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Protection des sites et monuments - 1905

Bien avant la loi 31 décembre 1913 sur les Monuments historiques, Emile Badel s'interrogeait dès 1905 dans l'Immeuble et la construction dans l'Est, sur la nécessité de protéger sites et monuments du département, alors même que le cadre législatif ne comprenait que la loi du 30 mars 1887.
On le verra ensuite mener cette tâche pendant 25 ans, et on peut notamment citer :
- son intérêt pour le classement des vestiges de la grande-guerre (tel l'hôpital de Domjevin), et pour les opérations de reconstruction ;
- ses efforts entre 1927 et 1931 pour obtenir le classement du château féodal de Blâmont ;
- la publication en 1929 de la liste des monuments historiques de Meurthe-et-Moselle.


L'Immeuble et la construction dans l'Est
22 octobre 1905

LA PROTECTION DES SITES EN MEURTHE-ET-MOSELLE

On sait que le Touring-Club de France vient d'organiser, dans chaque département, un Comité spécial chargé de la Protection des Sites naturels et des Monuments publics, exposés à la destruction et à la ruine.
Le Comité de Meurthe-et-Moselle est ainsi composé :
MM. Furby, procureur de la République, délégué général, Aubin, ingénieur en chef des ponts et chaussées, Emile Badel, professeur et publiciste, Bretagne, secrétaire des Amis des Arts, Collesson, secrétaire-général de la Société de Géographie, Emile Duvernoy, archiviste départemental, Paul Fliche, président de la Société de Géographie, Gutton, président du Syndicat d'initiative des Vosges et de Nancy, Larzillière, conservateur des forets, Léon Germain de Maidy, archéologue, Charles Sadoul, directeur du Pays lorrain, Dr Sogniès, président du Photo-Club, Thoux et Villain, ingénieurs.
On attend encore les réponses de MM. Charbonnier, architecte et des présidents de l'Académie de Stanislas, de la Société d'histoire de Briey, de la société lorraine de photographie et de la société philotechnique de Pont-à-Mousson.
Notre collaborateur. M. Emile Badel a adressé au Comité départemental l'intéressant rapport suivant :

Messieurs,
L'administration centrale du Touring-Club de France m'ayant demandé mon adhésion au sujet de l'oeuvre qu'elle a entreprise pour la Protection des Sites et des Monuments de Meurthe-et-Moselle, je n'ai pas cru devoir lui refuser mon modeste concours.
C'est pourquoi je vous demande la permission de vous adresser, non pas un rapport complet sur ce qu'il conviendrait de faire, mais quelques idées personnelles qui pourront peut-être vous guider dans vos travaux ultérieurs.

1° LA PROTECTION DES SITES

Le département de Meurthe-et-Moselle est un de ceux qui, depuis trente ans et plus, sont devenus absolument tributaires des grandes industries intensives ; sel, soude, forges, fonderies, filatures, bientôt houillères, etc. etc.
On a dit - des gens bien intentionnés sans doute et qui étaient du métier - on a dit que, si l'industrie défigurait un paysage, elle le transformait et même lui donnait une beauté d'un autre genre.
J'avoue humblement que dans ma cervelle d'enraciné de Lorraine, je n'ai pas encore compris ni goûté les splendeurs des résidus de nos salines et de nos soudières, les beautés incomparables des crassiers de nos hauts-fourneaux et jusqu'à ces volcans d'un nouveau genre que les forges de Jarville dressent au sud de Nancy, en plein terrain d'alluvions de notre Meurthe, empoisonnée et souillée par les détritus et les déjections de nos cités.
L'industrie, certes, je l'admire et ne demande pas sa déchéance ni sa mort, je ne réclame pas l'exil en des vallons cachés et inconnus de nos salines et de nos soudières, de nos hauts-fourneaux et de nos houillères, source indéniable de la richesse et de la fortune publique.
Non, il faut encourager et développer toutes ces industries florissantes qui font de notre Lorraine un pays de premier plan pour toute la France, mais il faut leur demander à toutes un peu d'efforts pour ne pas trop enlaidir les sites où elles s'installent victorieusement.
La Lorraine (le département de Meurthe-et-Moselle surtout), est une terre que les étrangers visitent bien peu et qui pourtant renferme des beautés naturelles de tout premier ordre.
J'en ai signalé quelques-unes dans mon volume : A travers la Lorraine, et dans une brochure, publiée dans l'Est en 1904, intitulée : Sur les Beauvoirs de la Lorraine. J'avais préparé,  pour les vacances de 1905 - si les événements l'avaient permis - une nouvelle série d'excursions lorraines : Par les vallées de la Lorraine, étudiant successivement et décrivant avec amour les charmantes vallées : de la Moselle, de la Meurthe, du Sanon et du Madon, du Petit-Rhône et de la Mortagne, de la Vezouse et du ruisseau d'Ache, de la Mauchère et du Rupt-de-Mad.
Qu'y a-t-il, en effet, de plus ravissant, pour qui sait en savourer tous les détails, que cette splendide vallée de la Moselle, depuis Charmes et Rayon jusqu'à Flavigny, Pont-Saint-Vincent, Toul, Liverdun (qu'on massacre si cruellement), Frouard et Pont-à-Mousson.
Qu'on suive le creux du val herbu ou qu'on longe les crêtes nues ou boisées le paysage se déroule, tantôt avec une douce sérénité, tantôt avec une grâce exquise.

