L'Immeuble et la
construction dans l'Est
22 octobre 1905 LA
PROTECTION DES SITES EN MEURTHE-ET-MOSELLE
On sait que le Touring-Club de France vient d'organiser, dans
chaque département, un Comité spécial chargé de la Protection
des Sites naturels et des Monuments publics, exposés à la
destruction et à la ruine.
Le Comité de Meurthe-et-Moselle est ainsi composé :
MM. Furby, procureur de la République, délégué général, Aubin,
ingénieur en chef des ponts et chaussées, Emile Badel,
professeur et publiciste, Bretagne, secrétaire des Amis des
Arts, Collesson, secrétaire-général de la Société de Géographie,
Emile Duvernoy, archiviste départemental, Paul Fliche, président
de la Société de Géographie, Gutton, président du Syndicat
d'initiative des Vosges et de Nancy, Larzillière, conservateur
des forets, Léon Germain de Maidy, archéologue, Charles Sadoul,
directeur du Pays lorrain, Dr Sogniès, président du Photo-Club,
Thoux et Villain, ingénieurs.
On attend encore les réponses de MM. Charbonnier, architecte et
des présidents de l'Académie de Stanislas, de la Société
d'histoire de Briey, de la société lorraine de photographie et
de la société philotechnique de Pont-à-Mousson.
Notre collaborateur. M. Emile Badel a adressé au Comité
départemental l'intéressant rapport suivant :
Messieurs,
L'administration centrale du Touring-Club de France m'ayant
demandé mon adhésion au sujet de l'oeuvre qu'elle a entreprise
pour la Protection des Sites et des Monuments de
Meurthe-et-Moselle, je n'ai pas cru devoir lui refuser mon
modeste concours.
C'est pourquoi je vous demande la permission de vous adresser,
non pas un rapport complet sur ce qu'il conviendrait de faire,
mais quelques idées personnelles qui pourront peut-être
vous guider dans vos travaux ultérieurs.
1° LA PROTECTION DES SITES
Le département de Meurthe-et-Moselle est un de ceux qui, depuis
trente ans et plus, sont devenus absolument tributaires des
grandes industries intensives ; sel, soude, forges, fonderies,
filatures, bientôt houillères, etc. etc.
On a dit - des gens bien intentionnés sans doute et qui étaient
du métier - on a dit que, si l'industrie défigurait un paysage,
elle le transformait et même lui donnait une beauté d'un autre
genre.
J'avoue humblement que dans ma cervelle d'enraciné de Lorraine,
je n'ai pas encore compris ni goûté les splendeurs des résidus
de nos salines et de nos soudières, les beautés incomparables
des crassiers de nos hauts-fourneaux et jusqu'à ces volcans d'un
nouveau
genre que les forges de Jarville dressent au sud de Nancy, en
plein terrain d'alluvions de notre Meurthe, empoisonnée et
souillée par les détritus et les déjections de nos cités.
L'industrie, certes, je l'admire et ne demande pas sa déchéance
ni sa mort, je ne réclame pas l'exil en des vallons cachés et
inconnus de nos salines et de nos soudières, de nos
hauts-fourneaux et de nos houillères, source indéniable de la
richesse et de la fortune publique.
Non, il faut encourager et développer toutes ces industries
florissantes qui font de notre Lorraine un pays de premier plan
pour toute la France, mais il faut leur demander à toutes un peu
d'efforts pour ne pas trop enlaidir les sites où elles
s'installent victorieusement.
La Lorraine (le département de Meurthe-et-Moselle surtout), est
une terre que les étrangers visitent bien peu et qui pourtant
renferme des beautés naturelles de tout premier ordre.
J'en ai signalé quelques-unes dans mon volume : A travers la
Lorraine, et dans une brochure, publiée dans l'Est en 1904,
intitulée : Sur les Beauvoirs de la Lorraine. J'avais préparé,
pour les vacances de 1905 - si les événements l'avaient permis -
une nouvelle série d'excursions lorraines : Par les vallées de
la Lorraine, étudiant successivement et décrivant avec amour les
charmantes vallées : de la Moselle, de la Meurthe, du Sanon et
du Madon,
du Petit-Rhône et de la Mortagne, de la Vezouse et du ruisseau
d'Ache, de la Mauchère et du Rupt-de-Mad.
Qu'y a-t-il, en effet, de plus ravissant, pour qui sait en
savourer tous les détails, que cette splendide vallée de la
Moselle, depuis Charmes et Rayon jusqu'à Flavigny,
Pont-Saint-Vincent, Toul, Liverdun (qu'on massacre si
cruellement), Frouard et Pont-à-Mousson.
Qu'on suive le creux du val herbu ou qu'on longe les crêtes nues
ou boisées le paysage se déroule, tantôt avec une douce
sérénité, tantôt avec une grâce exquise.
