A LUNÉVILLE
Une visite aux ruines
Le Crime des Barbares
Nancy,
30 septembre.
Et moi aussi j'ai voulu revoir Lunéville, que
j'avais quitté dès les premiers jours de la
mobilisation.
En quel état j'ai retrouvé cette coquette et joyeuse
cité !
Des ruines, partout des ruines.
Sur tout mon itinéraire j'avais vu bien des choses
d'où suintaient la tristesse et le deuil, mais
quand, après avoir franchi Rehainviller, qui ne
présente que des immeubles en cendres, des murs
défoncés, j'arrivai à Chaufontaine, dont la
chaudronnerie « la Strasbourgeoise » a énormément
souffert, puis au vieux pont moyenâgeux jeté sur la
Meurthe, et que je vis la plaie béante qu'il
présentait, mon coeur se serra.
En deçà, les Prussiens avaient, dès le 23 août,
incendié la blanchisserie de M. Steiner, non sans
l'avoir au préalable fusillé, avec sa femme. Le
prétexte ? Toujours le même. On avait, paraît-il,
tiré sur eux du faubourg de Viller.
De même, au delà, la féculerie Richard ne présente
que des murailles pantelantes et noircies. Partout,
aux environs, il n'y a plus un carreau intact ; la
faute en est à l'explosion violente du pont que les
Allemands ont fait sauter le 11 septembre au soir
pour couvrir leur retraite précipitée.
Et admirez la délicatesse ironique et méchante de
ces criminels. Avant de mettre le feu à leur mine,
ils avaient invité les habitants à rester chez eux
et à ne pas ouvrir leurs fenêtres. Ils voulaient
donner de l'ouvrage aux vitriers du pays.
Chemin faisant, nous trouvons, rue de Viller, tout
un îlot de maisons anéanti. C'est la cité de la
faïencerie. Combien de ménages d'ouvriers sont ainsi
sur la paille ?
Un peu plus loin, en débouchant en ville, autre
spectacle de douleur. De la rue Castara, presque
tout un côté, vers l'hôpital, a été incendié sans
pitié. Brûlée la propriété du général Vilmette ;
brûlée la pharmacie Schroeder, brûlé le temple
israélite, brûlée la modiste, brûlée la maison
voisine. Les flammes se sont arrêtées à celle de M.
Jaubert, marchand de fer.
Le jour où j'arrivai, on relevait des décombres les
restes carbonisés de M. Weil, maître des cérémonies
à la synagogue, ainsi que ceux de sa femme et de sa
fille. Les barbares, après les avoir fusillés,
avaient rejeté leurs corps dans le brasier.
A côté, la petite de M. Schroeder, prise de peur,
criait dans la cave où sa mère s'était réfugiée. Une
brute bavaroise tira plusieurs coups de son fusil
sur elle par le grillage du soupirail. Le hasard
voulut que ni la fillette, ni la maman ne fussent
atteintes.
Sautée, la grande maison où habitait le capitaine
Lallemand, près du pont de Ménil que l'envahisseur a
détruite pour empêcher les trains d'aborder à la
gare.
Là, également explosé, après un incendie, le bel
immeuble de Mme Leclerc, où logeait M. George,
sous-inspecteur des forêts. Des êtres imaginaires
avaient encore tiré des coups de feu là. Il fallait
s'en venger séance tenante.
Auprès de chez M. Hirsch, tailleur, rue d'Alsace, le
trottoir, le mur sont labourés par un obus... un
obus français qui vous a nettoyé en cinq secs
dix-huit Allemands, dont une dizaine d'officiers et
un prince de Bavière. C'était de la bonne besogne,
encore qu'un lieutenant-colonel teuton se plaignît
de ce que ce ne fût pas « de la guerre, mais du
massacre ! »
Mais est-ce que les Prussiens se gênent pour faire
des victimes ? Et ils commettent des meurtres
sciemment, par dilettantisme, par sadisme
sanguinaire.
Quelqu'un me dit :
« Allez voir l'usine de jouets, la nouvelle usine
Villard et Weill, au Dahomey.»
J'y allai. Cette fabrique, qui datait d'un an à
peine et était des plus prospères, est égalisée au
ras du sol après avoir été mise en coupe réglée par
l'ennemi.
Des soldats, qui avaient travaillé à Lunéville,
guidaient les officiers et sous-officiers dans le
pillage qui précéda l'incendie. Tous les gabarits
des différentes sortes de jouets, qui faisaient
rivaliser Lunéville avec Nuremberg, ont été volés ou
détruits par le feu.
Dans le centre, rue des Capucins, autre maison
brûlée, en face de chez M. Triboulot, notaire. Tout
ce qui était à l'intérieur a été consumé ; il ne
reste que des pierres calcinées.
De partout, j'entends les gémissements des femmes
qui se plaignent d'avoir vu leur intérieur saccagé,
pillé.
- Et pourtant nous les avions laissés libres de
descendre à la cave et d'y faire ripaille,
disaient-elles.
A moi, il ne me reste pas une chemise. Toutes nos
robes sont parties ; mes enfants n'ont plus de
linge. Ils ont brisé tout ce qu'ils ne pouvaient
emporter. C'était le pillage organisé. Si vous aviez
vu un sergent bavarois, le nommé Th... W..., c'était
lui le grand manitou de cette horde de cambrioleurs.
Ayant vécu 4 ou 5 ans à Lunéville, il connaissait
les bons endroits et assouvissait ses rancunes,
indiquant les meilleurs coups à faire.
De l'hôtel historique Brisac, qui était devenu la
sous-préfecture, rue d'Alsace, ne se dressent que
les quatre coins branlants. M. Minier, le
sous-préfet, n'a eu que le temps de fuir sans
emporter quoi que ce fût. Il est vrai que les
Prussiens se chargeaient de le loger, le soir...
A tour de rôle, lui et le maire, M. Georges Keller,
allaient coucher au poste, avec leur petit baluchon.
Un factionnaire, baïonnette au canon et le fusil
chargé, se tenait à leurs côtés, prêt à les passer
par les armes si, la nuit, quelque événement
surgissait. Singulière façon de traiter les otages.
Admettons que l'incendie de la sous-préfecture soit
dû aux obus des Français dont on relève maintes
traces à travers la ville, mais ne sont-ce pas les
Boches qui, délibérément, ont allumé un brasier pour
consumer la mairie, en commençant par le
commissariat de police et le logement du concierge,
le brave père Arnoult ? Le Musée, qui regorgeait de
si jolies choses, a été écumé par ces descendants
des Goths et Ostrogoths.
On me montre, place Saint-Jacques, l'endroit où, dès
le 22, un éclat d'obus allemand a tué M. Bain,
ébéniste, qui était sur sa porte ; la cour du
Collège, transformée en ambulance de la Croix-Rouge,
et où, le vendredi 28 août, une jeune infirmière
avait été coupée en deux par un obus. C'était Mlle
Suzanne Gilles, âgée de 18 ans, et fille unique de
l'employé de l'état civil de la mairie.
Au Champ de Mars, le terrain est encore labouré par
les tranchées d'où les artilleurs allemands tiraient
sur Léomont. On m'indique la tombe du général
Goezingher, commandant d'armes à Lunéville, et qui se
serait brûlé la cervelle à la suite d'une lettre du
kaiser, lui reprochant de n'avoir pas pu faire
avancer ses troupes sur Nancy et Charmes, avec assez
de rapidité et succès.
De toutes parts, je croise des amis ; j'ai peine à
les reconnaître, tant ils ont le visage amaigri. Tel
que j'avais quitté, les cheveux noirs, je le
retrouvai blanc comme un vieillard. Et les femmes
donc ! Les enfants mouraient par dizaine ; ce n'est
pas étonnant, l'air y est infesté et infecté par des
mouches. Et ces pauvres gens n'ont eu ni pain ni
viande durant 15 jours.
Cour du Château, il y a trois ou quatre caissons
abandonnés près de la grille. Ils n'ont pas eu le
temps ou les moyens de les enlever, tant l'ordre de
départ surprit les troupes...
Ce départ, les Allemands l'ont effectué par la route
d'Einville, en faisant sauter les deux ponts de la
rue de Chanzy, afin d'empêcher les nôtres de les
poursuivre...
Attristant pèlerinage que celui d'aller place des
Carmes où ils ont fusillé deux ou trois personnes,
dont M. Vahn, fabricant de limonade. Comme sa
vieille mère, la doyenne de Lunéville - elle avait
97 ans - se jetait aux genoux des bourreaux, ceux-ci
l'assommèrent à coups de crosse !...
Tout le fond de la place des Carmes, derrière la
statue de l'abbé Grégoire, où se trouvait la crèche,
la maison de feu M. Viox, ancien député, ne présente
plus maintenant qu'une façade lamentable et
calcinée, comme les vestiges d'Herculanum et de
Pompéi. Et la torche qui brûla ce pâté d'immeubles
se promena, implacable, sur tout le côté gauche du
faubourg d'Einville, jusques et y compris le bureau
d'octroi.
De même, les incendiaires traversèrent, la place et
mirent le feu depuis la maison de Mme Jeanmaire à
l'usine à gaz, celle de M. Faucher-Lafarge, jusque
dans la rue de Jolivet. A l'usine à gaz, il y avait
tout un stock de houille et de coke ; pour priver
les habitants d'éclairage, ils y mirent le feu et ce
feu dura deux jours et deux nuits.
On peut compter que près d'une centaine de maisons,
à Lunéville, ont été la proie des flammes ; le
nombre des victimes n'est pas encore connu ; on ne
pourra en faire l'inventaire qu'après la guerre. Si
l'on ajoute aux noms de ceux qui ont été fusillés
ceux des victimes indirectes, par ricochet, de ces
vandales et barbares, la liste sera longue.
Espérons qu'à la paix, Lunéville réparera ses ruines
matérielles. Elle a, à sa tête, des hommes
énergiques comme M. Georges Keller, le maire, comme
M. Mêquillet, député, qui tiendront à honneur de le
faire, couronnant ainsi le grand rôle qu'ils ont
joué auprès de leurs concitoyens pendant la terreur
germanique.
AROU JENNY.
A VIC
COMBAT DU 10 AOUT
à la Ferme de Lagrange
(TERRITOIRE DE
VIC)
Une
compagnie du 17e d'infanterie allemande contre 50 ou
60 chasseurs à pied. - Vaillance d'un Hauptmann. -
Fuite éperdue de sa compagnie. -167 hommes hors de
combat. - Comment ils en firent une victoire. Les
Otages de Vic. - Occupation française. - En
attendant le retour définitif.
Le lâche assassinat d'un cavalier du 8e dragons, de
Lunéville, par un volontaire du régiment n° 138, de
Dieuze, cantonné à Vic, depuis le début de la
guerre, a été bien vengé.
Le lendemain de cet assassinat, pendant tout
l'après-midi, une animation extraordinaire et un
effarement visible régnaient parmi les immigrés,
fonctionnaires et autres ; la tristesse était peinte
sur leur face décomposée et peu en harmonie avec
l'ordinaire et habituelle « bravade allemande », qui
est, comme chacun le sait, au-dessus de tout.
Vers 5 heures et demie du soir, le postier Sinner,
qui avait tremblé toute la journée, enfourchait sa
bicyclette et se dirigeait, en toute hâte, vers
Château-Salins.
