Le récit publié dans l'Alsace française du 11 novembre
1934 relate l'avancée des troupes françaises après l'armistice, et notamment
celle de la 73ème division qui rentre dans Blâmont le 17 novembre
1918 (voir l'article 17 novembre 1918 - Libération de
Blâmont, complété de nombreuses photographies dans l'article
Alsace-Lorraine - Novembre 1918).
On y remarque ce passage :
« Dans Blamont, sur la Vezouze, on passe au travers de la barricade faite par
les Allemands, au moyen de rails entrelacés, pour arrêter une attaque de tanks.
Cet obstacle a été détruit, la veille, par le génie français.
Soudain, au détour de la rue, sur les marches de l'église, une statue vivante se
dresse. C'est un notable de la ville, nommé maire par les Allemands, resté sur
place avec quelques habitants. Il est splendide dans son frac noir, tête
découverte, saluant de son chapeau haut de forme, dans un geste large, les
troupes victorieuses. Il restera ainsi, immobile, pendant tout leur passage... »
Charles Bentz, maire de Blâmont en 1914, avait été
menacé d'exécution lors de la première invasion du 8 au 15 août 1914 : dès
l'arrivée de l'armée française le 15 août, il avait pris la route de Nancy,
bientôt suivi de son adjoint René Florentin, laissant l'administration communale
au chanoine Théodore Barbier.
Mais après la défaite militaire française de Sarrebourg, les allemands sont de
retour le 22 août et nomment Constant Hertz « maire de guerre ».
L'opérateur de la seule photographie du passage du 346ème régiment
dans Blâmont ce 17 novembre 1918 s'est positionné sur les marches de l'église :
il est donc à cet instant à coté de Constant Hertz, saluant de son haut de forme
les troupes qui défilent.
Note : ce texte contient une erreur historique
: "Cet armistice, signé le 11 novembre, vers 6 heures, autorisait nos troupes à
franchir, - le 17, à 0 heure; - les sommets les Vosges, du col de Saverne à
celui du Bonhomme." . C'est en effet le 17 à partir de 5 heures seulement
que le maréchal Foch a autorisé les troupes à
franchir la ligne qui marquait le front à la date du 11 novembre.
L'Alsace française : revue hebdomadaire d'action nationale
Éd. Strasbourg
11 novembre 1934
GUERRE DE 1914-1918
COMMUNIQUE DU 20 NOVEMBRE 1918
Paris, 20 novembre 1918, 7 heures.
La marche en avant a continué aujourd'hui sans autre incident que les
manifestations de joie des populations civiles. Dans de nombreuses localités,
les habitants ont eu la pensée touchante, malgré la difficulté des temps, de
réunir des vivres pour nos soldats. Le matériel abandonné par l'ennemi ne cesse
de s'accroître, ainsi que le nombre des prisonniers libérés qui rejoignent nos
lignes.
En Belgique, nous avons atteint la ligne Bourseigne-Vieille-Rienne.
En Lorraine, tandis qu'un détachement poussait sur notre gauche jusqu'à
Sarralbe, nos avant-gardes s'établissaient sur le front Kiereberg-Hemmerling-Saverne-AIIenvillers-Wangen.
L'entrée de nos troupes à Saverne, sous le commandement du général Gérard, s'est
effectuée au milieu d'un grand enthousiasme.
A treize heures trente, le maréchal Pétain, commandant en chef des armées
françaises, a fait son entrée solennelle dans la ville de Metz, à la tête des
troupes de la Xe armée, commandée, en l'absence du général Mangin, victime d'un
accident de cheval, par le général Leconte.
Toute la population, d'un élan unanime, s'était portée au devant de nos troupes,
qu'elle a longuement acclamées.
La vieille cité lorraine, captive depuis quarante-sept ans et enfin réunie à la
France, a manifesté d'une façon inoubliable son amour pour la mère-patrie.
En Alsace, nos soldats ont reçu hier le même accueil émouvant dans la fidèle
ville de Colmar.
MARECHAL PETAIN.
NOTE DE LA DIVISION JOINTE :
Vingt-quatre heures après les généraux, le commandant Matter, du 356e régiment,
a fait son entrée dans sa ville natale.