Ici, le fleuve sinue et serpente lentement en méandres infinis; plus loin, ruban d'argent clair sur les vertes émeraudes de nos prés, il marche droit vers le nord ; voici les villages joliment accrochés aux mamelons ou semés le long des eaux limpides; voici les forets qui couronnent les monticules rocheux où les industries actives vont chercher la pierre et le minerai de fer ; voici encore les vergers, les haies vives, les boqueteaux frissonnants et toute cette nature lorraine qui est un merveilleux Eden aux premiers jours du printemps.
A côté de la vallée de la Moselle, n'avons-nous pas la reposante coulée de la Meurthe, les sites enchanteurs de Baccarat et de Lunéville, de Blainville et de Rosières, aux antiques salines disparues ?
N'avons nous pas ces vaux de paix et de joie suave : la Vezouse avec Cirey et Blâmont, le délicieux Madon avec Xiroconrt (une perle inconnue) Haroué (le paradis du rêve), Pulligny et le Moulin des Amours, sous les vignes de Frolois ?
N'avons-nous pas la vallée du Sanon, si gracieuse en automne, les étranges solitudes du Petit-Rhône, entre Rosières et Saint-Nicolas, et cette petite Suisse en miniature de la vallée de l'Ache, vers le castel féodal de Pierrefort ?
Et les rives de l'Amezule et les beaux paysages de la Mauchère, et les vallons si intéressants, si recueillis de la Seille et du Rupt-de-Mad ?
A côté de ces vallées qu'il fait si bon parcourir à pied en la belle saison, n'avons-nous pas aussi les merveilles - trop inconnues - de la forêt de Haye, les étangs mystérieux de la Forêt-la-Reine, et l'immensité des plateaux du Vermois et de la Woëvre?
Chacun de nos cantons, chacune de nos bourgades pourrait montrer des beautés naturelles vraiment curieuses et dignes d'être visitées par les touristes.
Ici, c'est un sous-bois délicieux ; là, un cirque de verdure ; plus loin, des rochers qui surplombent ou bien des arbres séculaires et des forêts qui dévalent ; plus loin encore, des ruines, d'un pittoresque achevé, des effets de lumière surprenants, des trouées de soleil en des gorges étroites.
Il faudrait, pour être pratique, que, dans tous nos cantons, que dans toutes nos bourgades et nos villages les plus importants, l'on instituât un sous-comité pour indiquer, en un tableau complet, toutes les curiosités naturelles du lieu.
Mieux encore ! Il faudrait que le Comité départemental du Touring-Club, sous le patronage, par exemple, du Syndicat d'initiative des Vosges... et de Nancy, et de la Société de géographie de l'Est, s'occupât de dresser cette liste des beautés naturelles de Meurthe-et-Moselle.
A ces concours précieux, viendrait s'adjoindre l'armée si nombreuse et si vaillante de nos photographes amateurs. Il faudrait cataloguer nos Sites naturels.... il faudrait continuer avec méthode, ce que j'avais essayé de faire jadis dans l'Immeuble et l'Est républicain, et comme, avec une si belle vaillance, digne d'un plus heureux sort, l'avait entrepris à son tour, mon éminent confrère, M. Emile Nicolas, dans la Lorraine-Artiste.
L'industrie ne fait pas de sentiments ; les beautés du sol et de la nature l'intéressent fort peu... elle va son chemin sans s'inquiéter du passant, du poète et du rêveur ; elle dresse ses énormes cheminées aux fumées continues - voile de cendre au-dessus de nos riantes vallées; - elle aligne ses constructions de briques et ses cités ouvrières ; elle capte les eaux et les rend toutes contaminées ; elle obstrue les passages, elle coupe les perspectives, et, comme les géants de la fable, elle entasse Ossa sur Pélion, crassiers sur crassiers, détritus sur détritus, montets de noires scories sur monticules de débris.
On a dit qu'il y avait une âpre beauté dans ces masses de bâtiments industriels, dans ces colonnes de briques rouges qui montent vers le ciel, dans ces fumées éternelles qui assombrissent nos sites et endeuillent toute notre terre de Lorraine, naguère encore pays du