Ici, le fleuve sinue et serpente lentement en méandres infinis;
plus loin, ruban d'argent clair sur les vertes émeraudes de nos
prés, il marche droit vers le nord ; voici les villages joliment
accrochés aux mamelons ou semés le long des eaux limpides; voici
les forets qui couronnent les monticules rocheux où les
industries actives vont chercher la pierre et le minerai de fer
;
voici encore les vergers, les haies vives, les boqueteaux
frissonnants et toute cette nature lorraine qui est un
merveilleux Eden aux premiers jours du printemps.
A côté de la vallée de la Moselle, n'avons-nous pas la reposante
coulée de la Meurthe, les sites enchanteurs de Baccarat et de
Lunéville, de Blainville et de Rosières, aux antiques salines
disparues ?
N'avons nous pas ces vaux de paix et de joie suave : la Vezouse
avec Cirey et Blâmont, le délicieux Madon avec Xiroconrt (une
perle inconnue) Haroué (le paradis du rêve), Pulligny et le
Moulin des Amours, sous les vignes de Frolois ?
N'avons-nous pas la vallée du Sanon, si gracieuse en automne,
les étranges solitudes du Petit-Rhône, entre Rosières et
Saint-Nicolas, et cette petite Suisse en miniature de la vallée
de
l'Ache, vers le castel féodal de Pierrefort ?
Et les rives de l'Amezule et les beaux paysages de la Mauchère,
et les vallons si intéressants, si recueillis de la Seille et du
Rupt-de-Mad ?
A côté de ces vallées qu'il fait si bon parcourir à pied en la
belle saison, n'avons-nous pas aussi les merveilles - trop
inconnues - de la forêt de Haye, les étangs mystérieux de la
Forêt-la-Reine, et l'immensité des plateaux du Vermois et de la
Woëvre?
Chacun de nos cantons, chacune de nos bourgades pourrait montrer
des beautés naturelles vraiment curieuses et dignes d'être
visitées par les touristes.
Ici, c'est un sous-bois délicieux ; là, un cirque de verdure ;
plus loin, des rochers qui surplombent ou bien des arbres
séculaires et des forêts qui dévalent ; plus loin encore, des
ruines, d'un pittoresque achevé, des effets de lumière
surprenants, des trouées de soleil
en des gorges étroites.
Il faudrait, pour être pratique, que, dans tous nos cantons, que
dans toutes nos bourgades et nos villages les plus importants,
l'on instituât un sous-comité pour indiquer, en un tableau
complet, toutes les curiosités naturelles du lieu.
Mieux encore ! Il faudrait que le Comité départemental du
Touring-Club, sous le patronage, par exemple, du Syndicat
d'initiative des Vosges... et de Nancy, et de la Société de
géographie
de l'Est, s'occupât de dresser cette liste des beautés
naturelles de Meurthe-et-Moselle.
A ces concours précieux, viendrait s'adjoindre l'armée si
nombreuse et si vaillante de nos photographes amateurs. Il
faudrait cataloguer nos Sites naturels.... il faudrait continuer
avec méthode, ce que j'avais essayé de faire jadis dans
l'Immeuble et l'Est républicain, et comme, avec une si belle
vaillance, digne d'un plus heureux sort, l'avait entrepris à son
tour, mon éminent confrère, M. Emile Nicolas, dans la
Lorraine-Artiste.
L'industrie ne fait pas de sentiments ; les beautés du sol et de
la nature l'intéressent fort peu... elle va son chemin sans
s'inquiéter du passant, du poète et du rêveur ; elle dresse ses
énormes cheminées aux fumées continues - voile de cendre
au-dessus de nos riantes vallées; - elle aligne ses
constructions de briques et ses cités ouvrières ; elle capte les
eaux et les rend toutes contaminées ; elle obstrue les passages,
elle coupe les perspectives, et, comme les géants de
la fable, elle entasse Ossa sur Pélion, crassiers sur crassiers,
détritus sur détritus, montets de noires scories sur monticules
de débris.
On a dit qu'il y avait une âpre beauté dans ces masses de
bâtiments industriels, dans ces colonnes de briques rouges qui
montent vers le ciel, dans ces fumées éternelles qui
assombrissent nos sites et endeuillent toute notre terre de
Lorraine, naguère encore pays du
vin et du froment, grenier d'abondance et région de pleine
agriculture.
N'a-t-on pas fait, à Nancy même, certaine conférence sur les
beautés de l'industrie dans les sites de la Lorraine ?
Que Messieurs les ingénieurs, qui « blanchissent tous les jours
devant des tableaux noirs », et pour qui les mystères des
sciences exactes n'ont plus de secret et sont le nec plus ultra
de la
beauté, trouvent admirables ces constructions gigantesques, je
le veux bien, et je les en félicite, sans pouvoir partager leur
bonheur !
