
La Cicile me sert, l'Afrique et Calabrie,
Et Seigneur ie me dis de l'antique Apulie.
Tournoyant donc longuement toutes ces regions, comme nous auons dit, les subiugua entierement.
Comme l'Empereur Frederic s'usurpa la vallée Spolitane et toutes les autres terres de St Pierre.
CHAPITRE V.
L'Empereur ayant mis fin à ces choses, et desirant reuoir le pays d'Allemaigne, lequel uniquement il cherissoit, entrant en Tuscaigne, saisit la vallée Spolitane, ensemble tous ses cités et villages, et auec ce tout le patrimoine et munitions de St Pierre en toute part qu'il pouuoit les reconnoistre, et tant qu'il vesquit les occupa. Usant pour toute raison que les euesques et clercs (ce qui est faux) ne doiuent tenir aucunes cités ni munitions, d'autant qu'ils doiuent vacquer en oraison seulement ; mais bien conuenoit il à luy, pour être aduoeat et defenseur de l'Eglise. Descendu qu'il fut en Allemaigne, il fit couronner Roy Henry, son fils
(3) qu'il auoit procréé de sa femme d'Apulie, comme nous auons dit tantost, et ce par l'aduis et consentement des grands seigneurs du royaume, ce qui fut effectué à Auspourg, où mesme on luy fit serment de fidelité. L'Empereur donna à son fils la fille du duc d'Austriche à mariage (4), de laquelle il procrea deux fils (5), qui depuis furent meurtris par l'Empereur et par sa femme (comme le bruit l'a diuulgué), et ces choses furent le
commencement de ses mechancetez, comme cy après exposans les traits de sa vie iusques à la mort nous raconterons, esquels il imita vrayment le tres renommé Julien l'Apostat, Empereur de Rome, qui étant aduancé et nourry en l'Eglise et esleué aux honneurs plus eminens, finablement renia Jesus Christ, pour l'ambition de l'empire, dont iî commença de toutes ses forces à impugner l'Eglise et cruellement persecuter les Chrestiens, de sorte que tous vrays culteurs du nom de Dieu qu'il trouuoit, il les martyrisoit des supplices les plus execrables que l'homme inhumain pourroit inuenter, et qu'à la fin fut puny d'une aspre mort par St Mercure, martyr, persuadé par le commandement de la glorieuse Vierge Marie.
De Wolfelm Sculptet, de Haguenowe, et des lieux et forteresses qu'il bastit
en Alsace.
CHAPITRE VI.
De ce temps fut en Alsace, au Haguenowe, un preuost, nommé Wolfelm, rustique de race, mais au reste subtil d'entendement ; cestuy fit bastir plusieurs chasteaux et lieux de forteresses en Alsace, et maintes villes et bourgs parmy le royaume ; à sçauoir le chasteau de Croneberch, après le bourg de Marley près d'Andelay, et un autre chasteau qu'il appella Laudeshaotte. Il fit clore de murs la ville de Schelestat, laquelle duparauant n'étoit qu'un simple village, et l'emplit de plusieurs bourgeois, puis l'enrichit grandement. Il bastit de nouueau la ville de Kesesperch avec son chasteau ; il fit aussy bastir Colombiere en l'euesché de Basle, comme il auoit fait Schelestat deçà le Rhin ; il euuironna semblement de murailles et mit en franchise un bourg, nommé Neuborch. Mais l'Empereur, pour tous ces biens faits et autres choses que Wolfelm de Haguenowe auoit fait à l'utilité du Royaume, le ressera en prison forte et luy osta par force un thresor innumerable d'or et d'argent, et ne se fiant encor de luy, l'enferma en sa propre maison. Et quelque temps après, ayant obtenu licence, il alla visiter sa femme auec laquelle il coucha une nuict, et tient on qu'il fut estranglé par icelle, de peur qu'il ne reuelast à l'Empereur le reste qu'elle auoit encor.
Comment l'Empereur Frederic espousa la fille du Roy de Hierusalem.
CHAPITRE VII.
Or, l'Empereur Frederic retournant en Apulie, espousa la fille (6) d'un prince tres chrestien, Jean de Brin, Roy de Hierusalem, de laquelle il procréa un fils, nommé Conrard. Ledit Roy de Hierusalem ayant dressé son armée, assiegea Damiette, cité d'Egypte, et l'obtint miraculeusement, pour autant que par la sottise d'un legat romain qui auoit emmené hors la cité l'armée des Chrestiens, de sorte qu'étans enclos par l'armée des Sarrazins et reduits à l'extremité de la mort, furent contraints rendre Damiette aux Sarrazins, et ainsy les Chrestiens se partirent d'icelle terre. Or, l'Empereur Frederic qu'étoit excommunié du pape, pour n'auoir accomply le voeu de la croix, estimant que par ce moyen il auroit à Dieu satisfait, appella à soy quelques uns, entre lesquels étoit l'abbé de Morbache, lequel m'a rapporté toutes ces choses, et repassa la mer et rebastit Joppeu, située sur le bord de la mer, anciennement destruite par les Sarrazins, et se ioignit en amour auec l'amiral de Babylone. De sorte que s'il eut voulu, il eut facilement redigé toute ceste terre au Christianisme : mais il s'en retourna en Apulie. Or, entendant l'Empereur que le Roy Henry, son fils, intentoit par l'aduis des primats de la terre à occuper le royaume comme de son propre, l'enuoya querir et le tenant près de soy, le fit enserrer en un chasteau de Cicile, où il mourut. Descendant donc l'Empereur en Italie, assiegea Milan, et y continua le siege l'espace de deux ans ; mais il n'y profita rien. Toutefois, il attrapa un chariot de la cité auec un estendart (7), et ayant pris le postillon de Milan, le mena captif à Cremone, où il le fit pendre sur une haute tour. A partir de là, il assiegea Boulongne, et deuant icelle, il y fit construire une autre cité nouuelle, laquelle
il donna à la garde du Roy de Sardaigne, qu'il auoit procréé d'une concubine, puis s'en partit. Riais les Boulongnois faisant une sortie de leur cité, mirent à fin ceste nouuelle cité et la reduirent en cendres, puis menerent prisonnier le Roy de Sardaigne en leur cité. Mais pour autant que ie n'ay rien appris ce dont il deuint, ie m'en tairay.
Comment l'Empereur fit pendre le frère du pape Gregoire au Haguenowe.
CHAPITRE VIII.
Etant l'Empereur retourné en Allemaigne, de fortune arriua au Haguenowe et passoit le temps à la chasse et à la pesche. Or, le pape Gregoire neufuieme, qui auoit succedé à Honoré, auoit un frere Apuleiois, noble cheualier, lequel se doutoit d'auoir offensé la maiesté de l'Empereur, et partant venant en Alsace, supplia Sigisbert, comte de Landgraffe, et Conrard, pour lors euesque de Metz et chancelier de l'Empereur, que sauf et seur ils le menassent deuant Sa Maiesté, ce qu'ils luy promirent. Mais l'Empereur commanda qu'il fut pendu en un gibet, et ainsy mal conduit qu'il étoit, finit de mal mort. Cependant, le pape Gregoire neufuieme admonestoit l'Empereur par continuels messagers, qu'il satisfit à Dieu et à St Pierre, ce qu'il refusa ; dont le pape Gregoire neufuieme le fit denoncer pour excommunié par tout l'Empire Romain. Or, étant defunt le pape Gregoire, le siege fut longuement destitué de pasteur. l'Empereur empechant à l'election. Toutefois, Celestin, à la fin, étant esleu, ne vesquit que dix sept iours, puis mourut.
De l'election du pape Innocent quatrieme, et de son aduenement à Lyon.
CHAPITRE IX.
De ce mesme temps fut un cardinal, nommé Senebauld, natif de Gennes en Italie, qui pour ce qu'il étoit aucunement familier à l'Empereur fut fait pape
(8), et qui pour l'année mesme simula d'être oppressé de maladie, disant que pour remede de son mal, il desiroit de visiter l'air de sa natiuité ; et de fait, il vint à Gennes, d'où partant secrettement et passant par les marches de Sauoye, il arriua à Lyon, où il habita sept ans continuels. Voulant donc le pape traiter auec l'Empereur des biens de l'Eglise qu'il auoit enuahy, le fit citer à la Cour par mandemens
legitimes. Mais l'Empereur se disant empeché en Lombardie, enuoya certains legistes et iurisprudens à son nom, et finablement promit de comparoistre. L'on dit qu'il enuoya certains vers au pape ; ie ne sçay s'ils étoient de sa composition ou non, somme qu'ils étoient tels en latin :
Fata notant, stelloeque docent, auiumque volaius
Totius ut subito malleus orbis ero ;
Roma diu titubans variis erroribus aucta
Decidet, et mundi desinet esse caput.
Nous les auons ainsy tournez en françois :
Le destin me promet, les astres et l'augure,
Que du monde uniuers Roy seray par droiture,
Rome ayant chancelé longtemps en son erreur,
Tombant, ne sera plus de ce monde l'honneur.
Le pape ayant receu ces vers, luy respondit en ceste sorte :
Fata silent, scriptura docet, peccata loquuntur
Quod tibivita breuis, poena perennis erit.
Niteris incassum nauem submergere Petri,
Fluctuat, ast nunquam mergitur illa ratis.
Telle est la traduction de ces vers :
Tes destins ne sont rien, l'escriture l'enseigne,
Et ta meschante vie seurement me tesmoigne
Qu'en ton ambition ne viuras longuement ;
Ains mourant, porteras un eternel tourment.
Tu tasches (mais en vain) d'abysmer le nauire
Qui flotte, mais iamais au fond il ne se tire.
La troisieme citation faite, le pape Innocent quatrieme (car ainsy fut il appellé en son election papale) fit assembler le conseil des archeuesques et euesques des pays circonuoisins, auquel étant conuié l'Empereur Frederic, n'y voulut assister, mais y il enuoya ses messagers. Presidant donc à ce conseil, le pape Innocent, par seize articles, fut disputé et debattu en face de tout le conseil des crimes et heresies dudit Empereur, desquels il étoit embarrassé, et finablement il l'excommunia
(9) et l'anathemisa et l'aliena de l'honneur et dignité imperiale [1245], et adiugea que iamais luy, ny aucuns de ses heritiers ne pourroient être admis à l'Empire, ains prohiba et deffendit estroitement, sous peine de malediction, que nul ne le repute pour Empereur, et que l'on ne l'appellast Empereur, ains seulement Frederic de Scoptre. Tel mandement fut promulgué par toutes les prouinces de l'Empire Romain. Mais le Roy de France ne voulut allouer cela pour autant que le mesme Frederic autrefois auoit été son iuré (10).
De la guerre d'oultre mer, que le Roy Louis de France vil étant aux extremitez de la mort.
CHAPITRE X.
Or, le Roy de France, detenu d'une grande maladie, trauailla iusques à la mort, et ce pendant luy apparut une telle vision. Il luy sembloit être posé aux parties d'oultre mer, où nos Chrestiens étoient auec les Sarrazins qui se disposoient en batailles et desià s'entrechoquoient, et après être longuement combattu d'une partie et d'autre, les Sarrazins eurent le dessus des Chrestiens, lesquels ils les tuoient ou emmenoient captifs en leur terre. De sorte qu'à grande peine éschappoient quinze soldatz de toute leur armée. Ce que voyant, le Roy de France se contrista grandement, et auquel on dit qu'il luy fut dit ainsy : Roy de France, venge ceste perte irrecuperable. Dont le Roy étant retiré de ceste vision, voua que deux ans après il fera voyage à la Terre Sainte, et incontinent commanda qu'on luy baillast une croix, de laquelle il se seigna contre la volonté de sa mere, la Royne Blanche [1246]. Or, la guerre apperceue par le mesme Roy, auint au iour de St André, et comme il la vit, il fut vray.
Comment le pape Innocent quatrieme couronna Roy le fils du Comte du palais de Thurin.
CHAPITRE XI.
Frederic, iadis Empereur, expulsé comme auons dit, le pape Innocent couronna Roy le fils du comte du palais de Thurin
(11), lequel ayant leué une armée, entra au territoire d'Imereiberch, où le pape enuoya plusieurs archeuesques et euesques, assistez de soldatz. Conrard, fils de l'Empereur iadis, ayant fait amas de gens d'armes, vint au deuant du Roy nouuellement couronné,
et ayant fait rencontre auec luy, fut vaincu, de sorte que beaucoup des siens y laisserent la vie, les uns furent prisonniers, et les autres gagnerent la fuite ; mais Conrafd se sauua en Imereiberch, et le Roy auec les siens s'en retournerent à leurs propres bien chargez de despouilles, y ayant seulement laissé un gouiard de toute leur multitude. Et peu de iours après, le Roy nouueau ferma son dernier iour, dont le pape en institua un autre, à sçauoir, le comte de Holande
(12), qui ayant fait leuée d'hommes d'armes, vint à Auspourg et l'assiegea si dextrement, qu'il l'expugna et entrant dedans, se fit couronner Roy, puis retourna en son pays. Cependant l'euesque de Strasbourg fit raser de fond en comble deux chasteaux qui se rebelloient au Roy, sçauoir, Wigresein et Croneberch, et comme vice roy se soumit la terre de son euesché. Conrard, dessus nommé, ayant reprisses forces, rentra en Alsace, où il passa de chemin droit auec les siens, sans faire autre chose. Mais l'euesque de Strasbourg le poursuiuit iusques à la riue du Rhin, si qu'il le contraignit fuyr en Sueuie, et l'euesque s'en retourna de çà.
Comment le Roy Louis de France passa la mer et obtint
miraculeusementj la cité de Damiette, et comme à la fin il la
perdit.
CHAPITRE XII.
Le Roy de France, auec grosse armée, s'embarqua sur la mer et descendit à Cippre, où il seiourna quelque temps [1248], non toutefois sans grande perte des siens qui y moururent. De là voulant aborder au port d'Accaron, fut poussé par un vent contraire à Damiette. Ce qu'apperceuans, les nautonniers bien emerueillez, dirent que la cité qu'ils apperceuoient étoit Damiette, laquelle est située à l'entrée d'Egypte. Les nostres, bien étonnez, coururent aux armes et occuperent le riuage, et trouuerent les Sarrazins desià prets à combattre ; mais étant oppressez plus viuement des nostres, furent contraints se retirer dedans la cité ;
et les nostres ayant passé plus outre et posé leurs tentes près des portes, passerent la nuict. Le matin venu, se presentans aux portes, les trouuerent toutes ouuertes, et étant entrez, n'y trouuerent aucuns des citoyens. Après maintes recherches, nettoyerent curieusement la cité, et commencerent à bastir maintes eglises pour en icelles plus soigneusement rendre seruice à Dieu [1249]. Peu de iours ensuiuans, le Roy, par l'aduis de son frere, le comte d'Artois, entra dans les terres des Sarrazins auec son armée, où il fut si furieusement rencontré d'iceux, qu'il n'y eut du meilleur, car étant à demy vaincu, son frere, le comte d'Artois, y laissa la vie auec tous les autres, qui partie furent prisonniers ou partie meurdris, excepté le Roy et peu d'autres, qui s'enfuyerent en une montagne
(13). Expediée que fut telle deffaite, les Sarrazins enuironnerent ladite montagne ; parquoy voyant le Roy que la fuite ne luy étoit loisible de nulle part, se rendit à eux [1250]. Les payens donc menacerent le Roy de mort, si par son moyen la cité ne leur étoit rendue. Le duc de Bourgongne et la Royne, voyans une perte tant irrecuperable, rendirent la cité de Damiette aux Sarrazins, à condition toutefois que tous les captifs qui étoient detenus par eux seroient rendus à Roy. Ce qui fut fait, et desquels i'ay cognu un prestre qui rna compté toutes ces choses ; et au partir de là, le Roy auec les siens vint aborder au port d'Accaron.
De l'amiral de Conie, qui tua le Roy de Babylone et destruisit la ville et cité de Damiette.
CHAPITRE XIII.
Or l'amiral de Conie qui auoit été interpellé à ladite bataille par le Roy de Babylone, disoit qu'à luy appartenoit la moitié des captifs et des despouilles, pour ce qu'il auoit plus grande armée que le Roy, mais ne luy fut accordé. Par quoy, s'esleuant de colere, tua le Roy, et ayant mis son armée en vauderoute, obtint la cité de Damiette. Mais eu esgard que Damiette étoit esloignée de sa terre et voisine du fils du Roy de Babylone, se douta que pour
venger la mort de son pere il ne vienne à défaire les gens qu'il laisserent en la cité de Damiette, la ruyna de fond en comble, n'y laissant pierre dessus pierre. Et ainsy prit fin ceste cité delicatte, ressemblant à un paradis, et laquelle deux fois miraculeusement fut conquestée, et deux fois miserablement perdue. Cependant le Roy de France vint à Cesarée, autrefois demolie par les Sarrazins, laquelle il fit rebastir assez compendieusement [1251], mais à peine acheua il deux ans en ceste terre qu'il ne retournast en France [1254].
De la mort miserable de l'Empereur Frederic, du meurtre de son fils, et du trespassement du Pape Innocent quatrieme.
CHAPITRE XIV.
Comme les choses ainsy se pratiquoient, et que Frederic, autrefois Empereur, residoit en Apulie, perseuerant encor en son infidelité, et qu'il improperoit à Dieu maints blaspbemes indignes à reciter, frappé d'une extreme maladie et pensant trouuer quelque repos en un lict, mourut
(14), et fut inhumé en une poterne où l'on étoit en opinion qu'il auoit colloqué grands tresors. Cela fait, les Apuléans manderent Conrard, son fils, qui lors étoit en Sueuie, pour succeder au royaume de son pere, mais il ne regna guere qu'i l ne goutast un breuuage veneneux duquel aussy il fut tué. Le pape Innocent quatrieme ayant residé sept ans à Lyon et retourné à Rome, fit voyage en Apulie, où il finit son dernier iour.