Des réjouissances ont eu lieu tard dans la nuit.
GENERAL LEBOCQ.
Si quinze années plus tard, « l'annexé ». se rappelle ce mercredi, l'impression
de ce souvenir lui revient tout aussi vivace...
Que n'est-il historien ? Poète ? Trouvère ? ou nouveau félibre alsacien ? pour
pouvoir le chanter d'une plume alerte et imagée ?
Cependant, ce 20 novembre 1918, - dût la modestie du narrateur en souffrir, -
mérite un essai.
La 73e division, composée des 346e, 356e, 367e régiments d'infanterie, du 239e
d'artillerie, d'une compagnie du 10e génie, sous les ordres du général Lebocq,
est embarquée, en camions, aux environs de Valmy, le 29 octobre 1918, à
destination de l'Est.
Elle vient de Vouziers, où elle a été remplacée par des Américains.
Dès le 2 novembre, elle occupe le secteur de Badonviller, près de Baccarat.
De nouvelles troupes continuent à affluer vers les Vosges en prévision de
l'offensive du 14 novembre suivant, des VIIIe et Xe armées, respectivement sous
les ordres des généraux Gérard et Mangin.
Dès le 8, des bruits de paix et d'armistice circulent. Des émissaires se
présentent au général Mangin, à Champigneulles.
Au soir du même jour, vers 18 heures, deux sous-officiers allemands, se disant «
parlementaires », demandent à être reçus devant Saint-Pôle-Vacqueville.
Conduits au chef du secteur - le commandant Matter - ils expliquent que la
révolution a éclaté en Allemagne, que les insignes des officiers ont été
arrachés, qu'un conseil « d'ouvriers et de soldats » s'est emparé du pouvoir,
que la guerre est terminée, qu'ils évacuent l'Alsace et la Lorraine, que les
Français les suivront à deux jours d'intervalle, qu'eux-mêmes doivent se rendre,
dans la nuit, à Metz, dans le palais des anciens gouverneurs, afin d'y prendre
des mesures pour le maintien de l'ordre, etc., etc...
Ces sous-officiers n'ayant aucun pouvoir, le commandant les éconduit.
Il ne faut pas, - en cas de rupture de négociations - compromettre les fruits
d'une offensive prochaine. On sait les lignes allemandes, en Lorraine, peu
garnies en personnel et matériel, on sait aussi que Metz peut être abandonné...
Le 10 novembre, la division se concentre plus sur sa gauche, au sud de la route
de Lunéville-Blamont.
L'armistice la prend là.
Le feu cesse, les cloches du front, rouillées depuis quatre ans, sonnent à toute
volée.
La guerre est finie !
Le silence succède au vacarme !
Journée inoubliable !
Les cœurs débordent de joie !
Au cours des jours suivants, une émotion étreint l'âme alsacienne du commandant
Matter : « Se pourrait-il qu'il entrât en vainqueur dans sa terre familiale ? »
En regardant la carte d'état-major, il suppute les chances de passer près ou
loin de sa ville natale, ou de ses autres parents restés au pays, pour y
maintenir la tradition française.
Des souvenirs lointains se pressent dans son cerveau : « Parti à l'âge de trois
ans, il évoque son séjour de vacances de 1878, la Zorn, les cigognes, le pont de
bateaux des pontonniers français à Kehl, le déchargement des wagons d'ardoises
sur le quai de la gare de Saverne, etc...
« Puis l'impossibilité de revenir en Alsace en raison de sa condition
d'officier, sa joie d'obtenir en 1902 l'autorisation de retourner au pays, ses
excursions dans les Vosges, ses visites des champs de batailles de Woerth, de
Reichshoffen, Froeschwiller, ses parents lui disant chaque fois : « Quand
viendrez-vous nous délivrer ? »
Depuis quatre ans, il attend cette heure historique, et demain l'aube se lèvera
sur elle !
Rêve ?
Non ! Réalité !
La grande espérance dans laquelle son père l'a entretenu, il la verra
s'accomplir, sous une forme imprévue, tenant du miracle.
Par son article 2, l'armistice prescrivait l'occupation à bref délai de
l'Alsace-Lorraine par la France.