Il sera bien permis aux simplistes, aux pauvres petites gens de
chez nous, d'exprimer leurs idées toutes banales, et de
regretter le temps où la vallée de la Moselle n'était pas
défigurée par les forges, les crassiers, les fumées et les
montagnes noires, - où, de Blainville à Nancy, on s'en allait,
au fil de l'eau pure de notre Meurthe, doucement bercé par des
clapotements des vaguelettes si menues, l'oeil reposé à la vue
des coteaux portant fruits, à la vue des vignes
qui s'étageaient, à la vue des champs de blé jaunissants et des
prés verts qui s'étendaient jusqu'aux rives.
Cependant n'y a-t-il rien à faire, et ne peut-on s'entendre avec
les industriels, les maîtres de forge, les chefs d'usines, les
conseils d'administration et les gros actionnaires, pour arriver
enfin à sauvegarder ce qui existe encore, et à remédier, si
possible, à des actes de vandalisme, à des crimes de lèse-nature
lorraine ?
C'est le voeu du Touring-Club de France, c'est le rôle du Comité
départemental et de toutes les bonnes volontés de la région.
Il suffit d'avoir un plan et de suivre fidèlement ce plan ; il
suffit de vouloir fermement arriver à un but, et, par tous les
moyens, avec une persévérante ténacité, d'agir et de peser sur
les individus, les collectivités, les administrations, souvent
si routinières, les conseils municipaux, sur tous ceux, en un
mot, qui peuvent apporter à l'oeuvre de protection un concours
pécuniaire ou moral.
Ce catalogue de nos sites lorrains... il peut être dressé
facilement et rapidement.
Pour cela, il faut se partager le département, soit par cantons,
soit par arrondissements, soit peut-être par vallées.
Il faut qu'un délégué soit nommé officiellement, qui fasse
lui-même le travail du classement sur place, en obtenant le
concours des maires, des curés, des instituteurs, des
gardes-forestiers
et des cantonniers.
Ce délégué du Touring-Club, muni de pleins pouvoirs, parcourra
le ban des communes à lui assignées ; il se mettra en relations
avec toutes les personnalités qui lui pourront être de quelque
utilité, et, en moins de trois mois, s'il remplit bien son
programme, il aura fini de dresser le double catalogue des sites
pittoresques et des monuments intéressants de
Meurthe-et-Moselle.
Les Sites Pittoresques ! Mais ils abondent, encore une fois,
chez nous, et l'on n'aura, certes, que l'embarras du choix.
Qu'il me soit permis d'en signaler quelques-uns, regrettablement
défigurés depuis quelques années, aux environs immédiats de
Nancy :
Le pont de Malzéville et ses abords ; les Grands Moulins,
naguère si intéressants ; le Chemin de Liverdun avec une vue
merveilleuse sur Nancy et la chaîne des Vosges ; le val de la
Belle-Fontaine; la grimpée de Bouxières-aux-Dames et la pelouse
de l'abbaye ; l'ascension de la côte d'Amance avec la vision
admirable de Metz, Toul, toute la Lorraine; l'Echo du Montet et
la descente sur Chavigny ; Vandoeuvre et ses mamelons chauves ;
la si jolie Fonfenotte de Houdemont ; les ruines de Ludres et du
Camp d'Affrique; les bois de Machéville et de Lâchou; le
confluent de la Meurthe et de l'Amezule ; l'au-dessus grandiose
de Dommartemont et la Gueule-le-Loup ; la côte Sainte-Geneviève
et le Pain de Sucre ; le vallon de l'Asnée et
les dessous de Villers ; le parc majestueux de Remicourt et la
chapelle du Prieuré Notre-Dame ; la Goulette de Maréville et les
oeuvres d'Anne Fériet; le parc de Beauregard, la Cure d'air
Saint-Antoine, enfin les magnificences uniques de Liverdun, que
des usines saccagent de jour en jour, entre la Flie, la gare et
le tournant vers Pompey.
Et si nous allions plus loin vers le département, pourquoi donc
ne pas s'entendre avec les Messieurs Solvay pour éviter
certaines laideurs, avec nos maîtres de forge pour essayer
d'arrêter l'empiétement des crassiers, de ces montagnes
gigantesques qui barrent les vallées et enlèvent tout leur
charme à nos paysages ?
Pourquoi n'irait-on pas déposer quelque part, en un vallon
inconnu et désert, toutes les scories de nos usines, pourquoi
même les trains de ballast, qui ont amené le minerai de fer, ne
remporteraient-ils pas, dans le creux des mines et des carrières
abandonnées, ces prodigieux entassements qui défigurent si
atrocement nos deux vallées de la Moselle et de la Meurthe ?