De sainte Hiltigarde, sanctimonialle, et de ses propheties.
CHAPITRE XV.
Enuiron trente ans deuant ces choses, fut en la basse Allemaigne une nonain renclose, de très sainte vie et de conuersation très
honneste, appellée Hiltigarde (15), à laquelle Dieu entre autres Iuy bailla la grace de prophetie, et qui plus est merueilleux à dire, parloit et escriuoit en langue latine, ne l'ayant iamais apprise auparauant. Or elle prophetiza des estats des royaumes et des choses futures, lesquelles de sa propre main elle redigea par escrit eu certains liures ; elle escriuit aussy un liure de medecine pour diuerses infirmitez, lequel i'ay veu à Strasbourg. Elle escriuit semblablement de l'ordre des futurs Freres Prescheurs et Freres Mineurs, qui commencerent à être de nostre temps. Car elle dit apperteuiment qu'il aduiendroit une religion de freres hautement tonsurez et d'habit de religion tout inusité et incogneu. Et qui de leur entrée seroient receus de toutes gens comme Dieu, et predit qu'ils n'auroient rien de propre, ains qu'ils deuoient viure contens seulement des aumosnes des bonnes gens, et que d'icelles aumosnes ils n'en reserueroient un brin pour le lendemain. Que contens en telle pauureté, ils enuironneroient les citez et pays en preschant la parolle de Dieu. Et que par tel moyen ils se rendroient agreables à Dieu et aux hommes. Mais que par quelque temps après, desistant de leur proposé, ils ne seroient tant chers tenus que du premier. L'on tient que Hiltegarde predit ces choses des Freres Prescheurs et Mineurs : ce que depuis les faits d'iceux ont approuué.
Du commencement de l'ordre des Freres Prescfieurs.
CHAPITRE XVI.
Un certain Dominic, natif de Tuscaigne (16), au temps du pape Innocent troisieme, commença l'ordre des Freres Prescheurs, comme de ce mesme temps un certain François (duquel cy après
nous parlerons) commença l'ordre des Freres Mineurs. Or, le susdit Dominic assembla des freres, et constitua les faire viure selon la reigle St Augustin, et ainsy étant confirmez par le pape Gregoire neufuieme, furent espandus par maintes contrées. De sorte qu'à l'endroit de toutes gens, ils étoient cherement tenus et prises. Mais c'est merueille que tels hommes probables en propos diuins, commencerent à habiter aux cités tres opulentes, auxquelles on vit tres magnifiquement, et que les habitans de tels lieux abondent en richesses, delices et superfluitez, et ambition des choses seculieres, en rapines et usures publiquement exercitées. Comment nos predicateurs oserent ils viure auec telles gens et d'iceux receuoir des dons gratuitement ? Mais, selon la prophetie de ceste venerable nonain Hiltigarde, la chose ne pouuoit être autrement effectuée ; nos Prescheurs, dès leur commencement, exhiberent beaucoup de bonnes oeuures à l'endroit de plusieurs gens, car ils reuocquerent maints personnages de leurs erreurs, et reprimerent les heretiques, desquels l'erreur pulluloit par toute terre, et firent tant que beaucoup d'iceux furent bruslez, et furent si consfans en leurs exercitations que quelques uns d'eux furent clarifiez de miracles. Mais pour ce (comme l'on dit que nouueauté plait et les choses ià trop visitées perdent leur prix), pour ce que desià ils commençoient à decliner de leur bon proposé, voire, qu'en presumant de soy s'usurpoient choses assez ridicules, ils ont commencé à n'être plus tant estimez du peuple comme du premier. Car ils visitoient principalement les riches et usuriers, et s'ils trouuoient choses qu'ils peussent impetrer ou par donation ou autrement, ils taschoient comme ambitieux à les conioindre à leur monastere qu'ils amplifioient à possible. Et ainsy par certains facteurs, ils conuertissoient telles choses à l'edifice de leur monastere. Jaçois qu'ils n'ignorassent point que les rapines ou usures se deuoient rendre seulement à ceux de qui elles étoient extorsement tirées. Et ceux de qui ils receuoient telles donations, ils leur donnoient absolution de leurs peschés de rapines et usures ; chose que le pape mesme ne peut pas, et iceux étant morts, ils les enseuelissoient honorablement en leurs cimetieres, et pour telles choses ils commencerent à être beaucoup desprisez.
De l'ordre des Freres Mineurs.
CHAPITRE XVII.
Ce François donc, que cy dessus nous auons dit être le premier de l'ordre des Frères Mineurs, étoit natif d'Assize, cité en la vallée Spolitane, fils d'un riche homme de ladite cité, et qui pour cause du matrimoine auoit accoustumé l'enuoyer es parties de France, d'où vient que de France il fut appellé François. Luy donc étant ieune et de bonne industrie, persistoit ambitieusement (comme est la façon de faire des marchands) à l'amas des biens mondains, mais quant à son mariage qu'il auoit desià de son pere, il le distribuoit largement aux eglises et aux pauures. Il aduint qu'une fois, étant retourné dés champs, fut gracieusement receu de son pere, qui, ayant conuié ses amys, fit un festin solennel. Ce mesme iour, ce ieune François entrant en sa chambre, se vestit d'uue robe à laquelle il auoit attaché un chapperon, s'ayant deuestu premierement de ses habitz accoustumés, puis se ceignit d'une petite corde nouée, étant de teste rasé et nud des pieds, et en tel ordre se vint presenter à son pere, auquel disant adieu, affirma vouloir plustost seruir à Dieu qu'à la richesse. Trauersant donc toute icelle region, il s'associa plusieurs freres en son ordre, et venant deuers le pape Gregoire neufuieme, furent par luy anthorisez comme de premier auoient été les Freres Prescheurs, et en ceste sorte furent colloquez en diuers pays. Or François, auec quelques uns de ses freres discourans par les villes et citez, arriua de fortune en une cité où ils pensoienl prescher la parole de Dieu, mais les citoyens les ayant veu en tel habit, les chasserent de leur cité comme fous. Luy donc se tenant deuant les portes de ladite cité, apperceut en un patis plusieurs oyseaux de diuers genres qui se paissoient. Lesquels il appella à soy, comme s'il eut parlé aux hommes, et incontinent à sa voix, s'assemblerent autour de luy telle multitude d'oyseaux de diuers genres, que iamais il ne s'en auoit veu tant en ces quartiers là ; le saint personnage les admonesta, disant, puisque les hommes capables de raison refusent à ouyr la parole de Dieu, ie vous exhorte à entendre ses mandemens ; à ces mots, les oyseaux esleuans leurs gosiers et prestans leurs yeux droit à luy, faisoient semblant de l'entendre. Et ainsy il les admonesta qu'auec leurs chants ils donnassent louanges à Dieu qui les auoit créés et qui les nourrissoit. En telle façon parla longtemps St François à ces oyseaux, comme s'il eut disputé des choses diuines auec les hommes. Voyant donc ceux qui autour de luy passoient, qu'un homme en habit tant incognu parloit à un si grand nombre d'oyseaux, le rapporterent hatiuement à ceux de la cité, qui sortant à la foule et voyans ce miracle, supplierent à St François leur pardonner de ce qu'ils l'auoient ainsy expulsé de leur cité. Mais luy benissant les oyseaux, commanda qu'ils s'enuolassent, et adressant sa parole au peuple, luy reprouuoit comme il auoit denyé d'ouyr la parole de Dieu, et que les oyseaux destitués de raison intellectuelle s'auoient esiouy à la receuoir. Bien remonstré qu'il eut ce peuple, et donné sa benediction, se partit de ce lieu. L'on croit qu'il nauigea et qu'il aborda près de Babylone, et qu'il obtint permission du Roy pour prescher. Voyant donc St François qu'il auoit obtenu sa grace, ayant laissé quelques uns de ses freres et disciples, retourna en ses quartiers, desirant y renuoyer plusieurs autres qui puissent prescher. Mais pour ce que n'est à l'homme de disposer du cours de sa vie, ains à Dieu seulement, il fut empesché, ie ne sçay par quel moyen, de sorte qu'il ne retourna plus à Babylone. Ayant donc St François disseminé plusieurs couuens de ses freres, et être clarifié de plusieurs miracles, retournant à Assise et detenu d'une maladie, dormit en nostre Seigneur [1226], où mesme il fut enseuely. Et quant à la vie de ses religieux, elle a tousiours été iusques à nostre temps plus moderée que celle des Freres Prescheurs. Or, depuis, maincts hommes et femmes, imitans l'une et l'autre religion, se ioignirent à leur conuersation ; dauantage beaucoup de nobles, clercs et prelats laisserent leurs benefices et dignités, voire et les biens paternels et consolation de leurs parens, et s'associerent auec eux ; beaucoup de femmes, les unes vierges ou continentes, matrones ou veufues, se soumettant à leur règle, se firent bastir des petits couuens. Mais de malheur beaucoup de czste religion, tant hommes que femmes, qui desià s'auoient approché du port de salut, retournant à leur premiere lubricité, se rangerent de rechef aux voluptez du monde. Et desquels i'estime être meilleur n'en rien dire que d'en parler. Mais pour ce que l'enuie du diable iamais ne cesse à semer la zizanie dans le champ de Jesus Christ, retournons à reciter la vie de quelques uns qui, sous pretexte de religion, en habit de brebis étoient interieurement pis que les loups garoux, et neantmoins deceuoient merueilleusement le peuple
* De maistre Robert, parisien, de l'ordre des Freres Prescheurs, et de ses fallaces.
CHAPITRE XVIII.
En ce temps étoit à Paris un homme tres docte et tres excellent en eloquence, nommé Robert, de l'ordre des Freres Prescheurs ; et fut iceluy tant confy en doctrine, que nul ne se trouuoit qui le peut seconder. Mais comme il étoit de bruit, il étoit tout addonné à la gloire du monde et à luxure. Iceluy composa une certaine carte, laquelle lorsqu'il la mettoit sur la teste de quelque personne, voulsist ou non voulsist, il luy faisoit confesser tout ce qu'il vouloit. Un certain iour, comme il preschoit, il ietta sa veue sur une belle femme, laquelle il conuoita aussi tost en son esprit, luy mandant après sa predication qu'elle parlast à luy. Icelle étant venue en un lieu secret où il l'attendoit pour luy faire confesser sa volonté, il commença l'induire à faire son plaisir, auec propos menaçans et allechans ; elle luy nie, il la pourchasse et persuade de plus en plus, et menace que où elle feroit refus, de l'accuser d'heresie et la faire brusler. De façon que le lendemain, en presence de toutes les femmes ses voisines, il la fit venir à luy, et mettant sa main sur elle, l'interrogea hautement, disant : N'est tu pas de la secte des heretiques ? Elle respondit que ouy vrayment.- Veux tu pas retourner en la foy catholique ? - Non. - Veux tu donc plustost être bruslée que de renier telle secte ? - Ouy, respondit elle. Luy donc s'escriant, dit : Vous auez donc bien entendu comme ceste femme a confessé sa vilennie ; mais les assistans dirent que de leur vie ils n'auoient ouy d'elle chose semblable ; et ainsy elle fut mise entre les mains des gardes. Or, ceste pauure matrone auoit un fils de bonne doctrine et d'honneste vie, qui sollicitoit ses voisins, familiers et alliez, que s'il y auoit moyen de deliurer sa mere, ils s'y employassent. Un certain qui étoit familier au predicateur, esmeu de pitié, dit à l'adolescent : Va demain au public consistoire, car illec de rechef ta mere sera interrogée, et alors tiens toy debout à plus près d'elle ; et comme maistre Robert mettra la main sur ta mere, et qu'il l'interrogera de la foy, toy qui es plus fort que luy, empoigne sa main virilement, et prends la carte que tu trouueras en icelle, te la reseruant. Cela fait, prie hautement maistre Robert que de rechef il interroge ta mere touchant la foy ; ce qui fut ainsy fait. Car l'escolier ayant osté la carte de la main du frere prescheur, la bonne matrone étant interrogé comme de premier, iura deuant tous que de sa vie elle n'auoit ouy de telles paroles, et que iamais elle n'auoit été interrogée de maistre Robert, ny respondu à luy aucunement, et qui plus est n'auoit iamais appris que c'étoit d'heresie. Son fils montra la carte à tout le peuple, et dit que pour ce qu'elle étoit composée par art diabolique, il en pouuoit deceuoir ceux qu'il vouloit. Quoy entendu des assistans penserent le massacrer. Mais étant apprehendé du clergé, il fut mis en prison perpetuelle en une tour de pierre, et pour ce que pour cacher son iniquité, il auoit fait brusler son pere et sa mere auec plusieurs autres innocens, Dieu luy determina ceste punition, afin qu'il peut à l'aduenir se retirer de sa malice.
De Sibille, beguine de Marsal, et de ses gestes.
CHAPITRE XIX.