Aussitôt après son départ, sa femme et sa
belle-mère, ferventes patriotes allemandes, quoique
Lorraines, fermaient le bureau, portes et fenêtres
étaient closes. Depuis deux ou trois heures, plus un
seul casque à pointe n'occupait la ville et les «
poux gris », si bien surnommés depuis, avaient
prestement décampé.
Le téléphone ou le télégraphe de campagne avait
annoncé l'approche des Français et leur entrée
imminente dans la petite ville frontière - qui ne
s'y attendait pas si tôt - était l'objet de toutes
les conversations.
VOILA LES FRANÇAIS
Vers 7 heures du soir, j'étais - ainsi que depuis
plusieurs jours - à mon observatoire, dans le
grenier de ma maison dominant la ville et d'où
j'avais vue sur toute la campagne aux quatre points
cardinaux.
Tout à coup, au tournant de la route d'Arracourt, je
vis s'avancer une colonne sombre, suivie de
cavaliers aux uniformes sur la nature desquels il
était impossible de se méprendre. Je criai de mon
toit :
- Voici les Français !
Une halte de quelques secondes à la porte de Nancy,
puis une avant-garde de dragons, lances en mains,
suivie d'une compagnie cycliste, commandant en tête,
et d'un escadron de dragons, entra comme une trombe
par la Grand'Rue.
C'étaient une compagnie du 4e bataillon de chasseurs
à pied, commandant Boussat, promu depuis
lieutenant-colonel, et un escadron du 8e dragons, de
Lunéville, qui, les premiers, pénétraient à Vic,
après avoir abattu le poteau-frontière entre
Arracourt et Vic.
Pendant qu'une partie de la petite troupe qui avait
aperçu le « kaiserlich postamt », mettait pied à
terre, rue Dampierre, le surplus allait prendre
possession de l'hôtel de ville. A la poste, tout
était fermé. Le commandant des chasseurs à pied,
figure énergique et l'air martial que tout le monde
lui connaît, s'avança le premier et s'adressant à la
femme du postier, la pria de lui ouvrir la porte du
bureau. C'est qu'à ce moment un énergumène, le fils
du percepteur Eyles, qui s'était imposé malgré nous
tous, comme membre de la Croix-Rouge, s'interposa et
insolemment répondit :
- Vous n'entrerez pas ! Je suis le maître ici !.
On dit même qu'il adressa à cet officier des paroles
grossières. Je ne puis le certifier, j'étais trop
loin pour les entendre ; mais je vis clairement
qu'il se débattait fortement. En un instant, il fut
enlevé, soulevé de terre par la poigne vigoureuse du
commandant, dont l'indignation et la colère, faciles
à comprendre, étaient peintes sur son visage.
Une persienne et une fenêtre volèrent en éclats, et
leurs ouvertures donnèrent le libre accès du bureau
aux soldats qui détruisirent les appareils.
La femme et la belle-mère du postier se lamentaient
et suppliaient qu'on ne leur fit pas de mal. Un
lieutenant leur répondit, fort courtoisement :
- Mesdames, vous n'avez rien à craindre de nous ;
nous ne sommes pas des sauvages, nous ne maltraitons
pas les femmes et nous n'achevons pas les blessés,
comme les vôtres l'ont fait hier ! » L'officier
conseilla à ces dames de rentrer dans leurs
appartements privés, de se tenir tranquilles et
déclara qu'il ne leur serait rien fait.
Ce fut une joie pour tous les indigènes de voir
empoigner et emmener le drôle de percepteur, qui
était bien connu de certains officiers de la
garnison de Lunéville, où il se rendait, fréquemment
et où il affectait volontiers des airs tranchants
d'officier allemand, avec ses bottes en cuir fauve
et suivant, avec persistance, la revue du 14
juillet.
Pendant ce temps, le commandant Boussat haranguait
la foule et disait en substance :
LORRAINS, NOS FRÈRES
« Lorrains, nos amis, nos frères, nous venons pour
vous délivrer. Etes-vous heureux ? Etes-vous avec
nous ?. Répondez donc !... »
On était heureux, mais toutes les lèvres étaient
closes. Toutes les bouches, qui auraient voulu
s'ouvrir pour remercier et exhaler leur joie et leur
bonheur, se taisaient... Elles restaient
silencieuses, dans la crainte de voir les bourreaux
rentrer le lendemain et exercer de terribles
représailles.
Un officier, entre autres, prenant pour un tout
autre sentiment ce silence, qui n'était que la
terreur, d'une vengeance que les habitants
redoutaient, eut une remarque qui me fit de la
peine. M'approchant alors, je lui dis à l'oreille :
- Pardon, mon lieutenant, comme Français je puis
vous parler en toute sincérité : vous vous trompez !
Mais pouvez-vous nous promettre de nous garder ?
Etes-vous sûrs de rester et de nous défendre? Dites
un met et vous verrez !. Mais nous sommes environnés
d'espions et d'espionnes !... »
Cet officier comprit et changea d'attitude.
J'ajoutai :
- Surtout, gardez-vous bien! Vous n'êtes pas
beaucoup ! Les « autres » ne sont pas loin ! Je
crains une surprise pendant la nuit. »
On se garda bien, en effet. Les Boches ne revinrent
pas dans la nuit ; mais, dès le lendemain matin, de
fortes colonnes étaient signalées, vers
Château-Salins, Morville-les-Vic et la forêt de
Hampont.
ON SE REPLIE
Il fallut se replier.
Le téléphone d'une Bavaroise avait fait son oeuvre.
Vers 10 heures du matin, les derniers dragons
français reprenaient la route d'Arracourt. De
nombreux casques à pointe reparurent : cavaliers.,
fantassins parcouraient les rues en tous sens. Ils
roulaient des yeux féroces. Barthellang avait l'air
d'un dompteur prêt à entrer en scène avec sa
cravache.
Lui et ses douaniers, qui s'étaient probablement
terrés depuis la veille au soir, réapparaissaient au
grand jour, ainsi que le vaillant postier - retour
de Château-Salins - et la vie de tous les jours
recommença : Vie anxieuse ! Silencieuse pour nous,
triomphante pour les « Bei uns ! «
C'est alors qu'on peut se demander ce qui serait
advenu de nous tous si notre patriotisme débordant
s'était manifesté au gré fort compréhensible de nos
officiers qui se déclaraient nos libérateurs !...
LES OTAGES
Nous avions encore présent à la mémoire le souvenir
récent de l'arrestation des otages en pleine nuit :
celle de la déclaration de guerre. Ces otages, qui
furent arrachés brutalement de leur lit, eurent à
peine le temps de se vêtir et il leur fallut prendre
le chemin de la captivité.
Ces otages sont : 1 ° M. Alfred Lamy, conseiller
général ; 2° M. Auguste Beaudouin, adjoint au maire
; 3° M. Aimé Chamant père ; 4° M. Aimé Chamant fils,
négociants en vins ; 5° M. Adrien Grégoire, chef de
musique ; 6° M. Hauck, son beau-frère ; 7° M.
Parisot, charcutier ; 8° M. Moriau,
arpenteur-géomètre. Ils avaient voulu arrêter aussi
le vénérable chanoine Humbert, ancien archiprêtre de
Château-Salins, retiré à Vic, mais ce malheureux
vieillard octogénaire était alité, dangereusement
malade.
Ils se contentèrent d'installer près de ce moribond
un factionnaire baïonnette au canon (Gott mit uns
!...)
Depuis, ils procédèrent aussi à l'arrestation des
deux filles de M. Lamy, Mlle Louise et Mme veuve
Brunotte.
Le notaire Steyert fut aussi arrêté, mais il fut
relaxé depuis.
Le lendemain de la rentrée des siens, le percepteur
Eyles, ivre de bière et de colère, furieux de
l'arrestation de son fils, s'en prit à toute la
population en général et à moi en particulier.
Etant au café de la Gare, en train de payer à boire
à un sous-off, dans le seul but de l'exciter contre
la population il lui dit en me montrant :
- Noch ein schwein Hundt qu'il faudrait écrasirt
!... »
Puis s'adressant directement à moi, il me dit :
- Si vos officiers reviennent ici, vous leur direz
que ce sont des lâches et des voyous comme vous et
comme toute la population de Vic !... »
Je lui répondis :
- Les lâches sont ceux qui se cachent derrière le
mur de la gare pendant que nous allons - même sous
le feu - pour sauver les blessés, aussi bien les
vôtres. Vous n'en feriez pas autant. »
A ce moment intervinrent des jeunes gens de la
localité. Peu s'en fallut qu'il ne se fit
échapper...
UNE PETITE EXPÉDITION
Le 10 août, vers 3 heures du soir, par une chaleur
torride, un herr hauptmann.qui ne dessaoulait pas de
la sainte journée et qui avait, naturellement, comme
ami, confident et compagnon de beuverie, le
percepteur, aussi grand et aussi gros qu'il était
brutal, aussi brutal qu'il était goinfre, décida de
faire une petite expédition à la ferme de La Grange,
située à proximité de la ville, pour capturer des
chasseurs à pied qui lui avaient été signalés comme
y séjournant.
Plein... des fumées de l'alcool, qu'il ne cessait de
s'ingurgiter et que son alambic n'avait pu distiller
complètement, il partit avec sa compagnie, forte de
218 hommes ; à la conquête des Français qu'on lui
avait dit être en train de se restaurer d'un mouton
rôti qui leur avait été offert par le fermier. Je
demandai :
- Où vont-ils donc, par une chaleur pareille ?
- Ils vont à La Grange. Le capitaine est saoul : son
lieutenant a dit : « Il nous conduit au suicide !.
(sic). »
Pour me rendre compte de ce qui allait se passer, je
montai, en toute hâte, à mon, observatoire d'où on
découvre parfaitement la gare de Vic et la ferme de
La Grange, située à environ 600 mètres de la gare, à
vol d'oiseau Il paraît qu'avant de s'engager plus
loin, « Herr Hauptmann » entra encore au café de la
Gare et s'ingurgita quelques « Halben » pour
étancher la soif qui le dévorait. Enfin, les voilà
partis !..
Ils suivirent la ligne du chemin de fer jusqu'au
passage à niveau, à environ 250 mètres de la gare,
puis la compagnie se dévoya en tirailleur : un tiers
à droite, un tiers à gauche de la voie, entre cette
dernière et la route de Nancy. Le dernier tiers,
avec le capitaine, suivit la voie, moins exposée,
dans une tranchée. Puis à environ 80 à 100 mètres de
la ferme on s'élança. De droite, de gauche, en
arrière, et tout autour, la ferme était cernée. Les
Français étaient pris. Non, car les malins s'étant
repliés en voyant venir les Boches, cinq fois plus
nombreux. Donc, désappointement, visite minutieuse,
interrogatoire du fermier. Mais de Français, point.
« Der Hauptmann» décida alors de pousser sa
reconnaissance au delà de la ferme, quand, à peine
sortis et bien découverts, les Boches furent
accueillis par des feux de salve qui partaient d'une
pièce d'avoine, à l'ouest des bâtiments. P ais, nos
chasseurs à pied, au nombre de cinquante à soixante
au plus, se levèrent comme un seul homme et
s'élancèrent à la baïonnette. Les premières
décharges avaient déjà fait de la bonne besogne et «
Rosalie » se disposait à parfaire le reste, quand je
vis le vaillant « Hauptmann » jeter sabre et
fourreau pour se sauver plus vite ! Ses hommes
jetèrent sacs et fusils pour courir plus fort.