Cet armistice, signé le 11 novembre, vers 6 heures, autorisait nos troupes à
franchir, - le 17, à 0 heure; - les sommets les Vosges, du col de Saverne à
celui du Bonhomme.
Par suite de ces clauses, la 73e division se concentre en cantonnements
resserrés, dès le 15 au soir, dans la région d'Ogeviller, sur la route de
Lunéville à Sarrebourg, par Blamont, prête à pousser de l'avant.
Journées d'attente !
On échange peu de mots : chacun se recueille. On sent l'importance du moment.
La certitude de fouler enfin le sol arraché à la mère patrie en 1870 fait battre
plus d'un cœur.
Pour l'officier alsacien, c'est tout son bonheur d'adolescent qui se dresse
devant ses yeux; c'est son rêve de jeunesse, son espérance de soldat, son désir
d'homme mûr qui vont bientôt prendre corps.
Dès le 15 au soir, les Allemands doivent avoir vidé la première zone.
Dans quelles conditions le font-ils ?
Cohue ! a dit quelqu'un.
Evacuation sans ordre ! a prétendu un autre.
Hommes fatigués, fourbus, indisciplinés ! prétendent certains.
Quoiqu'il en soit, devant la 73e division, le 346e repousse encore aux environs
de Saverne des éléments ennemis. Le dimanche 17, à midi, deux régiments saxons
devaient encore traverser la ville, et le gouvernement allemand avait dû
demander aux autorités alsaciennes de ne pas molester les troupes allemandes.
Plus bas, à Sélestat, un bataillon allemand est fait prisonnier le 17 dans la
nuit.
Plus haut, en Belgique, un millier de soldats avec leur colonel sont pris le 21.
Dès le 16, le général Lebocq, se méfiant des renseignements reçus, s'est assuré
qu'aucun obstacle ne
génait la marche de la division, et a prescrit au génie de faire les
destructions nécessaires.
Tout est donc normalement paré.
Car les ordres de départ sont parvenus. Les préparatifs sont activement poussés.
Les conseils et avis, sur la discipline, la tenue, les rapports avec les
habitants sont donnés... prodome des admirables journées à venir, fruit de
quatre années de guerre, prix d'une énergie nationale commune, souhait de
quarante-huit ans d'attente.
Dès demain 17, la 73e division montera le versant ouest des Vosges et franchira
la frontière du « beau jardin », d'après le cri célèbre de Louis XIV.
La journée du 17 s'annonce belle, quoique humide et froide.
Au départ, le 356e est en tête de division. Le colonel, à l'avant-garde avec un
bataillon, doit border, dans la soirée, par des avant-postes, la ligne de la
Sarre, au sud de Sarrebourg. Il part une heure avant le gros, formé des deux
autres bataillons du régiment, sous les ordres du commandant Matter, du 367e,
puis du 346e.
Le général Duport, commandant le VIe corps d'armée passe le long de la colonne,
se renseigne sur l'état moral de la troupe, peu après le général Lebocq.
Dans le silence de tous, on n'entend que les pas martelant le sol.
Le long de la route, partout des trous d'obus recouverts d'herbe, des entonnoirs
remplis d'eau verte. Sur la gauche, la Vezouze, aux flots mesurés et réguliers.
D'abord, le village d'Herbévillers, détruit par les obus. Une femme y pleure sur
sa maison en ruines. Ici le barbelé français, avec ses chevaux de frise; plus
loin le réseau allemand avec ses pieux de forme spéciale. En tous lieux, des
tranchées désertes, des boyaux vides, mais où gisent, du côté allemand, des
effets d'équipement, des cartouches, des casques...
Au loin, la ville de Blamont, au pied d'une colline escarpée, entre la Vezouze
et la Voise; ville très ancienne, avec vestiges de fortifications, ruines d'un
château fort et une église Renaissance.
Dans Blamont, sur la Vezouze, on passe au travers de la barricade faite par les
Allemands, au moyen de rails entrelacés, pour arrêter une attaque de tanks. Cet
obstacle a été détruit, la veille, par le génie français.
Soudain, au détour de la rue, sur les marches de l'église, une statue vivante se
dresse. C'est un notable de la ville, nommé maire par les Allemands, resté sur
place avec quelques habitants. Il est splendide dans son frac noir, tête
découverte, saluant de son chapeau haut de forme, dans un geste large, les
troupes victorieuses. Il restera ainsi, immobile, pendant tout leur passage...