Or, pour ce que compendieusement nous auons fait mention d'un si grand personnage qu'étoit maistre Robert, deceu neantmoins par la subtilité du diable, ie me disposeray maintenant à raconter et proposer une ieune fille, laquelle, par une merueilleuse subtilité, deceut beaucoup de gens ; et pour ce que toute ceste region a
cognu et entendu ses faits, ie m'enhardiray à le rediger par escrit (17). Ceste fille residoit à Marsal, petite ville située au diocèse de Metz ; icelle considerant la façon de viure des beguines qui sous la reigle des Freres Prescheurs florissoient religieusement, et les voulant imiter en faits et dits, demonstroit en soy une simplicité merueilleuse. Elle ne failloit iamais à se trouuer es eglises aux heures des matines et de la messe, comme la façon de faire des beguines. Que dirois ie ? Elle fit tant valoir sa simplicité, qu'elle fut tres aggreable à Louis, pour lors curé de Marsal, et à tout le peuple de leans. Or, quelque bourgeoise de ladite ville auec son mari, adioutans foy à ses belles simulations, la receurent en leur logis, et auxquels ceste femmelette donnoit à entendre qu'elle communiquoit aux anges. Et partant la bourgeoisie luy laissa une chambre à part. en laquelle plus secrettement elle peut vacquer à ses oraisons ; icelle voyant le bruit de sa religieuse vie se diuulguer partout, commença à presumer plus hardiment de soy. Elle feignoit être quelquefois rauie en esprit, de sorte qu'étant au lict comme endormie, elle passoit un iour entier sans demander à boire ny à manger. L'hostesse aioutant foy à son dire, fermoit la porte de sa chambre, et ne permettoit aucun entrer dedans, et enuiron une certaine heure de la nuict, elle faisoit quelque plainte d une voix basse, en sorte que l'on estimoit son esprit être retourné en son corps. Quoy entendant son hostesse, y accouroit hatiuement et luy presentoit à boire et à manger ; mais elle refusoit, disant qu'elle étoit tant bien repue des viandes celestes que doresnauant elle ne vouloit plus user des viandes charnelles. Or, il fut dit depuis qu'un ieune prestre de la mesme ville, qui luy étoit familier, entroit de nuict en sa chambre et luy fournissoit de bonnes viandes, et auec cela luy apportoit des drogues et espiceries bien flairantes, pour mieux deceuoir ceux qui la visitoient ; en sorte que toute sa chambre étoit remplie de l'odeur desdites espiceries, et qu'on estimoit icelle odeur auenir, lorsque les anges s'apparoissoient à elle. Ce ieune prestre luy apportoit des viures ce qu'il pouuoit congnoistre luy être necessaire pour trois ou quatre iours, et finement les cachoit sous la paille de son lict. Et afin que le prestre peut venir plus secrettement à elle, ceste fallacieuse
disoit à son hostesse qu'elle ne s'espouuantast si d'auenture de nuict elle ouyoit ouurir ses portes ou quelqu'autre bruit, pour ce qu'en telle heure elle étoit immoderement tourmentée du diable. Et comme elle deceuoit ainsy tout le monde, les Freres Prescheurs et Mineurs la venoient visiter, et toutefois ne sceurent jamais apperceuoir sa fallace ; mais qui plus est, commencerent desià à prescher de sa sainteté et de ses actes en public. Que diray ie dauantage ? L'euesque de Metz (18) mesme vint à elle auec plusieurs comtes, gentilshommes, hommes d'armes, prestres, religieux, et auec diuerses personnes, tant hommes que femmes, tellement que s'y faisoit grande foule. Mais netoit permis à un chacun de la voir ; car oyant icelle dire qu'une si grande multitude de gens la venoient visiter, elle feignoit être rauie en esprit iusques au ciel, comme elle auoit accoustumé de faire, et disoit ne deuoir retourner deuant trois iours, de façon que nul n'entroit dans sa chambre. Cependant, ceux qui étoient venus pour la voir, et ne la voyoient, oyans seulement des habitans de Marsal les choses qui se faisoient par elle, et retournans eu leur residence, ils en racontoient merueille à ceux qui n'en sçauoient rien. De sorte que de l'Allemaigne et pays contigus, il en sortoit grande troupe pour la voir. L'euesque de Metz, auec ses cleres et Freres Prescheurs qui étoient auec luy, voulans experimenter si elle étoit si longtemps sans manger et boire, et si elle étoit quelquefois rauie en esprit, comme elle disoit, la fit mener en une autre maison, et en la chambre où elle couchoit, ne permettoit aucun y hanter auec elle, pour ce que les anges la gardoient, lorsque le diable l'importunoit ainsy molestement. Mais se voyant ainsy estroitement gardée, en sorte qu'elle ne pouuoit ni manger ni boire, afin qu'on la creut touchant ce qu'elle disoit du diable, se leuant une nuict, elle prit les plumes de ses oreillers et les sema par toute la chambre et le lieu où étoient ses gardes (ayant premierement donné à entendre que de iour elle deuoit être rauie). Dont ceux qui voyoient cela, pensoient qu'il fut ainsy fait du diable pour la molestie qu'on lui faisoit. Car aussy auoit elle dit que souuentes fois elle étoit inquiettée du diable, tant au lieu où elle étoit premierement, que là mesme où elle
residoit encor. En tel estat, elle passa trois iours et trois nuicts, ne mangeant ne beuuant, iusques à ce que ne pouuant plus supporter la faim, elle supplia l'euesque qu'elle soit rapportée en son premier lieu ; car elle auoit ouy (disoit. elle) pendant les trois iours de son rauissement, que si elle residoit dauautage en ce lieu là, que outre les peines que le diable luy donnoit plus que de coustume, il decouperoit tout son corps. L'euesque adiouslant foy à son dire, la fit porter en sa chambre premiere. Voyant donc Sibille (car tel étoit son nom) que l'euesque, les Freres Prescheurs et Mineurs, et beaucoup d'autres adioutoient foy à ses fables, elle se rempara de plus grande hardiesse. Elle se fit faire un habillement de drap noir, velu et picquant, et y fit attacher un chapperon ayant la face d'un diable, duquel elle s'habilloit lorsqu'elle faisoit semblant d'être rauie, et parlant d'une voix rauque et horrible, donnoit grande crainte à ceux qui l'escoutoient. Et quelquefois sortant de nuict en tel habit diabolique, apparaissoit à beaucoup de gens auxquels elle parloit et ce qui est plus admirable, elle couroit parmy les rues et places de Marsal, et disoit à ceux qu'elle rencontroit qu'elle étoit le diable qui molestoit la vierge Sibille, impie et miserable. Et ainsy delaissée de ceux qui s'enfuyoient, elle retournoit en sa chambre. Il aduint qu'un iour, il mourut un bourgeois de Marsal, qui de beaucoup n'étoit estimé que bien peu homme de bien. Ce qu'étant venu à la connoissance de Sibille par le rapport des domestiques de son logis, la nuict ensuiuant, habillée qu'elle fut de son habit deguisé, vint à la porte de la chambre et parla à ceux qui étoient en la maison, comme si elle fut été diable, disant: Helas ! moy, quelle perte ai ie fait auiourd'huy par le moyen de ceste mauuaise femme Sibille, car elle m'a violentement osté mon amy qui est mort auiourd'huy ; icelle auiourd'huy est rauie au ciel et n'en retournera de trois iours ; par les suffrages de ses oraisons, elle l'a retenu à soy, et toutefois ie presumois qu'il étoit mien, et m'apprestois à le conduire en mon champ lumineux et delectable, où ie conduis mes amys par maniere de promenade. (Dont ceux qui l'entendoient, l'interrogeoient où étoit ce champ.) Dont il respondit : Ce champ est arrousé d'une rosée flammeuse et sulphurée ; en ce champ sont les lezards, viperes, serpens, couleuures ; crapaux et autres bestes veneneuses, sont mes recreations auec lesquelles ie fais esiouyr et passer le temps à mes amys, et en ceste rosée de souffre, ie les fais baigner par mes anges et y prendre leur plaisir. Mais pour ce qu'auiourd'huy ceste femme m'a tollu ce mien amy, ie la tourmenterois volontiers si ie pouuois ; mais ie n'ose, d'autant que les anges l'ont en garde. Ah ! moy, malheureux, pourquoy vous dis ie ces choses à mon mal ? Car tantost ie retourneray deuers mon maistre Sathan, iceluy pour cecy me condamnera aux tourmens tres puants, et toutefois ie n'oserois faillir de peur de ceste femme, que ie ne vous annonce ces choses ; aussy vous le dis ie, afin que vous ne veniez en mon plaisant parterre. Cependant, l'euesque et les autres qui l'auoient antendu, estimoient que ce fut le diable qui leur annonçast ces choses. Le iour ensuiuant, comme l'euesque et les Freres Prescheurs seulement furent entrez en sa chambre (car il n'étoit gueres permis aux autres), ils la trouuerent couchée en un beau lit couuert de fins linges, ayant icelle la face vermeille, la couuerture de sa teste étoit tant subtile que l'on n'estimoit n'être possible qu'il s'en peut faire une telle par main d'hommes ; elle respiroit tant doucement, qu'à peine eut on iugé si elle dormoit ou non. Et pour ce que nul ne l'osoit toucher, ils demanderent à l'hostesse d'où venoient tels linges tant subtils et odoriferans, laquelle respondit que souuentes fois, comme elle retournoit des cieux, elle l'auoit trouué en tel estat, et que bien souuent elle luy auoit dit son lict auoir été refait et disposé de beau linge par les anges. Elle affirmoit que les anges luy faisoient de l'eau benite, au moyen de laquelle eau plus facilement elle peut obuier aux ruses et subtilitez du diable. Et de fait, il y auoit au cheuet de son lict un beau vase dedans quoy elle pissoit, et de ce que l'on dit que l'euesque et les Prescheurs et plusieurs autres s'en arrouserent et en beurent (19), afin de se munir contre les tentations du diable. Que diray ie de plus ? L'euesque desià deliberoit à luy
edifier une eglise, en laquelle il la mettroit, pour ce qu'elle ne mangeoit ni ne beuuoit, et ne viuoit en l'usage humain, et afin aussy que ceux qui venoient à elle prinssent plaisir à voir les miracles qu'elle faisoit, lorsque subitement la sentence commune fut trouuée vraye en celle qui dit : Rien n'est si caché qu'enfin ne vienne à se descouurir. Car un iour qu'elle se disoit deuoir monter aux cieux, et que les huys de la chambre étoient bien serrez, et que ceux de la maison s'auoient mis en repos, elle, se leuant de son lict, commença à mettre sa table, et contrefaisant deux voix, l'une interrogeante et l'autre respondante, l'une ayant le son comme celle d'un diable, et l'autre tenue et delicate comme celle d'un ange, en sorte qu'il sembloit être debat de deux personnes. Quelqu'un des Freres Prescheurs voulant mieux entendre ce debat, s'approcha de la parois de sa chambre, et comme il regardoit de çà, de là, il trouua de fortune une petite fente, et regardant par icelle, il vit que Sibille refaisoit son lict, ayant estimé qu'elle fut rauie au ciel. En mesme instant, il appella l'euesque et luy monstra ce que dedans elle faisoit, si bien que luy et les autres venant à sa porte, la rompirent. Ce que voyant, Sibille se ietta en son lict demy accoustrée ; mais iceux l'enleuerent de son lict et la contraignirent tellement, qu'elle leur confessa de mot à mot ce qu'auez cy dessus entendu, et comme elle auoit sous son lict des viandes cachées, desquelles elle viuoit, ce qui fut ainsy trouué. Cependant, l'euesque et les autres qui étoient presens, furent infiniment marris voyant que si longtemps ils auoient été deceus ; car ils voyoient l'habillement de diable, ensemble les ornemens et attifetz de sa teste et de son lict, et plusieurs autres choses dont elle auoit deceu tant de si grands personnages, hommes et femmes. Les uns s'escrioient qu'on la mit à feu, les autres qu'elle fut noyée, les autres qu'elle fut inhumée toute viue. Les Beguines qui étoient venues pour voir ses beaux faicts, n'en pouuoient plus ouyr parler ; de façon que voilées et la teste baissée, pleuroient et s'escrioient amerement, et enfin s'en retournerent. L'euesque, tout vergongneux et ne prenant à gré telles iniures, la pensoit faire mourir ; mais, usant de meilleur conseil, à la fin, il la fit incarcerer en une tour, où elle n'auoit iour que d'une petite fenestre, par laquelle on luy bailloit un peu de pain et d'eau. En sorte que suruiuant peu de temps, elle mourut en prison. Ainsy les choses qui ne se font selon Dieu, se dessouldent en peu d'heures.
De la gent horrible que l'on appelloit Tartarine, laquelle gasta beaucoup de
régions.
CHAPITRE XX (20).
Il auint auant ces choses, qu'il surgit une armée de gens incognus, desquels la multitude étoit innumerable ; ils étoient ords et sales de visage, et d'accoutremens plus horribles, appellez Tartarins. Dont aucuns ont voulu dire qu'ils étoient ainsy nommez de Tharse en Gicile ; les autres affirmoient être de ces Juifs qui furent anciennement renclos. entre les monts Caspiens par Alexandre le Grand ; mais à la verité on ne sçait encore d'où, prouenoit si grande multitude. Somme qu'ils entrerent par Bulgarie, Polongne et plusieurs autres regions orientales, degastans et massacrans tous ceux qu'ils trouuoient, sans aucune misericorde, comme l'on lit des Goths qui outragerent les parties occidentales. Entrez donc qu'ils furent au royaume de Hongrie, afin que ie dise briefuement, ils le depopulerent si estrangement qu'à peine y demeura entière aucune cité, bourg ou lieu de forteresse, voire non seulement aucun homme ou femme, ou bestail, excepté
toutefois que le Roy auec bien peu d'autres se sauua dans l'espaisseur des bois, dont il y a grande abondance dans ce Royaume ; finablement passez qu'ils furent deçà le fleuue du Danube, ils se iactoient de deuoir occuper toute l'Allemaigne et la France. Toutefois, l'on tient qu'iceux étoient enuoyez à Hongrie à la persuasion de Frederic, pour lors Empereur, à raison que le Roy de Hongrie ne vouloit reprendre son Royaume de luy, ce qui a été verifié par l'issue de la chose ; car le Roy de Hongrie contraint, se soumit à la domination de l'Empereur et de luy reprint son Royaume, et par ce moyen les susnommez Sarrazins, sortant de Hongrie, retournerent en leurs parties.
* Des Pasteurs qui furent deceus par quelques enchanteurs.
CHAPITRE XXI.
Non longtemps après ces choses, il auint qu'aux pays de Lorraine, Bourgongne et Royaume de France, suruindrent quelques enchanteurs qui amasserent tellement les pasteurs et bergers desdits pays, que nul, oyant parler de tel amas, ne failloit à s'y trouuer et adioindre hastiuement. Car ils affirmoient qu'ils deuoient nauiguer la mer, et que la Terre Sainte deuoit être par eux deliuré du ioug des Sarrazins. De sorte qu'il se trouua si grande multitude de pasteurs, qu'iceux entrans aux cités, villes et bourgades, tout ce qu'on ne leur bailloit de grace, ils le rauissoient de force et s'asseuroient que beaucoup de nauires les attendoient aux bords de la mer ; où étans paruenus, ceux de la terre mirent la main sur les conducteurs des bergers, et en leur faisant violence, les contraignirent à leur declarer quel étoit leur dessein ; ce qu'ils firent. Car ils pretendoient à deceuoir tellement par leurs enchantemens ces pasteurs, qui sembloient être plus simples qu'autres gens, qu'en les menant aux parties d'outre mer, ils tascheroient à les vendre aux peuples Sarrazins, comme parlans des eufans nous avons parlé cy dessus. Mais les primats d'icelle terre des lors les condamnerent à gibet. Et les pasteurs mesmes se voyant ainsy deceus, les uns s'en retournant en leur pays se lamentoient, les autres s'espandirent par diuerses regions pour trouuer moyen de viure. Et disoit St Gamaliel, docteur, de St Paul, apostre, quand les apostres étoient detenus des Juifs à Hierusalem, si les apostres étoient de Dieu leur royaume seroit permanent, et au contraire, il se dissoudroit. Ainsy étoit il de ces pasteurs, car pour ce que leur acte n'étoit de Dieu, il fut incontinent dissoult. Mais pour ce qu'assez curieusement nous auons discouru hors de nostre matiere, à sçauoir du denombrement et actes de nos abbez de ceste eglise de Sennone, retournons maintenant à nostre stile, à discourir de quelques choses que nous auons encor à dire touchant les autres abbez.
De Henry, abbé de Sennone, et de ses faicts.
CHAPITRE XXII.
Je m'elforceray donc d'annoter en ceste page les faicts de Henry, abbé de Sennone, duquel cy dessus nous auons fait mention, et lequel i'ay veu et conuersé de foy oculaire. Il fut natif de Metz, assez honneste personnage et quelque peu lettré, et grandement orné des choses religieuses, comme tel age le requeroit, assistant volontiers à l'office diuin ; il decoroit assez compendieusement les solemnitez des saints, chantant à l'office du iour, lisant et donnant ordre à telles ceremonies. Et quant à la conseruation des biens, il en étoit un peu trop ententif. Iceluy, du commencement de son ordinaire, administroit assez chichement aux moynes, en sorte qu'entre luy et les moynes sourdit un grand debat. L'abbé se voyant ainsy contraint, s'en alla vers le comte et la comtesse de Salmes, auxquels il se rendit tant familier qu'il les auoit tout à sa volonté ; tellement que les ayant amenez au monastere, il aggressa par iceux les moynes auec telle instance, que soit par priere, ou promesse, ou menace, ils se soumirent à luy. Chose qui depuis causa nostre abbé se soumettre redeuable du comte, si bien que tout ce que bon luy sembloit en la vallée de Sennone ou autres dependances d'icelle, il en usoit comme de son propre, par le consentement dudit Henry, et sans aucune contradiction. En sorte qu'il leuoit tailles et autres exactions sur les hommes du val de Sennone aussi librement que s'il l'eut eu fait de droit auparauant. Dont souuentes fois l'abbé, frappant sa poictrine, nous disoit : Moy malheureux, qu'ay ie fait ? car lorsque ie fus esleu abbé de Sennone, à grand peine le procureur de ce lieu icy prenoit il en tout le val quatre liures ou cent sous toullois, que l'on appelloit precaire, et i'ay enduré que ces cent sous soient deuenus liures ! Et ainsy est tombé en coustume que des lors l'aduocat a ietté tailles et autres rapines. Venons maintenant à ses bienfaits, et nous raconterons après ses malfaits. Voyant donc iceluy que nul de ses moynes ne luy contredisoit, tout ce qui luy venoit à volonté, cela deuoil être imputé à bonne raison ; or, sa premiere bonne volonté fut ceste cy, il fit bastir auprès d'Arches un moulin sur la rïuiere de Murthe. Il acquit aussy l'eglise de Saint Hilaire au Metz près du pont de Remon ; il edifia une maison de pierre au Ronsey, dans nostre cour ; finablement l'eglise et maison, de son temps. fut plantureuse et remplie de tous biens. Toutefois une chose étoit en luy, pour laquelle il oppressa grandement notre eglise ; il abolit entierement la preuosté de Court, il osta l'ausmoniere et se reserua la chancellerie, comme aussy se reserua il toutes obediences, qu'aucuns de ses moynes ne sçauoit rien de l'estat du monastere, soit dedans, soit dehors. De sorte que tout ce qu'il auoit ailleurs il le recommaudoit. Ayant regy l'eglise de Sennone l'espace de vingt et un ans, il mourut au Beauprey, et étant ramené au monastere, il fut enseuely en nostre Chapitre.
Du comté de Tasporch, et comme il fut dissipé.
CHAPITRE XXIII.
Il aduint en ce temps que Thiebault, duc de Lorraine, mourut, lequelle auoit eu à femme la fille du comte de Tasporch (21), d'où luy étoit prouenu ledit comté, bien riche de chasteaux et autres lieux de forteresse, et opulent pour la fertilité de la terre ; mais le duc
ne paruenant à la fleur de son age, finist ses iours, et ainsy il laissa à sa femme le comté. Or, le comte de Champagne, encor ieune qu'il étoit, entendant que ledit comté étoit auenu à la relicte du duc de Lorraine, il la prit à femme, non pour autre chose que pour iouir des richesses du comté ; et de fait il espousa plutost le comté que la comtesse, laquelle il repudia quelque temps après pour ce qu'elle étoit sterile. Mais icelle se maria à comte de Lignigne (22), qui tous deux non longues années après moururent. Et ainsy le comté de Tasporch fut sans heritier. Chose merueilleuse, car ceste comtesse dont nous parlons fut procréée de parens tres nobles et tres chrestiens ; car St Leon, duquel l'Eglise est pieusement et meritoirement decorée, fut extrait de ceste famille. Son pere [Hugues d'Egesheim] fut tres clement fondateur de plusieurs eglises ; il edifia un monastere de dames, que l'on appelle Hesse, près de la ville de Sarborch, et. lequel il dota de ses propres deniers. Il erigea un autre monastere de religieux en Alsace, que l'on appelle Altoff. Il en fit encor edifier un autre de religieuses en l'euesché de Basle, que l'on appelle Waffenhem. S'il étoit permis d'en dire dauantage, ie demanderay pourquoy une tant noble et sainte progenie a failly d'heritier par defaut d'une telle femme, voire, et perdu son nom tres fameux (23). Car l'euesque Jean de Metz, aduerty qu'il n'y auoit plus d'heritier audit comté, retira à soy et s'attribua comme de son propre quelque chasteaux dudit comté, à sçauoir, Hernestain, Turquestein, Albe et Saleburg, avec le comte de la cité de Metz, et ensemble les hommes, terres et autres choses que le defunt comte de Tasporch auoit eu iadis de l'euesché de Metz par droit de fief. Le frere du comte defunt assiegeant à force d'armes la ville de Tasporch, il l'obtint ; et qui plus semble estrange, ceux à qui aucun droit ne competoit du comté, tachoient à s'emparer des villes, terres et autres forteresses. Bertholde, euesque de Strasporch, voyant les deux chasteaux de Guirebalde et Vernestain luy étoient assez voisins, il se les attribua auec leurs dependances. Et ainsy le tres fameux comté de Tasporch perdit son nom auec ses biens.
De Wilderic, abbé, et de ses faicts.
CHAPITRE XXIV.