Le lieutenant et plusieurs hommes furent tués à la
première décharge. Ceux-là tombèrent face en avant.
Quant aux autres... c'était plaisir à voir cette
horde de « sangliers domestiques » fuir, fuir... de
tous côtés, rampant, se couchant, se relevant et
courant, s'étalant dans l'eau, car il faut dire que,
dès la déclaration de guerre, les Boches, pour gêner
les Français, avaient levé les écluses de l'étang de
Lindre-Basse, près Dieuze, ce qui avait eu pour
effet d'inonder toute la vallées de la Seille, de
Dieuze à Metz.
Mais cette malice tourna à leur désavantage car, sur
le point d'être cernés par le Sud, ils n'avaient de
chance de salut qu'en se repliant sur Vic, en
empruntant, comme à l'aller, la ligne du chemin de
fer ou fuir par le Nord, du côté de Château-Salins.
C'est précisément ce que l'inondation ne leur permit
pas de faire. La prairie étant couverte d'eau sur
les deux rives de la Seille, ils pataugeaient
jusqu'à mi-corps. Ils tombaient dans les fossés,
dont les prés sont sillonnés, à cause des marais
salins, puis se relevaient, poursuivis par les
balles qui les abattaient définitivement. La Seille
qu'ils ne pouvaient distinguer, en raison du niveau
uniforme de ses eaux et de celles de la prairie, en
engloutit plusieurs. On les voyait se débattre, puis
surnager, se débattre encore. enfin taire le
plongeon final.
C'était un spectacle magnifique dans son horreur.
Par le soleil qui réverbérait ses rayons à la
surface des eaux, on distinguait parfaitement la
chute des balles qui pleuvaient dru sur les fuyards
et tout autour d'eux.
Je puis dire que ce fut un coup d'oeil inoubliable,
et que cet après-midi du 10 août fut un des
meilleurs et des plus beaux moment qu'il me sera
permis de vivre !
D'autres spectateurs que moi ont été les témoins du
fait. Quand on se revoit, on ne peut s'empêcher de
reparler - je le répète - de ce spectacle magnifique
dans son horreur pour des coeurs patriotes !
Résultat, a-t-on dit : 167 hommes hors de combat,
dont 21 rapportés et alignés côte à côte devant la
gare et qui n'avaient aucune blessure ! Ils étaient
tout « simplement tombés évanouis ! »...
Il paraît qu'ils avaient pris nos chasseurs à pied
pour des nègres !... Il est vrai que ceux-ci étaient
fortement bronzés. Pour mon compte, je puis assurer
- et je ne suis pas le seul qui l'ait remarqué - que
le sergent qui fut tué - non par les assaillants -
mais par une mitrailleuse mise en batterie de
l'autre côté de la Seille, sur la crête des vignes,
avait la figure barbouillée de cirage. Sachant
quelle terreur inspiraient, dès le début de la
guerre, les troupes noires aux « Poux gris », nos
chasseurs à pied usèrent quelquefois de ce
stratagème...
J'ai dit que, seuls quelques hommes, dont le
lieutenant allemand, avaient été tués face en avant.
Tous les autres avaient leurs blessures dans le dos
ou dans le gras des fesses, car ils fuyaient à
quatre pattes dans les eaux et sous les fils de fer
en ronce artificielle qui entouraient les parcs.
Nous en avons retrouvé, le lendemain et le
surlendemain, qui, avant de mourir, avaient coupé
les tiges de leurs bottes et leurs pantalons.
Les Teutons ne se donnèrent même pas la peine de
ramasser leurs morts et leurs blessés et nous
obligèrent à y aller.
Herr hauptmann, en se sauvant et en rampant au
travers de la haie qui entoure la ligne de chemin de
fer, s'était fait, sous le menton, une jolie petite
égratignure, très superficielle (probablement
l'éraflure d'une épine), qui le rendit très
intéressant ! On le vit les jours suivants
déambuler, par les rues de la ville, avec deux ou
trois petites bandelettes de taffetas qu'il s'était
fait appliquer par le docteur Luttwig, maire de Vicq
; cela faisait très bien, je vous assure. surtout
vis-à-vis de nous tous qui connaissions la nature de
sa blessure !...
Le lendemain, ce héros. de la poudre d'escampette
n'avait-il pas la prétention de commander à mes
hommes de la Croix-Rouge d'aller battre la plaine à
la recherche de son sabre et du fourreau semés dans
sa fuite. Je m'y suis opposé - non ouvertement -
mais je leur donnai le conseil, de n'en rien faire
et surtout de ne pas lui rendre son épée, dans le
cas où on la retrouverait.
Ce fut un chasseur à pied qui, entré un des premiers
à Vic, la rapporta, mais il ne put la rendre au
hauptmann, celui-ci ayant jugé prudent de ne pas
attendre nos troupiers.
Pour donner une idée de la créance qu'il faut
ajouter à leurs journaux et à leurs communiqués,
voici un des premiers échantillons de leur sincérité
:
Le récit qu'ils firent de l'engagement de La Grange
est rapporté dans la « Gazette de Lorraine »,
journal officiel, paraissant à Metz, numéro du 13 ou
du 14 août, et il y est dit à peu près ceci :
« Il y a trois jours, à Vic, une vaillante compagnie
du rég. n° 17 fut attaquée par environ quatre mille
Français, qui prirent la fuite après avoir subi des
pertes considérables. »
Or, j'ai dit que leurs pertes étaient de 167 hommes
hors de combat. Les nôtres étaient de trois tués,
les nommés Franiatte, Lanne et Bonhomme, du 4e
bataillon de chasseurs à pied, parmi lesquels le
sergent dont j'ai parlé plus haut.
LE COLONEL DUBOIS
Nos soldats furent ramenés et inhumés au
cimetière de Vic, sur la tombe desquels notre
vaillant colonel Dubois, du 160e régiment
d'infanterie, prononça quelques jours plus tard un
vibrant discours qui arracha des larmes aux yeux de
tous les assistants. Malheureusement, cet officier
supérieur, qui avait tant de foi et de courage, fut
tué, quelques jours plus tard vers Lunéville, aux
environs de Crévic, je crois.
Toujours est-il que ce brave soldat, entré un des
premiers avec son régiment dans notre localité si
heureuse de revoir nos troupiers, eut le coeur
réconforté par la façon enthousiaste dont il fut
reçu quand, au passage du drapeau déployé de son
régiment, un long cri de « Vive la France »
abasourdit les têtes de Boches qui nous
mouchardaient de tous côtés !...
Ce combat, je l'ai dit, eut lieu le 10 août.
Tous les jours suivants, nous ayons été requis pour
aller rechercher leurs morts et enterrer les chevaux
tués. Nous trouvions les cadavres de leurs hommes,
soit dans les avoines au sud de la ferme, soit sur
la crête au sud de la route de Nancy, soit dans les
fossés marécageux au nord-est de la ferme, soit
enfin dans le lit de la Seille.
Ils furent pour la plupart enterrés sur place, en
raison de la décomposition des cadavres, qui était
fortement avancée par une chaleur torride comme
celle de cette période.
LA PEUR DES DIABLES BLEUS
Pendant les journées qui suivirent le 10 août, les
Allemands étaient sur les dents.
Toutes les nuits ils se croyaient attaqués par les
Français. Ils voyaient partout des « Diables bleus »
et plus particulièrement des « Diables noirs ».
C'était pour eux un cauchemar, une véritable
terreur.
Par une belle nuit, un officier, un « herr leut'nant
» fit une patrouille accompagné d'un sous-off. et
d'un soldat. Il fut accueilli par une fusillade qui
l'abattit net, ainsi que son sous-off. Le lendemain,
grande rumeur en ville. Ils accusèrent les voisins
d'abriter et de cacher des Français chez eux ! Ils
firent des perquisitions, fouillèrent les maisons et
naturellement ils ne trouvèrent rien. Ils
prétendirent alors que des chasseurs à pied étaient
venus depuis Salonnes, avaient remonté le cours de
la Seille jusqu'au pont des Moulins, aidés par M.
Marchand, plâtrier, qui les avait cachés chez lui...
Ils l'arrêtèrent, ainsi que sa femme, et ne
parlaient rien moins que de les fusiller tous les
deux !...
Le maire leur démontra que leur accusation ne tenait
pas debout. C'est à peine s'ils pouvaient dire ce
qui s'était passé.
Après bien des pourparlers et des semblants
d'enquêtes, ils mirent M. et Mme Marchand en
liberté. Le lendemain, nouvelle enquête et menace de
fusillade. On leur avait coupé leur fil
télégraphique ou téléphonique reliant Vic à
Chateau-Salins et Morhange ?
M. Courtois Edouard fut arrêté et menacé également
d'être fusillé. L'enquête n'aboutit à rien et il
s'en tira, mais il jugea prudent, quelques jours
plus tard, de suivre la retraite française pour se
mettre en sûreté. Et je crois qu'il fit bien.
Toutes les nuits les patrouilles à pied et à cheval
sillonnaient les rues et les alentours de la ville.
Le sabot des chevaux et la botte des fantassins
résonnaient sans cesse sur le pavé des rues de la
petite cité. Des coups de feu éclataient
continuellement au sud et à l'ouest de la ville,
surtout vers la gare et la porte de Nancy par où il
était naturel d'attendre l'arrivée des Français qui
harcelaient sans cesse les patrouilles et les
avant-postes allemands.
AUTRES COMBATS
Le 14 août, de bon matin, une canonnade furieuse se
faisait entendre au sud et au sud-est de Vic et de
mon observatoire on distinguait parfaitement, même
sans le secours de la lunette, le tir de nos pièces,
l'éclatement de nos obus et leur effet terrible dans
leurs tranchées et sur leurs batteries entre
Juvelize, Blanche-Eglise, la ferme de Bourrache, à
l'est de Marsal et au sud-ouest de Mulcey. Nos
pièces arrosèrent d'obus sans répit toute la plaine
entre Marsal, Juvelize, Guéblange et les casernes de
Dieuze !
Le lendemain, plus au nord de Dieuze, vers
Vergaville, une action offensive de notre part,
importante, devait être engagée tendant à la
possession de la ligne d'Avricourt-Dieuze-Bénestroff.
Le bruit du canon s'y faisait entendre d'une façon
ininterrompue et on devait s'y battre avec
acharnement. De loin, surtout vers le soir, c'était
un spectacle d'une beauté grandiose !
Le 15 et le 16, il y eut un combat violent
d'artillerie entre nos batteries, en position à la
frontière d'Arracourt, au-dessus du bois Saint-Pyant,
près de Juvrecourt, et les hauteurs de la frontière
près du chemin international du Champ-Vautrin, et
les batteries allemandes sur le grand plateau de
Jérusalem, au-dessus de Vic entre Morville-les-Vic,
Salival, vers les forêts de Hampont et le mont
Saint-Jean, qui domine Moyenvic, Marsal et une
immense plaine.
De ces hauteurs, le point de vue est splendide. On y
aperçoit le Donon et les Vosges. Les Allemands
avaient donc l'avantage de la position.
Dès le 15, la canonnade commença assez matin et, du
haut de mon observatoire, je distinguais fort bien
l'effet foudroyant de notre artillerie dans les
tranchées nouvelles des Allemands, construites en
toute hâte à la crête de nos vignes aux trois quarts
de la hauteur des côtes.