vin et du froment, grenier d'abondance et région de pleine agriculture.
N'a-t-on pas fait, à Nancy même, certaine conférence sur les beautés de l'industrie dans les sites de la Lorraine ?
Que Messieurs les ingénieurs, qui «  blanchissent tous les jours devant des tableaux noirs », et pour qui les mystères des sciences exactes n'ont plus de secret et sont le nec plus ultra de la beauté, trouvent admirables ces constructions gigantesques, je le veux bien, et je les en félicite, sans pouvoir partager leur bonheur !
Il sera bien permis aux simplistes, aux pauvres petites gens de chez nous, d'exprimer leurs idées toutes banales, et de regretter le temps où la vallée de la Moselle n'était pas défigurée par les forges, les crassiers, les fumées et les montagnes noires, - où, de Blainville à Nancy, on s'en allait, au fil de l'eau pure de notre Meurthe, doucement bercé par des clapotements des vaguelettes si menues, l'oeil reposé à la vue des coteaux portant fruits, à la vue des vignes qui s'étageaient, à la vue des champs de blé jaunissants et des prés verts qui s'étendaient jusqu'aux rives.
Cependant n'y a-t-il rien à faire, et ne peut-on s'entendre avec les industriels, les maîtres de forge, les chefs d'usines, les conseils d'administration et les gros actionnaires, pour arriver enfin à sauvegarder ce qui existe encore, et à remédier, si possible, à des actes de vandalisme, à des crimes de lèse-nature lorraine ?
C'est le voeu du Touring-Club de France, c'est le rôle du Comité départemental et de toutes les bonnes volontés de la région.
Il suffit d'avoir un plan et de suivre fidèlement ce plan ; il suffit de vouloir fermement arriver à un but, et, par tous les moyens, avec une persévérante ténacité, d'agir et de peser sur les individus, les collectivités, les administrations, souvent si routinières, les conseils municipaux, sur tous ceux, en un mot, qui peuvent apporter à l'oeuvre de protection un concours pécuniaire ou moral.
Ce catalogue de nos sites lorrains... il peut être dressé facilement et rapidement.
Pour cela, il faut se partager le département, soit par cantons, soit par arrondissements, soit peut-être par vallées.
Il faut qu'un délégué soit nommé officiellement, qui fasse lui-même le travail du classement sur place, en obtenant le concours des maires, des curés, des instituteurs, des gardes-forestiers et des cantonniers.
Ce délégué du Touring-Club, muni de pleins pouvoirs, parcourra le ban des communes à lui assignées ; il se mettra en relations avec toutes les personnalités qui lui pourront être de quelque utilité, et, en moins de trois mois, s'il remplit bien son programme, il aura fini de dresser le double catalogue des sites pittoresques et des monuments intéressants de Meurthe-et-Moselle.
Les Sites Pittoresques ! Mais ils abondent, encore une fois, chez nous, et l'on n'aura, certes, que l'embarras du choix.
Qu'il me soit permis d'en signaler quelques-uns, regrettablement défigurés depuis quelques années, aux environs immédiats de Nancy :
Le pont de Malzéville et ses abords ; les Grands Moulins, naguère si intéressants ; le Chemin de Liverdun avec une vue merveilleuse sur Nancy et la chaîne des Vosges ; le val de la Belle-Fontaine; la grimpée de Bouxières-aux-Dames et la pelouse de l'abbaye ; l'ascension de la côte d'Amance avec la vision admirable de Metz, Toul, toute la Lorraine; l'Echo du Montet et la descente sur Chavigny ; Vandoeuvre et ses mamelons chauves ; la si jolie Fonfenotte de Houdemont ; les ruines de Ludres et du Camp d'Affrique; les bois de Machéville et de Lâchou; le confluent de la Meurthe et de l'Amezule ; l'au-dessus grandiose de Dommartemont et la Gueule-le-Loup ; la côte Sainte-Geneviève et le Pain de Sucre ; le vallon de l'Asnée et les dessous de Villers ; le parc majestueux de Remicourt et la chapelle du Prieuré Notre-Dame ; la Goulette de Maréville et les oeuvres d'Anne Fériet; le parc de Beauregard, la Cure d'air