Étant mort l'abbé Henry [1224], duquel nous auons fait mention cy dessus, luy succeda Wilderic, homme d'honneste prestance, illustre de bonnes moeurs et extrait de la parentèle des Cheualiers de Sauluage. Il fut bien instruit aux choses qui conuenoient à l'office de l'eglise, se conformant du tout au bon commencement de son predecesseur. Il étoit diligent et soigneux à conseruer les biens domestiques et deforains appartenant à nostre eglise. Deux ans après son election, le chasteau de Haulte Pierre fut destruict. Dauantage ledit Wilderic ordonna mieux que son predecesseur les offices diuins auec les coustumes du monastere, car lorsque Henry fut receu abbé de ce lieu, les heures de Nostre Dame ne se chantoient en nostre couuent ; mais incontinent que les matines canonicales étoient dites, l'on disoit les matines de la Vierge Marie deuant l'autel de Sainte Croix et les laudes de tous les saints. Mais Prime, Tierce, Sexte, None et Complies ne se disoient au couuent. Et toutefois les vespres de Nostre Dame se disoient deuant l'autel Ste Croix, comme les matines. Henry étant ordonné abbé, institua que les matines canonicales étant dites, le couuent, auec luminaire, chantant le respond De beata Virgine, marchat à l'eglise Sainte Marie, et que illec on celebrast les matines, et que les autres heures se chantassent en l'eglise de St Pierre après les heures canonicales, excepté les vespres, qui se deuoient chanter en l'eglise Ste Marie comme les matines ; et que la messe iournale, laquelle auparauant se chantoit au couuent de St Symeon, se chantast à Ste Marie auec tierce precedente. Il constitua que St Symeon ne fut frustré de messe, ains que particulierement il s'y dit une messe, et qui la diroit, cestuy, outre sa portion quotidienne, auroit une mesure de vin du cellier. Toutes ces choses furent diligemment observées tant qu'il vesquit. Mais après luy succeda Wilderic ; outre les choses que nous auons dit être instituées par ledit Henry, pour les heures de Nostre Dame, cestuy Wilderic les constitua aucunement plus propres ; car, considerant que les heures canonicales ne se disoient en la grande eglise, il voulut que la messe iournale, auec tierce precedente, laquelle de son predecesseur auoit été instituée à chanter en l'eglise Nostre Dame, se chantast comme de premier à St Symeon. Et quant à la troisieme messe, il ordonna qu'elle se chantast à Nostre Dame ; en sorte que tous les iours de l'an, excepté le iour de la Parascene, il s'y chantoit solemnellement une messe de la Vierge Marie, non pas auec tout le couuent, mais auec quel adiuteur qui venoit à celuy qui étoit hebdomadaire de la grande messe, deuoit celebrer ceste messe, et celuy qui la disoit prenoit la mesure de vin qui étoit promise pour St Symeon, laquelle il prenoit tous les iours du cellier. Ce qui a duré de nostre temps. Il edifia le cloistre de colonnes et limaces des la porte du monastere qui tire au chapitre, toute la partie que l'on dit le couuent par la partie du dortoir iusqu'à refectoire, comme il a été apparent. Il achepta une certaine possession auprès de Willeroy, en Alsace, pour la somme de quatre vingts mares d'argent, laquelle depuis fut de l'abbé Beaudouyn, comme cy après nous dirons.
Du debat aduenu entre l'abbè Wilderic et Henry, comte de Salm.
CHAPITRE XXV.
Ainsy que l'abbé Wilderic gouuernoit paisiblement la republique, s'esmeut contre Henry, comte de Salm, une guerre assez miserable. Car ledit comte Henry de Salm prit debat contre les freres dudit Wilderic, à sçauoir contre Jean et Joffude, hommes d'armes, et Rodolphe d'Oustrois, disant qu'ils étoient de sa famille, ce qu'ils nyoient. Dont le comte, esmeu de courroux, leur osta tout ce de biens qu'ils possedoient en son comté. Ce que voyant l'abbé, le prit en mauuaise part, et fit comparoistre le comte pardeuant les euesques de Metz et de Toul, où il fut longuement debatu d'une partie et d'autre, et pour ce neantmoins rien ne s'y determina. L'abbé considerant tel procès, pensa que plustost il esmouueroit le comte à traiter la paix s'il faisoit sortir son couuent de son abbaye ; ce qu'il fit, tellement qu'il emmena quant à luy une partie de ses religieux à Ramberuiller, où il esperoit de resider ; les autres, il les enuoya au prieuré de Leomont ; ceux cy, d'une commune deliberation, tirerent le corps de St Symeon de sa chasse d'argent et l'emporterent audit prieuré. Toutefois, il resta encor cinq moynes à l'abbaye, qui tenoient le party du comte, pour auoir été entretenus de luy en leurs necessitez. Ce qu'ayant apperceu, l'abbé se transporta aux euesques sus nommez, et leur intima comme lesdits moynes contre sa volonté occupoient l'abbaye de Sennone. Les euesques furent d'aduis qu'on les emprisonnast ; ce qui fut fait à l'endroit de quatre qui se trouuerent. Car l'euesque de Metz commanda à Richer, l'un de ses preuosts d'Espinal, qu'on les emprisonnast en une tour de Ramberuiller ; et le cinquieme qui ne fut trouué eschappa. Ainsy que la chose étoit en tel estat, que quelques uns estimant que le comte et l'abbé ne pourroient iamais se pacifier, si les freres dudit abbé ne s'accordoient auec le comte, firent tant que le comte fit paix auec eux, et leur rendit entierement toutes les choses qu'il leur auoit osté. Et sur ce leur passa lettres patentes. Et ainsy fut traité de la paix entre le comte et l'abbé ; car le comte promit qu'il restitueroit toutes choses qui auoient detenu de l'eglise de Sennone ; mais l'abbé deceu de telles promesses, retourna à Sennone auec ses moynes, et des lors furent bons amis. Les religieux qui auparauant étoient prisonniers furent mis en liberté. Ledit Wilderic edifia une chambre.entre la porte basse et le monastere.
Comment ledit Wilderic, abbé de Sennone, se transporta à Toul, pour être abbé de St Epure, et comment Beaudouyn fut esleu abbé de Sennone.
CHAPITRE XXVI.
Assez bonne espace de temps après que ledit Wilderic eut competamment gouuerné cette eglise, l'abbaye de St Epure, près de Toul, perdit son pasteur. Les freres dudit lieu, après longue recherche pour se pouruoir d'un abbé, se retirerent auprès de Roger, pour lors euesque de Toul, afin qu'il leur fournist d'un abbé. L'euesque cherissoit ce Wilderic, et partant leur persuada qu'ils le demandassent ; ce qu'il firent. L'abbé auoit quelques cousins religieux de ce lieu, desquels il s'estudioit en prouoir pour être abbé, ce qui fut entierement refusé du couuent. Voyant donc Wilderic qu'il ne profitoit de rien de son pretendu, il fit tant qu'il amena icy l'euesque Jean de Metz et ledit Roger. euesque de Toul, auec l'abbé de St Mansuy, auquel il étoit familierement amy, et plusieurs autres maistres et clercs, estimant que par le moyen d'iceux, plus facilement il peut flechir le couuent à consentir à sa volonté ; iceux donc, tout ce de prieres, exhortations et menaces qu'ils peurent faire, ne peurent neantmoins detourner le couuent de sa premiere intention. Car le couuent alleguoit que iustement il deuoit iouir de l'election, l'abbé soustenoit le contraire pour autant qu'il ne l'auoit encor resigné ; mais il vouloit en ce lieu demeurer abbé. Que diray ie dauantage ? Acheué qu'ils eurent leur besongne, ils se retirerent. Dont l'abbé considerant que par ce moyen il n'auoit rien profité, il eut recours à un autre conseil, pensant que par admonition, il pourroit attirer à soy les plus grands personnages ; et de fait, il donna l'aumosniere, et à un autre la chancellerie, et à un autre la tresorerie, et à un autre le prieuré de ce lieu, qui tous volontiers receurent les obediences exterieures à soy presentées. De iour en autre, les freres étoient impulsez par admonition et prieres à consentir et obtemperer à la volonté de l'abbé, et pour cela ne fut changée leur intention. L'abbé se voyant encore deceu de son pretendu, sollicita que l'election se referast aux deux euesques, lesquels il sçauoit luy être affectionnez, de sorte qu'un iour assigné, nous nous trouuasmes à Beauprey ; les euesques instamment demandoient que nous donnassions consentement à la volonté de l'abbé, ce qui n'aduint aucunement. Iceux donc voyant qu'étions ainsy constans en nostre cause, ils nous nommerent un abbé, à sçauoir l'aumosnier de St Vinton de Verdun, qui neantmoins refusa de venir, car il aspiroit à l'abbaye de son monastere, étant son abbé extremement vieillard et debile. Voyant donc l'abbé Wilderic que nous ne pouuions auoir ledit aumosnier, se reprit comme de premier à son instance accoustumée, mais c'étoit en vain ; car il y profita aussy peu que les autres fois, combien il s'efforçast grandement à empescher nostre election. Nous donc reduits en telle extremité et contraints à telle necessité, eumes recours à nostre priué conseil pour voir s'il y auoit moyen de mitiger la folie de nostre abbé. Nous luy baillasmes le prieuré de Leomont et sur ce luy decernasmes lettres patentes auec le scel de nostre couuent, et par tel moyen, nous constituasmes le iour de l'election ; lequel étant venu, l'abbé consulta la partie des religieux qui luy fauorisoient et qui étoient enuiron sept ou huit. De sorte qu'en l'election, nous ne pouuions proceder, finablement traitans de l'election, nous pensasmes être meilleur qu'entre trois personnes en maniere de complot, nous procederions en l'election ou bien par quelque autre moyen. Ce que facilement accorderent l'abbé et ses complices, moyennant toutefois qu'il choisiroit l'un des siens pour être de ces trois. Le couuent de sa part esleut Nonius Jan et moy F. Richer, et l'abbé ioignit auec nous deux Frederic, prieur de Xures. Nous consultasmes audit Frederic toutes les personnes plus notables de ce lieu, lesquelles il refusa entierement ; nous luy offrismes aussy beaucoup de prieurs et autres hommes ydoines à telle charge, lesquels entierement il repudia. Et comme ledit Frederic eut rapporté tous nos propos à l'abbé de Vic, on dit qu'il usa de tels mots : Si ces moynes ne veulent consentir, ie feray tant qu'ils auront un abbé miserable ; et des lors porta parolles pour Baldouyn, qui de nouueau étoit prieur de Warangéuille. Lequel (comme nous deuions) nous receusmes et le presentasmes à l'euesque de Toul, qui le receut auec grande difficulté, et à peine voulut il confirmer l'election. Le prieur donc venant enuiron la purification Nostre Dame pour posseder le siege à luy promis, fut solennellement receu de tout le couuent. Cependant, l'abbé Wilderic s'achemina au lieu où il étoit demandé, et emporta quant et luy tout ce qu'il peut attrapper en ceste eglise, prieurez et autres dependances de ce lieu ; car il eut necessité pour son entrée à St Epure, entendu qu'il ne trouua illec autre chose fors un petit lict, et une asnesse qui portoit tous les iours du bois à la cuisine. Et trouua tout le meuble du monastere aliené, iusques aux calices, cappes, tuniques et tous ornemens d'eglise, qui étoient engagez à une femme de Metz. Les croix aussy, et beaucoup d'autres biens étoient engagez ou du tout alienez. Mais Dieu luy elargit tant de graces qu'à veue d'oeil d'un chacun, toutes les choses susdites furent par son industrie et prudeuce et subtilité remises à la possession de son abbaye. Et ainsy, en peu de temps, il gouuerna bien et fidelement ladite eglise. Mais pour ce que le monde n'étoit digne d'un tel homme, il s'en partit à la volonté de Dieu et fut enseuely en l'eglise St Epure, en une tombe de pierre eleuée et grauée assez decentement, laquelle fut mise à la partie droite de ladite eglise, contre la parois. Dieu luy donne les plaisirs eternels au ciel. Amen.
De l'abbé Beaudouyn et de ses faicts.
CHAPITRE XXVII.
Retournons donc à nostre abbé Beaudouyn, qui desià occupe le siege de Sennone [1139] ; iceluy n'auoit encore atteint la fleur de son age, il étoit prunt en façon de faire, haitif en escoutant, vehement en son parler et leger en courroux ; usant principalement de son conseil, n'adioutant foy à quelques flagorneurs, flatteurs ou mesdisans, mais plustost cherchant sa propre gloire. Des son commencement, il auoit accoustumé nous dire tels propos: Mes freres, vous voyez comme ie suis ieune, et n'ay encor bien cognu vos façons de faire, ny l'usage du monastere, ny l'estat de nos affaires. Si ie fais ou dis quelque chose contre l'honnesteté, ie vous prie, reprenez et enseignez moy. Mais toutefois pour bien admonesté qu'il fut, ne s'amendoit que bien peu ou rien. Toutefois, le premier an de son entrée, comme il eut cognu que Wilderic, abbé de St Epure, encor viuant, tenoit le prieuré de Leomont, comme nous Iuy auions conferé, il se transporta hastiuement deuers les administrateurs de la prouince de l'ordre de St Benoist, constitués en la prouince de Trieues, et d'iceux impetra certaines lettres missiues audit Wilderic, lesquelles veues, il deuoit incontinent restituer ledit prieuré à l'eglise de Sennone, et qu'autrement il s'assure d'être excommunié. En telle façon, ledit prieuré fut restitué à nostre iurisdiction. Il s'acquit l'eglise de Colombier, laquelle du commencement étoit donnée à nostre eglise. De son temps mesme, nous fut acquise l'eglise de Fontenoy ; iaceois que contre la volonté du couuent, il ait engagé le prieuré de St Christofle auprès de Vic, si ce est qu'il n'a failly d'en receuoir les fruits et le bien entretenir. Il fut assez curieux à faire edifice, car il commença à edifier la partie du cloistre qu'est à l'endroit de Ste Marie, selon que son decesseur auoit desià basty. Ordinairement, il entretenoit deux tailleurs de pierres, l'un domestique, et l'autre locatif, qui assisterent soigneusement à la besongne. Il bastit aussy quelques moulins de nouueau, et d'autres qu'il remit en suffisant estat ; l'un étoit à Reclonuille, pour lequel bastir un chanoine de St Dhié, appellé Symon, et surnommé le Diable (car on disoit qu'il étoit fils d'un noble cheualier qui s'appelloit le terrien du diable), iceluy confera à l'abbé quinze liures, que tant qu'il viuroit, il print une partie du profit suruenant dudit moulin ; mais étant preuenu de mort, il acquitta lesdites quinze liures, pour le remede de son ame. L'abbé institua qu'en l'anniuersaire dudit Symon, l'on donnast au couuent pieusement cinq sols toullois proueuant du reuenu dudit moulin. Mais pour ce qu'il étoit incertain que lesdits cinq sols se deussent distribuer ordinairement à l'aduenir, il fut arresté que le village d'Ogéuiller iroit moudre audit moulin, sans donner mouture, et que le pitancier, pour chacun an, donneroit cinq sols toullois au couuent de Sennone. Il restaura encor un autre moulin qui est auprès de Moruiller ; il acheua un autre situé près de Lorestingue, lequel auoit été commencé par feu de bonne memoire Pierre d'Anseruille, Il fit aussy d'autres bastimens. Si i'escriuois tous ses autres faicts, quelqu'un me le pourroit imputer à iniquité ou à cause de hayne, ou autrement. Parquoy i'aime mieux m'en taire que d'en parler, selon que dit Moyse : Tu ne descouuriras la honte de ton pere. Mais s'il eut conioinct auec ses bienfaits les façons de faire de son ordre, il n'eut iamais diffamé ses moynes comme il fit. S'il eut assisté volontiers à l'office diuin, et eut plus souuent celebré la messe, ou s'il fut été plus soigneux aux affaires du monastere, et qu'il eut plus familierement usé du conseil du couuent, nous n'eussions eu occasion de desirer un autre prelat. Et pour ce que beaucoup de choses sont auenues contre les regles de nostre religion, il est necessaire que nous remettions le discours pour quelque temps, veu principalement que lorsque i'escriuois ces choses, Baldouyn viuoit encor, et partant, ie n'ay sceu escrire des choses futures. Toutefois il étoit illustré d'une certaine vertu d'hospitalité, et principalement il logeoit les honnestes personnages, tant hommes d'armes que d'autres conditions ; finablement, il voyoit volontiers les plaisanteurs, afin qu'ils rendissent plus ioyeux ses hostes. Mais pour ce qu'assez compendieusement nous auons escrit du sieur Baldouyn, nous remettrons à la volonté de Dieu le reste de sa vie, comme il est en luy de la tourner en bonne fin, et de nous tous aussy.
De Henry de Deneuure, fils du comte de Salm.
CHAPITRE XXVIII.