A la sortie nord de Blamont, on aperçoit un sous-officier allemand, demeuré sur
les lieux, pour livrer aux Français les canons abandonnés. Il va et vient au
milieu de son parc d'artillerie.
Triste destinée de ce pauvre subordonné !
Mais la frontière est là, devant, tout près, à quelque cinquantaine de mètres.
Quand le chef de bataillon Matter tire son sabre, instantanément les baïonnettes
scintillent, jettent un éclair mat, le pas cadencé est pris, toute la clique se
met à battre et à sonner.
Cependant le poteau frontière « Deutsches Reich » a disparu comme par
enchantement.
Les généraux Duport et Lebocq se placent à l'endroit précis où il se trouvait;
le commandant Matter est en face, pour leur présenter la troupe.
Brusquement, Le Père la Victoire retentit.
Quelle heureuse surprise !
Défilé sévère, mais impeccable des vainqueurs.
La terre d'Alsace, redevenue terre de France, résonne enfin, à nouveau, sous
leurs pas.
Dans la soirée, le 356e cantonne à Lorquin, à 8 km. au sud de Sarrebourg,
presque au confluent de la Sarre Blanche et de la Sarre Rouge.
Réception triomphale, au milieu de l'enthousiasme populaire, des Lorraines en
costume, de multiples drapeaux.
Le soir, retraite aux flambeaux, avec fusées éclairantes, conservées, par ordre,
sur le stock des artifices.
Le 367e cantonne à Saint-Georges, le 346e à Blamont. Le dimanche 17 novembre, le
356e séjourne à Lorquin, le 367e pousse jusqu'à Niederwiller, le 346e se rend à
Hesse, à pied d'oeuvre, pour franchir la ligne du sommet des Vosges,
conformément à l'article 2 de l'armistice.
La nuit a été froide, le temps est clair.
A Lorquin, partout règne la joie. Les réjouissances continuent. Nos soldats sont
fêtés, car ils produisent bonne impression. Le soir ils dansent follement, sans
qu'aucune note discordante ne soit relevée.
Le lundi 18 sera le grand jour de la traversée des Vosges, jour inoubliable et
plein d'imprévus.
Il a gelé. Une légère couche de neige couvre le sol. Le 346e prend la tête de la
colonne, suivi du 356e. Le 367e ne bouge pas. Tout le monde est à pied. Les
chevaux sont cramponnés. Le soldat est gai et heureux. Il échange ses
impressions avec son voisin. Il avait cru trouver l'Alsace-Lorraine boche, comme
on le lui avait affirmé, et il rencontre un grand nombre de personnes parlant le
français. On lui a donc bourré le crâne ?
On traverse les villages de Hesse, de Niederwiller. Plus loin, la route
s'enfonce dans la forêt. On foule, sur une longueur de 2.500 mètres, le dessus
du tunnel de Hommarting ou d'Artzwiller. C'est là qu'on passe du versant Ouest
sur le versant Est des Vosges. Le canal de la Marne au Rhin perce également,
dans cette partie de la chaîne, l'axe des Vosges par un souterrain, qui croise,
en dessous, celui du chemin de fer de Paris à Strasbourg et le longe ensuite.
Partout des pins, des sapins, de belles futaies d'automne. On pénètre de plus en
plus dans l'épaisseur de la sombre forêt.
Seulement dans les Vosges, c'est la paix, le calme absolu, le silence
impressionnant. Aucun oiseau visible. De temps en temps, dans le sous-bois, un
bruit léger se fait entendre. C'est une pomme de pin qui tombe, une pierre qui
roule sur le sol, le vent qui fait gémir un sapin. Beaucoup de fougères aux
pointes enroulées sur elles-mêmes, quelques-unes encore vertes, d'autres
desséchées de couleur rousse. Plus loin des touffes de myrtilles aux feuilles
jaunes ou couleur de rouille. De ci, de là, on perçoit le bruissement d'une
fontaine, le murmure d'une source. On distingue leur eau transparente et claire
qui court sur le gravier rouge. Quand on lève les yeux, on admire la fine
dentelure des arbres sur le bleu du ciel.