La vallée de la Moselle qui était si charmante, il y a trente
ans, a vu son pittoresque disparaître au confluent du Madon, par
l'extension si rapide des forges de Neuves-Maisons.
Et, de Frouard à Pont-à-Mousson, c'est en fait de la beauté de
la vallée, c'en est fait d'un coin de notre Lorraine, délicieux
entre tous et si cher à tous les Nancéiens.
Et voici qu'on nous annonce encore la création d'autres usines
entre Bayon et Flavigny, voici que vont surgir les cheminées et
les bâtiments des salines et des soudières, voici que le chemin
de fer de Toul à Epinal, en amenant la vie et la richesse
économique dans ce val mosellan, va lui enlever son caractère si
particulier de grâce et de tranquille sérénité.
La vallée de la Meurthe, de Rosières à Nancy et à Pompey. est
absolument perdue pour les amateurs de pittoresque, autant que
pour les poissons que les résidus de sel et de soude
empoisonnent tous les jours.
Et pourtant, il y a quelque chose à faire ; il ne faut pas
maudire l'industrie, qui a donné tant d'éclat et d'activité à
notre pays, qui a su donner de brillantes situations à tant
d'étrangers à notre sol, laissant végéter tristement les
terriens et les gens de chez nous ! - l'industrie qui a
développé en même temps le commerce, toutes les branches du
commerce, fondant même des cités nouvelles, là où d'humbles
villages agricoles végétaient depuis des siècles.
Il est temps encore de protéger ce qui reste de nos plus beaux
sites : à tout prix, il faut sauver Liverdun que les industries
envahissent et défigurent lamentablement; à tout prix il faut
conserver les ruines séculaires de Mousson et de Prény, du Camp
d'Affrique et de Blâmont, d'Ogéviller et d'Amance, de Nomeny et
de Varangéville, de Condé et de Pierrefort, etc., etc.
Il faut, lorsqu'une industrie s'établit en quelque site lorrain,
il faut s'entendre avec les chefs de cette firme nouvelle, et
faire cadrer, si possible, avec le paysage ambiant, les
constructions neuves.
Un exemple entre mille ; si la municipalité de Nancy s'était
entendue avec les Messieurs Daum, les aimables maîtres-verriers
du Pont-Cassé, on n'aurait pas eu à déplorer cette odieuse
cheminée qui coupe si désagréablement la place Stanislas et la
porte Sainte-Catherine ; on n'aurait pas eu - à son emplacement
actuel - la haute cheminée de la Kola-Sportive, d'un si pénible
effet le long de la rue Jeanne d'Arc !
Et combien d'autres exemples pourrait-on citer ici, combien
d'errements qu'il eût été facile de redresser en temps voulu et
sans grandes dépenses pour personne !
Mais à quoi bon récriminer sur le passé ? Il faut essayer
d'améliorer le présent et d'organiser l'avenir, et c'est le
rôle, le très beau rôle assigné par le Touring-Club de France au
Comité de
Meurthe-et-Moselle.
(A suivre). EMILE BADEL.
29 octobre 1905
(Suite)
Dans la première partie de son intéressant travail sur la
Protection des Sites et des Monuments de Lorraine, M. Emile
Badel étudiait surtout les beautés naturelles de notre pays,
beautés qu'il connaît mieux que personne et qu'il sait,
habilement mettre en valeur.
Dans la seconde partie, il s'occupe principalement de la
conservation et de la restauration des monuments artistiques,
véritable réquisitoire qui n'est que le résumé des nombreux
articles parus ici même depuis douze ans, sous les signatures de
Pierre Duroc, Dulcitius, Emile Badel, et un Ami de Nancy.
II. - LA PROTECTION DES MONUMENTS
La question de la Protection des Monuments, qui fait partie du
programme du Touring-Club de France est tout aussi importante
que celle de la Préservation des Sites naturels.
Certains esprits cependant ont cru qu'une pareille oeuvre était
plutôt du domaine de l'archéologie pure, sans penser que tout
d'abord l'archéologie et l'histoire monumentale ne sont pas des
sciences, fermées, ayant de rares adeptes, et sans penser
également que l'archéologie et ses fervents disciples seraient
heureux d'apporter leur dévoué concours à l'oeuvre entreprise
par le Touring-Club, avec des moyens moraux et financiers qui
dépassent la portée d'influence d'une société départementale.
Plusieurs fois, depuis son demi-siècle d'existence, la Société
d'archéologie lorraine a élevé la voix pour défendre tel ou tel
monument légué par nos pères ; plusieurs fois son bureau s'est
interposé auprès des pouvoirs publics en faveur d'oeuvres
architecturales remarquables que l'utilitarisme contemporain
voulait impitoyablement détruire.