Mais afin que ne semblions omettre à discourir des malfaiteurs de ceste eglise, nous tascherons d'inserer dans ceste page quelques faicts d'iceux, ensemble la vengeance qu'ils en ont merité. Commençons donc à Henry, surnommé de Salmes, qui a été de nostre age, et qui du temps de l'abbé Henry (comme dit est) exerçoit et tiroit des tailles et exactions sur les hommes subiets de l'eglise par la permission toutefois dudit abbé. Du temps de ces deux fut basti un chasteau dit Brustenual, sur l'heritage de ceste eglise, qui fut appellé Salmes ; lequel nom vient d'un certain chasteau qui est au territoire d'Ardenne, d'où ledit comte et ses predecesseurs sont issus. Cestuy étant marié à la soeur de Frederic, duc de Lorraine, engendra deux fils, desquels l'ainé s'appelloit Henry et l'autre Frederic. Ledit Henry, paruenu qu'il fut en age suffisant, espousa une femme de la lignée du comte de Bar ; en après, il demanda à son pere qu'il luy donnast une partie du comté, ce qu'il fit ; car il luy laissa le haut chasteau de Deneuure auec la terre appartenant à iceluy, à sçauoir cens, manses, qui furent autrefois retranchez de la table des moynes de Sennone et conferez à l'aduocat de ce lieu, afin qu'à autre chose il n'auançast la main, combien que maintenant ledit comte tient ce chasteau de l'euesque de Metz. Ce comte Henry vesquit longtemps auec sa femme sans auoir enfans, ce qui donnoit grande facherie à sa femme, tant qu'elle sollicita un chappelain qui se presumoit en la connoissance des choses naturelles, afin que par son moyen elle peut conceuoir de son mari. Le chappelain leur donna quelque breuuage, dont elle conceut, mais le comte en fut tant debilité, qu'il tomba en une maladie, dont on dit que quelque temps après il en mourut. Somme que tant qu'il vesquit molesta grandement nostre eglise, et de vray, il étoit homme guerrier et superbe, se confiant outre mesure en sa ieunesse et vigueur, de sorte qu'il aspiroit au royaume d'Allemaigne, obligé nonobstant de grandes debtes, tellement qu'il opprimoit et pilloit l'eglise en toute façon qu'il pouuoit mieux. Il auint que Wilderic, abbé de ce lieu, vint à luy, demandant qu'il luy restituast quelques choses qu'il auoit tolli à nostre eglise. Le comte, bien courroucé (nous étant presens auec luy en la chapelle St Nicolas qui est à Deneuure), iura par St Nicolas que premier que la St Remy soit passée, qu'il molesteroit tant nostre eglise et abbé, qu'il aymeroit mieux être outre mer et iamais n'en retourner que de faillir. Ce que Dieu tout puissant a voulu quelquefois venger de son occulte iugement ; mais non longtemps après la chose vint à belle euidence, car enuiron la feste St Remy qu'il auoit conspiré de molester l'abbé, étant affoibly de son breuuage, decheut au lict et mourut. Entre tous les malefices que luy encor viuant auoit proposé de faire, cestuy cy est enorme à raconter. Il conspiroit à deposseder le comte et la comtesse ses parens, et les enfermer en un monastere, afin qu'il possedast tout le comté. La comtesse, sa mere, ayant sceu nouuelle de sa mort, esmeue du bruit ià trop diuulgué, commanda que hastiuement on le portast à Haute Seille, pour illec l'euseuelir, comme il fut fait. La nuict ensuiuant, on entendit au sepulchre une voix comme d'un homme se plaignant ; le matin venu, on le tira hors du sepulchre, et combien qu'au iour precedent, on l'eut couché sur son dos, on le trouua couché sur son ventre, la face contre terre, et ainsy les fossoyeurs cogneurent que lorsqu'ils l'enseuelirent, il n'étoit encor du tout expiré. De là peut on connoistre que ceux qui s'enorgueillissent contre Dieu, ne paruiennent gueres ou iamais au milieu de leurs iours, car Dieu abbat toutes choses superbes.
De Henry, comte de Blamont, et des maux quil fit à l'eglise de Sennone, et à d'autres eglises.
CHAPITRE XXIX.
Venons maintenant au comte Henry, duquel cy deuant nous auons parlé, qui du temps de Wilderic intolerablement oppressa l'eglise de Sennone, et presumant à s'usurper le patrimoine de Jesus Christ, il affligeoit de diuerses facheries les hommes de St Pierre ; dont iceluy, par son propre fils, fut deietté de sa propre maison et seigneurie. Car comme son fils Frederic fut fait cheualier, et le vit tant debilité de vieillesse, ce que son frere auoit deliberé de faire, s'il eut vescu, cestuy cy le fit sortir son effect, car il le chassa de Blamont, et ce qui est indigne à raconter, il le contraignit aller à pied, guidé d'un seul garçon, iusques au chasteau qu'on dit Pierre Percée, et de la marche d'une traite iusques au chasteau de Salmes ; mais l'abbé Beaudouyn luy donna un cheual, et ainsy il fut priué de son fils, de son honneur et seigneurie, et ne iouyt onc de son honneur ou puissance depuis qu'il eut debat auec Wilderic, voire tant qu'il suruesquit, passa ses iours en pauureté exhereditaire. Ainsy Dieu a accoustumé de recompenser ceux qui luy sont aduersaires. Après ces choses, il ne vesquit longues années ; il fut enseuely en l'eglise St Pierre, à l'endroit du sepulchre de l'abbé Antoine, où mesme après fut enseuelie la femme du sieur Henry, cheualier de Bayon, aux sepulchres desquels i'y ay entaillé des images, feuillages et epitaphes, comme il appert encor. Ledit Henry donna pour le remede de son ame trente sols toullois, à prendre sur les tailles du val de Sennone par chacun an, tant et si longtemps que la terre sera assignée valant la somme susdite. Il donna aussy les dixmes de Neuuille, située auprès de Fontenier, et quelques autres censes que l'eglise de Sennone ne iouist point, non pour autre cause que par nostre negligence.
De Mathieu, preuost de Blamont, de ses faicls, et de la vengeance de Dieu.
CHAPITRE XXX.
Du temps de ce comte, étoit à Blamont un homme, nommé Mathieu, assez riche et beaucoup malicieux. Iceluy auoit la superintendance de tout le comté dudit lieu. Il proposoit et ordonnoit entierement tout selon sa volonté, et sans luy rien ne se faisoit en toute celle terre. L'on estimoit qu'il étoit pere de Frederic, qui tant impudentement dechassa son pere de ses seigneuries. Il oppressa et molesta, tout le temps de sa vie, l'eglise de Sennone, comme aussy faisoit ledit comte, tellement que Dieu luy rendit le loyer de ses merites en ceste vie presente. Mais à vray dire, quand ledit Frederic eut pris la puissance de regner après son pere Henry (qui, selon le vulgaire, luy étoit pere putatif), et qu'à l'enuiron, il degastoit et molestoit les eglises, principalement Haute Seille, laquelle il opprimoit indiciblement, l'eglise St Sauueur et l'eglise de Sennone, laquelle il aggraua de maintes iniures, en tous ces beaux gestes, il auoit ledit Mathieu pour son conseiller et adiuteur. Mais en actes si meschans, il s'opposa Dieu pour son aduersaire. Il étoit chargé de tant et si grandes debtes, qu'il n'eut sceu de sa vie les acquitter ; car Dieu, de son occulte iugement, eu egard à ses malefices, l'opprimoit. Que diray ie de plus ? Il mit les mains sur le preuost Mathieu, et le mit en bonne garde, et de luy il tira quelque somme d'argent, et afin qu'il ne l'otast de son estat, il se fit donner des respondans pour deux cents liures. Mathieu, considerant que sous un seigneur tant iniuste, il ne pourroit longuement durer, se deroba subitement, et s'eu alla à Metz, et poisa le peu de bien qui luy restoit encor, et de là se transporta à la ville de Salborch, où pauure et plein d'infirmitez, il mourut n'emportant rien quant et luy que ses pechez. Il fut enseuely à Saint Sauueur.
De Frederic, fils du comte Henry.
CHAPITRE XXXI.
Frederic de Blamont ayant pris la puissance de regner, deuint autant iniurieux et peruers à l'endroit de son pere, et specialement enuers ses suiets et voisins, comme il l'auoit monstre à l'endroit de plusieurs autres ses alliez, car il molesta l'eglise de Sennone auec beaucoup d'iniures ; de sorte que par necessité nous fumes contraints à le faire conuenir, pour auoir raison de telles iniures. Ce qui luy depleut tellement qu'il aggressa l'abbé Beaudouyn et tout le couuent auec telle impetuosité, que non seulement ils furent contraints à luy ceder, mais luy resigner et mettre en main toutes leurs querelles et causes, se soumettre à sa volonté, et confesser qu'ils auoient griefuement offencé contre luy. Ce qu'ayant entendu, il fut epris d'une ioye indicible, et au iour pour ce faire assigné, ils luy firent des lettres contenant que l'eglise de Sennone auroit seulement deux charpentiers, un cuisinier, un attrantateur, un lauandier, un couturier, et deux pescheurs ; le reste du val de Sennone seruiroit à sa volonté. Ainsy, l'abbé et le couuent, pusillanimes et effeminez, se soumirent subitement à la volonté de leur defenseur. Quant à moy ie n'y étois present et ne voudroye y auoir assisté. C'est merueille que l'abbé et le couuent en telle affaire n'eurent ceste consideration que penser que comme quiconque est abbé de Sennone est tenu de reprendre de l'euesque de Metz la temporalité, et que pour telle chose, il s'en fait hommage. Il ne leur fut donc loysible d'admettre une si miserable transaction du fief de l'euesque, sous l'euesque mesme. Et toutefois iusques au temps de Henry de Salmes, neueu dudit Fredéric, l'abbé et le couuent eurent puissance telle que de premier sur leurs pescheurs et toute leur famille, sans aucune contradiction. Mais Dieu qui rend à chacun selon ses oeuures, donna iuste loyer audit Frederic de sa malice trop immoderée, car dès le premier an qu'il commença à être appellé comte, iusques au dernier iour de sa vie, il ne s'a iamais veu en bon estat ; car pour ses debtes, il étoit quelques ans detenu par ses crediteurs à Metz, ou il étoit impatiemment tourmenté d'une fiebure ou autre infirmité, ou bien detenu par son neueu le seigneur de Racpostein, qui demanrloit une partie de l'heritage. En après, se voyant ainsy obligé pour ses debtes, il vendist à l'euesque de Metz le chasteau de Blamont, auec son bourg qui étoit son premier aloz, pour quelque somme d'argent, et par luy l'euesque le receut en fief. En ceste sorte, Dieu le promenoit de mal en pis. Finablement, il luy suscita un fort aduersaire, c'est à sçauoir Henry, son neueu, fils de son frere Henry, qui demandoit auec luy la moitié du comté de Blamont ; mais luy par grandes circuitions de paroles et de faits le deceuoit. A la fin, contraint, il luy donna sa part, à sçauoir : Morhanges et Viuiers, le chasteau de Pierre Percée et Salmes ; et iceluy, Frederic retint par soy Blamont et le hault chasteau de Deneuure, lequel toutefois fut possedé par la mere dudit Henry, tant qu'elle vesquit, car c'étoit son douaire. Frederic toutefois, oppressé de tant d'aduerses calamitez, ne se chastia en chose qui soit, ains s'empiroit de iour en iour, iusques à ce qu'il mourut étant encor ieune ; disant le Prophete, les hommes homicides et cauteleux ne paruiendront au milieu de leurs iours.
De Henry, fils de Henry de Deneuure, dit de Saintes.
CHAPITRE XXXII.
Henry de Salmes (car ainsy s'appeloit il) commença premierement à malmener l'aduocatie de Sennone, de Plainuoye et de Vipodicelle, qui luy étoit aduenue par sort, et affligea les hommes de « ste terre tant de tailles, exactions, seruitudes, que de toutes autres oppressions ; en sorte qu'à peine se pouuoient ils sustenter, et non de merueille, car ils étoient detenus sous le ioug
de grandes debtes. Car, comme souuentes fois son oncle auoit fait, il étoit coustumierement detenu en hostage pour les deniers qu'il deuoit à un citoyen de Metz. Et n'auoit de quoy à satisfaire, en sorte qu'il fut contraint de rompre impudentement le serment qu'il auoit sur ce presté à son crediteur. Car un certain iour, sans licence, il monta à cheual et departit de la cité. Et comme il étoit aduenu à son oncle pour Blamont, iceluy, à cause de pauureté, donna le chasteau de Morhanges, qui étoit son aloz, au duc de Lorraine pour quelque somme d'argent, et de luy le receut en fief. Finablement il oppressa tellement cette eglise de Sennone, qu'il mettoit ordinairement des forestiers en nos bois et des pescheurs en nos eaùes, et à nous n'etoit permis que d'auoir un seul pescheur, ce qui iamais n'auoit été, mais nous en auions tant que bon nous sembloit à l'endroit de nos eaües. Il commandoil aux hommes de mesurer la terre des champs de l'eglise à la presence de luy ou de son bailly. Et si quelques laboureurs de l'eglise auoit quelque querelle contre nous, iceluy debattoit pour eux et prenoit le fait en cause contre nous. Si quelqu'un se conuertissoit à sa seigneurie, il prenoit de luy seureté, ce qu'il ne faisoit ne l'étant point. Et s'il aduenoit que quelqu'un se conuertisse, ou que sans hoirs il mourut, ou qu'il veuille se transporter ailleurs pour y faire residence, tout ce que ledit Henry pouuoit attraper de meubles il le rauissoit ; et quant aux droits et volontés de l'abbé qu'il deuoit faire et tenir sans aduocat, comme il auoit fait du passé, il y mettoit empechement, disant qu'il y deuoit assister pour faire force. Nos majeurs, doyens, forestiers et nos autres officiers, que l'abbé doit instituer et destituer à sa volonté, ledit Henry les contraiguoit à son seruice comme les autres rustiques et faire ce qu'ils ne deuoienl aucunement. Finalement ledit Henry, par le moyen de quelques flatteurs, trouua une mine de fer en une montagne près d'un village que l'on nomme Grande Fontaine, où il fit eriger des fourneaux à fer et y ordonna des forgerons pour y accommoder le fer. Ce qu'étant venu à la connoissance de l'abbé et du couuent, ils se transporterent vers ledit Henry, et luy remonstrerent pourquoy il s'auoit fait dresser des forges sur l'heritage de l'eglise de Sennone, contre le droit. Il leur fit responce que ceste montagne étoit de sa iurisdiction pour autant qu'il étoit propugnateur du lieu, et partant il ne fit compte à s'en deporter. L'abbé, esmeu de telle responce, alla trouuer Jacques, euesque de Metz, et luy donna à entendre toutes ces choses. L'euesque commanda que sans differer l'on rompit lesdites forges. Encor deuant ces choses, ledit Henry trouua des fontaines d'eaue salée à l'endroit du chasteau de Morhanges, où il fit fossoyer un puits, voulant y faire bastir des lieux propres à faire sel. Ce que le mesme euesque deffendit d'être fait et commanda qu'on les destruisit entierement, combien qu'ils fussent desià beaucoup aduancez. Et pour ce que ie n'ay encor rien trouué dudit comte qui meritast louange ou mention, sinon qu'il ne cesse encor à impugner l'eglise de Sennone, passons maintenant à discourir des choses plus delectables.
De sainte Elisabeth, et de sa conuersation.
CHAPITRE XXXIII.
Au royaume d'Allemaigne, enuiron le Rhin, fut anciennement situé un chasteau, que l'on appelle Marporch ; ceste forteresse étoit possedée d'un noble cheualier, qui auoit une femme non dissemblable à sa generosité, laquelle se nommoit Elisabeth. Icelle étoit douée d'une singuliere deuotion enuers Dieu et d'une pitoyable largesse à l'endroit des pauures, en sorte qu'on l'eut prise plustost pour une sanctimoniale que pour une dame proueue de dignité seigneuriale. Elle eut deux fils, qu'elle et son mari s'eiouissoieut à les voir quelquefois posseder leurs grandes et indicibles richesses. Il aduint cependant que ce bon seigneur alla de vie à trespas. la bonne matrone se voyant sienne dame et maistresse, s'adonna tellement au seruice de Dieu, qu'elle n'eut osé faillir d'un seul petit point à exécuter les mandemens diuins. Et à verité, de ce temps, l'ordre des Freres Prescheurs et Mineurs commençoit à être cognu partout le monde, étant encor de nouueau institué. Entre les Freres Mineurs, étoit un frere honneste et religieux ; iceluy étoit familier à ceste noble matrone, et l'incitoit tous les iours à la voie de salut. Par son moyen, ceste benigne Elisabeth étant animée et bien entendue aux promesses diuines, iouxte l'Ecriture qui dit : Si aucun a laissé son pere, ou sa mere, ou ses fils, ou ses possessions pour mon nom, il en receura cent fois autant et possedera la vie eternelle ; incontinent, ayant laissé ses fils, ses chasteaux auxquels elle seigneurioit, et toutes ses possessions, elle s'habilla de l'ordre des Freres Mineurs. Au dessous dudit chasteau de Marporch étoit un hospital, autrefois erigé par ses predecesseurs ; là dedans, ceste bonne matrone se logea, s'etudiant principalement à complaire à Dieu par veilles, ieusnes et oraisons ; le reste du temps, elle l'employoit à ministrer aux pauures, lesquels elle receuoit, traitoit et seruoit de ses propres mains, en leur lauant les mains et les pieds, et leur preparoit viandes selon qu'elle voyoit leur être de necessité. Que diray ie ? Elle étoit tant pouruoyante en tel estat, que c'est de merueille comme une femme tant delicate qu'elle était pouuoit perseuerer au seruice de tant de suruenants qu'elle receuoit iournellement. Et lorsqu'elle enteudoit deuotieusement à l'office diuin, Dieu la voulant recompenser (car elle auoit souffert pour Jesus Christ beaucoup plus d'opprobres que ie n'ay mis en conte), elle rendit l'ame à son Createur, et fut enseuelie en une chapelle qui étoit au mesme hospital [1231]. Non longtemps après, le mesme Conrard qui l'auoit conuertie mourut, et fut inhumé en la mesme chapelle. Des lors une multitude infinie de gens a commencé à visiter le sepulchre de la bienheureuse Ste Elisabeth, et entre telle multitude, les boiteux, aueugles, sourds, muets et autres personnes detenues de diuerses infirmitez étoient là gueris. Après ces choses, et comme deux ans auparauant, elle auoit été noble au monde, et deuenue plus noble au sepulchre, et que le bruit de sa vie et des miracles que Dieu, par le suruenement d'icelle, operoit aux peuples, fut paruenu au Pape, par le rapport des grands seigneurs qui l'auoient veu, le Saint Pere permit que le corps d'icelle fut releué du sepulchre. Il y auoit affluence de beaucoup de seigneurs de toutes les regions adiacentes, comme archeuesques, euesques et autres nobles personnages, comme marchis et princes, auec beaucoup d'abbés et grande troupe de peuple commun. Entre autres y assistoit Frederic, autrefois Empereur, que le pape Innocent quatrieme ayant assemblé le synode des euesques et abbez à Lyon, le demit de la dignité imperiale. Cestuy bailla une coupe d'or, dans laquelle il auoit accoustumé de boire, et de ceste coupe on en fit un vaisseau, dans lequel on reposa la teste de Ste Elisabeth ; car l'on disait qu'icelle auoit été sa cousine. En ce lieu encor, la bienheureuse Elisabeth a commencé à se clarifier de tant de miracles, que l'on n'estimoit nul saint en ce pays luy être second ; dont entre iceux ie ne differeray d'en proposer icy deux des plus beaux, qu'il me souuient auoir appris de deux discrettes personnes, sçauoir, Seuere, chanoine de St Dhié, et Vauthier, autrefois doyen de la Chretienté de Flims, lesquels, à cause du pelerinage, auoient fait chemin deuers la sainte matrone, et auoient rapporté des reliques de son corps en ces parties.
