Antoine Étienne
Nicolas Grosse (1805-1857)
Antoine Étienne
Nicolas Grosse, plus communément connu sous Etienne
Grosse, nait à Sarrebourg (Moselle) le 26 décembre 1805
(5 nivôse an XIV), fils de Antoine Grosse et Marie Anne
Tisserand (mariés à Sarrebourg le 3 septembre 1804).
(La fiche de la Bibliothèque nationale de France
l'indique par erreur né le 19 décembre, tout comme elle
l'indique ordonné en 1827).
Table décennale de l'Etat civil de
Sarrebourg
Il entre au séminaire
de Nancy où il est tonsuré le 15 avril 1826, puis
ordonné prêtre le 19 décembre 1829. Le 1er janvier 1830, il devient vicaire à la
paroisse Saint Laurent de Pont-à-Mousson, avant, le 21
mai 1834 de devenir curé à Frémonville.
C'est à cette époque qu'il édite, à la Librairie Veuzat
de Lunéville, le « Dictionnaire statistique du
département de la Meurthe », signé M. E.-G., en deux
volumes, le premier en octobre 1836, le second en 1838.
Emile Duvernoy dans « Henri Lepage et la Statistique de
la Meurthe » (Mémoires de l'Académie de Stanislas - 1933) se montre excessivement critique de
la statistique de Grosse, la qualifiant même de « médiocre compilation ». Nous ne partageons pas cette
sévère opinion, car on chercherait
en vain des monographies communales dans le « Mémoire
statistique de la Meurthe » du préfet Jean-Joseph
Marquis (Paris - An XIII). Et la « Statistique
administrative et historique du département de la
Meurthe » (1822) de Louis-Antoine Michel, tout comme la
précédente « Notice de la Lorraine » (1756) de Dom Calmet, sont nettement insuffisants à servir de sources
uniques à Etienne Grosse.
Nous avons publié de la Statistique d'Etienne Grosse :
Il est d'ailleurs aisé de comparer les données de Grosse
des deux articles précédents, à celles de
Michel et
Calmet.
Grosse est élevé à la dignité de
chanoine honoraire des Églises d'Agen et de Bordeaux (Voir
aussi « L'Espérance, courrier de
Nancy », 5 avril 1842).
« Diocèse d'Agen. - M. l'abbé E. Grosse, curé de
Frémonville, diocèse de Nancy, a été élevé par Mgr de
Vesins à la dignité de chanoine honoraire de l'église
cathédrale d'Agen. M. Grosse est le collaborateur de
plusieurs recueils religieux. » - L'Ami de la
Religion - 1842
Il apparait aussi parmi les
correspondant de l'Académie de Bordeaux entre 1842 et
1846 (« GROSSE (l'abbé) curé de Fréminville, près Nancy
»), où il est admis en 1842 grâce au dictionnaire
statistique : «
Vous avez admis également l'abbé Grosse, curé de
Fremonville, près Nancy; il vous a communiqué un
Dictionnaire de statistique du département de la
Meurthe, qui se distingue de la plupart des ouvrages du
même genre par un style simple et sans prétention et par
une connaissance approfondie des lieux qui
sont décrits »
Le 3 janvier 1850, Etienne Grosse est nommé curé à Torcheville, puis
très vite, le 16 novembre 1850 à Dommartin-lès-Toul.
Il est révoqué en novembre 1854 et remplacé le 17
novembre par Jean-François Deblaye : Etienne Grosse rejoint
alors le diocèse de Paris, où il publie en mars 1857 un
« Humble exposé de la question des prêtres en disgrâce
», où on lit ces mots « Eloigné de mon pays natal et
végétant sous un ciel jusqu'alors inconnu, j'accepte mon
épreuve avec résignation ». C'est dans cet exposé, qu'il
cite l' « Exemple mémorable », reproduit ci-dessous,
qu'il aurait connu « dès son berceau et de la manière la
plus intime » : les coïncidences de dates et de lieux
sont telles que, malgré les précautions que prend
l'auteur à ne se présenter que comme témoin, la
description autobiographique apparait indéniable, et
contribue à expliquer les années mouvementées après son
départ de Frémonville.