Plusieurs fois également, des membres de cette Société ont
publié des Monographies de monuments lorrains, qui ont empêché
telle mutilation ou incité à telle restauration.
Je citerai notamment les travaux de M. Léon Germain sur la porte
Saint-Georges, sur la vieille et si regrettée église de
Maxéville, si pleine de souvenirs historiques et artistiques, -
de MM.
Louis Lallement et Auguin sur l'oeuvre de Jean Lamour à Nancy,
sur la coquette fontaine d'Alliance, sur les objets d'art de la
Cathédrale, etc., etc.
Maintes fois, depuis douze ans, dans la vaillante revue du
bâtiment en Lorraine, l'Immeuble et la Construction, j'ai appelé
l'attention de l'Etat et des municipalités successives, sur le
piteux état de nos grilles en fer forgé, de nos portes
monumentales (Craffe, Désilles, Notre-Dame, Saint- Georges,
Saint-Nicolas, Arc-de-Triomphe), de nos églises (Cathédrale et
Cordeliers), de nos maisons historiques et de toutes ces
merveilles architecturales qu'on appelle les églises
de Toul, Saint Nicolas, Pont-à-Mousson, Nomeny, Varangéville et
Vézelise.
Maintes fois, pour les sauver des atteintes du vandalisme
fabricien et du mauvais goût de certains curés, j'ai demandé le
classement, par l'Etat des superbes églises ogivales de
Varangéville et de Vézelise, de Briey et de Nomeny, sans oublier
Frolois, indignement badigeonnée il y a peu d'années.
L'archéologie a donc rendu des services remarquables aux oeuvres
léguées par les architectes des siècles passés.
Mais le Touring-Club, par sa puissante autorité, par son
étonnante diffusion et par sa prodigieuse publicité, peut et
doit agir bien plus efficacement que les archéologues et les
publicistes de province.
La Protection de nos Monuments est une oeuvre qui s'impose, en
présence des idées trop utilitaires d'aujourd'hui, en présence
de l'ignorance, de la vulgarité et de la médiocrité, trop
constatées, hélas! de la plupart des conseils municipaux de
villages et de bourgades.
Et même dans les grandes villes, qui s'intéresse à la splendeur
des monument parmi les élus des municipalités ?
A Nancy, n'avons-nous pas vu, depuis trente ans, disparaître des
monuments extrêmement curieux : le bel escalier de
l'Are-de-Triomphe. remplacé par cette horrible statue de Héré
qu'on voudrait jeter aux gémonies ; le gracieux Manège des
Pages, démoli sans rime ni raison, pour faire place à quoi ? à
ce carrefour où gîte le monument de Grandville, monument qu'on
mutile à plaisir, et qu'on devrait enfin enclore au sommet du
rectangle des rosiers, au bout de la Terrasse de la Pépinière ?
N a-t-on pas vu disparaître sans motif la façade intérieure de
la porte Saint-Jean, beau spécimen d'architecture Louis XIII,
qu'on pouvait rebâtir ailleurs en forme de portique triomphal ?
Et la fontaine Saint-Thiébaut, tant vantée par les princes de la
science médicale au temps de nos ducs, et si regrettablement
lâchée dans un égout voisin ! Et le magnifique pavillon du roi
Stanislas, rue Saint-Julien, démoli pour faire place à cette
horreur qu'on appelle l'Hôtel des Postes, alors qu'on en pouvait
faire la résidence de la Direction !
Et la chapelle luxueuse des Dominicaines furieusement abattue
dans un vent de folie, alors qu'on la pouvait transformer en
Musée de l'Ecole des Beaux-Arts ! et la porte Saint-Georges
qu'on n'arrive pas à restaurer convenablement, comme au temps de
Charles III, et qu'on a laissée envahir par des constructions
parasites !
Et ce gracieux bijou d'art religieux qui était la chapelle des
Petites-Carmélites, à l'emplacement de la Banque de France, et
les mutilations si lamentables de nos portes historiques de la
Craffe et de Notre-Dame des Champs !
Si le Touring-Club avait, existé trente ans plus tôt, peut-être
Nancy aurait-elle conservé un certain nombre de ces monuments
que les vieux Nancéistes regrettent toujours et qu'on n'a
remplacés par rien de bien intéressant et de bien monumental.
Est-ce que les étrangers qui viennent visiter Nancy vont,
admirer les splendeurs (? ! ?) de nos écoles et de nos lycées,
notre hôtel des postes ou de nos hospices et hôpitaux ?
On a beaucoup bâti à Nancy depuis quarante ans... Y a-t-il une
oeuvre - à part la Salle Poirel de M. Jasson, cet habile homme
que la Fortune a traité en enfant prodigue - qui soit vraiment
digne d'intérêt, en dehors des églises Saint-Epvre,
Saint-Pierre, Saint-Léon
et du nouveau Sacré-Coeur.