Saint-Antoine, enfin les magnificences uniques de Liverdun, que des usines saccagent de jour en jour, entre la Flie, la gare et le tournant vers Pompey.
Et si nous allions plus loin vers le département, pourquoi donc ne pas s'entendre avec les Messieurs Solvay pour éviter certaines laideurs, avec nos maîtres de forge pour essayer d'arrêter l'empiétement des crassiers, de ces montagnes gigantesques qui barrent les vallées et enlèvent tout leur charme à nos paysages ?
Pourquoi n'irait-on pas déposer quelque part, en un vallon inconnu et désert, toutes les scories de nos usines, pourquoi même les trains de ballast, qui ont amené le minerai de fer, ne remporteraient-ils pas, dans le creux des mines et des carrières abandonnées, ces prodigieux entassements qui défigurent si atrocement nos deux vallées de la Moselle et de la Meurthe ?
La vallée de la Moselle qui était si charmante, il y a trente ans, a vu son pittoresque disparaître au confluent du Madon, par l'extension si rapide des forges de Neuves-Maisons.
Et, de Frouard à Pont-à-Mousson, c'est en fait de la beauté de la vallée, c'en est fait d'un coin de notre Lorraine, délicieux entre tous et si cher à tous les Nancéiens.
Et voici qu'on nous annonce encore la création d'autres usines entre Bayon et Flavigny, voici que vont surgir les cheminées et les bâtiments des salines et des soudières, voici que le chemin de fer de Toul à Epinal, en amenant la vie et la richesse économique dans ce val mosellan, va lui enlever son caractère si particulier de grâce et de tranquille sérénité.
La vallée de la Meurthe, de Rosières à Nancy et à Pompey. est absolument perdue pour les amateurs de pittoresque, autant que pour les poissons que les résidus de sel et de soude empoisonnent tous les jours.
Et pourtant, il y a quelque chose à faire ; il ne faut pas maudire l'industrie, qui a donné tant d'éclat et d'activité à notre pays, qui a su donner de brillantes situations à tant d'étrangers à notre sol, laissant végéter tristement les terriens et les gens de chez nous ! - l'industrie qui a développé en même temps le commerce, toutes les branches du commerce, fondant même des cités nouvelles, là où d'humbles villages agricoles végétaient depuis des siècles.
Il est temps encore de protéger ce qui reste de nos plus beaux sites : à tout prix, il faut sauver Liverdun que les industries envahissent et défigurent lamentablement; à tout prix il faut conserver les ruines séculaires de Mousson et de Prény, du Camp d'Affrique et de Blâmont, d'Ogéviller et d'Amance, de Nomeny et de Varangéville, de Condé et de Pierrefort, etc., etc.
Il faut, lorsqu'une industrie s'établit en quelque site lorrain, il faut s'entendre avec les chefs de cette firme nouvelle, et faire cadrer, si possible, avec le paysage ambiant, les constructions neuves.
Un exemple entre mille ; si la municipalité de Nancy s'était entendue avec les Messieurs Daum, les aimables maîtres-verriers du Pont-Cassé, on n'aurait pas eu à déplorer cette odieuse cheminée qui coupe si désagréablement la place Stanislas et la porte Sainte-Catherine ; on n'aurait pas eu - à son emplacement actuel - la haute cheminée de la Kola-Sportive, d'un si pénible effet le long de la rue Jeanne d'Arc !
Et combien d'autres exemples pourrait-on citer ici, combien d'errements qu'il eût été facile de redresser en temps voulu et sans grandes dépenses pour personne !
Mais à quoi bon récriminer sur le passé ? Il faut essayer d'améliorer le présent et d'organiser l'avenir, et c'est le rôle, le très beau rôle assigné par le Touring-Club de France au Comité de Meurthe-et-Moselle.