Nous n'avons pas trouvé trace du décès d'Etienne Grosse,
ni même du lieu, que certains indiquent le 4 octobre
1857, avec la mention « Prêtre habitué à Saint-Pierre de
Montrouge (à partir de 1856) ». L'état civil reconstitué
de Paris (suite à la destruction par les incendies de la
Commune en 1871 des registres antérieurs à 1860),
indiquent un Antoine Grosse, décédé à Paris XIIème le 23
juillet 1856 (qui pourrait être le père qu' « il
vient de voir mourir, entre ses bras, plein de santé,
à la suite d'une opération qui laissait peu de remède »),
et un Etienne Grosse (décédé à Bercy le 18 janvier
1859).
Humble exposé de la question des prêtres en disgrâce
par l'abbé E. Grosse du clergé de Paris,
Membre correspondant de l'Académie de Bordeaux et de
plusieurs autres Sociétés savantes.
EXEMPLE MÉMORABLE.
Quomodo obscuratum est aurum, mutatus est color optimus...
Dispersi sunt lapides sanctuarii... Cecidit corona
capitis nostri... Quomodo sedet sola civitas plena
populo? f'acta est In derisum...
(JÉRÉM. Threni passim.)
J'ai connu, dès son berceau et de la manière la plus
intime, un jeune homme qui était vraiment doué de rares
dispositions pour la science et la vertu. Idole de la
meilleure des mères qui n'épargnait ni veilles, ni
travaux, ni fatigues, pour subvenir aux frais de son
éducation, il grandissait dans une piété que
j'appellerai angélique. Une physionomie heureuse lui
attirait souvent les regards, mais elle n'était que le
reflet de la pureté de son âme et de sa calme innocence.
Pour lui, rien de plus doux que de passer de longues
heures à l'église et de servir à l'autel. On le trouvait
toujours à genoux, et priant avec la ferveur d'un
séraphin, ou bien un livre à la main et dévoré de
l'ardeur de s'instruire. Au collège, et plus tard au
séminaire, les prix de sagesse, les mentions honorables
et de flatteuses distinctions venaient, chaque année,
lui apporter une récompense qui l'embarrassait et qu'il
renvoyait, après Dieu, à sa mère bien-aimée. Ah ! il en
était digne alors, et la voix publique ne se trompait
pas en le proclamant un modèle, un nouveau Stanislas de
Kostka ! C'est le nom qu'il s'est entendu bien des fois
donner par ses condisciples. Jours de vertu et de
bonheur, où êtes-vous ?
Je me souviens qu'après une retraite donnée par le
savant M. Rohrbacher et un prêtre du mérite le plus
éminent, qui est maintenant évêque de Rodez, il
s'agissait d'offrir à la très-sainte Vierge un acte
solennel de consécration, au nom de tous les élèves. Eh
bien ! c'est lui qui fut choisi, non-seulement à cause
de sa piété, mais parce qu'il avait constamment occupé
les premiers rangs par une supériorité persévérante dans
la carrière de l'étude.
Rien de plus édifiant et de plus exemplaire que sa vie
de jeune clerc. Les vacances étaient pour lui une
occasion de nouveaux mérites-; il fuyait le monde et se
tenait à l'abri, avec une telle réserve, qu'il
négligeait même certains rapports de famille, afin
d'éviter les moindres visites. Ses promenades se
dirigeaient toujours vers les chapelles du voisinage; il
venait y chercher de pi us amples bénédictions, et son
coeur, plein de Dieu, ne pouvait se borner aux exercices
de prières qui se pratiquaient au séminaire.
Doué d'une extrême sensibilité de coeur, il a reçu et
donné, à son tour, les plus vifs, les plus nombreux
témoignages d'amitié; mais on peut défier aucun de ses
condisciples d'avoir jamais entendu de sa bouche un seul
mot qui ait pu le rendre, de quelque manière, suspect à
leurs yeux. Qu'on invoque le témoignage de leur
conscience, et on saura si tous ses discours, comme sa
conduite, n'ont pas respiré sans cesse un parfum de
sagesse et de vertu ? Il s'est présenté au sacerdoce, et
ses dignes supérieurs ont daigné l'y conduire avec une
sorte d'empressement qui peut se justifier, par les
garanties du passé et les espérances de l'avenir. Dans
le cours d'une seule année, il fut admis au
sous-diaconat, au diaconat et à la prêtrise, quoiqu'il
n'eût pas l'âge entièrement révolu.