Est-ce qu'on va visiter Saint-Fiacre trop mesquin, Saint-Mansuy
inachevé, Saint-Nicolas sans clocher et Saint-Joseph entièrement
raté ?
Si donc, nos modernes constructeurs ne dotent point la capitale
de la Lorraine d'oeuvres grandioses, il faut à tout prix
conserver pieusement les monuments du passé, les sauvegarder de
tout vandalisme et les restaurer avec amour.
Le Touring-Club peut beaucoup dans cet ordre d'idées.
Il empêchera les destructions projetées, il signalera les
dégradations de tout genre, il viendra au secours d'un monument
délaissé, il intéressera à sa restauration ou tout au moins à sa
conservation, l'Etat, le département, les communes, les
sociétés, et, au besoin, saura susciter de généreux Mécènes.
Pour rester pratique, je voudrais simplement signaler ici ce
qu'il importerait de faire, soit à Nancy, soit dans ses environs
immédiats !
A Nancy, il faudrait s'employer utilement à la restauration de
la Croix-Gagnée, dont les deux inscriptions du XVIe siècle sont
devenues illisibles. Il faudrait empêcher les enfants de ces
lointains quartiers de souiller et de dégrader cet antique
monument de l'époque de notre duc Antoine, comme il faudrait
obtenir le classement de la Tour de la Commanderie, son
dégagement par la propriétaire, Mme Clérin, et l'apposition sur
le mur de clôture d'inscriptions commémoratives rappelant
l'histoire de cette institution chevaleresque, presque
millénaire.
Il faudrait peser, par tous les moyens, par la presse, par des
conférences, voire par des souscriptions - et pourquoi ne pas
imiter les belles campagnes du Matin, à Paris ? - sur les
municipalités pour obtenir successivement les restaurations
historiques et artistiques:
de l'Arc de Triomphe dont les marbres se descellent et donnent
asile à des légions de moineaux, - des groupes de la place
Carrière, - des façades de nos Tribunaux, - des grilles et des
balcons de Jean Lamour, - du piédestal vermoulu du roi
Stanislas, - de la fontaine d'Alliance, - de la porte
Saint-Georges à la voûte si dangereuse, - de la porte
Saint-Nicolas enherbée et moussue; - de la façade de la
Cathédrale toute martelée, - du monument Creyaux au Jardin
Botanique, - des portes de la Craffe et Notre-Dame, etc.,
etc.
Pourquoi - ni je dit. - ne pas intéresser des Mécènes et des
amateurs à la conservation de nos plus beaux monuments de Nancy
?
Il y a quelques années, j'avais essayé de diriger la
bienfaisance connue d'un Nancéiste éminent vers les
restaurations urgentes de la porte Désilles, dont il est le tout
proche voisin. J'aurais voulu qu'il fît, pour ce gracieux
portique du XVIIIe siècle, ce qu'il va faire pour les bâtiments
de la cour du théâtre municipal - agir directement avec une
équipe d'artistes et d'ouvriers, pour rejointoyer les pierres,
remplacer les blocs effrités, ôter les herbes et les arbustes
dévastateurs, enlever l'ignoble planche noircie et replacer les
écussons, les médaillons, les armoiries et les inscriptions
d'autrefois.
Il n'en aurait pas coûté 5.000 francs ! Qu'est cela dans la
bourse inépuisable d'un philanthrope, tout dévoué aux oeuvres
sociales, mais qui devrait laisser à sa ville natale un
magnifique
souvenir artistique.
Il y a à Nancy des gens - on en compte plus d'une centaine,
dit-on - dont la fortune atteint ou dépasse le million, des gens
comme MM. Bour, Paul, Corbin, qui sont des amateurs délicats et
qui pourraient aider, dans une très large mesure, l'oeuvre de
préservation et de conservation, entreprise par le Touring-Club
de France !
Nous avons à Nancy en particulier, deux monuments qui attirent
et retiennent longuement le visiteur: le Palais Ducal et
l'Eglise des Cordeliers !
La Société d'Archéologie lorraine, c'est une justice à lui
rendre - malgré ses quelques accès d'humeurs peccantes -
entretient du mieux qu'elle peut ce Palais Ducal qui reste
propriété de la Ville.
Mais ses ressources trop limitées ne lui permettent pas toujours
les restaurations, les agrandissements et les embellissements
nécessaires : les bases de la Porterie sont informes par
l'usure, les montants aux fines-ciselures de Mansny- Gauvain
sont enduits d'épaisses couches de poussière; il faudrait un
pavé moins banal dans la salle des Cerfs; il faudrait surtout
terminer le Palais à l'angle de la Petite-Carrière, et rappeler
par des inscriptions les noms de nos plus glorieux ducs,
l'emplacement de la Collégiale Saint-Georges et du tombeau de
Charles- le-Téméraire.