(A suivre). EMILE BADEL.
 


29 octobre 1905

(Suite)

Dans la première partie de son intéressant travail sur la Protection des Sites et des Monuments de Lorraine, M. Emile Badel étudiait surtout les beautés naturelles de notre pays, beautés qu'il connaît mieux que personne et qu'il sait, habilement mettre en valeur.
Dans la seconde partie, il s'occupe principalement de la conservation et de la restauration des monuments artistiques, véritable réquisitoire qui n'est que le résumé des nombreux articles parus ici même depuis douze ans, sous les signatures de Pierre Duroc, Dulcitius, Emile Badel, et un Ami de Nancy.

II. - LA PROTECTION DES MONUMENTS

La question de la Protection des Monuments, qui fait partie du programme du Touring-Club de France est tout aussi importante que celle de la Préservation des Sites naturels.
Certains esprits cependant ont cru qu'une pareille oeuvre était plutôt du domaine de l'archéologie pure, sans penser que tout d'abord l'archéologie et l'histoire monumentale ne sont pas des sciences, fermées, ayant de rares adeptes, et sans penser également que l'archéologie et ses fervents disciples seraient heureux d'apporter leur dévoué concours à l'oeuvre entreprise par le Touring-Club, avec des moyens moraux et financiers qui dépassent la portée d'influence d'une société départementale.
Plusieurs fois, depuis son demi-siècle d'existence, la Société d'archéologie lorraine a élevé la voix pour défendre tel ou tel monument légué par nos pères ; plusieurs fois son bureau s'est interposé auprès des pouvoirs publics en faveur d'oeuvres architecturales remarquables que l'utilitarisme contemporain voulait impitoyablement détruire.
Plusieurs fois également, des membres de cette Société ont publié des Monographies de monuments lorrains, qui ont empêché telle mutilation ou incité à telle restauration.
Je citerai notamment les travaux de M. Léon Germain sur la porte Saint-Georges, sur la vieille et si regrettée église de Maxéville, si pleine de souvenirs historiques et artistiques, - de MM. Louis Lallement et Auguin sur l'oeuvre de Jean Lamour à Nancy, sur la coquette fontaine d'Alliance, sur les objets d'art de la Cathédrale, etc., etc.
Maintes fois, depuis douze ans, dans la vaillante revue du bâtiment en Lorraine, l'Immeuble et la Construction, j'ai appelé l'attention de l'Etat et des municipalités successives, sur le piteux état de nos grilles en fer forgé, de nos portes monumentales (Craffe, Désilles, Notre-Dame, Saint- Georges, Saint-Nicolas, Arc-de-Triomphe), de nos églises (Cathédrale et Cordeliers), de nos maisons historiques et de toutes ces merveilles architecturales qu'on appelle les églises de Toul, Saint Nicolas, Pont-à-Mousson, Nomeny, Varangéville et Vézelise.
Maintes fois, pour les sauver des atteintes du vandalisme fabricien et du mauvais goût de certains curés, j'ai demandé le classement, par l'Etat des superbes églises ogivales de Varangéville et de Vézelise, de Briey et de Nomeny, sans oublier Frolois, indignement badigeonnée il y a peu d'années.
L'archéologie a donc rendu des services remarquables aux oeuvres léguées par les architectes des siècles passés.
Mais le Touring-Club, par sa puissante autorité, par son étonnante diffusion et par sa prodigieuse publicité, peut et doit agir bien plus efficacement que les archéologues et les publicistes de province.
La Protection de nos Monuments est une oeuvre qui s'impose, en présence des idées trop utilitaires d'aujourd'hui, en présence de l'ignorance, de la vulgarité et de la médiocrité, trop constatées, hélas! de la plupart des conseils municipaux de villages et de bourgades.
Et même dans les grandes villes, qui s'intéresse à la splendeur des monument parmi les élus des municipalités ?
A Nancy, n'avons-nous pas vu, depuis trente ans, disparaître des monuments extrêmement curieux : le bel escalier de l'Are-de-Triomphe. remplacé par cette horrible statue de Héré qu'on voudrait jeter aux gémonies ; le gracieux Manège des Pages, démoli sans rime ni raison, pour faire place à quoi ? à ce carrefour où gîte le monument de Grandville, monument qu'on mutile à plaisir, et qu'on devrait enfin enclore au sommet du rectangle des rosiers, au bout de la Terrasse de la Pépinière ?
N a-t-on pas vu disparaître sans motif la façade intérieure de la porte Saint-Jean, beau spécimen d'architecture Louis XIII, qu'on pouvait rebâtir ailleurs en forme de portique triomphal ?
Et la fontaine Saint-Thiébaut, tant vantée par les princes de la science médicale au temps de nos ducs, et si regrettablement lâchée dans un égout voisin ! Et le magnifique pavillon du roi Stanislas, rue Saint-Julien, démoli pour faire place à cette horreur qu'on appelle l'Hôtel des Postes, alors qu'on en pouvait faire la résidence de la Direction !
Et la chapelle luxueuse des Dominicaines furieusement abattue dans un vent de folie, alors qu'on la pouvait transformer en Musée de l'Ecole des Beaux-Arts ! et la porte Saint-Georges qu'on n'arrive pas à restaurer convenablement, comme au temps de Charles III, et qu'on a laissée envahir par des constructions parasites !
Et ce gracieux bijou d'art religieux qui était la chapelle des Petites-Carmélites, à l'emplacement de la Banque de France, et les mutilations si lamentables de nos portes historiques de la Craffe et de Notre-Dame des Champs !
Si le Touring-Club avait, existé trente ans plus tôt, peut-être Nancy aurait-elle conservé un certain nombre de ces monuments que les vieux Nancéistes regrettent toujours et qu'on n'a remplacés par rien de bien intéressant et de bien monumental.
Est-ce que les étrangers qui viennent visiter Nancy vont, admirer les splendeurs (? ! ?) de nos écoles et de nos lycées, notre hôtel des postes ou de nos hospices et hôpitaux ?
On a beaucoup bâti à Nancy depuis quarante ans... Y a-t-il une oeuvre - à part la Salle Poirel de M. Jasson, cet habile homme que la Fortune a traité en enfant prodigue - qui soit vraiment digne d'intérêt, en dehors des églises Saint-Epvre, Saint-Pierre, Saint-Léon et du nouveau Sacré-Coeur.
Est-ce qu'on va visiter Saint-Fiacre trop mesquin, Saint-Mansuy inachevé, Saint-Nicolas sans clocher et Saint-Joseph entièrement raté ?
Si donc, nos modernes constructeurs ne dotent point la capitale de la Lorraine d'oeuvres grandioses, il faut à tout prix conserver pieusement les monuments du passé, les sauvegarder de tout vandalisme et les restaurer avec amour.
Le Touring-Club peut beaucoup dans cet ordre d'idées.
Il empêchera les destructions projetées, il signalera les dégradations de tout genre, il viendra au secours d'un monument délaissé, il intéressera à sa restauration ou tout au moins à sa conservation, l'Etat, le département, les communes, les sociétés, et, au besoin, saura susciter de généreux Mécènes.