Employé comme vicaire dans une paroisse considérable, où
le ministère était difficile, et pour ainsi dire sans
relâche, il trouva néanmoins des instants libres, pour
se dévouer à l'instruction de quelques jeunes gens qui
lui gardent encore un souvenir d'affectueuse
reconnaissance. Il allait partout à son devoir, avec la
candeur et la simplicité d'un enfant, ne recherchant pas
les louanges, ne se produisant jamais dans aucune
visite, et craignant le monde avec le même sentiment qui
l'animait à l'époque de sa jeunesse cléricale. On a pu
lui reprocher seulement une très-grande timidité de
caractère qui paralysait quelquefois tous ses moyens de
réussir; mais c'était le résultat de certaines terreurs
malheureuses qu'on lui avait imprimées, dès le premier
âge, et à l'insu de son excellente mère.
Passée dans son organisation, cette inquiétude secrète,
cette espèce de trouble, cette frayeur indéfinissable,
après avoir torturé ses derniers jours d'étude, venait
encore l'impressionner dans la chaire évangélique.
Cependant une imagination ardente et cultivée, une
tendre piété et l'onction qui découlait de ses lèvres,
lui promettaient des conquêtes pour le ciel ! Dieu lui
en tiendra compte (5).
On n'a pas oublié son généreux dévouement à l'époque où
le choléra, faisant sa première et redoutable apparition
en France, moissonnait partout de si nombreuses
victimes. L'aumônier de l'hôpital, vieillard faible et
maladif, s'était retire à la campagne; le digne et saint
collaborateur auquel il était associé, et qui est
aujourd'hui curé d'un chef-lieu d'arrondissement, se
trouvait lui - même arrêté par une indisposition assez
grave (6). C'est alors que le jeune vicaire, demeuré
seul, courut à ses fondions et au chevet des mourants,
sans même se douter du moindre péril. Dans ces cruelles
circonstances ,'un homme égaré par les sottes et
criminelles rumeurs que les ennemis de la religion ne
rougissaient pas de propager, en attribuant le choléra
aux manoeuvres du clergé catholique, se présente, armé
d'un long coutelas, dans la chambre où le prêtre
administrait les sacrements à une pauvre femme tombée
victime du terrible fléau. Brandissant le fer meurtrier, il avait annoncé hautement son intention de commettre
un crime... Mais Dieu permit qu'en présence de celui
qu'il voulait assassiner, et qui ne soupçonnait pas même
son dessein, il n'eût pas le barbare courage de
l'exécuter. Tout se passa en quelques paroles assez
paisibles, et cependant, le bruit de l'attentat
prémédité s'étant répandu, la police locale en
instruisit le parquet; mais, grâce aux démarches et aux
pressantes instances du charitable vicaire, l'affaire en
resta là et n'eut aucune suite.
Vint le moment où on lui confia une paroisse de
campagne, assez populeuse. Il y passa les seize plus
belles années de sa vie, faisant trois parts de ses
journées et même de ses nuits; l'une pour ses
obligations de prêtre et de pasteur, l'autre pour
l'éducation de quelques élèves, et la dernière pour ses
études, au milieu desquelles il avait placé la
correspondance la plus active, et dont la défense de la
religion était l'unique but (7).
Déjà, lorsqu'il était à peine dans le sacerdoce, à une
époque de fermentation et d'hostilité contre l'Église,
il avait intrépidement combattu dans la presse
quotidienne. Plusieurs journaux de province et de la
capitale (8), une revue précieuse, publiée en Suisse,
recevaient et sollicitaient du jeune prêtre des
réflexions d'un ordre élevé, et que les événements ont
souvent justifiées ! Un grand nombre de ses articles,
sous le voile du pseudonyme, lui ont permis, grâce à
Dieu, de faire un peu de bien, sans trahir l'incognito,
qui était dans ses timides habitudes.
Pardon, Monseigneur ; ces détails fastidieux paraîtront
bien longs à Votre Grandeur, mais j'ai dû vous faire
connaître l'homme tout entier... Hélas! il ne me reste
plus à vous raconter maintenant que le chapitre des
douleurs !...