Il y a un square sur l'emplacement de cette Collégiale de Raoul
le Vaillant! pourquoi n'y pas dresser quelque monument de
souvenir, qui redirait aux passants les noms des ducs inhumés
dans ce sol, et toute une histoire merveilleuse, ignorée du plus
grand nombre ?
Et les Cordeliers! Est-il possible que le sanctuaire national de
la Lorraine, que le Saint-Denis d'une race auguste entre,
toutes, soit si mal entretenu !
Pourquoi ne pas intéresser à nouveau le descendant de la Maison
de Lorraine, l'empereur François-Joseph d'Autriche, ou son
successeur désigné, à cette oeuvre de piété filiale et de
réparation artistique ? L'extérieur est misérable avec un
affreux clocheton branlant, avec des murailles décrépites et
couvertes de lèpre, avec une méchante grille qui n'arrête pas
les plus immondes souillures.
René II, qui fut si grand, si vaillant, si puissant, reçoit
chaque jour sur sa tombe, en guise d'hommage-lige, les
déjections de tout un quartier..., et dans la crypte de la
Chapelle-Ronde où ils reposent en tas, les belles princesses de
Lorraine, les princes charmants d'autrefois, n'ont même pas
leurs os garantis contre la poussière, la pluie et la froidure
des hivers.
Les monuments de Nancy ont tous besoin d'une efficace
protection... et cette protection doit s'étendre au monument
lui-même, extérieur et intérieur, aux objets d'art qu'il
renferme, aux sculptures, aux détails de son ornementation.
Les Amis de Nancy - qu'on aimerait voir plus ardents, plus
méthodiques et plus... oeuvrant pour Nancy - devraient s'unir au
Touring-Club pour obtenir la suppression de ces inscriptions
ridicules ou grossières, de ces multiples graffites qui
déshonorent nos murailles, pour empêcher telle ou telle
dégradation, tel ou tel empiétement de particuliers (comme à la
Rotonde), et pour signaler à qui de droit ce qu'il conviendrait
de faire à chacun de nos monuments.
Quand on songe qu'il a fallu une campagne de presse de seize ans
pour obtenir le nettoyage - pas la restauration - de la Croix
de Bourgogne, ce glorieux Mémorial de la victoire de René II, au
5 janvier 1477; quand on pense que, depuis 1892, il manque une
aile à l'alérion
extérieur de la porte Saint-Nicolas, et que les dorures de la
fontaine d'Alliance n'ont jamais pu être refaites, malgré les
supplications des artistes et des nancéistes !
Quand on songe enfin que les frontons des bâtiments du Lycée
attendent vainement leurs sculptures; que la statue de Mathieu
de Dombasle réclame une inscription moins sottement tronquée, et
que la place Saint-Jean - vous, Messieurs Corbin !!! - regarde,
depuis 1890, si elle voit venir la statue tant désirée de Jean
Lamour, le roi du fer forgé à Nancy !
On me dira peut-être :
- « C'est, très beau de parler ainsi, d'être un pointilleux
Zoïle, inspecteur de nos monuments nancéiens, de remarquer telle
ou telle défectuosité et de savoir combien il manque de feuilles
d'or aux grilles de la place Stanislas.... mais donnez-nous donc
les moyens pratiques de remettre en état tous ces monuments
artistiques, héritage un peu lourd de nos ancêtres ! L'art coûte
cher, aujourd'hui plus que jamais, et dans notre société
démocratique, les artistes sont des dieux qu'on ne retient
qu'avec des chaînes d'or. »
Sans doute... et j'ai trop personnellement hêlas ! le sentiment
des pénibles et tangibles réalités, pour ne pas m'incliner
devant une pareille objection, l'objection primordiale de tous
les conseils municipaux.
Et pourtant je ne me rends pas. Une ville comme Nancy, qui a un
budget considérable, devrait pouvoir trouver, bon an, mal an,
cent mille francs pour les beaux-arts, pour la conservation et
la restauration de ses monuments.
On trouve bien des millions pour certaines destinations,
peut-être plus utiles immédiatement, mais à coup sûr moins
intéressantes.
Sait-on gré aux anciens d'avoir remué des terres, creusé des
égouts, amélioré l'hygiène, arrêté le paupérisme ?
Sans doute, c est beau, c'est noble, c'est généreux... et il y
aura toujours assez de grands coeurs pour le devoir de la
solidarité et de l'altruisme... mais que reste-t-il dans le
souvenir des hommes, d'Athènes et de Memphis, de Delphes et de
la Rome antique ?