Pour rester pratique, je voudrais simplement signaler ici ce qu'il importerait de faire, soit à Nancy, soit dans ses environs immédiats !
A Nancy, il faudrait s'employer utilement à la restauration de la Croix-Gagnée, dont les deux inscriptions du XVIe siècle sont devenues illisibles. Il faudrait empêcher les enfants de ces lointains quartiers de souiller et de dégrader cet antique monument de l'époque de notre duc Antoine, comme il faudrait obtenir le classement de la Tour de la Commanderie, son dégagement par la propriétaire, Mme Clérin, et l'apposition sur le mur de clôture d'inscriptions commémoratives rappelant l'histoire de cette institution chevaleresque, presque millénaire.
Il faudrait peser, par tous les moyens, par la presse, par des conférences, voire par des souscriptions - et pourquoi ne pas imiter les belles campagnes du Matin, à Paris
 ? - sur les municipalités pour obtenir successivement les restaurations historiques et artistiques: de l'Arc de Triomphe dont les marbres se descellent et donnent asile à des légions de moineaux, - des groupes de la place Carrière, - des façades de nos Tribunaux, - des grilles et des balcons de Jean Lamour, - du piédestal vermoulu du roi Stanislas, - de la fontaine d'Alliance, - de la porte Saint-Georges à la voûte si dangereuse, - de la porte Saint-Nicolas enherbée et moussue; - de la façade de la Cathédrale toute martelée, - du monument Creyaux au Jardin Botanique, - des portes de la Craffe et Notre-Dame, etc., etc.
Pourquoi - ni je dit. - ne pas intéresser des Mécènes et des amateurs à la conservation de nos plus beaux monuments de Nancy ?
Il y a quelques années, j'avais essayé de diriger la bienfaisance connue d'un Nancéiste éminent vers les restaurations urgentes de la porte Désilles, dont il est le tout proche voisin. J'aurais voulu qu'il fît, pour ce gracieux portique du XVIIIe siècle, ce qu'il va faire pour les bâtiments de la cour du théâtre municipal - agir directement avec une équipe d'artistes et d'ouvriers, pour rejointoyer les pierres, remplacer les blocs effrités, ôter les herbes et les arbustes dévastateurs, enlever l'ignoble planche noircie et replacer les écussons, les médaillons, les armoiries et les inscriptions d'autrefois.
Il n'en aurait pas coûté 5.000 francs ! Qu'est cela dans la bourse inépuisable d'un philanthrope, tout dévoué aux oeuvres sociales, mais qui devrait laisser à sa ville natale un magnifique souvenir artistique.
Il y a à Nancy des gens - on en compte plus d'une centaine, dit-on - dont la fortune atteint ou dépasse le million, des gens comme MM. Bour, Paul, Corbin, qui sont des amateurs délicats et qui pourraient aider, dans une très large mesure, l'oeuvre de préservation et de conservation, entreprise par le Touring-Club de France !
Nous avons à Nancy en particulier, deux monuments qui attirent et retiennent longuement le visiteur: le Palais Ducal et l'Eglise des Cordeliers !
La Société d'Archéologie lorraine, c'est une justice à lui rendre - malgré ses quelques accès d'humeurs peccantes - entretient du mieux qu'elle peut ce Palais Ducal qui reste propriété de la Ville.
Mais ses ressources trop limitées ne lui permettent pas toujours les restaurations, les agrandissements et les embellissements nécessaires : les bases de la Porterie sont informes par l'usure, les montants aux fines-ciselures de Mansny- Gauvain sont enduits d'épaisses couches de poussière; il faudrait un pavé moins banal dans la salle des Cerfs; il faudrait surtout terminer le Palais à l'angle de la Petite-Carrière, et rappeler par des inscriptions les noms de nos plus glorieux ducs, l'emplacement de la Collégiale Saint-Georges et du tombeau de Charles- le-Téméraire.
Il y a un square sur l'emplacement de cette Collégiale de Raoul le Vaillant! pourquoi n'y pas dresser quelque monument de souvenir, qui redirait aux passants les noms des ducs inhumés dans ce sol, et toute une histoire merveilleuse, ignorée du plus grand nombre ?
Et les Cordeliers! Est-il possible que le sanctuaire national de la Lorraine, que le Saint-Denis d'une race auguste entre, toutes, soit si mal entretenu !