En 1848, vers la fin de l'été, profondément découragé
par des injures sans nom et des peines injustement
suscitées, il n'a plus apporté la même ardeur, la même
activité dans les travaux de l'étude. Avec son
imagination ardente, laissé davantage à lui-même, il
sentit alors d'autres pensées, d'autres rêves, le bercer
dans un monde que, jusqu'alors, il n'avait pas même
entrevu.
Depuis son entrée dans la carrière sacerdotale, il
s'était concilié bien des affections : mais, attaché
sans réserve à ses travaux comme à ses devoirs de
pasteur, il avait repoussé avec dédain et avec
indignation, certaines démonstrations qui lui
paraissaient inexplicables (9). Arrivé à cet âge où l'on
redescend le fleuve de la vie, l'énergie lui manqua dans
des luttes pénibles et l'infortunée qui, d'après ses
propres aveux, le poursuivait depuis onze ans, eut enfin
la joie satanique de voir une chute qu'on croyait
impossible.
Plaignons-le, et disons avec une entière vérité, que ce
fut l'éblouissement du vertige, le délire d'un malade
qui extravague sous les ardeurs de la fièvre; le réveil
a été terrible.
Cet infortuné pasteur aurait pu invoquer en sa faveur
des preuves atténuantes, il voulut céder à l'orage. Ses
vénérables supérieurs, inspirés par une bienveillance
paternelle qu'il n'oubliera jamais, lui offrirent le
préceptorat dans une des premières et des plus
honorables maisons du pays. Il ne fit qu'y passer; mais
les jours si rapides et si heureux qu'il put goûter,
suffisent pour laisser dans son coeur un souvenir éternel
des bontés, des attentions délicates et des marques de
confiance qui lui furent prodiguées.
Ne pouvant se séparer d'un père et d'une mère qui
s'étaient dévoués pour lui, avec tant d'abnégation et
d'amour, il dut renoncer à une position, généreusement
adoucie par mille prévenances qui étaient autant de
gages de bonheur.
Il fut envoyé dans une cure de campagne où Dieu lui
ménagea des consolations indicibles. A peine installé,
il avait déjà conquis toutes les âmes. La religion, la
piété, se réveillèrent avec une incomparable ferveur.
Non-seulement le devoir pascal fut accompli d'une
manière exemplaire, mais on ne pouvait se rassasier des
exercices d'une ardente et sincère dévotion. Ainsi, dans
la semaine, la prière était récitée à l'église, et même
à l'époque des travaux urgents de la récolte. Quant au
dimanche, il se passait presque tout entier au pied des
saints autels. C'était un enthousiasme vraiment inouï !
El lorsqu'il fallut partir encore, oh ! quelle
affliction dans cette bonne et chrétienne paroisse!
quels gémissements! quels sanglots dans les familles,
dans les rues et sur tous les chemins ! L'incendie
aurait dévoré chacune des maisons, ou la peste serait
venue décimer les habitants, que la douleur n'aurait pu
éclater avec plus d'amertume et d'intensité.
Rappellerai-je le jour où, déjà éloigné, et ne pouvant
plus être aperçu par la population éplorée, un cri
général précipita la foule autour des murs du
presbytère. Là, invoquant la mère désolée du pauvre
prêtre, on la supplia de montrer au moins le portrait
qui pouvait le représenter, en quelque façon à tous les
regards. Ce portrait fut placé au dehors de la fenêtre ;
aussitôt, une explosion de regrets se fit entendre.
C'étaient des pleurs, des paroles, des trépignements à
fendre les coeurs les plus insensibles. Il fallut passer
l'image chérie dans toutes les mains; on l'arrosa de
larmes, on la couvrit des marques les plus touchantes
d'affection ; enfin, on aurait cru assister à une scène
de dévastation générale, ou d'éternelle séparation.
Ai-je tout dit ? Non, Monseigneur! Ces hommes, ces
femmes et ces enfants qui, pour la plupart, avaient à
peine le pain de chaque jour, entreprirent, en grand
nombre, un voyage lointain et difficile, pour supplier
l'autorité diocésaine de rendre leur pasteur à sa
paroisse en deuil.
Pendant deux jours, on les vit parcourir les rues de la
ville, s'adressant à tous ceux qui pouvaient leur donner
un renseignement utile ou une espérance. J'oserai le
demander, Monseigneur ; faut-il rejeter et maudire,
celui qui, dans le court espace de huit mois, a pu se
concilier de la part de toutes ses ouailles une
affection aussi extraordinaire ?