* D'une femme morte en mal d'enfant, et ressussitée par le merite de Ste Elisabeth.
CHAPITRE XXXIV.
Au territoire d'Allemaigne étoit un homme puissant et riche ; iceluy print une femme, de laquelle il peut procreer des fils qui après sa mort heritassent de ses richesses et possessions. Mais Dieu (comme depuis il fut manifeste) voulut reseruer l'affaire à Ste Elisabeth, car la femme de ce bon seigneur demeurant sterile, iceluy ne peut être consolé de ses heritiers ; et comme elle eut passé plusieurs ans en sa sterilité, et que le renom des miracles de Ste Elisabeth s'espandoit mesme aux pays étrangers, un certain iour, son mari tenant propos auec elle desdits miracles, tout en un coup soupirant, dit ainsy : Certes si le Dieu tout puissant nous octroye un heritier de nos biens par les merites de Ste Elisabeth, ie ne faudray à te presenter à icelle auec l'enfant ; et autant se teurent de ce fait. Non longtemps après, la femme de ce bon seigneur conceut un enfant ; mais comme le temps d'enfanter s'approchoit, cest homme craignant que cest infantement à luy tant desiré ne defaillit, et que par tel moyen ne luy acreust sa fascherie, il disposa à presenter la mere et l'enfant à Ste Elisabeth, comme il auoit promis. Et ainsy preparant les choses necessaires à son voyage, fit chemin, luy à cheual et sa femme en une cariole. Et comme ils arriuerent près du lieu où ceste bonne matrone est venerée, ils furent contraints se retirer en un village, car la femme commença aller mal d'enfant. Entrez qu'ils furent au logis, l'homme commença à s'enquerir où l'on pourroit trouuer des sages femmes qui aydassent à l'enfantement de son epouse. Après longue cherche, finalement on en trouua quelques unes ; lesquelles entrées qu'elles furent au logis de la femme, la trouuerent à demy morte, et voyant qu'elles n'y pourroient profiter, s'en retournerent arriere. Cependant, la pauure femelette, trauaillant quelque espace de temps en telle infirmité, rendit l'esprit. Or, les sages femmes, aduerties qu'elle étoit morte, retournerent hastiuement pour sçauoir s'il y auoit moyen de tirer l'enfant du ventre de sa mere ; et de fait, ayant pris licence de son mari, elles ouurirent son corps auec razoirs, et par la volonté de Dieu et de Ste Elisabeth, l'enfant fut trouué vif, et l'esleuant du ventre de sa mere, le presenterent comme nouueau heritier à son pere qui étoit esmeu de deux contraires ; d'un costé, il s'esiouissoit de son heritier, et de l'autre, il étoit endueilly de la perte de sa femme, et comme il ne luy restoit aucune esperance de reuoir sa femme, il passoit son deuil à l'expectation qu'il auoit de son petit fils, Toutefois ne pouuant oublier sa chere espouse, ayant donné l'enfant à une nourrice, se paissoit entierement de pleurs et gemissemens. Les sages femmes ayant emmaillotté la defunte, la remirent au cercueil. Cependant le mari commanda à ses seruiteurs qu'ils allumassent force luminaires, et en tel estat la fit porter en l'eglise du village où ils étoient. Le cercueil étant disposé en ladite eglise auec abondance de cierges allumez autour du corps, et que les femmes du village, comme elles ont de coustume en ces quartiers là, venoient à la poursuite funeraille, le mari non encor immemoratif de son deuil s'approcha de la biere, et pitoyablement lamentant et iettant beaucoup de hauts soupirs, vint à prononcer tels mots : O mon Dieu, pitoyable plasmateur de tous les mortels, qui a dit, lorsque tu formais Adam, qu'ils debuoient retourner en terre ! s'il me fut été loisible de pouuoir inhumer ceste femme que i'aymois tant entre mes parens defunts en la terre de ma natiuité, pour le moins i'eusse peu espandre une fois toutes larmes et douleurs que ie conçoy en mon triste coeur, en contemplant tous les iours son sepulchre ; et certes ceste douleur seroit un rafraichissement de mon ame. O tres pitoyable matrone, o noble Elisabeth ! o que subitement tu as presté l'oreille à mes petitions ! o, dis ie, tres heureuse, qui en me donnant lignée as meslangé aussy à mes ioyes une extresme tristesse. Que me profitera lignée, si par la perte de mon espouse, i'auois la tristesse compagne tout le reste de ma vie ! Hélas! pourquoi n'as tu aboly mon enfant, quant et la mere, afin que d'un double deuil, ie puisse mieux haster mes miserables iours et m'adioindre à leur sepulchre ! Que me profitera le viure, quand ie me sçauray destitué d'une compagne, tant desirée et agreable. Quelles graces te rendray ie, o tres pitoyable Elisabeth, veu que premier que i'eusse eu lignée, ie viuois heureusement, et maintenant par la perte de mon espouse tu m'as comblé d'une perpetuelle affliction ! Quelles louanges de tes vertus pourray ie annoncer à mon pays ? J'ai voué à te presenter la mere auec l'enfant : ce que ie t'ay promis, ie le feray. Mais quelle communauté pourroit être de la ioye auec le pleurer ? Je sçay que ie feray ioye auec pleure, car ie te laisseray l'enfant vif auec la mere morte, et moy seul, comme une tourterelle ayant perdu sa partie, ie m'en retourneray à mon propre domaine. Et en tel estat iemeneray mes cheueux gris aux lieux tenébreux de li bas. Par telle complainte il esmouuoit un chacun à pleurer. Et comme la my nuit fut passée, le pauure homme se retirant, fut surpris du sommeil pour être tant las du chemin. Ceux aussy qui étoient autour du cercueil le voyant dormir, commencerent à sommeiller. Et comme ils eussent dormy environ une demi heure, la femme qui étoit étendue morte en la biere subitement commença à s'escrier d'une petite voix, disant : Bon Dieu, qu'est ce ? pourquoy suis ie ainsy liée ? pourquoy suis ie enueloppée de ces linges tant estroitement ? Parmi ces propos, son mari, qui par sa douleur ne pouuoit dormir d'un profond sommeil, l'entendit parler, et cognut à la voix que c'étoit sa femme, laquelle il auoit ouye souuentes fois ; par quoy se leuant d'un sursaut, esueilla tous les autres qui là entour dormoient, et luy s'approchant hastiuement de la biere, sentit que sa femme se mouuoit et ne pouuoit se denouer, car elle étoit enveloppée de drap pour être ainsy inhumée. Il luy demande ce qu'elle vouloit ? Elle respond qu'elle vouloit être deliée, pour ce qu'elle s'estonnoit de se trouuer ainsy emmaillottée, ne sçachant comme la chose auoit allée. Quelques femmes la voyant ainsy reuiure, s'enfuyoient, estimant être un fantosme ; les autres, de meilleur iugement, s'approcherent, et la desliant, l'assirent sur la biere ; elle commença à demander où elle étoit et ce qui luy étoit auenu. Cependant son mari d'estonnement étoit raui en extase, et reuenu qu'il fut à luy, voyant sa femme assize sur la biere commença à pleurer abondamment, et l'embrassant ne pouuoit parler à force de ioye. La femme luy demandoit d'où luy procedoit de pleurer ainsy. Uue bonne matrone qui sembloit plus excellente que les autres, luy discourut entierement de tout ce qui luy étoit auenu. Elle entendant que l'enfant auoit été tiré de son ventre, sentit ses flancs et trouua la playe qu'on luy auoit faite, et maniant partout son ventre n'y sentit rien auoir qu'elle eut conceu ; et comme elle s'enqueroit que l'on auoit fait de l'enfant, subitement la nourrice, qui étoit presente, luy mit en son gyron ; elle voyoit l'enfant qu'elle tenoit plustost entre ses bras qn'elle ne l'auoit enfanté, le baisoit mille fois, et se leuant de la biere le donna à sa nourrice pour le tenir, et elle s'habilla des plus sumpfueux habillemens qu'elle auoit apporté quant à elle, et appellant son mari et prenant son enfant en ses mains, s'en allerent à petit pas où la tres pitoyable matrone reposoit en corps, suiuis d'une bonne troupe d'hommes et femmes. Et entrant à l'eglise, re presenta auec sa portée à Ste Elisabeth. Elle donc et son mari presenterent beaucoup de dons à ladite eglise, puis rendant graces à Dieu et à Ste Elisabeth, s'en retournerent en leur domaine auec autant de ioye que l'on peut presumer en telle maniere. Ce bon seigneur iouyt de l'heritier tant desiré et recouura sa femme defunte, auec laquelle il vesquit beaucoup de iours ioyeusement.
* De deux demoniacles qui se debattoient en l'eglise de Ste Elisabeth.
CHAPITRE XXXV.
Combien qu'ez diuines Escritures nous lisons que les diables n'ont cessé d'enuier le bonheur de l'homme, si est ce qu'on ne trouue pas qu'ils s'ayent hay ny contredit l'un à l'autre, comme il auint en l'eglise de Ste Elisabeth ; car illec furent amenez deux personnages possedez du diable, afin d'y receuoir guerison, et pour ce qu'en ladite eglise y a deux sepulchres, l'un de Ste Elisabeth en un costé, et l'autre de frere Conrard. L'un d'iceux fut posé ioignant le sepulchre de Ste Elisabeth, lié et garotté de pieds et mains, et l'autre fut mis auprès du sepulchre dudit frere Conrard, après être lyé semblablement. Et comme ils furent ainsy posez, l'un d'iceux commença à regarder et guigner l'autre fremissant au dedans comme un lyon, et tantost l'autre fit de mesme. Ce qui causa grande admiration à toute l'assistance, les voyans ainsy fremir des dents l'un contre l'autre. Après que longtemps ils eurent ainsy debatu, celuy qui étoit gysant près du sepulchre de la bonne matrone, usa de tels propos à l'autre : Pourquoy ne cesse tu à me guigner et fremir contre moy ? Je me mocque de toy, dit l'autre. - Et pourquoy ? - Pour autant que ie te voy couché près du sepulchre de ceste femme, de laquelle tu crois et espere pouuoir être soulagé. L'autre respondit, voire dea, car ceste noble matrone le peut bien faire pour être noblement autorisée auprès de Dieu ; mais toy iamais tu ne seras soulagé auprès duquel tu es gysant pour n'auoir iceluy tant fidellement seruy à Dieu, comme cestuy cy a peu faire. L'autre repliqua : Et bien, monseigneur le frere Conrard n'a t il pas conuerty la dame ? Et par ceste raison, monseigneur doit être plus grand que ta dame. Il auint souuentes fois (dit l'autre) que le disciple use de plus grande dignité que son maistre, et partant, pour ce que ma dame est de plus grande dignité après Dieu que ton maistre, elle me pourra plus dignement suruenir, si elle veut. Mais au contraire (dit l'autre) une chose t'est defaillante, car mon maistre est homme, et ta dame est femme, et d'autant que les hommes sont plus forts que les femmes, mon maistre exercera sa force en moy. L'autre repliqua de rechef : Si ton maistre est plus fort, fais que demain il te guerisse, et ainsy pourra être vainqueur ; mais si cela n'auint, sache que tu sera vaincu ; car demain ma dame me guerira. A ces mots, l'autre se teust. Le lendemain matin, les hommes d'eglise qui là dedans seruoient à Dieu et à Ste Elisabeth, commencerent à prier pour les langoureux qui étoient gysans en leur eglise. Mais celuy qui étoit à droite du sepulchre de Ste Elisabeth commença à s'escrier : Ma dame, guerys moy le premier, afin que ce miserable mon compagnon soit trouué vaincu et menteur. Et comme il eut dit cela, l'esprit immonde se partit de luy. Et l'autre voyant ce qui étoit fait de luy, commença à pleurer amerement et demanda qu'on le portast au sepulchre de la glorieuse matrone. Ce qu'étant fait, à peine y fut il couché deux heures, qu'il fut guery. En ceste sorte, ces deux et plusieurs autres furent gueris de leur infirmité, par l'intercession de Ste Elisabeth, au nom de N. S. Jesus Christ.
Des Juifs de Cologne, et du Crucifix auquel fut fait miracle.
CHAPITRE XXXVI.
Veu qu'il est vrayment approuué que les miserables Juifs ont commis tant de crimes espouuantables à reciter, voire depuis qu'ils ont crucifié Nostre Seigneur, que maintenant encor, s'ils n'osent de bouche, pour le moins taschent ils par mauuaises machinations et oeuures malignes à blasphemer contre le Fils de Dieu et ses fideles Chrestiens, tellement qu'il m'a semblé bon d'inserer en ce mien liure quelques uns de leurs faits autant horribles, comme la meschanceté en étoit incognue. Or, en la cité de Cologne habitoient grand nombre de Juifs, ramassez et residans toutefois en une mesme rue. En icelle un certain citoyen, chrestien de profession, auoit un domicile dans lequel nul n'habitoit. Il auint qu'un certain tisserand auec sa famille vint à Cologne pour y habiter, et conuint de marché auec ledit citoyen pour tenir sa maison un an, et tantost erigea son metier audit logis, et commença à tixtre. Mais il fut extremement fasché de se voir logé entre les Juifs, et retiré de la conuersation des Chrestiens et esloigné de quelque eglise, et principalement pour ne pouuoir assister à l'office diuin aussy promptement comme il le desiroit. Mais qu'eut il fait, luy qui seul Chrestien habitoit entre les ennemis de Jesus Christ ? Il pensa en soy mesme que s'il ne pouuoit assister à l'eglise toutes et quantes fois que son desir en seroit, que pour le moins il auroit quelque memoire de Dieu, et que par tel moyen il habiteroit plus seurement en son logis. Ayant appellé un peintre, il se fit peindre une image du crucifix à la parois du lieu où il besognoit, et d'un costé, il y fit accommoder une autre image de la Vierge Marie et de St Jean, comme est la coustume des Chrestiens. Et afin que ces images soient plus honnestement conseillées, il y fit appendre un beau linge, et y apposa un ventillon pour mieux les contregarder, car il ne vouloit que tous ceux qui entroient là dedans les veissent, ou touchassent, de peur qu'ils ne les souillent. Mais comme il vouloit faire priere, ayant ouuert le ventillon et haussé le linge, et s'être posé à deux genoux, humblement il supplioit le Roy du Ciel en ceste image ; son oraison faite, il refermoit diligemment le ventillon, et ainsy il retournoit en son ouurage. L'année de sa location étant expirée, et ne voulant dauantage demeurer entre les Infideles, il s'acheta une maison près d'une eglise, où il peut viure entre les Chrestiens. Car Dieu luy auoit multiplié sa substance pour être iceluy homme de bonne vie, qui transportant son mesnage et ses outils à sa maison, pour y faire residence, ne laissa en son logis locatif, sinon les images susnommées, lesquelles il n'en pouuoit porter quant à luy. En ce temps, il auint qu'un Juif vagabond s'aborda à Cologne pour y resider, et comme il se trouua entre les Juifs, il s'enquit où il pourroit trouuer une maison pour sa demeurance. Les autres, bien ioyeux, luy monstrerent la maison où le Chrestien auoit habité ; luy donc conuint du marché auec le citoyen dessus dit, pour y habiter. Et de fait assemblé qu'il eut un bon nombre de Juifs, il entra en la maison et leur fit festin auec tous tels esbattemens qu'ils ont accoustumé en tel cas. Mais comme après leur disner, ils étoient assis en la boutique où le tisserand auoit accoustumé de tixtre, l'un d'iceux ouurant le ventillon où étoit cachée l'image, s'esmerueilloit que ce pouuoit être, tant qu'il se leua et haussant le linge, il vit l'image du crucifix : laquelle regardant d'un oeil de trauers, la decracha, et commença à s'escrier, disant : Venez, Juifs, et voyez celuy traistre qui vous a banny de vostre terre et reietté par tout le monde. Les autres, à ceste clameur, y accoururent, et ayant veu la croix auec le crucifix, fremissoient des dents contre luy. Quoy ! Jesus Christ de rechef en la croix est vilipendé, de rechef decraché, buffeté et suouffleté ? Que diray ie ? Les femmes des Juifs s'efforçoienl tant ingenuement en ceste seconde crucification, qu'elles osoient plus entreprendre qu'en la premiere exercée sur le vray crucifix, en sorte qu'elles decrachoient plus vilainement ladite image, plus furieusement la frappoient, et plus cruellement la dechiroient aux ongles, que iamais n'auoient fait leurs peres à l'endroit de Jesus Christ. Et comme ces malheureux Juifs eurent tant infamement deschiré ceste image, l'un d'eux plus temeraire que les autres, dit: Attendez, et me laissez faire seulement, car ie vous vengeray tous de ce miserable Jesus ; et s'approchant près de l'image, tenant un cousteau qu'il auoit quant à luy, il le chassa tout furieusement, qu'il atteignit l'image à costé de l'endroit mesme que Nostre Seigneur fut frappé de la lance, et comme le Juif pensa retirer son cousteau pour y recouurir, il en sortit si grande abondance de sang, que son visage et ses habillemens en furent arrosez. Les autres Juifs apperceuant un miracle tant euident, furent touchez de grande frayeur. Les uns tomberent par terre, les autres frappoient leurs poitrines. Les aucuns sortans ne pouuans taire ce qui s'auoit fait, incontinent le bruit remplit toute la cité. Les principaux nobles et clercs, ieunes et vieux, hommes et femmes y accouroient, desirant à voir les choses merueilleuses qui de nouueau se faisoient par la puissance indicible de Dieu ; car illec Jesus Christ innouoit les miracles de sa tres digne passion. Les bourgeois et gens d'eglise, entrans au lieu susdit, trouuerent encor le sang qui couloit du costé du crucifix, et afin que plus grande foy fut adioutée à ce miracle, le sang ne cessa de couler iusques à ce qu'un vaisseau non mediocre en peut être remply. Or, l'uniuersité de ceste cité, tant prestres que laycs en conseil, captiuerent tous les Juifs qu'ils peurent attrapper, et leur osterent leur substance. Si quelques uns d'iceux vouloient se conuertir, ils étoient baptisez ; les autres furent crucifiez, et le reste s'enfuyant, ne furent veus depuis en la cité. Au lieu où ces choses furent faites, on y erigea, une eglise d'un bel artifice à l'honneur de la Ste Croix, là où l'image mesme du crucifix par lequel le miracle fut fait, est tenue une grande veneration, et là mesme est adorée par les fideles Chrestiens. J'ay appris cecy d'un Juif qui assistoit auec les autres Juifs à Cologne, lorsque le miracle se fit, et qui depuis se fit chrestien ; et comme il me l'a raconté de mot à mot, ainsy ay ie pris peine à l'inserer en cest endroit. Mais pour ce que nous auons commencé à escrire de la pertinacité malheureuse des Juifs, nous tascherons encor d'en raconter quelque chose.