Leurs tranchées, profondes, bien organisées,
défendues par de solides gabions construits avec les
bottes d'échalas qu'ils raflaient dans nos vignes
ravagées, renforcées par tous les arbres fruitiers
qu'ils abattaient pour les consolider, furent en
état en très peu de temps, car ils y travaillaient
avec acharnement.
Leurs tranchées-abris, les réduits inexpugnables à
l'infanterie qui aurait voulu monter à l'assaut de
ces redoutes terriblement dangereuses, furent
anéanties en moins de temps qu'il n'en faut pour
l'écrire.
Entre 10 heures et 11 heures du matin, un biplan
venant du côté de Moncel vint survoler et repérer
toutes ces positions !
Malgré des centaines de coups de canon et des
milliers de coups de fusil, dont il se moqua
grandement, notre avion repéra si exactement les
positions de l'infanterie et de leur artillerie,
qu'au bout de quelques seconder, après avoir laissé
tomber ses fusées, une bordée infernale d'obus
s'abattait sur les pauvres Boches. Ce fut un
désarroi, un sauve-qui-peut général parmi
l'infanterie des tranchées derrière la ville. On
voyait distinctement les corps, les bottes
d'échalas, les sacs de terre, les bras, les jambes
qui étaient projetés en l'air au-dessus des
tranchées, à une hauteur de quatre ou cinq mètres.
Ah ! ils n'y firent pas long feu I
L'artillerie dut en recevoir sa bonne part, car les
batteries lourdes installées au Mont Saint-Jean, qui
tiraient par dessus la ville dans la direction d'Arracourt
et surtout de la ferme de Haute-Burthecourt et qui
étaient contre-battues par nos batteries du «
Haut-des-Monts », finirent par rester silencieuses.
Leur feu éteint, les pièces en partie démolies, les
servants tués ou blessés tout fut abandonné et nous
y avons trouvé, m'a-t-on dit, 1.500 obus de gros
calibre non tirés et abandonnés avec les pièces
LES ALERTES DES BOCHES
Ce fut le signal du repli des Boches.
Notre petite ville, qui avait été survolée par les
obus et la mitraille pendant deux jours consécutifs,
commença à respirer. Les bonnes femmes et ceux qui
avaient cherché refuge dans les caves, jour et nuit,
finirent par mettre le nez dehors.. On ne voyait
plus que, de temps en temps, quelques casques à
pointe qui, tous, se dirigeaient du côté opposé à la
frontière.
Ce n'étaient plus les chants et les rires des
premiers jours.
Ce soir-là, ils firent évacuer la maison de M.
Victor Marchal, qui fait face à la place du Parc,
jolie promenade ombragée de marronniers, au milieu
de laquelle se trouvaient encore des voitures de
forains qui y séjournaient depuis la
Saint-Christophe, 25 juillet, qui est, comme chacun
sait, une grande fête dans le pays de la Seille.
C'est ce jour-là qu'on établit le prix des houblons
de la récolte à venir. On y fait aussi de véritables
hécatombes d'écrevisses, arrosées d'un excellent vin
gris mousseux qui échauffe les têtes et les esprits,
et il n'est pas rare d'y entendre charter la «
Marseillaise », sous l'oeil paterne des gendarmes
qui, eux-mêmes, ont souvent de la peine à se tenir
debout.
Mais je m'écarte de mon sujet et ce n'est pas
l'heure de faire des dissertations de ce genre...
Je disais donc que, vers le soir, ils firent évacuer
la maison Marchal. Ils en prirent entièrement
possession. Ils obligèrent Mme Marchal et ses
enfants à chercher un gîte ailleurs. Ils en firent
autant dans la maison Jacquot, cultivateur, faisant
face à la porte de Nancy, cependant bien barricadée
avec des voitures, les fils de fer barbelés, des
ronces artificielles enchevêtrées et inextricables.
A la tombée de la nuit du 15 au 16, une fusillade
nourrie éclata derrière les volets et persiennes de
la maison Jacquot. Les occupants avaient vu une
troupe à cheval s'élancer pour rentrer en ville,
probablement poursuivie par les nôtres: Ils avaient
cru que c'étaient les Français. Dans leur
énervement, ils ne reconnurent même pas leurs
uhlans, sur lesquels ils tirèrent. Plusieurs chevaux
s'abattirent devant la barricade. Les cavaliers
s'enfuirent...
Ainsi qu'on peut le supposer, les ublans rentrant de
patrouille crurent que, pendant leur absence, les
Français avaient pris possession de la ville et
s'étaient fortifiés dans cette maison. Aussi
s'enfuirent-ils à fond de train.
Un peu avant onze heures du soir, tout le monde fut,
non pas réveillé, car on ne dormait plus, mais mis
en émoi par une nouvelle fusillade, partant, cette
fois, de la maison de M. Marchal, puis tout retomba
dans le silence.
Néanmoins, cette alerte nouvelle n'était pas faite
pour nous endormir...
Aussi, dès la pointe du jour, le lendemain matin,
tout le monde debout cherchait à s'enquérir des
causes du combat nocturne.
Les Boches racontèrent que des Français avaient pu
passer sans être vus des sentinelles et s'étaient
avancés en rampant sous les voitures foraines. Les
voitures foraines, en effet, avaient reçu des
décharges de mousqueterie : les voitures blindées
étaient même trouées par place. Heureusement que les
forains avaient découché depuis plusieurs jours,
sans quoi ils auraient été transpercés dans leurs
lits.
Or. les fameux chasseurs à pied, ou diables bleus.
qui se promenaient ainsi sous les voitures, étaient
tout simplement deux chiens noctambules en rupture
d'attache et qui avaient profité de ce que les
portes étaient ouvertes pour aller en maraude ! je
puis en parier en toute connaissance de cause :
c'était le chien de M. Chamant père, arrêté comme
otage, mon voisin qui jouait avec le mien, et ce
sont ces deux bêtes qui ont été cause de toute la
panique.
C'eut été à rire, si les événements l'avaient permis
; mais les Boches commençaient à devenir mauvais...
La journée du 16 août se passa dans des alternatives
diverses. On voyait fort bien les Français vers les
bois de Bezange, du côté de la ferme de la Haute-Burthecourt.
La saline de Chambrey, ainsi que la ferme de
Merlinsolgne, où, paraît-il, on avait, fait
assassiner des soldats français, furent bombardées
et incendiées.
L'attitude du voisin Sinner, le postier toujours sur
le qui-vive, était pour moi un baromètre précieux.
Je devinais à sa tête ce qui se passait dans son
esprit. Il ne tenait pas en place et il était dans
toute l'acception du mot sur des charbons ardents.
J'avais beau l'interroger, il ne me: répondait que
par monosyllabes. Cependant, à un moment donné, il
me dit d'un air navré :
- Les Français entreront à Vic cette nuit ou demain
matin ; c'est sûr !
JI Est-il besoin de dire que je m'empressai de
colporter cette nouvelle aux amis patriotes, qui
sont nombreux dans la petite cité restée si
Française et qui a tant d'attaches à Nancy ?...
Les Boches - les femmes boches surtout - étaient
calfeutrés chez eux. Presque tous les fonctionnaires
avaient rallié Château-Salins.
Toute la nuit, il y eut des coups de feu échangés
aux avant-postes. Personne ne se coucha, ou tout au
moins personne ne dormit.
Le 17, à la première heure du jour, toute la ville
était déjà dans les rues ; malgré cela, il y régnait
un silence de mort à comparer aux jours précédents.
On sentait que le départ précipité des Boches était
le prélude d'autres événements. Il y avait quelque
chose en l'air.
Vers 7 heures ou 7 heures et demie du matin (heure
allemande), je vis le postier faire ses adieux à sa
femme, lui faire de longues recommandations, puis,
en bicyclette, il fila vers Château-Salins. Au bout
d'un quart- d'heure environ, ayant sans doute oublié
quelque chose, il revint, ne resta chez lui que deux
minutes à peine et repartit en toute hâte.
LES FRANÇAIS REVIENNENT
Il n'était que temps ! Quelques éclaireurs français,
des dragons, lance au poing, arrivaient à fond de
train devant la poste et s'en emparaient. Une
avant-garde qui aurait poussé une pointe jusqu'à
l'extrémité de la ville, aurait pu s'emparer du
fourgon postal et du postier qui n'échappèrent que
de quelques minutes.
Dire ce que fut cette journée du 17 août, ne peut se
décrire : nos régiments se succédaient sans
interruption, musique en tête, drapeau déployé et
flottant au vent. Nos fiers troupiers, portant tous
des fleurs, défilaient devant la statue de Jeanne
d'Arc, au centre de la ville ; au pied de la statue
se tenaient les officiers supérieurs et généraux.
La division de Toul et toutes les troupes, du reste,
furent grandement acclamées.
Ce n'était plus la poignée d'hommes qui nous avait
fait une si courte visite au début, aussi ce fut
plus que de l'enthousiasme, ce fut du délire...
Le percepteur fut arrêté et mis hors d'état de nuire
; ce fut un véritable soulagement pour toute la
population indigène, dont il était la terreur depuis
un dizaine d'années.
Pendant quatre jours, la ville fut en fête, on
embrassait les soldats français qui nous le
rendaient avec effusion ; ils étaient choyés comme
des membres de la famille dont on aurait été séparé
depuis bien longtemps. Les femmes de Boches restées
comme espionnes avaient une pâleur cadavérique ;
mais dans leurs regards qui paraissaient éteints, on
voyait de la rage impuissante et une haine
implacable.
Des téléphones privés, renseignant la « kreis-direktion
» de Château-Salins furent saisis, mais
malheureusement ils avaient déjà accompli une partie
de leur mission.
Je passe sous silence certains faits et actes de
patriotisme qui seront reconnus plus tard.
Enfin, le 20 août arriva ; les trois jours
précédents s'étaient écoulés dans un beau rêve ! On
était tout à la joie, tout au bonheur et on se
croyait à jamais débarrassés de la pieuvre teutonne.
Prévenus le 19 au soir qu'un général ferait son
entrée à Vic le 20, vers huit heures du matin et y
établirait son quartier général, on avait dépouillé
les jardins de leurs fleurs ; des gerbes de roses,
cravatées des trois couleurs, attendaient d'être
offertes, par un groupe de jeunes filles vêtues de
blanc, au général et à son état-major.
Hélas ! dès 9 heures J du matin, un téléphoniste de
la poste me faisait part de la mort du fils du
général, qui venait d'être tué dans une
reconnaissance, près des bois au nord-est de
Château-Salins.
La bataille de Morhange, engagée de grand matin,
faisait rage ; avant midi, j'apprenais qu'elle se
dessinait mal pour nos troupes, qui étaient parties
avec tant d'entrain et d'impatience !
Dans l'après-midi, de nombreux blessés rentraient en
ville. Un officier me conseilla de cacher mon
drapeau. Je compris alors qu'un mouvement de repli
allait être exécuté et que sans doute la ville
serait réoccupée par l'ennemi.
Je descendis mon drapeau avec un sentiment de
tristesse facile à comprendre ; il est caché dans un
placard à double fond. Si les hordes qui ont tout
pillé et dévalisé chez moi ne l'ont pas découvert,
ce sera pour moi une relique sacrée.
ON SE REVERRA
Je n'ai pu juger de la joie immense des Boches et de
leurs femmes après le départ des Français et la
rentrée de leurs hordes ; je n'ai rien appris ou peu
de chose, sinon qu'à mon départ des mains pieuses
ont pris chez moi des fleurs et sont allées les
déposer sur la tombe des soldats français qui
reposent au cimetière de notre petite ville, qu'il
tarde à tous de revoir, mais cette fois française et
pour toujours.