Mais la décision émanée de l'autorité spirituelle pour
l'envoyer dans une autre contrée, avait le caractère de
sagesse, de justice et d'urgence qui devait la rendre
irrévocable.
Le voilà donc, pour la troisième fois dans la même
année, changeant de résidence, et venant essayer avec
ses parents si tendrement aimés, une existence nouvelle
qu'il voulait remplir de vertus et de bonnes oeuvres.
Placé au sein d'une population que la renommée accusait
de matérialisme, et d'une profonde indifférence pour les
devoirs de la religion, ce prêtre, accablé par de rudes
épreuves, mais relevé par l'espérance, était animé des
résolutions les plus sacerdotales et les plus
généreuses. Comptant sur le secours de Dieu, et augurant
favorablement des dispositions de ses nouveaux
paroissiens, il mit courageusement la main à l'oeuvre, et
ne songea uniquement qu'à remplir ses obligations de la
manière la plus utile et la plus honorable.
Je ne veux rien exagérer, Monseigneur, mais il est
facile d'en appeler aux faits eux-mêmes et à la mémoire
de tous. Peu de mois s'étaient écoulés, et déjà les
coeurs appartenaient à ce prêtre que l'orage avait
transplanté. On entendait partout un concert de
bénédictions et de louanges. L'église, autrefois
déserte, se remplissait chaque dimanche; on y accourait
en foule, même aux exercices du soir; on était
émerveillé de la majesté des cérémonies, et le chant que
le pasteur dirigeait avec une sorte de mélodie, remuait
toutes les âmes. Il nous souvient que plusieurs
habitants du village et de la cité voisine, après avoir
assisté à un service funèbre, se plaisaient à répéter
qu'ils ne voudraient plus manquer aucun office. Les
sacrements étaient fréquentés, et jamais on n'avait
remarqué pareille affluence. Il était donc facile
d'espérer les plus douces consolations pour le pasteur,
une heureuse régénération pour la paroisse, et une ère
de salut, de bonheur pour tous.
Hélas ! hélas! Monseigneur, l'enfer avait combiné de
nouveaux pièges; il fallut s'y précipiter et périr!
Qui pourrait se défendre d'une pénible émotion à la
pensée du malheur de ce prêtre qui, livré aux obsessions
les plus constantes, et ne trouvant rien, dans cette
année même, que fidélité et repentir, allait subir tout
ce qu'il y a de plus déchirant et de plus amer dans la
douleur humaine, malgré ses efforts fatalement rendus
inutiles!
Oubliet pardon à ceux qui l'ont perdu (10)!
A peine eut-il entrevu les nouveaux périls qui le
menaçaient, que le pasteur, justement alarmé, et
déterminé à fuir plutôt que de s'exposer au moindre
reproche, ne cessa plus d'importuner tour-à-tour chacun
de ses supérieurs, pour obtenir un autre poste moins
dangereux. Lorsqu'une paroisse, même la plus chétive,
offrait une vacance, il s'empressait de la solliciter,
et toujours des refus plus amers le replongeaient dans
l'abîme en éloignant le port!.,. Ses instances et ses
démarches se multiplièrent pendant trois années
consécutives, mais sans aucun succès, car on le
supposait à sa véritable place, puisque son ministère
n'avait pas été infructeux. Il n'osait alléguer les
motifs réels qui le forçaient de songer au départ, et ce
fut son plus grand tort; car s'il eût fait taire de
secrètes appréhensions, il est certain qu'en ouvrant son
coeur et en révélant toutes les peines de sa conscience
déchirée, on aurait applaudi à sa détermination, et une
autre position serait venue le dédommager pour toujours.
Refoulé constamment dans ses demandes par
l'administration diocésaine, il voulut en finir d'une
manière plus décisive encore et plus cruelle. Il exposa
naïvement, dans les ternies d'une franchise entière et
de la plus touchante abnégation, sa position
accablante, ses voeux et ses résolutions, à plusieurs
évêques dont il implorait les bontés; les réponses
furent bienveillantes, mais on le détournait de la
pensée d'une émigration lointaine (11).