Le régiment rencontre le village d'Artzwiller, puis descend la vallée fraîche du
Toegelbach, affluent de la Zorn.
La coupure est bordée, sur la gauche, par d'immenses escarpements de roches de
grès rouge, patinés par le temps et les siècles.
Le commandant Matter profite de la grande halte pour pousser jusqu'à Phalsbourg
saluer quelques amis.
Il remonte, avec son ordonnance et ses chevaux, le petit vallon, sauvage et
dénudé, qui se termine dans la ville, près de la porte de France, d'où l'on a
une vue superbe.
Aucune troupe française n'y a encore fait son apparition.
Dès qu'ils sont découverts, de toutes parts sortent des habitants, des Lorraines
en coquet bonnet de linon blanc avec cocardes tricolores, jupes courtes, qui
crient : « Arrêtez ! Quand arrivent-ils ? Tout le monde les attend !... » .
Visites rapidement faites : deux Phalsbourgeoises en costume, Mlles M. et M.
W..., prennent l'officier chacune sous un bras et c'est ainsi qu'il est obligé
de passer devant la statue du maréchal Lobau, de traverser la cité, puis
contraint de franchir le premier la Porte de France.
En redescendant vers le cantonnement, - la bride sur le cou de son cheval, - il
remue de vieux souvenirs ! Combien de fois n'a-t-il pas fait ce trajet à pied,
en chemin de fer, par la forêt ?
Au dernier virage, Luzelbourg, si coquette, si riante, encerclée par ses belles
futaies de pins, lui apparaît dans toute sa splendeur automnale. Devant lui, les
deux tours ruinées du château de Luzelbourg, du XIIe siècle, perché à 320 mètres
de hauteur; plus au sud, de nombreux vestiges d'une immense enceinte fortifiée
gallo-romaine.
Il ne peut détacher ses yeux de ce spectacle grandiose et, cependant, il est
arrivé.
Peu après son retour, le général Lebocq demande le colonel et le commandant
Matter (dans la chambre de ce dernier), tous deux logés chez le maire.
Au début de la réunion, silence solennel. On se regarde. On cherche à deviner.
Le général se promène lentement dans la pièce. Il s'arrête et, du ton saccadé
propre aux militaires, il dit :
- Demain, Matter, vous ferez votre entrée dans votre ville natale. Donnez en
conséquence vos ordres à votre ancien bataillon. Rendez-vous à 14 heures à
l'entrée de Saverne. La municipalité vous y attendra et vous recevra
officiellement. La musique du 346e est mise à votre disposition. Soyez exact.
Le voile se soulève.
Comment décrire l'émotion de ce Savernois, élu parmi les élus ?
Son rêve de jeunesse, ses espoirs militaires se réalisent aujourd'hui d'une
manière inattendue !
Il donne de suite les ordres et les précisions nécessaires au quatrième
bataillon cantonné à Garrebourg.
Celui-ci doit être rendu le lendemain à midi à Luzelbourg.
Tandis que le ciel passe du bleu au gris, puis au sombre, le commandant Matter
songe.
Tout à ses pensées, il ne s'intéresse guère au beau feu d'artifice qui illumine
les ruines du château de Luzelbourg, ni aux danses de la soirée.
Il ne dort guère non plus.
Dans le calme de la nuit, - sans pouvoir s'en défendre, - il se trouve
brusquement rejeté en plein passé d'avant-guerre.
La dernière fois qu'il était venu à Saverne, c'était en 1912.
Depuis que d'événements !
Il se rappelle qu'au cours de ses permissions en Alsace, chaque fois qu'il
rencontrait, dans la Grande-Rue, un officier ou un soldat allemand, il lui
semblait que son pas sonnait faux.
Il avait comme l'impression que c'était un étranger qui passait.
Son pressentiment d'alors prend corps aujourd'hui.
Ils étaient, enfin, partis (car ce n'étaient que des étrangers).
Il se rappelle aussi la proposition faite, dès 1916, au général Lebocq, dans
l'église détruite de Vého, en Lorraine, « de lui confier le cantonnement de
Saverne, le jour où on y rentrerait ».
Vague prévision ou intuition étrange ?