...
J'espère avoir, bientôt, le plaisir de vous faire
parvenir quelques nouvelles par la poste de Vic
même, quand le coq gaulois aura enfin terrassé le
vautour germanique. Que Dieu veuille que ce soit
demain !
La Route
Douloureuse
Cariole
rurale, amplement cahotée.
Pauvres gens chassés de chez vous,
Assis, têtes sur les genoux,
Ainsi qu'au premier chant d' « Hermann et Dorothée »
;
Tout le « bien au soleil », tout le chétif avoir
Perdu de façon lamentable.
Le bétail sorti de l'étable
Qui beugle tristement, loin de son abreuvoir ;
Pères dont tes enfants sont partis pour la guerre.
Enfants dont le père est tué.
Je vous vois, le coeur remué,
Dans la foule qui parle et ne vous comprend guère.
C'est souvent à la nuit qu'arrive le charrois
Des humanités vagabondes.
Comme si les ombres profondes
Devaient mieux compatir à de noirs désarrois.
Et des noms résonnaient, les noms de nos villages.
Des noms, vraiment plus que des noms !
Le feu vomi par les canons
Ayant exercé là ses fantasques ravages.
Que regardent toujours ces yeux, ces yeux absents
De la cariole qui roule ? :
Un clocher lorrain qui s'écroule
Ou le départ tragique avec le jour naissant ?
Peut-être qu'en ces yeux - mornes - se réfugie
Le mirage, en flaque, du sang.
Et le char, cahotant, grinçant.
S'éloigne à la lueur, faible, d'une bougie.
René d' AVRIL.
A
AUDUN-LE-ROMAN
Occupation du village
par
l'Armée allemande
Le 4
août, vers 3 heures de l'après-midi, des éclaireurs
allemands se composant de 6 dragons armés de lances
et d'une section d'infanterie pénétrèrent dans le
village d'Audin-le-Roman.
Un effroi bien naturel s'empara de tous les
habitants à la vue de ces farouches ennemis qui,
tout de suite, se mirent à l'oeuvre de destruction.
A L'ÉGLISE
En effet, tandis que les cavaliers continuaient à
explorer le village, les bâtiments de la poste et de
la gare, le premier mouvement des fantassins fut de
se rendre à l'église, non pour y prier, mais pour
s'en emparer comme poste d'observation ; par une
circonstance fortuite qui voulait peut-être mettre à
l'épreuve la délicatesse de leurs sentiments, la
porte d'entrée de ce sanctuaire se trouvait fermée.
En demander la clef eût été peut-être une
humiliation pour ces soldats auxquels rien ne devait
résister. Ils se mirent donc à briser cette porte
sur laquelle ils s'acharnèrent comme des vandales,
et qui finit par céder après un travail de sape et
de massue qui a duré plus d'un quart d'heure.
Pour se protéger dans l'accomplissement de ce
travail, ils avaient placé des sentinelles tout
autour de cet édifice. A partir de ce moment, il
était défendu à tout fidèle de pénétrer dans
l'église Ils établirent de suite un poste
d'observation dans le clocher dont l'élévation se
prêtait à merveille pour cela et d'où l'on dominait
l'horizon à perte de vue, l'église étant située au
centre du village sur le point le plus élevé.
Ils y installèrent en outre des mitrailleuses pour
abattre les avions français qui oseraient venir
faire une reconnaissance, et, pour faciliter leur
tir, ils démolirent sur chaque face du clocher
plusieurs rangées de lames de bois aux abat-sons ;
un peu plus tard, ils accuseront les habitants
d'avoir eux-mêmes fait ces ouvertures pour mieux
confirmer leur accusation d'avoir tiré sur leurs
soldats. Affreux mensonge ! La prise de possession
du village d'Audun-le-Roman se complète par
l'arrivée immédiate d'un régiment d'infanterie qui
cantonna pendant une huitaine de jours dans la rue
principale et par un passage ininterrompu de soldats
de toutes armes.
LES ARMES
L'ère des réquisitions à outrance allait commencer,
et par la rigueur et la précipitation avec
lesquelles elles étaient faites on pouvait déjà
prédire qu'Audun-le-Roman, joli chef-lieu de canton
de l'arrondissement de Briey et première localité
importante voisine de la frontière où se groupent
cinq embranchements importants de chemins de fer,
devait fatalement disparaître.
C'était d'abord injonction aux habitants par le
commandant d'armes de déposer immédiatement à la
mairie toutes les armes neuves ou anciennes qu'ils
possédaient avec menace d'être fusillés pour ceux
qui en resteraient détenteurs, les prévenant qu'une
perquisition à domicile serait faite.
La pensée d'être fusillé épouvanta toutes les
personnes, et l'on s'empressa de porter avec les
moindres armes les plus belles panoplies, qui, pour
la plupart, constituaient, de précieux souvenirs de
famille.
L'officier qui recevait ces armes, gonflé de tout
l'orgueil insolent de sa race, ne manqua pas de se
moquer et de tourner en dérision toutes les armes
qu'on lui présentait. A une dame qui lui remettait
un petit revolver, presque antique, dont on n'osait
plus se servir tellement il était rouillé, il dit,
dans un français mélangé d'un fort accent tudesque :
- Ah ! madame, si la brave armée française n'a que
des armes comme celle-là pour combattre contre
l'Allemagne, je la plains. »
Et, de plus en plus gonflé d'orgueil, il tira de sa
poche un revolver enfermé dans un étui qu'il posa
sur la table, à côté de celui qu'on venait de lui
remettre, et disant :
- Voyez, madame, voilà comme nous autres, Allemands,
sommes armés. Vous pouvez croire que la France est
perdue.
Après les armes, ce fut la confiscation des
bicyclettes. toutes les personnes qui en possédaient
étaient invitées à les remettre au commandant
d'armes. Une perquisition devait également être
faite à domicile.
RÉQUISITIONS ET VOLS
Sans perdre de temps et avec une hâte fébrile,
craignant que la chose leur échappât, ils donnèrent
une poussée acharnée à leurs réquisitions qui
devaient toutes être conduites à leur centre
d'approvisionnement à Aumetz (Alsace-Lorraine).
Ce furent d'abord le bétail, les porcs, l'avoine et
le foin. Mais leur convoitise se portait surtout sur
l'avoine. Les quantités exigées dépassaient. de
beaucoup la production du ban d'Audun-le-Roman.
Aussi. M. Mathieu, maire de la commune, et M. Véron,
instituteur, faisant fonctions de secrétaire de la
mairie, connaissant les ressources de la localité,
dans un élan bien naturel de sages administrateurs,
essayèrent-ils, avec précaution, de faire remarquer
au commandant d'armes qu'il était absolument
impossible de satisfaire aux demandes faites. Leurs
paroles ne furent pas écoutées. On les rendit, au
contraire, responsables des réquisitions auxquelles
il ne serait pas satisfait. Ils furent, à
différentes reprises, gardés prisonniers à vue. Ils
n'ont eu leur liberté que quand les barbares se sont
enfin rendu compte par eux-mêmes de leur exigence
démesurée, après des perquisitions faites chez Les
habitants.
Puis ce fut le tour des viandes fumées (jambons,
saucissons et lard).
Tous les habitants étaient requis d'apporter
immédiatement sur la place de l'église les
provisions qu'ils possédaient, et toujours sur
menace d'une perquisition à domicile.
Sans murmurer, avec le plus grand empressement, tous
les hommes, toutes les femmes, voire des enfants,
apportaient, les uns dans des paniers, les autres
dans des paquets tout ce dont ils pouvaient
disposer. Mais quelle fut la désillusion du
commandant d'armes lorsqu'il vit un monceau de
petits morceaux de jambons, de saucissons et de
lard.
Ce n'était pas cela qu'il demandait. Il désirait des
jambons entiers, des saucissons entiers, des bandes
de lard entières par caisses pleines, que l'on
devait certainement trouver à Audun-le-Roman,
premier village de la Lorraine française.
Rouge de colère, il renvoya tous les porteurs de ces
provisions et n'accepta que l'offre d'une seule
personne qui put présenter un jambon entier. Dans sa
délicatesse, puisque le mot « delikatessen » est
spécialement employé par les Prussiens pour leurs
plus fins produits culinaires, ce commandant fit
couper ce jambon en deux, s'arrogea la part du lion
et remit celle qu'il dédaignait à Mme Z...
Cette réquisition fut suivie de la plus rigoureuse
perquisition On choisit pour cela les pires apaches
qui, armés de leurs fusils, sabres-baïonnettes au
clair, entrèrent dans les maisons, fouillèrent
toutes les armoires et toutes les chambres depuis la
cave jusqu'au grenier.
LES VOLS
En se présentant dans la maison qui était habitée
par Mme V... seule et sa jeune fille, ces apaches
montrèrent qu'ils n'avaient pas oublié leur premier
métier. Pendant que cette dame les faisait pénétrer
dans les chambres à visiter, l'un de ces soldats
s'empressait de voler un collier en or et une jolie
bague en or que la jeune fille, en s'enfuyant, avait
laissés par mégarde sur le fourneau de sa chambre.
Comme la bague en or était un souvenir de famille,
Mme V... alla tout de suite faire un réclamation au
commandant d'armes qui avait ordonné cette
perquisition.
La réclamation de cette dame resta sans résultat. Il
lui fut répondu qu'il serait bien difficile de
retrouver le soldat voleur, alors que la chose à ce
moment était très possible, puisque ce soldat était
encore en travail de perquisition.
Dans une autre maison presque contiguë à celle de
Mme V... ces mêmes apaches, auxquels on avait donné
à visiter une chambre dont le locataire était absent
- elle appartenait à M. Bernier, employé aux chemins
de fer, qui avait dû quitter la localité le jour de
l'évacuation de la gare - ils s'emparèrent d'une
montre en or avec sa chaîne qui était accrochée sur
la cheminée.
Chez moi-même, des soldats que j'avais à loger ont
nuitamment pénétré dans ma cave au moyen de fausses
clefs et ont emporté 25 bouteilles de vin. Pour
arriver au casier contenant ces bouteilles il a
fallu ouvrir deux portes et forcer un cadenas, et
ainsi de suite.
Enfin d'autres réquisitions s'annonçaient toujours
Ce fut la farine. Au risque de faire mourir de faim
les habitants, on obligea le seul boulanger qui
restait à réserver la presque totalité de sa farine
aux soldats qui passaient chaque jour. Bien
entendu les habitants furent rationnés. Le pain se
délivrait à la mairie. Il était accordé à peine
trois quarts de livre par personne chaque jour.
Puis ce furent les légumes secs et, en dernier lieu.
les magasins d'épicerie, qui étaient requis
d'apporter tous leurs produits sans exception.
Cet empressement par l'autorité militaire après
quelques jours à peine d'occupation à enlever tous
moyens d'existence aux habitants d'Audin-le-Roman
indiquait bien que cette localité était menacée, et
que son agonie commençait. Malheureusement il n'y
avait plus à en douter.
LE MENSONGE SE PRÉPARE
Déjà une accusation des plus fausses venait d'être
portée par des soldats qui prétendaient qu'on avait
tiré sur eux. La crainte de représailles s'empara de
chacun de nous. Notre seule défense était que ne
possédant plus aucune arme puisque nous les avions
toutes remises, nous ne pouvions pas tirer. Malgré
cette justification il fallut que le maire, M.