Ne trouvant de refuge nulle part, il se vit condamné à
mourir chaque jour, du plus affreux supplice, dans la
paroisse qu'on s'obstinait à lui conserver. D'un côté,
la plus sincère affection, la confiance la plus absolue;
de l'autre, de vagues affirmations, des insinuations
calomnieuses, des faits malheureux, le plongeaient dans
une alternative de chagrin ou d'espoir qu'aucune
expression ne peut rendre.
Vous dirai-je, Monseigneur, quelle était l'existence de
ce pauvre prêtre, pendant la dernière année de ses
fonctions pastorales ?
Non-seulement il avait retrouvé la vie d'isolement et de
ferveur de ses premières années, mais chaque matin on le
voyait répandre, un torrent de larmes au pied des saints
autels ! Combien de fois, en célébrant nos augustes
mystères, ses pleurs arrosaient l'hostie sacrée ou
venaient se mêler au sang divin du calice? Il ne
quittait son église qu'à une heure tardive, la
désolation dans l'âme et ne songeant aucunement à sa
nourriture; un long temps s'écoulait, surtout, devant
l'image vénérée de Celle que la voix de tant de siècles
a proclamée le Baume et l'Espoir des coeurs affligés! Les
sanglots qui l'étouffaient, dans l'excès de sa douleur,
étaient quelquefois si déchirants, qu'on pouvait les
entendre au loin (12) !...
Tous les jours, dans le secret de sa modeste maison, il
s'humiliait dans la poussière, et baisait la terre à
cinq ou six cents reprises différentes; trois fois par
semaine, il récitait les psaumes de la Pénitence et
s'imposait d'autres pratiques de dévotion : je ne parle
pas du rosaire, qui était tout entier sa prière
habituelle. Son régime était celui d'un anachorète quand
il ne recevait pas les trop rares visites de ses
bien-aimés confrères.
Était-ce là, Monseigneur, un prêtre qui ne méritait plus
de compassion et de bienveillance? Dieu sait que nous
répétons l'exacte vérité, et nous pourrions révéler
encore d'autres bonnes oeuvres.
Mais, l'enfer allait triompher d'une manière effroyable.
Pendant l'automne de 1854, un nouvel orage s'élève, et
l'infortuné pasteur devait en être écrasé, quoique dans
le cours de cette année même, il n'eût plus été guidé
que par un dévouement absolu à tous ses devoirs. Le
Seigneur qui a été témoin de ses efforts, et qui a
compté ses souffrances, ne les oubliera pas à l'heure de
l'éternelle justice (13).
Obéissant, docile et résigné, il se soumit humblement à
la décision de son évêque, et prit son bâton de voyageur
pour aller où le souffle de la Providence voudrait le
conduire.
Trois années, tout-à-l'heure, seront écoulées, et il
est impossible de rappeler ici les nombreux témoignages
d'affection et de regrets qui sont venus, de ses
différentes paroisses, le ranimer et le consoler, si
toutefois la consolation est encore possible a près une
pareille catastrophe! Maintenant, les préventions
hostiles sont généralement affaiblies; on a fait la part
de l'exagération ; et, en invoquant mille fois son
souvenir, on résume tout, aujourd'hui, par ces deux mots
qui, échappés de bien des coeurs, lui ont été souvent
répétés : LE PLAINDRE ET LE REGRETTER!
Merci, oh ! merci, à vous tous qu'il ne doit plus
revoir! Soyez bénis! Je sais tout ce qu'il y a dans vos
âmes de sentiments généreux et de favorables
dispositions. Que Dieu vous rende en joie et en félicité
ce que vous avez donné en attachement à votre ancien
pasteur !...
Maintenant, Monseigneur, que Votre Grandeur me permette
encore d'arrêter un instant son attention. Quel est ce
prètre qui marche à pas précipités, absorbé dans ses
pensées, et tristement courbé comme sous le poids d'une
immense douleur? C'est lui! Vous qui l'avez vu autrefois
et peut-être envié, le reconnaissez-vous? Le sourire a
disparu de ses lèvres, et les traces de la souffrance
ont vieilli son visage !.. Où va-t-il aux approches de
la nuit? Il court se jeter aux pieds
de la Mère des miséricordes, du Secours des chrétiens,
de la douce Consolatrice des affligés! Il va passer
quelques heures du soir, dans un des sanctuaires les
plus-révérés de la capitale, le Panthéon, Saint-Sulpice,
Saint-Séverin ou Notre-Dame-des-Victoires. Prosterné sur
le pavé, il est quelquefois obligé de laisser couler ses
larmes avant de pouvoir commencer une prière! Plus
souvent encore, au moment de quitter l'église, on les
voit inonder ses joues creuses, et
on entend des sanglots amers s'exhaler de sa poitrine.