Ou même quasi-certitude de ce qui devait arriver ?
Ou concours fortuit de circonstances ? Que de choses inexplicables autour de
nous !
En tout cas, c'est ce qui eut lieu.
C'est lui, officier français, un « Wackes » aussi, qui entrerait en vainqueur
dans sa ville natale, que son père avait dû quitter en novembre 1871.
N'ayant pas été reconnu le même jour à Phalsbourg, sous son casque et dans son
uniforme bleu horizon, il décide de porter demain son képi rouge, se souvenant
que cette couleur était la dernière des troupes françaises ayant tenu garnison
en Alsace en 1870, et que cela remuerait davantage leurs sentiments de sincère
et profond attachement à la France retrouvée.
Le mercredi 20 novembre, l'aurore se lève sur une journée radieuse et fraîche.
A midi précis, le quatrième bataillon entre à Luzelbourg.
Le commandant Matter, en bleu horizon, képi rouge, baudrier en sautoir, se met à
sa tête.
Au milieu des pins et des sapins, des blocs de grès rose, des carrières de
pierres, la troupe descend la route de Luzelbourg à Saverne. Celle-ci côtoie la
Zorn, le canal de la Marne au Rhin, la voie ferrée de Paris à Strasbourg.
La valiee est encaissée. Elle forme un beau défilé boisé et rocheux. On longe
quatre tunnels. Entre Stambach et Saverne, on croise le canal et la rivière sur
un viaduc oblique.
A mesure qu'on approche de la cité, on aperçoit à droite le Hoh-Barr, surnommé «
l'œil de l'Alsace », construit en 1170, démantelé en 1650 et, à sa gauche, les
ruines des deux tours du Greifenstein.
Brusquement la coulée s'élargit. On sort du beau défilé et « la Perle de
l'Alsace » est là toute proche. - le Tres Tabernae des itinéraires romains.
A l'entrée de la ville deux conseillers municipaux, en chapeau haut de forme,
attendent leur compatriote. Là aussi se trouve la musique du 346e.
Les conseillers municipaux expliquent que l'entrée aura lieu par la synagogue,
la fameuse Roseraie de Saverne, la rue de la Côte, la Grande-Rue jusqu'à la
place du Château, - délicate pensée, - car ce long trajet fera passer le
commandant Matter devant la maison de ses grands-parents.
L'instant solennel est arrivé !
Le sabre est tiré. Les tambours battent. Les clairons sonnent.
L'« annexé » rentre dans sa deuxième et très aimée patrie !
Immédiatement derrière la musique, à quelques pas, le groupe de liaison de
l'état-major du bataillon. Au centre, un sous-officier porte au bout de son
fusil un fanion vert, - couleur du bataillon. - Dans ses plis glorieux est
accrochée une croix de guerre avec panne - citation à l'ordre de l'armée - et
sur le fond est gravé en lettres d'or ces mots : « Côte 304 », assurant ainsi la
pérennité des jours tragiques du 20 juin au 2 juillet 1917, et glorifiant ainsi
la conduite héroïque à Verdun des soldats de cette unité, devant deux attaques
consécutives exécutées par des Stosstruppen, munies de Flamenwerfer.
Puis le commandant Matter.
Derrière le chef de bataillon, son adjoint, les trois compagnies d'infanterie,
enfin la compagnie de mitrailleurs, avec son matériel roulant.
Si toutes les manifestations d'entrée dans les villes d'Alsace-Lorraine ont été
à peu près pareilles par leur beauté, leur enthousiasme, aucune cité n'a été
plus pavoisée que Saverne.
Ici, ce fut le temple du tricolore.
Que de drapeaux de toute espèce !
Que d'oriflammes, de guirlandes aux trois couleurs ! Que d'étoiles
bleu-blanc-rouge aux devantures des magasins, des merceries, des bureaux de
tabacs !...
Aussi le chanoine Huber, curé de la ville, pourra-t-il s'écrier en chaire, au Te
Deum célébré le 1er décembre, à 10 heures, dans l'église paroissiale : « Il est
tombe ce crêpe sépulcral qui, d'un noir sombre, s'était accroché de force à nos
couleurs alsaciennes - blanc, rouge - emblèmes de l'innocence et du souvenir
affectueux, et, à sa place, comme par enchantement, est venu s'y attacher ce
beau bleu de France, qui nous rappelle le firmament et porte nos regards vers
Dieu. »
Tous les deux cents mètres environ, un arc de triomphe en feuillage, en carton,
en sapins, en bois - tous fleuris et ornes de drapeaux.