* De l'horrible faict d'un juif à St Dhié
CHAPITRE XXXVII
Par le tesmoignage de Josephe Caliphe, nous auons appris que Salomon, Roy de Hierusalem, inuenta les sortileges, incantations et augures, par lesquels on a trouué que les diables, dragons et autres monstres veneneux obeissent à la volonté des hommes. Et mesme Josephe affirme les Juifs être imbus de tels enchantemens, et desquels ils usent encor de present, comme cy après l'on pourra entendre. De nostre temps grande multitude de Juifs habitoient à St Dhié, entre lesquels un étoit que ses contribules estimoient tres sçauant en tels enchantemens et augures. Une pauure fille frequentoit la maison d'iceluy Juif et faisoit toutes choses necessaires audit logis, afin qu'elle peut receuoir d'iceluy sustentation de sa vie. Pour vray dire, comme un certain iour ladite fille eut entré au logis dudit Juif, et il l'eut apperceue, il en fut extremement ioyeux, car il se trouua seul auec elle ; dont il luy dit : Viens ça, et mange quelque peu, car il faut que tu besongne. Et comme elle eut aucunement beu et mangé, elle fut tellement enchantée qu'elle dormit et ne sentit rien du tout. Le Juif voyant que les enchantemens sortoient son effect, il serra diligemment les portes de sa maison, et ayant pris les outils et ferremens preparez à faire ce qu'il preparoit en son enuie, il s'addressa à la fille, et luy ayant ouuert les cuisses, il luy tira par la nature la matrice où les enfans sont conceus, et cela fait se la reserua. Mais encor n'est il certain en quoy il la vouloit employer. La fille cependant, comme elle eut été ainsy l'espace d'une heure, et que le Juif eut fait en elle ce qu'il sçauoit être de besoing, commença à s'esueiller, et sentant qu'elle étoit blessée aux intestins, elle se mit à pleurer, et partant le Juif luy promettoit beaucoup afin qu'elle n'eu fit bruit, mais elle tousiours pleurant sortit du logis ; tellement que les femmes chrestiennes la voyant pleurer et sortir d'un tel logis, luy demanderent pourquoy elle pleuroit. Dont elle respondit que ce Juif auoit fait quelque chose en elle, de sorte qu'elle en étoit tourmentée au ventre. Les femmes la menerent en un logis, et recherchans curieusement trouuerent ce qui luy auoit été fait. Ce qu'étant venu à la cognoissance d'un certain bourgeois de la ville, prit la fille et la presenta au preuost du Duc de Lorraine. Iceluy appella le Juif au Jugement, et luy proposa son faict ; il le nie, mais au contraire les Chrestiens persistent et luy monstrent la fille blessée. Que pourray ie dire dauantage ? Enfin le Juif fut conuaincu, et confessa qu'il auoit failly. Le iuge luy demanda à quelle chose il vouloit employer cela, mais il ne voulut le confesser ; et en ceste sorte, il fut condamné à mort. L'on appresta un cheual, à la queue duquel on le lya, et comme en tel estat on le trainoit au gibet, il commença à s'escrier, disant au bourreau: Cesse, cesse, car ie veux dire quelque chose. Mais, nonobstant ses cris, celuy qui étoit monté sur le cheual hastoit d'autant plus son cours, car les Juifs luy auoient promis de l'argent afin qu'il ne permist qu'il dit aucune chose à l'opprobre des Juifs. Et par tel moyen trainé au gibet qu'il fut, on le pendit. Mais deux iours après, il fut rachepté par les Juifs et fut enseuely en un lieu incertain, combien qu'il soit vraysemblable son ame être enseuelie en enfer. Toutefois, nous dirons encor quelque chose des meschancetez des Juifs.
Des Juifs qui, en la ville de Hauguenoue, tuerent trois enfans en leurs illusions.
CHAPITRE XXXVIII.
Veu que personne ne doiue celer les meschancetez des Juifs, afin que les choses qu'ils ont commises en la personne de Nostre Sauueur nous viennent tousiours en memoire, et que le tout soit à la correction et edification des hommes, il est bien expedient d'en discourir prolixement, ains que par ce moyen la presomption des Juifs soit confutée et la gloire de Jesus Christ augmentée. Or, pour venir à point, en la ville de Hauguenoue, située en Alsace, habitoient beaucoup de Juifs, du temps que Frederic, iadis Empereur, tenoit la monarchie, et qui par la sentence du pape Innocent IV fut demis de sa dignité à Lyon, comme auez entendu cy deuant. Ainsy, dis ie, que ledit Frederic residoit à ladite ville, il auint que les Juifs celebrerent la feste de Pasques selon leur loy, au temps mesme que nous celebrons la nostre, non toutefois à mesme iour, mais à la quatorze lune, à laquelle Nostre Seigneur souffrit passion. Les Juifs firent tant par leurs sollicitations qu'ils s'acquirent trois enfans chrestiens, d'age enuiron sept ans ; et comme ils celebroient la feste, ils firent d'iceux ie ne sçay quelle folastrise en leurs hostels, mais cependant les trois enfans y moururent. Les Chrestiens ayant apperceu de fortune la chose, entrerent en leur logis et trouuerent ces trois petits enfans tout nuds et morts. L'Empereur, de fortune, n'étoit présent ; parquoy les Chrestiens delibererent à les garder iusques à sa venue. Les Juifs cependant s'apperceurent qu'il leur yroit mal, et ayant eu conseil entre eux, conclurent d'appaiser l'Empereur par presens ; et de fait, se presentant à luy, l'aueuglerent de tant de presens, qu'ayans obtenu sa grace, ils s'en retournerent ioyeux en leurs hostels. L'Empereur donc étant arriué à Hauguenoue, les bourgeois luy presenterent les trois enfans, et luy donnerent à entendre comme les Juifs les auoient mis à mort. L'empereur leur usa de telle responce : S'ils sonts morts, allez, et les enseuelissez, car ils ne valent à autre chose. Les Chrestiens, tout confus de telle responce, se retirerent de luy, et par tel moyen ce malheureux Empereur monstra un grand article de son infidelité, car les Juifs furent remis en paix, et de si mechant acte ne fut faite aucune iustice aux Chrestiens. Ces choses donc suffisent à dire des Juifs, car si ce miserable Empereur ne les a voulu punir selon leurs meschancetez, le iuste Juge ne differera à salarier luy et les autres aux champs infernaux.
* De quelque esprit qui conuersoit à Espinal, qui parlait et n'étoit veu de personne.
CHAPITRE XXXIX.
Pour ce que notre proposé étoit d'escrire les choses plus remarquables de nostre temps executées, ie tascheray d'inserer en ce liure une chose sur beaucoup d'autres plus digne d'admiration. Il auint donc qu'en la ville d'Espinal, au logis d'un bourgeois nommé Hugo de la Court, suruint un malin esprit, comme ie croy, lequel conuersa audit logis des la natiuité de Nostre Seigneur iusques à la feste de St Jean Baptiste (24). Il parloit à un chacun d'une voix rauque, mais nonobstant il étoit bien entendu de tous. Il fit beaucoup de choses merueilleuses en ceste maison, et comme il les faisoit elles étoient veues des assistans, mais luy seulement ne pouuoit être veu de personne ; ie crois que ce pouuoit être l'un des esprits qu'on appelle Incubi ou accouchans. Car ce bourgeois de qui nous parlons auoit une belle fille, laquelle il auoit donné à mariage à un certain Estienne, et faisoient tous deux residence en la mesme maison. Or, ce malin esprit disoit qu'il auoit été autrefois un certain ieune fils
d'un village qu'on nomme Clusentenne, et qu'il auoit eu une belle femme. Un iour qu'il fut interrogé du susnommé Hugo pourquoy il ne retournoit vers sa femme, il respondit : Je ne veux doresnauant retourner vers elle, pour ce que le prestre de ce village luy étoit trop familier. A quoy repliqua Hugo, disant : Et bien, que te semble de ma fille Hadeyde ? Elle est moult honneste femme, dit il, et ne fait chose qui ne soit bonne et louable, mais elle fait une chose qui me desplait extremement, car elle debat trop souuent auec sa famille. Et Hugo luy dit : Pourquoy ne couche tu pas auec ma chambriere, car elle est de belle forme ? Elle a posé (dit il) quatre petites croix aux quatre coings de son lict, et partant ie ne puis passer entre icelles. Un certain iour que le bourgeois vouloit se transporter aux champs, il dit à son seruiteur : Donne à manger à mon cheual et luy mets la selle sur le dos, car incontinent après le disner ie veux monter à cheual ; sitost que ie retourneray du village, ie l'accommoderay (dit le seruiteur). L'esprit, cependant, prit du foing ce que quatre cheuaux n'eussent peu manger iusqu'à la nuict, et le mit deuant le cheual, puis il l'accommoda, et ayant mis la bride sur la selle le laissa. Le seruiteur de retour, et voulant faire le commandement de son maistre, trouua le tout bien disposé. Le bourgeois étant party, le demon appella son gendre, disant : Estienne, Estienne. L'autre luy respondit : Que veux tu ? Donne moy, dit il, un dixain, car ie l'ay promis à St Goëric. Mais Estienne luy presenta un vieil prouin, disant : Prends cela. - Mets le sur le bord de l'huys, dit le démon, ce qu'il fit ; mais ce demon le reietta, disant : Donne moy un bon sol toullois, car cestuy ne vault rien. Et Estienne posa un autre sol sur le bord de l'huys, mais aussytost il se disparut. La nuict ensuiuant, les gardes de l'eglise St Goëric l'ouyrent marcher par toute l'eglise et mener tel bruit qu'ils cuiderent iceluy être le diable. Une autre fois, étant iour de ieusne, les gens dudit Hugo achepterent des poissons, et les ayant cuits, les mirent en une armoire. Mais cest esprit ayant pris ces poissons, les transporta en un iardin qui étoit derriere la maison, et broya la moitié d'iceux en un mortier qu'il trouua de fortune audit iardin, et l'autre partie il la mit sur un arbre, enueloppée dans un linge, ayant tellement diminué le reste que l'on eust iugé d'iceux comme des espices pistées. Et comme l'heure du disner fut venue, et que le maistre auec sa famille fut assis à sa table, il demanda qu'on luy apportast les poissons ; mais la chambriere ayant ouuert l'armoire ne les trouua point, ainsy le signifia à son maistre, qui dit : Peut être ce malheureux démon les a desuoyez et transportez ; à quoy respondit l'esprit : Il est vray, ie les ay pris. - Et qu'en as tu fait ? dit le maistre. - Pour ce, dit le demon, que vous n'auez point de saulce, de la moitié d'iceux ie vous en ay fait une bonne ; portez seulement du vin auec toy et le detrempe au mortier, car la saulce y est fort bien broyée, tu trouueras là des poissons sur un arbre ; et ainsy trouuerent comme il leur dit, et s'emerueilloient comme tout euidemment il operoit, parloit, et n'étoit veu de personne et se rendoit tant familier. Un certain iour que ledit bourgeois se vouloit faire ouurir la veyne, il commanda à sa fille qu'elle luy preparast un bandeau. Le demon ayant ce entendu, entra en une garde robe de ladite maison, et illec trouua une chemise toute neuue, laquelle il mit tout en pieces, et d'icelle chemise en fit plusieurs bandeaux, et en ouurant la porte de la garde robe, il leur presentoit, disant : Voicy beaucoup de bandeaux, choisissez les meilleurs. Mais la fille du bourgeois estimant que lesdits bandeaux étoient faits de sa chemise, entra au garde robe et la trouua tout en pieces. Et combien que ceste femme s'esmeut grandement de sa chemise, toutefois elle ne peut qu'elle ne prit le tout en gaberie, comme beaucoup de ses autres faits. Un autre iour, comme la chambriere eut blanchy la vaisselle de la maison, auec les menus attifetz des femmes, comme couure chefs, collets, linceulx et autres choses auec quoy les femmes ornent leur chef, et qu'elle les eut porté en un iardin pour les seicher au soleil ; sitost. qu'ils furent seichez, ce demon les ramassa, et les ayant pliés et entortillés en un faisceau, les emporta à l'insceu d'un chacun et les cacha soigneusement en un recoing de la maison ; et comme les neuf heures du iour furent sonnées, la fille de l'hostel demanda qu'on luy apportast ces linges, dont la chambriere courant au lieu où elle les auoit mis, les y pensans trouuer, n'y trouua rien. Parquoy retournant hastiuement à sa maistresse (comme naturellement elle étoit fiere à merueille), commencea à rigoureusement tancer la chambriere, pensant qu'ils fussent derobez. Mais le demon la voyant ainsy esmeue de courroux, luy dit : Mauuaise femme, pourquoy tance tu ainsy ta chambriere, veu qu'elle est incoulpable de ce ? car c'est moy qui les a enuahys ; vas t'en au garde robe et tu y trouueras le tout mieux agencé et plié que toy ny autre femme de ceste ville ne sçauroit faire. Elle donc, montant au recoing de la maison. trouna tous ses linges, tant subtilement agencez que l'on n'eust pensé aucune femme les pouuoir tant decentement faire. Mais si voulions icy raconter toutes les choses qu'il fit ou dit en ceste maison, peut être pourrions nous attedier le lecteur. Seulement une chose me semble digne d'admiration, comme il fut loisible à cest esprit de pouuoir effectuer telles choses, et comme il parloit tant euidemment, et partant n'inferoit aucune fascherie aux corps d'hommes quels ils fussent ; principalement, que si longtemps, comme des la natiuité de Nostre Seigneur iusques à la feste de St Jean Baptiste, il commença seulement en un mesme logis et mesme famille.
* D'un miracle auenu en la terre des Payens, en la cité de Mecha.
CHAPITRE XL.
Oultre mer, en la terre des Sarrazins, est une cité que l'on appelle Mecha, où l'on dit être Mahomet en une layette de fer, laquelle étant mise au milieu d'un temple, semble être pendue en l'air par la force des pierres d'aymant. L'on raconte, dis ie, qu'en l'an de l'incarnation de Nostre Seigneur, mil deux cent cinquante six, entre les festes de St Remy et St Martin, suruint une tant horrible tempeste au territoire de ceste cité, que l'on n'auoit ouy parler qu'une tant cruelle, horrible ou effroyable fut été veue depuis la creation du monde ; car on dit qu'il se faisoit tel esclatement de tonnerre, tels esclairs de foudre et tel orage de gresle et de pluye, que nuls hommes ne s'en pouuoient sauuer ; et si d'auenture se pensoient cacher en quelques maisons de pierre ou cauernes, la force des vents impetueux les accabloit tellement que non seulement les arbres, mais aussy les fortes tours et bastimens de pierre en étoient ruez par terre et rasez de fond en comble ; en sorte que les cauernes dans lesquelles les Sarrazins s'auoient sauuez se conuertirent en abismes. Car auec ces tribulations il se faisoit si grand tremblement de terre, que nul espoir de viure ne restoit à homme qui fut sous ou dessus la terre. Et pour vray dire, comme ceste horrible tempeste eut perseueré à plusieurs iours, et afin que l'ire de Dieu plus pleinement se demonstrast, il se vit un globe de feu tant foudroyant, que tombant sur la cité, il la redigea en cendres en un clin d'oeil, et consuma le territoire d'icelle iusqu'à l'abysme. Dauantage, les messagers de Rome m'ont veriffié que le Pape receut des lettres d'oultre mer, de la part des Templiers, qui luy escriuoient expressement pour les choses, que ce feu auoit consumé en abysme tous les edifices et territoires alentour de la cité desià mise en cendres, et duré l'espace de quinze iournées. Mais pour ce que ie n'ay rien appris de ce qu'il auint après, ie n'en ay rien voulu escrire plus outre. Toutefois, en ce fait, l'on peut voir que l'auenement de l'Ante Christ est proche : car ie suis bien recors d'auoir receu des lettres d'oultre mer, lesquelles i'ai descrites en un liure au Sennone, auxquelles, dis ie, étoit contenu que sitost que la Tour de Babel, autrefois édifiée par les Geans, seroit rehabitée, et que les fleuues d'Ethan, que l'on dit ez psaumes autrefois desseichez et taris, commenceroient à couler de rechef, et que lorsque Mahomet qui étoit pendu en l'air entre les pierres d'aymant tomberoit, lors deuoit l'Ante Christ naistre ou commencer à prescher. Mais pour autant que ne sommes asseurez de ces choses, toutefois, suiuant Nostre Seigueur qui dit en l'Euangile, pour ce que la charité habondera et refroidira la charité de beaucoup d'hommes, maintenant voyant en ce monde peruers auenir plus de choses merueilleuses, nous pouuons presumer l'auenement de l'Ante Christ être prochain. Mais laissons à poursuiure de telle discussion.