En remontant péniblement les rues qui le conduisent à sa
modeste demeure, il ne peut se défendre de continuer ses
gémissements et ses pleurs, sans penser à la foule:
alors quelques passants attendris le regardent,
s'arrêtent et se disent l'un à l'autre : « C'est un
prêtre!... »
Oui, c'est un prêtre! Oh! soutenez-le dans ses épreuves;
car, malgré ce que sa position peut avoir d'honorable,
il n'est plus consolé que par d'immortelles espérances!
Naguère, il avait près de lui son vieux père si bon, si
dévoué, qui le ranimait dans les ennuis ou les chagrins,
loin de la patrie absente; et il vient de le voir
mourir, entre ses bras, plein de santé, à la suite d'une
opération qui laissait peu de remède! Quelle torture et
quel martyre pour son coeur! Le voilà isolé dans la vie,
et n'ayant plus que des souvenirs pour remplir sa
solitude, à côté des grandes pensées de la foi, et des
encouragements donnés à ses travaux !
Le Dieu de miséricorde qui lit dans son coeur, lui fait
la grâce de rester fidèle, en le fortifiant par la
résignation, la patience et la pensée des joies infinies
d'un autre avenir! Ce prêtre, si miraculeusement aidé du
secours céleste, s'efforce de rester un modèle de
régularité et de ferveur : il ne connaît encore que deux
chemins, celui de l'église, et celui qui le mène dans
l'asile renommé, où la Providence lui a ménagé des
occupations honorables, avec celles plus douces encore
du ministère ecclésiastique.
Une partie de ses nuits est employée à la prière ; sa
nourriture est celle d'un religieux abstème ; détrompé
des vaines et fugitives illusions de la terre, il se
livre tout entier aux devoirs qui lui sont imposés, et
aux moyens de préparer saintement la fin de sa carrière.
Une précieuse récompense lui est déjà ménagée par
l'ineffable bonté du Seigneur : il ne cesse de
recueillir tous les jours des marques nombreuses de
confiance et d'estime, parmi lesquelles nous devons
compter son incorporation dans les rangs de notre clergé
(*).
Aussi longtemps qu'il devra encore s'arrêter sur les
rives du fleuve de Babylone, ce prêtre, Monseigneur, va
continuer, avec l'aide de Dieu et la protection de la
Reine du clergé, sa vie de labeurs, de dévouement, de
prières et de fidélité sacerdotale. Aucune plainte ne
tombera de ses lèvres, aucun murmure ne s'élèvera contre
ses vénérables supérieurs, aucune réclamation ne leur
parviendra pour changer ou embellir davantage la
destinée qui lui est faite. Uniquement préoccupé de sa
propre sanctification, il fait volontiers, dans le
détachement de son coeur, le sacrifice de toutes les
espérances, de toutes les joies de cette existence
fugitive, pourvu qu'il obtienne un jour l'éternel
dédommagement qui nous est promis dans les Cieux!
(*) Au moment où nous écrivions ces lignes douloureuses,
le prêtre qui nous a autorisé à raconter sa touchante
histoire, s'est dévoué, dans un autre diocèse, à la
retraite la plus profonde. Mort aux choses de la terre,
il nous a permis de le mentionner comme un souvenir et
comme un exemple qui sera peut-être profitable. Nous
n'avons été que l'écho de ses confidences, et le garant
de faits qui nous sont connus : mais qu'on veuille bien
n'y chercher d'autres applications que celles qui sont
personnelles à cet ecclésiastique, originaire d'une
contrée allemande, et qui attend, aujourd'hui, loin de
nous, l'heure où Dieu le renverra mourir dans sa
patrie.