Des monuments, orgueil des civilisations disparues, des statues,
gloire de nos musées, des bijoux étranges et des vases précieux,
toutes choses d'art quasi-divin qui nous font dire : ces
peuples furent grands !
Et puis, si l'on ne veut pas dépenser de grosses sommes pour
restaurer un monument - et pourtant est-ce que Nancy se
ruinerait avec 30.000 francs consacrés à la porte Saint-Georges
? - eh ! bien, il y a une chose très simple: il faut, quand il
en est temps, conserver les monuments existants, en les visitant
sérieusement et fréquemment afin de réparer les injures du temps
et des hommes.
Si maintenant nous sortons de Nancy - il y aurait encore tant de
choses à dire citant de dégradations à signaler, ne serait-ce
qu'à Bonsecours - n'y a-t-il pas lieu pour la Touring-Club de
s'interposer souvent pour la défense de nos plus beaux monuments
lorrains ?
C'est, à Toul, des chapelles de la Cathédrale et des cloîtres
qui tombent en ruines; c'est à Saint-Nicolas de Port, une
église, sublime entre toutes, que des dévotions puériles
défigurent lamentablement, que des vandales abiment à
l'extérieur en mutilant à coups de pierre l'adorable statue de
saint Nicolas, chef-d'oeuvre des Richier, à Saint-Nicolas où une
affreuse bicoque entre deux contreforts, envoie ses eaux dans
les fondations et ses fumées dans
les vitraux d'Antoine et de René II, récemment restaurés à
grands frais par l'Etat.
C'est à Lunéville, un château livré à une soldatesque
insouciante, qui campe dans les splendeurs de Léopold, du roi
Stanislas, de Voltaire et de la divine Emilie ; un château royal
qu'on mutile de jour en jour, où l'on installe, en pleine cour,
une énorme statue équestre
de Lassalle, un pur contre-sens historique et esthétique en cet
endroit; un château où les soldats arrachent, pour se chauffer,
les parquets des chambres de Voltaire, où tout est livré à la
ruine et au plus triste des abandons officiels.
C'est à Pont-à-Mousson, où l'église de l'Université ducale est
encombrée de statues rococo affreuses bondieuseries du quartier
Saint-Sulpice; où le Petit-Séminaire, cette exquise merveille
d'art, est laissé entre les mains d'un homme sans soins et sans
goût, d'un vandale
qui a fait badigeonner des fresques de toute beauté, une Cène
que l'abbé Gombervaux s'était plu à faire habilement restaurer ;
à Pont-à-Mousson, où la municipalité béotienne fait clouer des
planches à bouquins contre des tapisseries de haut prix; à
Pont-à-Mousson, où la place Duroc est toute défigurée, où une
fontaine de style Louis XV disparaît sans crier gare, où le
tombeau de Philippe de Gueldres est profané sans pitié
Un peu partout, cette revue monumentale pourrait se continuer,
hélas ! en découvrant les mêmes ruines modernes, les mêmes actes
de vandalisme.
A Haroué, le chef-d'oeuvre de Boffrand est vide et dévasté; à
Sion, l'église du pèlerinage national s'en va dans un
regrettable abandon ; à Liverdun, le tombeau de saint Euchaire
reste
inachevé, pendant qu'à Bouxières, on cherche à tâtons, dans une
cave, le lieu sacré où fut déposé le corps du fondateur, saint
Ganzelin, et qu'à Toul, on ferme ridiculement la crypte
séculaire où reposa Mansuet, l'apôtre des Leukes, sous une
dalle effigiée, chef-d'oeuvre de
la sculpture lorraine au XVIe siècle.
L'oeuvre du Touring-Club est immense, et il faudra des années
d'un incessant effort pour la mener à bonne fin. On aura des
préjugés à vaincre, on se trouvera en présence de toutes sortes
de difficiles de parti pris, de mauvaise foi, voire d'hostilités
sourdes ou déclarées.
Il faudra beaucoup de doigté, de ténacité, et par dessus tout un
amour immense pour cette terre de Lorraine qui reste encore
admirable par ses sites et ses monuments historiques.
Salve, Magna Parens.
J'ai confiance, Messieurs les délégués, que vous atteindrez le
but que s'est proposé le Touring-Club : « Dénombrer les
richesses naturelles et artistique de notre France et les sauver
de la ruine et de la destruction ».
En agissant ainsi, vous aurez fait oeuvre bonne, oeuvre de haute
valeur humaine... et de cette oeuvre excellente, on pourra
redire cette phrase, gravée sur le magnifique tombeau de saint
Euchaire à Liverdun :
« Omne quod excellens opus et sublime, futurum est... . Tout ce
qui est excellent et sublime
durera. »
Nancy, octobre 1905.
EMILE BADEL. |