Pourquoi ne pas intéresser à nouveau le descendant de la Maison de Lorraine, l'empereur François-Joseph d'Autriche, ou son successeur désigné, à cette oeuvre de piété filiale et de réparation artistique ? L'extérieur est misérable avec un affreux clocheton branlant, avec des murailles décrépites et couvertes de lèpre, avec une méchante grille qui n'arrête pas les plus immondes souillures.
René II, qui fut si grand, si vaillant, si puissant, reçoit chaque jour sur sa tombe, en guise d'hommage-lige, les déjections de tout un quartier..., et dans la crypte de la Chapelle-Ronde où ils reposent en tas, les belles princesses de Lorraine, les princes charmants d'autrefois, n'ont même pas leurs os garantis contre la poussière, la pluie et la froidure des hivers.
Les monuments de Nancy ont tous besoin d'une efficace protection... et cette protection doit s'étendre au monument lui-même, extérieur et intérieur, aux objets d'art qu'il renferme, aux sculptures, aux détails de son ornementation.
Les Amis de Nancy - qu'on aimerait voir plus ardents, plus méthodiques et plus... oeuvrant pour Nancy - devraient s'unir au Touring-Club pour obtenir la suppression de ces inscriptions ridicules ou grossières, de ces multiples graffites qui déshonorent nos murailles, pour empêcher telle ou telle dégradation, tel ou tel empiétement de particuliers (comme à la Rotonde), et pour signaler à qui de droit ce qu'il conviendrait de faire à chacun de nos monuments.
Quand on songe qu'il a fallu une campagne de presse de seize ans pour obtenir le nettoyage - pas la restauration - de la Croix de Bourgogne, ce glorieux Mémorial de la victoire de René II, au 5 janvier 1477; quand on pense que, depuis 1892, il manque une aile à l'alérion extérieur de la porte Saint-Nicolas, et que les dorures de la fontaine d'Alliance n'ont jamais pu être refaites, malgré les supplications des artistes et des nancéistes !
Quand on songe enfin que les frontons des bâtiments du Lycée attendent vainement leurs sculptures; que la statue de Mathieu de Dombasle réclame une inscription moins sottement tronquée, et que la place Saint-Jean - vous, Messieurs Corbin !!! - regarde, depuis 1890, si elle voit venir la statue tant désirée de Jean Lamour, le roi du fer forgé à Nancy !
On me dira peut-être :
- «  C'est, très beau de parler ainsi, d'être un pointilleux Zoïle, inspecteur de nos monuments nancéiens, de remarquer telle ou telle défectuosité et de savoir combien il manque de feuilles d'or aux grilles de la place Stanislas.... mais donnez-nous donc les moyens pratiques de remettre en état tous ces monuments artistiques, héritage un peu lourd de nos ancêtres ! L'art coûte cher, aujourd'hui plus que jamais, et dans notre société démocratique, les artistes sont des dieux qu'on ne retient qu'avec des chaînes d'or. »
Sans doute... et j'ai trop personnellement hêlas ! le sentiment des pénibles et tangibles réalités, pour ne pas m'incliner devant une pareille objection, l'objection primordiale de tous les conseils municipaux.
Et pourtant je ne me rends pas. Une ville comme Nancy, qui a un budget considérable, devrait pouvoir trouver, bon an, mal an, cent mille francs pour les beaux-arts, pour la conservation et la restauration de ses monuments.
On trouve bien des millions pour certaines destinations, peut-être plus utiles immédiatement, mais à coup sûr moins intéressantes.
Sait-on gré aux anciens d'avoir remué des terres, creusé des égouts, amélioré l'hygiène, arrêté le paupérisme ?
Sans doute, c est beau, c'est noble, c'est généreux... et il y aura toujours assez de grands coeurs pour le devoir de la solidarité et de l'altruisme... mais que reste-t-il dans le souvenir des hommes, d'Athènes et de Memphis, de Delphes et de la Rome antique ?
Des monuments, orgueil des civilisations disparues, des statues, gloire de nos musées, des bijoux étranges et des vases précieux, toutes choses d'art quasi-divin qui nous font dire : ces peuples furent grands !
Et puis, si l'on ne veut pas dépenser de grosses sommes pour restaurer un monument - et pourtant est-ce que Nancy se ruinerait avec 30.000 francs consacrés à la porte Saint-Georges ? - eh ! bien, il y a une chose très simple: il faut, quand il en est temps, conserver les monuments existants, en les visitant sérieusement et fréquemment afin de réparer les injures du temps et des hommes.