(4-5) II a recueilli de ses paroissiens les plus
touchants témoignages d'approbation, et on lui a répété,
souvent, le charme qu'on éprouvait à l'entendre. Dans
ces manifestations il n'y avait rien qu'il pût
s'attribuer, car il n'ignore pas ce qui lui manque pour
se trouver au niveau de sa mission. Ce n'est pas à lui,
mais à quelques-uns de ceux qui ont vécu dans sa
paroisse, que nous devons cette communication.
(6) La santé de ce vénérable vicaire était chétive et
avait besoin de ménagements. Devenu curé de canton, il
s'est concilié l'estime générale, et il est, avec
raison, un des prêtres les plus justement honorés de
tout le diocèse. Nous sommes heureux de lui adresser ici
un hommage de respect, de considération et de
reconnaissance, qui a toujours été dans notre coeur.
(7) Parmi ces élèves, nous pouvons mentionner un des
prêtres les plus instruits et les plus distingués du
pays. Un autre, également éminent par sa piété et sa
capacité, est à la veille de recevoir le sacerdoce. Nous
ne pouvons pas oublier celui qui occupe un grade élevé
dans un régiment de cavalerie, et un quatrième qui
aurait figuré parmi les pharmaciens les plus savants de
la France entière, si la mort ne l'avait enlevé à la
fleur de l'âge, en même temps que sa jeune épouse. Il en
est deux autres, appartenant à la plus honorable
famille, qui jouit avec raison de la considération la
plus méritée. Il n'a pu leur être utile autant qu'il
l'aurait désiré dans son coeur.
(8) Le peu d'importance que nous attachons à ces
compositions éphémères, la plupart oeuvres de
circonstance, nous empêche de citer les journaux et les
recueils auxquels il a coopéré, et ordinairement sous le
voile d'un pseudonyme. On a utilisé quelquefois ses
propres paroles, dans des ouvrages étendus et renommés;
il ne s'en est point prévalu, et en renvoie tout le
succès à Dieu seul. Nous devons ces détails à la
bienveillante confiance de quelques-uns de ses anciens
amis.
(9) On ne saura jamais les pénibles résistances qu'il
a longtemps opposées; mais Dieu daignera s'en souvenir.
Nous rapporterons seulement qu'un jour, il s'est élancé
de la fenêtre de son presbytère, pour échapper à des
visites qui étaient une persécution dangereuse, et celle
qui s'était présentée avait la main pleine d'offrandes !
Ce fait nous a été révélé par les personnes les plus
honorables, et combien d'autres imputations ne
pourrions-nous pas dissiper ?
(10) Si on voulait interroger l'opinion de la population
toute entière, on apprécierait mieux l'étendue et le
poids du malheur qui est ici raconté. Nous avons entre
les mains, en faveur de ce prêtre placé dans de cruelles
circonstances, les témoignages et les preuves les plus
irrécusables, les plus péremptoires, qui appelleraient
plutôt la compassion que le mépris et la haine. C'est ce
qu'on n'a cessé de lui répéter depuis quelques années,
et nous en avons reçu nous-même l'assurance.
(11) II peut exhiber les réponses de plusieurs évêques,
et toutes sont bienveillantes. Quoique nous en ayons
reçu communication, nous croyons inutile de les
reproduire dans ces notes.
(12) Bien des fois, brisé par la douleur et le
désespoir, il se roulait dans la poussière, devant
l'autel de la sainte Vierge, en l'appelant à son aide,
au milieu des sanglots les plus amers et des prières les
plus ardentes. Hélas! rien ne put conjurer le coup
irrémédiable qui devait le frapper ! Ces détails intimes
nous ont été révélés par des personnes qui en ont été
les témoins à son insu, el qui ont eu occasion de nous
en parler quelquefois.
(13) Avec un caractère plus tenace et plus énergique,
indépendamment des preuves qui pouvaient éclaircir, et
singulièrement modifier les accusations, il est
incontestable que sa position se serait maintenue, car
il avait les coeurs pour lui. Mais il fallait en finir,
et il a préféré supporter les peines les plus
écrasantes, et l'expiation, s'il le faut, jusqu'à la
mort, pour se soustraire à de nouveaux périls. Il
demande à Dieu, dans la sincérité de son âme, que les
successeurs qu'on lui a donnés soient plus heureux, et
c'est le voeu que je lui ai entendu exprimer dans ses
douloureuses confidences. |