Mathieu, se portât garant de la population. C'était,
hélas ! partie remise à quelques jours.
Sans motif aucun ils saisirent un honorable
fonctionnaire, père de quatre enfants, M. Spitz,
adjudant retraité, receveur buraliste, qu'ils
emmenèrent en captivité en Allemagne. M. Spitz,
sachant parfaitement parler et écrire l'allemand,
avait servi d'heureux intermédiaire pour sauvegarder
les intérêts de la commune, et, pour cette raison
sans doute, il était devenu suspect aux autorités
allemandes.
L'animosité exprimée sans cesse par les soldats
devenait de plus en plus dangereuse. Ils croyaient
être victorieux parce qu'on leur disait, à peine
entrés en France, que Verdun et Paris allaient être
pris. Excités par la boisson, la plupart étaient
dans un état d'ébriété continuel. Soit qu'ils se
querellassent entre eux, soit par hallucination
alcoolique, ils faisaient à tous moments partir
leurs armes en prétendant toujours qu'on avait tiré
sur eux.
Ce qui était incompréhensible, c'est que pas un
officier, pas un seul chef n'était là pour contrôler
leurs méchantes accusations.
Tel était l'état d'esprit qui se manifestait chez
ces barbares contre une population toute paisible,
qui, sans murmurer, s'était soumise à toutes les
revendications qui pouvaient lui être faites, ainsi
qu'à toutes les servitudes qui lui étaient imposées.
MEURTRES, INCENDIES
Depuis le 4 août, de nombreuses troupes passaient
journellement à Audun-le-Roman. Comme leur objectif
était Verdun, les Allemands cherchèrent à se diriger
de ce côté. Mais ils furent déçus sur la facilité de
pénétration qu'ils croyaient trouver.
A quelques kilomètres d'Audun-le-Roman, ils se
heurtèrent à une avant-garde française de chasseurs
à pied, auxquels ils eurent à parler. Ceux-ci, bien
cachés dans les bois, les fossés, les moindres
replis de terrain, surent les tenir à distance.
Durant plus de huit jours, ces soldats prussiens qui
affichent tant d'arrogance et de hardiesse, se
croyant déjà victorieux en mettant le pied en
France, eurent à faire un retour sur Audun-le-Roman,
et même jusqu'à la frontière, pour y prendre leurs
cantonnements. Si ce n'avait été la vue des chevaux
blessés et sans cavaliers on aurait cru voir une
promenade militaire faite chaque jour.
Ils revenaient honteux de leurs chevauchées. Le 21
août vers une heure de l'après-midi, toute la
division, prise de panique, fit retour sur
Audun-le-Roman dans une débandade indescriptible.
Pour laisser le passage libre sur les routes,
l'infanterie s'enfuyait à travers champs. Le défilé
de la cavalerie, de l'artillerie et du train dura
jusqu'à 6 heures du soir. A ce moment vint un
bataillon de chasseurs à pied prussiens qui devait
former l'arrière-garde. Il s'arrêta dans la rue
principale du village et occupa l'espace compris
entre la fontaine située sur la place de l'Eglise,
et la maison des religieuses. A un commandement
donné par sifflet, les hommes mirent leurs sacs à
terre et leurs fusils en faisceaux. Presque tous se
jetèrent à terre pour se reposer. tellement leur
fatigue était grande. On voyait qu'ils n'en
pouvaient plus, ils étaient en sueur et exténués par
la marche qu'ils venaient d'accomplir.
Le commandant ainsi que les officiers de ce
bataillon firent aussitôt ouvrir toutes les granges
qui étaient à leur portée. Les habitants du parcours
occupé furent invités à apporter de l'eau fraîche
aux soldats. Chacun s'empressa de porter l'eau
demandée. Bien des personnes n'étaient pas rentrées
dans leurs maisons quand une fusillade se fit
entendre. Les soldats venaient de recevoir l'ordre
de tirer. Cet ordre leur fut donné par plusieurs
coups de sifflet distinctement entendus. J'aperçus à
ce moment que le commandant courut se placer dans la
grange située en face dé mon habitation, et je fis
la réflexion que ce chef se montrait peu courageux.
Comme l'emplacement occupé formait une ligne courbe
très prononcée, la tête du bataillon ne pouvait
apercevoir la queue. Les soldats étaient protégés,
par les maisons situées de chaque côté de la rue.
Leur tir ne pouvait donc être effectué contre les
soldats français qui, s'ils les ont poursuivis plus
loin, n'avaient pas encore paru dans la localité ni
même aux abords. Tout le monde croyait donc que ce
tir était effectué sur un aéroplane français. Pas du
tout. Les premiers, coups de fusil dirigés en l'air
n'étaient qu'une feinte, car instantanément ils
tirèrent sur les habitations, et pas une ne fut
épargnée. C'est ainsi que deux personnes furent
blessées dans leurs domiciles, Mlles Roux et Treffel.
Le malheur voulut que dans la fusillade désordonnée
qu'ils avaient d'abord faite et que l'on croyait
destinée à un aéroplane, un des leurs fut blessé
grièvement à la nuque. Ce soldat tomba à environ 30
mètres de ma demeure. Pareil accident était
inévitable par suite du désordre et de la confusion
dans lesquels ce tir était accompli. Une personne
sachant très bien parler l'allemand a fort bien
entendu un officier crier à ses soldats l'apostrophe
suivante :
- Vous êtes des cochons ! Faites donc attention !
Vous tirez l'un sur l'autre ! »
Bien que les maisons en face desquelles ce soldat
fut blessé ne fussent habitées que par des femmes et
qu'il fût très facile de justifier qu'aucune
personne n'avait tiré, une fureur violente se
déchaîna contre tous les habitants. Il fut ordonné
aux soldats de tuer impitoyablement tous les hommes
qu'ils rencontreraient et d'incendier le village. Il
était à ce moment 7 heures et demie du soir.
La première victime fut M. Somen, rentier. ancien
maire, âgé de 50 ans. Un officier supérieur qu'il
avait logé et hébergé pendant plusieurs jours venait
d'entrer chez lui pour le remercier de sa bonne
hospitalité. M. Somen, en reconduisant celui-ci
jusqu'à la porte du jardinet précédant sa maison
voulut profiter de cette sortie pour aller fermer la
porte de sa grange. Il était à peine arrivé sur le
seuil de cette porte, et l'officier supérieur qu'il
venait d'accompagner se trouvait encore à quelques
pas de la maison, que plusieurs coups de fusil
furent tirés sur M. Somen qui s'affaissa et appela à
son secours. A ses appels tous ses voisins
accoururent. C'étaient : M. Bernard Edouard, âgé de
65 -ans, rentier, conseiller municipal ; M. Michel
ans, Emile, âgé de 55 ans, marchand de vins en gros,
adjoint au maire ; M. Henry Victor, âgé de 67 ans,
gendarme en retraite; M. Perlot Justin, âgé de 50
ans, cultivateur.
Ils transportèrent M. Somen dans sa maison. Cette
opération était à peine accomplie, que des soldats
firent irruption. Tandis que les uns chassaient Mme
Somen de sa demeure et trainaient son pauvre époux
mortellement blessé hors du village et
l'abandonnaient dans le fossé d'une route, les
autres s'emparaient des quatre paisibles bourgeois
qui étaient venus secourir M. Somen. Ce fut une
scène des plus tragiques.
Mme Somen suppliait qu'on la laissât chez elle
soigner son pauvre blessé, dont les plaintes
faisaient peine à entendre. Les quatre braves gens
imploraient leur liberté en faisant remarquer qu'ils
n'avaient rien fait qui puisse justifier leur
arrestation. Les barbares furent inexorables.
Ils emmenèrent M. Michel et M. Bernard à Boulange
(Alsace-Lorraine), ou ils furent enfermés dans le
corps de garde de police, et où ils passèrent la
nuit. Le lendemain matin on les emmena dans un
village voisin, à Ludelange, pour y être fusillés.
Leur exécution eut lieu vers 7 heures du matin.
De la déclaration faite par des témoins qui ont
assisté à cette exécution, M. Bernard a
particulièrement souffert de leurs cruautés. Comme
il ne marchait que difficilement, ayant eu une jambe
cassée, le trajet de Boulange à Ludelange ne
s'effectuait pas assez vite au gré des bourreaux.
Ceux-ci lançaient à M. Bernard des coups de
baïonnette dans les jambes. Les prisonniers
parvinrent au lieu du supplice dans un état
lamentable.
Les deux autres bourgeois, MM. Henry et Perlot,
furent emmenés à Beuvillers où ils furent détenus
dans une salle d'auberge dans laquelle les soldats
avaient installé leur corps de garde. Ils furent
plus heureux que leurs compagnons d'infortune, ils
tombèrent dans des mains moins barbares. L'officier
qui les interrogea leur rendit la liberté.
Cette funeste soirée du 21 août s'acheva par
d'autres crimes. Un honorable, vieillard, M. Martin
Théophile, âgé de 73 ans, rentier, ancien adjoint,
fut violemment expulsé de sa maison, avec sa femme,
ses deux filles et sa belle-soeur. Il était à peine
dehors qu'il reçut à bout portant plusieurs coups de
fusil dans le dos et tomba expirant à côté de sa
femme et de ses enfants. Un peu plus loin, un
employé de la voirie, M. Chary, chef cantonnier,
subit le même sort. Il fut tué également à bout
portant à côté de sa femme.
Oserai-je dire que dans leur avidité de sang ces
cruels soldats, avec une impudeur sans nom,
soumettaient toutes les femmes qui s'enfuyaient à
une visite extérieure du chignon et de la poitrine
pour s'assurer si des hommes ne se trouvaient pas
déguisés sous le costume féminin ?
A côté de ces crimes s'accomplissait une autre
destruction. Ces misérables venaient déjà
d'incendier la moitié du village, et tous les
pauvres sinistrés s'enfuyaient à travers la plaine
pour chercher un refuge.
La nuit du 21-22 août n'avait pas été assez longue
pour achever entièrement l'oeuvre de destruction. Un
court répit fut accordé au pauvre bourg
d'Audun-le-Roman, car les barbares durent s'enfuir
dès l'aube du 22. Vraisemblablement ils attendaient
l'arrivée des soldats français, et leur fuite fut si
précipitée que beaucoup avaient abandonné leurs sacs
dans les rues.
LE COMBAT
Ce fut à ce moment un exode presque général des
habitants, les uns pour échapper à la fureur des
Prussiens par crainte de leur retour, et les autres
pour se protéger du combat qui allait se livrer et
qui effectivement ne se fit pas attendre. Il eut
lieu à cette journée du samedi 22 août.
L'artillerie allemande qui était échelonnée dans des
retranchements vivement exécutés devant Beuvillers,
Boulange, Aumetz, Bassompierre, Ludelange et même
jusque Hayange, prononça l'attaque vers 8 heures du
matin, en dirigeant d'abord son tir sur Malavillers
où une brigade française venait de paraître.
L'avant-garde de cette dernière ayant pris position
à Audun-le-Roman, cela occasionna le bombardement de
cette localité. Plusieurs maisons furent endommagées
ainsi que l'église, dont le clocher, atteint par les
obus de gros calibre, s'écroula.