D'un homme d'armes, appelle Rambalde, heretique de Kerceuelt, aux parties
d'Alsace.
CHAPITRE XLI.
Lorsque i'étois à Strasborg, frequentant les escoles, étoit un certain maistre Henry à St Thomas, qui étoit bien appris en la connoissance des choses naturelles ; iceluy étant fait prieur à Tronthenhouye, me raconta qu'un certain homme de guerre, appellé Rambalde, de Kerceuelt, étant detenu d'une grande maladie, l'inuita pour être pansé de luy ; et comme il fut arriué auprès de luy, il le trouua presque aux extremitez delà mort, et partant luy dit: Si vous m'en croyez, Monsieur, vous confesserez premierement vos pechez et receurez le precieux corps de Jesus Christ auant que ie mette la main pour vous panser, car ceste sera vostre plus grande curation ; auquel respondit l'homme d'armes, ie m'ay confessé maintes fois et beaucoup mangé de tels corps. Maistre Henry luy dit : Ha, ne parlez iamais ainsy, car en quel lieu que soit où l'on consacre le corps de Jesus Christ, ce ne sont plusieurs corps, mais un seul. Comment, dit l'autre, se pourroit faire cela ? car si ce corps fut été aussy grand qu'une montagne, il fut desià mille fois consumé du peuple. A quoy gratieusement respondit maistre Henry: Mon bon seigneur, ie voy maintenant que vous êtes griefuement abaissé de ceste maladie ; ie vous prie d'obmettre tout ce que iusques icy auez creu, et receuoir maintenant auec bonne foy le corps de Jesus Christ, afin que par son moyen vous soyez guery. Par quel moyen, dit il, si peu de pain que cela me pourroit il guerir ? mais pour autant que m'êtes importun et pour l'amour de vous, ie mangeray ce peu de pain dont me parlez, et alors pourrez vous voir comme il me pourra sauuer. Et certes il dit vray, car tantost après, Dieu lui monstra appertement de quelle audace et incredulité il presumoit à receuoir son corps. Cependant maistre Henry croyant que quelque estincelle de la foy residast encor en son ame,fit venir un prestre qui luy administrast le precieux corps de Jesus Christ. L'homme d'armes ouurit sa bouche, et le prestre luy offrit le sacré corps, mais il ne peut fermer la bouche, et le corps de Jesus Christ demeura tellement en sa bouche qu'il ne touchoit en rien le palais, ny descendoit sur langue. Qui se voyant en tel estat, tout begayant s'escrioit : Secourez moy, chers amys, secourez moy, car desià l'enfer me detient ; apportez de l'eaue et rafraichissez ma bouche ; et comme il crioit cela plusieurs fois, on luy ietta de l'eaue dans la bouche, mais il s'escria d'autant plus, disant : Osiez, ostez moy ceste eaue, car i'ars doublement. Ainsy que les assistans (qui étoient de grand nombre) regardoient ce piteux spectacle, c'étoit chose estrange de voir et ouyr les lamentations qu'ils faisoient entre eux, le voyant mourir d'une mort infiniment miserable, car aussy se tenoient ils asseurez que son ame étoit oppressée aux supplices eternels. Et comme il fut tourmenté enuiron par l'espace de deux heures entre telles extremitez, il rendit l'esprit. Le prestre le voyant mort, et mettant sa main en la bouche du defunt, il en retira le corps de Jesus Christ autant entier et inuiolé comme à l'heure qu'il luy auoit presenté. Parquoy l'ayant remis au cyboire, accompagné d'un bon nombre d'hommes et femmes, le porta à l'eglise. Le renom de quoy fut tellement espandu par tout le pays d'Alsace, que le tout fut adiugé à la confusion des heretiques et à la gloire et louange de nostre Seigneur Jesus Christ.
De saint Pierre de Milan, nouueau martyr, de l'ordre des Freres Prescheurs.
CHAPITRE XLII.
Pour ce que de nostre temps et aux iours de ce dernier siecle, comme il est promis par le Prophète, Dieu renouuelle les signes et change les choses merueilleuses, il m'a semblé bon d'annoter icy l'un des signes plus recentement auenu. Or, en Lombardie est une cité que l'on appelle Milan, où habitent les Freres Prescheurs ; entre iceux habitoit un certain Pierre, homme bien lettré et à prescher disertement eloquent ; aussy iournellement iceluy (afin que auec double profit il rapportast son talent à son Seigneur) persistoit à l'office de predication et pour ce qu'il sçauoit être encor quelques uns en ladite cité qui encor pullulloient des troubles d'heresies, ne cessoit en ses sermons à les genereusement impugner, et afin qu'il put mieux les reduire eu la vraye et solide voye de verité, tantost il les chastioit par gracieuses paroles ou exhortations, tantost aussy par increpations ou vituperes. Mais pour ce que, suiuant l'Escriture, en l'ame malueillante n'entrera la sapience, ou comme l'aspic sourde contre l'enchanteur, ainsy ceux cy toupoient leurs oreilles contre les enchantemens de la predication, ains fremissoient des dents contre frere Pierre, comme iadis faisoient les Juifs à l'endroit de St Estienne. Et de vray, s'ils l'eussent tenu hors de la cité, ils ne l'eussent pas moins lapidé que les Juifs lapiderent St Estienne. Que diray ie ? Ils tendirent leurs arcs afin de transpercer l'immacule, c'est à dire, ils espioient à le mettre à mort ; et d'autant qu'ils n'osoient entreprendre à luy faire à descouuert, ils proposerent à le surprendre en cachette. Or, étoit en la cité
une certaine rue, par laquelle souloit passer frere Pierre pour aller à la predication ou pour en retourner. Et quand Dieu voulut remunerer de gloire celeste son fidel seruiteur, inuincible defenseur et propugnateur de la verité, iceluy fut rauy, de peur que la malice ne changeat son entendement, ou qu'aucune fiction ne deçoiue son ame, et de fait il fut rauy. Car un iour, comme assez tard il retournoit de la cité et pensoit passer par ceste rue comme de coustume, ces miserables sortans de leurs embusches, debanderent leurs arcs contre luy et le mirent à mort, et par ce moyen consumé en bref, il accomplit beaucoup de temps, car son ame étoit agreable à Dieu. Les Freres Prescheurs, aduertis de sa mort, furent infiniment marris, car iceluy étoit le plus fort d'eux à l'esgard de sa predication, et par un commun deuoir celebrerent ses funerailles, puis auec cantiques et hymnes spirîtuelz l'enseuelirent. Et afin que Dieu demonstrast au monde le merite de son martyre, et que ces miserables heretiques fussent confondus, il daigna conferer tant de graces à frere Pierre, que tous les languissans detenus de quelques infirmitez que ce soit, qui venoient à sa sepulture, étoient rendus sains et gueris. Et par tel moyen, Dieu a daigné magnifier ses fideles seruiteurs de nostre temps.
Des Prieurs de Deneuure, Mernauille et Xures.
CHAPITRE XLIII.
Puisque l'Escriture Sainte nous incite à bonnes oeuures, et Nostre Seigneur par l'Euangile nous admoneste que les hommes voyent nos oeuures être bonnes et glorifient nostre Pere qui est es cieux, et que si nous, étans paresseux, ne pouuons insister et vacquer à bonnes oeuures, pour le moins deuons nous diligemment considerer les bienfaits des autres et les mettre en lumiere. Et partant ie suis admonesté de deuoir à celebrer par escrit quelques bonnes oeuures qu'aucuns de nos freres ont fait en nos prieurez, afin que les lecteurs, poussez d'un bon zele, s'efforcent à les imiter et cherir ce de bon qu'ils nous ont laissé. Or, un certain religieux de Sennone, nommé Hugues, gouuerna le prieuré de Deneuure vingt ans et plus, et l'enuironna de murs, en la closture desquels il y laissa place pour un estang, un moulin, un four et une chapelle, qu'on dedia à Ste Catherine. Lesquelles choses i'ay entierement construites et basties, moy étant prieur dudit lieu. Or, iceluy Hugues fit bastir audit lieu des chambres assez bien accommodées et habitables, aussy eut il peu faire beaucoup d'autres biens, s'il luy fut été permis d'en haut, qui eut peu profiter à iamais au prieuré ; car il auoit amassé grande somme de deniers qui furent conuertis en usage moins necessaire, et ainsy, sans autre effect, il mourut. Retournons donc au prieuré de Mernauille, auquel presida un discret personnage, frere René, le terme de sept ans, qui anssy pendant lesdites années profita beaucoup en ce lieu, car il bastit la plus grande partie de l'eglise Nostre Dame, excepté la chancellerie ; il fit sacrer par le venerable Gillon, euesque de Toul, le grand autel à l'honneur de la Vierge Marie, et benir le cimetiere, aussy fit il enuironner la cour d'un bon mur. Il adiouta audit prieuré beaucoup de terres et prairies, et restreignit tant qu'il peut les aduocats et praticiens d'Asserale de la frequentation du lieu de Mernauille. Et de ce temps là aspiroit encor à chose meilleure. Maintenant. venons au prieuré de Xures, auquel commanda Frederic, homme par trop exercitatif ; iceluy amplifia le choeur de son eglise et le parfit d'un bel ouurage, et decora les fenestres de verre auec peintures. Aussy fit il dresser le grand autel de St Jacques audit choeur, et l'orna d'images enrichis d'or et de couleurs assez decentement à l'enuiron. Il fit aussy bastir le cloistre auec briques et thuilles plombées, d'un ouurage inusité ; il erigea beaucoup de maisons et d'edifices de pierre, situés à Moyenuic. Et comme il eut bien ordonné ces choses, l'enuie et la hayne luy procurerent un salaire non merité. Car aussy la misere humaine a accoustumé d'ainsy recompenser les bons.
Du debat esmeu entre les Prescheurs et les Escoliers de Paris.
CHAPITRE XLIV.
Nous auons cy deuant aucunement discouru de l'ordre des Freres Prescheurs, selon la prophetie de Ste Hiltigarde, sanctimoniale, lesquels des leur commencement furent beaucoup authentiques et prisez du monde. Mais en après, inclinant peu à peu de leur proposé, auec succession de temps, ont semblé deschoir aucunement de leur estat, comme en diuerses façons il a été clairement apparu par leurs faits et principalement en un debat auenu et esmeu de nouueau à Paris. Duquel nous tascherons à en discourir quelque peu en ceste opuscule. Il aduint donc qu'une dangereuse querelle [1256] surgit entre les Freres Prescheurs, de nouueau instituez, et entre les escoliers residans de bonne antiquité à Paris, pour quelques definitions de leurs questions et approbations de leurs maistres lecteurs ; car les Freres Prescheurs disoient que les definitions des questions se deuoient par eux proposer, d'autant que la doctrine principale florissoit aux personnages de leur ordre, et que la dignité de prescher leur étoit conferée par l'authorité de definir. Les escoliers au contraire affirmoient que d'ancienneté ils auoient eu des maistres et definiteurs, qui auoient été recteurs des escoles et des escoliers. Et encor est il approuué que le pape, leur escriuant, les appelle recteurs des escoles, et qu'à l'ordre des Freres Prescheurs n'est aucune charge commise, sinon qu'ils insistent et vacquent plus diligemment à leur predication et au salut des ames. Mais comme quelque temps il fut debattu entre eux, et ne pouuant se pacifier, firent appel au pape. Or, les Freres Prescheurs composerent un liure des Euangiles, dans lequel on disoit être contenues aucunes choses contre la foy. Mais les escoliers, ie ne sçay par quel art, procurerent tant qu'ils eurent copie dudit liure, duquel ils tirerent tous les points contraires à la foy, et les escriuirent les retenant auprès d'eux. Ils s'esleurent aussy un certain personnage prudentement discret, appellé Willaume (25), qui sur tous autres étoit reputé grand philosophe. Iceluy estably qu'il fut pour procureur, fut enuoyé en la cour de Rome par les escoliers ; étant venu auprès du pape, ils debattirent longuement de leur motif, et entre autres choses, maistre Willaume monstra au pape le liure que les Freres Prescheurs auoient composé, qui l'ayant veu et leu, le
condamna aussy tost, et commanda qu'il fut brulé, et imposa silence à maistre Willaume, pour ce que par son eloquence aucun ne luy pouuoit resister en parlant. Et de fait, ceste querelle n'auoit encor pris fin, quand les escoliers qui pour lors estudioient à Paris, s'en partirent tous. Et certes de ce temps mesme que les Freres Prescheurs commençoient à deteriorer, leur auint une infortune non moins dangereuse que la premiere ; car le Roy de France qui de l'autre an étoit retourné des parties d'outre mer, étoit tres familier auxdits Freres Prescheurs, et ainsy que iournellement iceluy pour être fort religieux frequentoit leur maison. ils penserent entre eux de le pouuoir attirer en leur religion. Et comme un certain iour ils deuisoient des Saintes Escritures et du Fils de Dieu, l'un d'iceux, qui sembloit être plus hardy que les autres, dit au Roy : Sire, ne voudriez vous pas bien tenir autant du Fils de Dieu entre vos mains tous les iours, que la Vierge Marie en tient aucunement en son gyron ? Le Roy bien esmerueillé respondit: Qui est celuy qui le refuseroit ? Car il ignoroit que l'autre parlast du Saint Sacrement du corps de Jesus Christ. Le Prescheur repliqua, disant: S'il vous plaist, ie vous en enseigneray le moyen, comme il vous sera loisible de le pouuoir faire. Il me plaist vrayment, dit le Roy. Le frere dit : N'entendez vous pas Nostre Seigneur en l'Euangile, qui dit : Si aucun a laissé son pere ou sa mere, ou sa femme, ou ses fils, ou ses possessions pour mon nom, il en receura cent fois autant, et possedera la vie eternelle. Je l'ay ouy, dit le Roy, et le sçay bien. Le frere dit : Sire. vous auez des fils heritiers et des freres qui gouuerneront bien votre royaume, aussy auez vous soustenu beaucoup de labeurs pour le nom de Dieu, et auez exposé votre vie aux dangers de mort. Et ainsy ne reste autre chose, sinon que vous laissiez toute chose, et que vous choisissiez nostre croix, c'est à dire, nostre habit, et ainsy de degré en degré vous serez promeu et auancé à l'estat sacerdotal, et serez dignement habile à receuoir le Fils de Dieu. Le Roy, à ces mots, discourant à part soy, se va proposer les tribulations de ce monde, les grands et infinis trauaux auec la sollicitude du royaume, et au contraire luy vient en memoire les belles promesses euangeliques et le sacrifice desirable et delectable du corps de Jesus Christ, et reuenu qu'il fut à luy, dit aux Freres Prescheurs : Si les choses que i'ay maintenant entendues sont vrayes (comme de vray ie les estime et croy être tres veritables), ie m'ay proposé de donner lieu à vos conseils. Mais premier ie m'en iray le signifier à la Royne, afin que d'icelle ie puisse mieux impetrer licence pour ce faire. Le Roy, venu qu'il fut au Louure, entra en la chambre de la Royne, et luy discourut entierement de ce qui s'auoit passé entre luy et les Freres Prescheurs, et comme il deliberoit de laisser à elle et ses enfans le gouuernement du royaume, et qu'il pretendoit à prendre l'habit de religion, au moyen de quoy il peut être prestre, et que pour iceux et pour l'estat du royaume, il ne cesseroit à implorer la grace et clemence de Dieu ; et par telle raison, dit il, ie vous demande licence de pouuoir mettre fin à ma deliberation. La Royne, merueilleusement estonnée, ne luy respondit rien. Mais subitement elle enuoya querir le comte d'Anjou, frere du Roy, et ses enfans, auxquels elle dit : Qu'aymez vous mieux, ou d'être appellés fils d'un prestre, ou fils d'un Roy ? Les enfans ne sçachans à quel propos elle disoit cela, ne sçauoient comment mieux s'estonner, quand la mere poursuiuit, disant : Ces maudits Freres Prescheurs ont induit le Roy que laissant le royaume et vous autres ses fils, et se fit prescheur et prestre. Le comte oyant ces nouuelles, se conuertit en fureur, et tança impudentement le Roy auec d'autres menaces qu'il improperoit aux Prescheurs. De mesme le fils ainé qui après le Roy deuoit regner, vituperoit par tout moyen qu'il pouuoit mieux les Freres Prescheurs. Le Royes meu de leurs vituperes, donna un soufflet à son fils, qui dit : Sire, pour autant que vous êtes mon pere et seigneur, ie ne veux vous être ingrat ; mais ie iure par St Denis nostre patron, que si par faueur de Dieu, il auint que i'obtienne le gouuernement du royaume, ie feray tant que tous ces malheureux Prescheurs seront repoussez du royaume. Et comme le Roy eut entendu ce iurement, il fut extremement marry, car il le connoissoit être fier de courage. Cependant le comte, frere du Roy, commanda que de lors à l'auenir aucuns des Freres Prescheurs ne presumassent à prescher au royaume. L'on tient aussy qu'il prohiba qu'aucun ne conferast aucune chose auec iceux; et dit on que cela principalement étoit grief au Roy, que tous les escoliers qui habitoient à Paris, sortans, se logerent partout où ils trouuoient mieux, et le tout à l'opprobre du Roy. Et pour que ces choses n'étoient encor reduites en certaine fin du temps que i'escriuois ces hystoires, ie n'ay proposé d'en discourir plus outre.
FIN DU LIVRE QUATRIEME.
(Suite)
|