Si maintenant nous sortons de Nancy - il y aurait encore tant de choses à dire citant de dégradations à signaler, ne serait-ce qu'à Bonsecours - n'y a-t-il pas lieu pour la Touring-Club de s'interposer souvent pour la défense de nos plus beaux monuments lorrains ?
C'est, à Toul, des chapelles de la Cathédrale et des cloîtres qui tombent en ruines; c'est à Saint-Nicolas de Port, une église, sublime entre toutes, que des dévotions puériles défigurent lamentablement, que des vandales abiment à l'extérieur en mutilant à coups de pierre l'adorable statue de saint Nicolas, chef-d'oeuvre des Richier, à Saint-Nicolas où une affreuse bicoque entre deux contreforts, envoie ses eaux dans les fondations et ses fumées dans les vitraux d'Antoine et de René II, récemment restaurés à grands frais par l'Etat.
C'est à Lunéville, un château livré à une soldatesque insouciante, qui campe dans les splendeurs de Léopold, du roi Stanislas, de Voltaire et de la divine Emilie ; un château royal qu'on mutile de jour en jour, où l'on installe, en pleine cour, une énorme statue équestre de Lassalle, un pur contre-sens historique et esthétique en cet endroit; un château où les soldats arrachent, pour se chauffer, les parquets des chambres de Voltaire, où tout est livré à la ruine et au plus triste des abandons officiels.
C'est à Pont-à-Mousson, où l'église de l'Université ducale est encombrée de statues rococo affreuses bondieuseries du quartier Saint-Sulpice; où le Petit-Séminaire, cette exquise merveille d'art, est laissé entre les mains d'un homme sans soins et sans goût, d'un vandale qui a fait badigeonner des fresques de toute beauté, une Cène que l'abbé Gombervaux s'était plu à faire habilement restaurer ; à Pont-à-Mousson, où la municipalité béotienne fait clouer des planches à bouquins contre des tapisseries de haut prix; à Pont-à-Mousson, où la place Duroc est toute défigurée, où une fontaine de style Louis XV disparaît sans crier gare, où le tombeau de Philippe de Gueldres est profané sans pitié
Un peu partout, cette revue monumentale pourrait se continuer, hélas ! en découvrant les mêmes ruines modernes, les mêmes actes de vandalisme.
A Haroué, le chef-d'oeuvre de Boffrand est vide et dévasté; à Sion, l'église du pèlerinage national s'en va dans un regrettable abandon ; à Liverdun, le tombeau de saint Euchaire reste inachevé, pendant qu'à Bouxières, on cherche à tâtons, dans une cave, le lieu sacré où fut déposé le corps du fondateur, saint Ganzelin, et qu'à Toul, on ferme ridiculement la crypte séculaire où reposa Mansuet, l'apôtre des Leukes, sous une dalle effigiée, chef-d'oeuvre de la sculpture lorraine au XVIe siècle.

L'oeuvre du Touring-Club est immense, et il faudra des années d'un incessant effort pour la mener à bonne fin. On aura des préjugés à vaincre, on se trouvera en présence de toutes sortes de difficiles de parti pris, de mauvaise foi, voire d'hostilités sourdes ou déclarées.
Il faudra beaucoup de doigté, de ténacité, et par dessus tout un amour immense pour cette terre de Lorraine qui reste encore admirable par ses sites et ses monuments historiques.
Salve, Magna Parens.
J'ai confiance, Messieurs les délégués, que vous atteindrez le but que s'est proposé le Touring-Club : «  Dénombrer les richesses naturelles et artistique de notre France et les sauver de la ruine et de la destruction ».
En agissant ainsi, vous aurez fait oeuvre bonne, oeuvre de haute valeur humaine... et de cette oeuvre excellente, on pourra redire cette phrase, gravée sur le magnifique tombeau de saint Euchaire à Liverdun :
«  Omne quod excellens opus et sublime, futurum est... . Tout ce qui est excellent et sublime durera. »

Nancy, octobre 1905.
EMILE BADEL.

  

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