Malheureusement nos soldats n'étant pas assez
nombreux, durent par prudence se replier vers une
heure de l'après-midi. Les quelques instants
d'espoir que la population, qui n'avait pu fuir,
avait fondés sur une délivrance définitive des
barbares s'évanouirent, et c'est dans la plus grande
anxiété qu'elle vit s'effectuer leur retour.
REDOUBLEMENT DE RAGE
Cette crainte n'était malheureusement que trop
justifiée.
Quand ces brigands reprirent possession
d'Audun-le-Roman, c'est avec un redoublement de rage
et de fureur qu'ils continuèrent leurs atrocités.
Ils firent dix nouvelles victimes dont neuf hommes
presque tous sexagénaires, et une femme, puis
achevèrent d'incendier le village.
Au nombre de ces victimes se trouvait un jeune homme
de 17 ans, Georges Thiéry, qui fut fusillé avec une
férocité sans nom en présence de sa mère et de sa
grand'mère qui, à genoux, imploraient sa grâce. Ces
pauvres femmes, en voulant préserver leur enfant,
faillirent elles-mêmes être tuées.
Les autres sont : MM. Lague-Rémer père,
Jolas-Collignon Emile, Guiot-Jolas Gustave et son
locataire de nationalité italienne, Rodieg Marcel,
Schmitt, Zapoli et sa femme. Les hommes qui
n'avaient pas été fusillés sur-le-champ avaient été
emmenés.
Le 21 août, M. Boncourt, âgé de 70 ans, fut dirigé
sur Bassompierre (Alsace-Lorraine). C'est à
l'intervention d'un fermier, dans la grange duquel
il avait passé la nuit, qu'il échappa à la mort.
Le 22 août, ils s'emparèrent de M. Chérer, âgé de 63
ans, conseiller municipal, et de M. Jacquier, ancien
maire, vieillard de 80 ans; pouvant à peine marcher,
malgré l'aide de deux bâtons. Tous devaient être
dirigés sur Aumetz (Alsace-Lorraine), où était le
quartier général. Mais en présence de
l'impossibilité pour M. Jacquier de continuer le
voyage, on les remit en liberté à Beuvillers.
LE CALVAIRE
Enfin, le 23 août, vers midi, un dernier groupe de
quatre hommes furent capturés dans leurs maisons qui
n'avaient pas encore été incendiées.
J'étais de ce nombre.
Les trois autres personnes, dont je ne puis, en ce
moment, faire connaître les noms, parce qu'elles
habitent encore le pays annexé occupé par nos
ennemis faites prisonnières quelques instants avant
moi, se trouvaient déjà à l'emplacement déterminé,
sans avoir eu à supporter de violence. Elles étaient
tombées, si je puis le dire, en de meilleures mains.
L'apache qui vint me saisir m'empoigna si violemment
que le pardessus que je tenais tomba de mon bras. Je
voulus ramasser ce vêtement, il m'en empêcha et me
bouscula. tellement que je faillis être renversé, en
me disant :
« Du hast keinen mehr moeltig ».
(Tu n'en as plus besoin).
Sachant parler l'allemand, je compris tout de suite
le sort qui m'attendait.
Pour me rendre à l'endroit où je devais être détenu,
j'avais tout au plus une trentaine de pas à faire.
Il en décida autrement. Il choisit le trajet le plus
long, sans doute pour mieux assouvir sa haine, car,
tout en marchant, il me roua de coups en me lançant
la crosse de son fusil dans le dos et les jambes. Il
me fit contourner l'église. Sur le parvis de cet
édifice, plus de 200 soldats qui étaient postés sur
cette place, criaient, hurlaient en demandant ma
mise à mort.
- Perce-le, disaient-ils, en ajoutant :
« Die Alten sind die schlechten. »
(Les vieux sont les plus mauvais).
Ainsi excité, mon bourreau s'arrêta à quelques pas
des premières marches d'entrée de l'église, puis,,
après un coup de crosse de fusil, il redressa son
arme vers moi, et, par l'inclinaison qu'il lui
donnait, ainsi que l'attitude qu'il prenait, je
voyais que j'allais être transpercé. Je fus saisi de
la plus terrible angoisse, car je croyais
véritablement que mon dernier moment était arrivé,
et je fis alors le sacrifice de ma vie, pensant à ma
famile que je ne reverrais plus.
Est-ce la honte du crime qu'il allait accomplir sur
un vieillard désarmé qui le retint, je me le demande
encore.
Voulant mourir courageusement, je me ressaisis -et
lui demandai en allemand ce que je lui avais fait
pour me maltraiter ainsi. Il me répondit :
« Dù wirst das sehen »
(Tu vas le voir).
Il m'entraîna, et je rejoignis tout ému et blême
d'émotion mes trois compagnons d'infortune qui
ignoraient le sort qui nous était réservé. Je les en
prévins, et ce fut pour eux une profonde
consternation.
J'étais à peine arrivé qu'un officier survint. Mon
bourreau lui dit, en me désignant :
- En voici encore un.
- C'est bien, tenez le bon, répondit-il.
Ce barbare ne manqua pas à sa consigne. Il commença
d'abord par me fouiller, croyant que j'étais porteur
d'une arme. Il me prit un petit couteau de poche et
un canif-greffoir que je possédais, puis il me
demanda si j'avais de l'argent. Comme j'en possédais
un peu, je lut répondis « oui ». Il était aux anges.
Nous fûmes tous les quatre tenus en garde et
conduits jusqu'à 6 heures du soir devant chaque
maison qu'on incendiait. Ces six longues heures ont
été pour nous six heures d'agonie. Nous devions être
fusillés, et notre souffrance était d'autant plus
cruelle qu'à la soif de la mort que nous éprouvions
s'ajoutait la soif que nous occasionnaient les
flammes. des incendies. A certains moments nos
bourreaux nous tenaient si près des maisons
incendiées que nous leur demandions instamment de
nous fusiller, afin de faire cesser notre martyre.
L'humiliation la plus profonde que nous ayons
éprouvée, c'est d'avoir été voués à la haine de la
soldatesque allemande. Pendant que nous étions
tenus, il défila à côté de nous plus de 10.000
hommes se rendant dans la direction de Malavillers,
Mercy-le-Haut. Presque tous, les uns avec leurs
armes, les autres avec leurs bras, nous mirent en
joue pour nous annoncer le sort qui nous attendait.
Nous ne savions plus quelle contenance prendre et
nous baissions les yeux vers la terre en disant
entre nous : « Est-ce possible de voir pareille
chose ! »
L'officier chargé de diriger les opérations
incendiaires vint vers 6 heures et demie du soir.
C'est devant la maison de Mme Masson, près de la
gare, érigée en ambulance, qu'il fit former le
cercle par ses soldats et qu'il nous interrogea
C'est à moi qu'il s'adressa le premier. Je lui
répondis en allemand textuellement ce qui suit :
« Je jure sur mon existence que je n'ai pas tiré sur
les soldats, n'ayant aucun motif pour cela.
« Je suis un ancien chef de gare retraité. J'ai
exercé ces fonctions pendant vingt ans à la gare
d'Audun-le-Roman, qui est gare frontière avec
l'Alsace-Lorraine. En cette qualité, j'ai eu sous
mes ordres les agents allemands qui y venaient pour
leur service. Je ne sache pas qu'ils aient eu à se
plaindre de moi. Il vous est du reste ; très facile
de vous renseigner sur les relations de service que
j'ai eues avec l'administration allemande. Le chef
de gare de Thionville. qui est encore en service, me
connaît, vous pouvez le consulter. Je jure encore
une fois de plus que je n'ai pas tiré sur vos
soldats. »
Il interrogea ensuite mes trois concitoyens, dont
j'ai dû être l'interprète. Tous jurèrent comme moi
qu'ils n'avaient pas tiré.
La mauvaise foi des soldats était telle que l'un
d'eux accusa formellement M. X... d'avoir tiré de
l'une des maisons faisant face à la gare. Il fallut
que je défende ce pauvre homme de toutes mes forces
d'une accusation si mensongère, en assurant bien à
cet officier qu'il n'habitait pas la maison.
indiquée.
Cet interrogatoire achevé, ce fut encore pour nous
un moment d'angoisse. Nous croyions bien l'heure
fatale arrivée. Nos bourreaux nous avaient dit
qu'ils avaient fusillé deux hommes le matin sur
l'ordre de cet officier, et ils nous indiquèrent
même la place de l'exécution. Heureusement, pour
nous, il ordonna de nous emmener au quartier général
à Aumetz (A.-L.). Ce fut notre salut.
Attachés deux à deux par une corde, nous nous mîmes
en marche pour Aumetz, et j'entendis déjà dire par
un de mes compagnons qui avait beaucoup de
difficultés à marcher qu'il ne lui serait pas
possible d'accomplir ce voyage, trop long pour lui,
disait-il. Nous avions effectué un trajet de 500
mètres environ, lorsqu'une circonstance, je puis
dire miraculeuse, se produisit et nous rendit notre
liberté. Je ne puis en ce moment encore la révéler.
LE PILLAGE
La destruction d'Audun-le-Roman, commencée le 21
août au soir, était terminée le 24. Plus de 200
maisons ont été la proie des flammes. Les barbares
n'ont laissé qu'une dizaine d'habitations qu'ils ont
saccagées et pillées, ainsi que l'hôtel situé en
face de la gare appartenant à M. Mathieu fils,
qu'ils ont réservé pour y établir le siège de leur
kommandatur.
Pour incendier ils se servaient de cartouches
incendiaires. En moins de 10 minutes une maison
était en flammes.
Il a fallu les voir à l'oeuvre comme je les ai Vus
pour connaître toute leur sauvagerie. Ce qu'il y a
d'incroyable, c'est que les officiers sont chargés
de remplir les tristes rôles d'incendiaires et de
pillards, desquels du reste ils s'acquittent avec
une habileté extraordinaire.
Avant de faire incendier, ces officiers inspectent
le contenu de l'immeuble, et s'ils y trouvent des
objets de quelque valeur ou pouvant leur être
utiles, ils les font charger sur des automobiles
dont ils disposent. J'ai vu en moins d'une heure
vider entièrement, à l'exception de quelques
meubles, le logement de M. Gendarme, juge de paix.
Le vin non emporté était distribué aux soldats.
En même temps que le pillage, le vol était leur
grand mobile. Le 21 août, Mme Matte, qui tenait le
café de la Mairie en l'absence de son mari mobilisé,
ayant dû s'enfuir de sa maison qu'on incendiait, a
été victime d'un vol de 2.000 francs environ. Cette
somme, qui représentait le produit de ses économies,
se trouvait enfermée dans un petit sac en cuir qui
lui a été arraché de la main.
PILLARDS CIVILS
Mais l'horreur de la dévastation n'était pas
suffisante à ces barbares.
Espérant trouver des trésors cachés dans ce village
d'Audun-le-Roman qu'ils disaient si riche, ils
continuèrent, après extinction des incendies, leur
oeuvre de pillage.
Ils se mirent à fouiller les décombres,, à piocher
toutes les caves, à relever dans celles-ci toutes
les dalles qui leur paraissaient suspectes, et à
éventrer tous les coffres-forts qu'ils retrouvaient
ensevelis dans les ruines. Pour effectuer ce travail
librement, ils interdirent l'entrée d'Audun-le-Roman
à toutes les personnes de cette localité qui étaient
réfugiées dans les villages voisins, mais ils
autorisèrent les leurs à y venir ramasser et à
emporter les quelques rares objets qui avaient
échappé aux flammes, ainsi que ceux restés dans les
maisons non incendiées.