Certains portent les inscriptions suivantes :
Aux héros de la Liberté,
Ceux qui oui souffert pour elle,
Affaire de Saverne, novembre 1913,
Entrée des Français à Saverne, novembre 1918.
La rue principale est transformée en une véritable avenue de sapins. Il y en a
un tous les deux métrés, le long de la rue, tous embellis de décorations
tricolores.
Les façades des maisons, les magasins, les fenêtres sont convertis en musée de
la reconnaissance composé de tous les souvenirs du passé : croix, médailles de
toute nature, depuis la Légion d'honneur jusqu'à celle de Sainte-Hélène;
photographies de toutes sortes : de la Grande-Armée, de 1870, etc., effets
militaires et de parade, surtout du Second Empire, le tout déployé au milieu du
tricolore.
Tout cet ensemble ne forme qu'une masse qui s'enchevêtre, s'enlace, se confond.
Décoration superbe, magnifique, grandiose, qui ne peut être oubliée par ceux qui
ont vécu ces heures.
Cela tient du merveilleux dans un décor de féerie !
Le soleil est de la partie.
Le Ciel témoigne ainsi de sa bienveillance.
Dans la périphérie, peu de monde. Néanmoins l'officier saisit au vol : « Der ist
» (c'est lui). Quelques chapeaux se soulèvent. Il salue du sabre, témoignant
ainsi de son respect pour ceux qui sont restés au pays.
Tout à coup, la musique se met à jouer : Vous n'aurez pas l'Alsace et la
Lorraine.
Jamais clique et musique ne furent si magnifiques.
Elles entrent dans la rue principale, balayant tout sur leur passage.
L'officier alsacien, pâle, se redresse sur son cheval, ses traits se
contractent, ses lèvres se pincent.
Des chapeaux se lèvent à nouveau. Des sourires sont esquissés. Des yeux sont
essuyés.
La rue principale est noire de monde. Des grappes humaines garnissent les
fenêtres. On voit des hommes partout, mais aucune Alsacienne en costume.
Pourquoi cette absence ?
Les soldats ont pris un air de supériorité : « tête droite, fusil affermi sur
l'épaule... »
Un mouvement de contraction poignante crispe certains. D'autres blêmissent ou
serrent les lèvres.
Ici, une parenthèse : « Dès 1915, la Garde Impériale allemande surnomme le Bois
le Prêtre Hexen Kessel (Chaudière de la Sorcière), tellement il y faisait chaud,
et appelle les soldats de la 73e division : « les loups du Bois le Prêtre ».
L'instant est d'une émotion indescriptible, car c'est « le loup du Bois le
Prêtre », « le poilu de Verdun », « le petit Piou-piou » qui passe.
Il est superbe !
Qu'importe qu'il ait un casque cabossé, une capote usée mais propre, qu'il soit
« Marie-Louise » ou « Briscard », barbu ou rasé !...
C'est la France qui reprend possession de l'Alsace ! La colonne franchit le
canal de la Marne au Rhin et continue de monter la Grande-Rue.
Entre deux vagues humaines, elle arrive sur la place du Château. Par un
changement de direction impeccable, la musique fait face au général de division
devant lequel la troupe va défiler.
Le commandant Matter, entouré du Conseil municipal en entier - chapeau haut de
forme, habits de cérémonie arrête son cheval à côté de la musique, devant le
palais des ducs de Rohan, où le lieutenant Foerstner avait lancé l'outrage, et
où le colonel Reuter avait fait déployer sa troupe - prête à tirer.
Ce fut alors le défilé grave, imposant, de la réparation de la satisfaction -
pour les offenses faites aux Savernois : « alignements corrects, fusils bien
parallèles, paquetages bien arrimés, mains gauches balancées en cadence, têtes
tournées en même temps, yeux fixés droits dans ceux du général... »
Le dernier homme passé, le commandant Matter s'avance au devant de son chef, le
salue du sabre. La musique s'arrête.
Au même instant, un cri immense, subit, jailli de nombreuses poitrines,
retentit, celui de « Vive le commandant Matter ! »
Descendu de cheval, l'officier s'avance, le cœur rempli de reconnaissance au
devant du Conseil Municipal, s'incline et remercie. Puis, il est conduit sur la
Place du Château.
Ici, quelle surprise nouvelle !
La roseraie de Saverne, - à la réputation mondiale, - aurait-elle été
transportée sur la Place ? Quel parterre merveilleux ? Quel chatoiement de
couleurs ! Que de papillons plus jolis les uns que les autres !
Toutes les jeunes filles de Saverne sont là en costume régional: Corselets de
velours noir, jupes oranges, brunes, rouges des catholiques, vertes des
protestantes, avec pour la première fois sur leur nœud « la Cocarde tricolore ».
Elles forment un immense carré, au milieu duquel prend place la Municipalité et
la musique du 346e.
Et, c'est dans ce bel écrin, qu'aura lieu le vin d'honneur, offert par la
Municipalité, et la réception de l'enfant de la cité, revenu au pays d'une
manière si prodigieuse.
Mademoiselle Thérèse Guntz sort du carré, et offre une gerbe à son compatriote.
Des applaudissements éclatent.
Soit timidité, soit émotion, la voix s'arrête dans la gorge oppressée et sèche
de l'officier, il ne peut que balbutier quelques paroles de remerciement.
Le Maire, Monsieur Knœppfler, ceint de son écharpe tricolore de 1870, bien
étalée, lui souhaite la bienvenue au nom du Conseil Municipal, et le salue de la
part de sa ville natale. Il se fait le porte-parole de tous « du plaisir
qu'éprouve la Cité, - restée fidèle, - du retour d'un de ses fils, et de l'état
d'âme de Saverne de l'y voir revenir en vainqueur. »
Là encore, silence impressionnant de l'officier pâle d'émotion. Il avait une
apparence de marbre dans son uniforme bleu horizon. Il sentait pourtant les
battements de son cœur et cherchait vainement à articuler une parole.
La dernière phrase du Maire est à peine terminée que voici l'apothéose.
Comme sous l'effet de la baguette d'une Fée, des ronronnements métalliques sont
perçus au loin, des vrombissements se rapprochent : un bel oiseau de France est
dans les parages.
En effet, un avion parait soudain au-dessus de la Place. Il décrit de nombreux
orbes. Il est si bas qu'il touche presque les fils télégraphiques. Il apporte à
Saverne « délivrée » le salut de la Mère Patrie. Tous les yeux se sont
instantanément fixés sur le Ciel azuré. Des bras se lèvent. Des cris de « Vive
la France ! » éclatent, ceux de « Vive l'Alsace ! » leur répondent.
D'où vient cet avion ? Mystère !
Qui lui a ordonné de survoler Saverne exactement à cette heure ? Mystère encore
!
Quoiqu'il en soit, la glace est rompue ! L'atmosphère se réchauffe.
Le vin d'Alsace pétille dans les verres ; des mains sont serrées, des rires
fusent, des conversations s'engagent.
Bref, on renaît.
Les jours sombres sont oubliés.
Le drapeau - bleu, blanc, rouge - de 1870 est replacé sur le fronton de la
Mairie, - drapeau soigneusement caché et qu'aucune perquisition allemande n'a pu
découvrir.
Et là-haut, - sur le sommet du Hoh-Barr, - le drapeau « kolossal » allemand est
arraché par deux jeunes gens...
..............
Quelle fut cette fin d'après-midi et de soirée ?
Des amis retrouvés, des parents embrassés, des photographies prises, des
souvenirs remués, une charmante réception chez Madame Guntz, une retraite aux
flambeaux fort réussie, une soirée de danse au Château des ducs de Rohan, -
transformé en caserne, - où - ô bizarrerie des temps, - le commandant Matter
était obligé de se présenter en personne aux autorités allemandes au cours de
ses permissions.
Ces réjouissances se terminent à 1 heure du matin.
Si seulement ses parents, - vieux Alsaciens de toujours et de tout cœur, -
avaient été là !
Louis de LOGELOUP.
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