C'est par bandes que ces pillards venaient
d'Alsace-Lorraine. Ils se rendaient maîtres de tout,
s'appropriant jusqu'aux récoltes des jardins. Les
fruits, les fleurs, tout était dévalisé.
Enfin, ne pouvant sans doute se consoler que leur
bombardement du 22 août n'ait pas détruit
entièrement l'église, dont l'intérieur avait été
préservé, ils s'attaquèrent à cet édifice, brisant
toutes les statues, souillant les linges et les
ornements sacrés qu'ils répandirent de tous côtés,
décrochant d'une hauteur de plus de trois mètres
deux grands tableaux qui décoraient le choeur.
Par une fureur de vandalisme sans doute, ils
placèrent l'un de ces tableaux comme paravent de la
porte d'entrée extérieure de la sacristie. Les
vandales avaient eu soin de laisser cette porte au
large ouverte pour bien montrer l'usage auquel il
était affecté.
Le coffre-fort, placé et scellé dans ce local, ne
fut pas plus épargné que les autres. Il fut éventré.
C'est ainsi, après avoir souffert les plus horribles
atrocités qu'on puisse infliger à l'humanité, que la
charmante localité d'Audun-le-Roman a été anéantie
par le feu, le meurtre, le vol, le pillage.
YSNARD,
Chef de gare en retraite à Audun-le-Roman.
BRIEY SOUS LA BOTTE
Pour économiser
de la nourriture, les Allemands viennent de
congédier 500 Briotins.
Le récit de l'occupation par un des réfugiés.
LA CLOCHE DU BLUFF ET DES VEXATIONS
Nancy,
27 mars 1915.
Plusieurs personnes de Briey sont arrivées récemment
à Nancy, venant de cette ville que les Allemands
avaient forcés à quitter, sans doute pour
s'économiser de la nourriture.
Une de ces personnes, que nous avons rencontrée,
nous a fait le récit de l'occupation allemande dans
cette sous-préfecture.
Les ennemis arrivèrent dès le 2 août à Briey. Ils ne
commirent pas de dégâts dans la ville, mais les
soldats, l'arme à la main et la menace aux lèvres,
pénétrèrent dans les maisons pour réclamer des
vivres et surtout de la boisson, en baragouinant les
quelques mots indispensables de français pour se
faire comprendre.
Devant de pareilles injonctions, les habitants
durent s'incliner, le coeur serré. On connaît la fin
tragique de M. Winsbach. Les Allemands ne commirent
pas d'autre crime de ce genre.
La commandature allemande s'empressa, dès le début,
de prendre de nombreuses mesures vexatoires. Pour
les faire connaître aux habitants, on sonnait la
cloche au son de laquelle tout le monde devait se
rassembler. C'est alors que les ordres étaient
proclamés à haute voix, puis affichés.
Pour le moindre motif, on sonnait cette cloche.
Aussi, dès qu'on l'entendait, les habitants se
demandaient avec anxiété quelle nouvelle vexation
allait leur être imposée.
Quelquefois aussi la cloche appelait les habitants
pour annoncer les soi-disant victoires de l'armée
allemande.
Dès le début de l'occupation, c'était chaque jour
l'avancée sur Paris, ou la prise imminente de
Verdun, comme la prise de nombreux canons et des
quantités innombrables de prisonniers français ou
russes.
Les Briotins, quoique isolés du reste de la France,
ne pouvaient croire à ces nouvelles, car ils
connaissaient la valeur de notre armée en laquelle
reposait toute leur confiance. D'ailleurs, par
certains indices, ils savaient que Verdun résistait
toujours et que les ennemis ne pouvaient atteindre
le camp retranché si vaillamment défendu.
A la fin même, les habitants ne daignaient plus se
déranger aux appels de la sonnerie, car pour les
fêtes de Noël et de l'anniversaire de l'empereur on
avait annoncé des victoires tellement fantastiques
sur les Russes qu'elles étaient incroyables.
Tout ce bluff était fait pour donner confiance à
leurs soldats qui, eux, y croyaient aveuglément, car
ils répétaient ces nouvelles aux habitants en
ajoutant que la Russie vaincue allait demander la
paix et que la guerre serait bientôt terminée, car,
du côté français, Paris et Calais étaient déjà pris.
A ces propos, les habitants connaissant la situation
de Verdun, répondaient d'un ton calme avec leur
douce ironie lorraine :
« Eh bien ! Verdun est-il pris ? Non, n'est-ce pas ?
Alors la guerre n'est pas encore près d'être
terminée. »
Les soldats ne savaient alors quoi répondre, et ils
s'éloignaient en baissant la tête et en maugréant
dans leur langue quelques paroles incompréhensibles
pour les Briotins.
La vie s'écoulait ainsi dans des transes
continuelles, car les vexations augmentaient. Au
mois de janvier, la Commandature fit prévenir que
des perquisitions allaient être faites chez les
habitants pour connaître les ressources en vivres.
Beaucoup de Briotins avaient fait des provisions,
qu'ils s'empressèrent de cacher aux regards des
ennemis, car ils pensaient bien que sous peu tout
leur serait saisi.
Les visites domiciliaires commencèrent, mais ce que
les Allemands cherchaient de préférence c'étaient le
lard, le saindoux, toutes les graisses alimentaires,
ainsi que les pommes de terre, le blé et la farine.
Peu après, le pain blanc commençait à manquer, on
n'eut que le lourd pain noir que l'on digérait avec
difficulté. Le service des rations commença
également pour les pauvres gens.
Les Briotins comprenaient alors que la vie devenait
de plus en plus difficile pour les ennemis car les
quelques rares journaux allemands arrivant dans la
ville faisaient connaître que dans tout l'empire les
vivres se faisaient rares.
Dans le courant du mois de mars, un journal allemand
annonçait que des dispositions devaient être prises
pour déporter en masse les habitants des pays
envahis, qui devraient être ramenés en France, «
car, disait-il, 80.000 habitants en moins à nourrir,
c'était les vivres assurés pour 100.000 de nos
soldats ».
En lisant cela, les Briotins comprirent que les
Allemands étaient décidés à les laisser partir pour
la France.
En effet, le lundi 22 mars, on annonçait que les
personnes qui voulaient quitter Briey pouvaient
aller se faire inscrire à la commandature. Cent
quatre-vingts personnes seulement y allèrent de
bonne volonté, car beaucoup de femmes et de jeunes
filles ne voulaient pas abandonner leurs vieux
parents qui ne pouvaient se faire à l'idée de
quitter la maison et le pays où ils avaient toujours
vécu.
Ce petit nombre de départs volontaires ne pouvait
satisfaire les Allemands qui firent, une fois
encore, tinter la cloche. Lorsque les habitants
furent rassemblés, ils déclarèrent que cinq cents
d'entre eux allaient être dirigés vers la France.
Ils notifièrent aussitôt aux personnes qu'ils
avaient inscrites de se préparer pour le départ, qui
aurait lieu le lendemain.
On recommandait qu'il était inutile de se munir de
vivres, car le convoi était parfaitement organisé,
que des buffets étaient installés dans les gares où
les voyageurs pourraient acheter ce qui leur serait
nécessaire.
Mais la prévoyance est une vertu de notre région. La
plupart des partants ne se fièrent pas aux belles
paroles des Allemands et emportèrent à manger pour
plusieurs jours.
Bien leur en prit, car, en fait de buffet dans les
rares stations où passa le convoi, les voyageurs ne
trouvèrent sur les quais que de simples baquets
remplis d'eau claire sans même le moindre gobelet
pour y puiser. Il convient de dire toutefois, que
dans une' gare - une seule - une chaudière roulante
passa devant les wagons et l'on y puisait une espèce
de brouet clair à l'aide d'une écuelle que l'on
donnait à chaque voyageur. Bien entendu, aucune
cuiller n'accompagnait cette gamelle.
Aussi, chacun comprenant qu'il ne pouvait avaler
cette affreuse pitance, prit la résolution de la
jeter sur la voie par la portière opposée au quai.
Pendant tout le trajet, un commandant et trente
soldats accompagnèrent le convoi pour éviter sans
doute quelque évasion.
Enfin le convoi arrivait à Schaffouse. C'était la
délivrance. Les Suisses s'empressèrent auprès de nos
compatriotes, leur distribuant de nombreuses
victuailles et les réconfortant par de consolantes
paroles.
Après un court arrêt à Genève, le train entrait en
France. En apercevant le drapeau tricolore, beaucoup
ne purent retenir leurs larmes et tombèrent dans les
bras les uns des autres, heureux d'être enfin sur la
terre de la Patrie, loin des vexations teutonnes.
M. Magre, sous-préfet de Briey, a accueilli avec la
plus grande sollicitude ses compatriotes. Il a
adressé à chacun des paroles de réconfort et, après
les avoir secourus, il les a fait diriger en grande
partie vers le Midi de la France.
CH. LENOBLE.
PETITE
ORIENTALE
A LA MANIÈRE DE
VICTOR HUGO
La Douleur du Kaiser
Qu'a
donc notre empereur ? disaient les ménagères.
Si les impôts sont lourds, les soupes sont légères.
Semons. Faut de engrais. Potsdam compte sur nous...
Beau temps pour la moisson. L'Agriculture bouge...
On décerne la Croix de Fer et l'Aigle Rouge
Aux bourgeois qui plantent des choux.
- Qu'a-t-il donc ? soupiraient les gazettes
serviles.
Sa gloire a pour flambeau l'embrasement des villes.
Nos mensonges vers lui montent comme un encens.
Craint-il, de l'Elbe au Rhin, la rumeur populaire ?
Si Bade est sans tristesse et Berlin sans colère,
D'où vient que sa moustache a deux crocs menaçants ?
-Qu'a-t-il donc ? demandaient la landsturm et les
femmes.
Les obus chaque jour pleuvent sur Reims en flammes.
Ici le taube aveugle et là des zeppelins.
Solitude en Lorraine et dans l'Artois silence.
Tant de lauriers chez nous ramènent l'opulence :
La Banque et les greniers sont pleins.
Désire-t-il, disaient les amiraux ganaches,
Doubler d'un fier plumet l'orgueil de ses panaches ?
Faut-il à ses vaisseaux Gibraltar pour appui ?
Cuxhaven aux Anglais sert-il encor de cible ?
Manque-t-il à sa flotte un dernier submersible
Ou quelque hydravion dans la tempête enfui ?
A quoi rêve Sidi Mohammed ben Guillaume ?
Répétaient les marchands de nougat du royaume.
En mer dès le matin, puis en mer dans la nuit,
Parfois il risque un oeil timide au périscope,
O terreur ! et ses Turcs, guettés par la syncope.
Serrent leurs fez au moindre bruit. z
Tous divaguent, marchands et soldats, vieux et
jeunes.
Si la guerre à son peuple impose de longs jeûnes,
Est-ce un motif d'ennui ? Quel soin l'agite ainsi ?
L'atelier sans travail laisse les goussets vides ;
La faim creuse en grondant les entrailles avides.
Un prince a quelque autre souci.
Ce n'est pas qu'il ait vu quelque agence infidèle
Trahir de Hindenburg la retraite mortelle
Et montrer dans Stamboul les pachas blancs de peur.
Les secrets sont gardés. Nul ne parle ou ne bouge.
Oui, c'est d'un sang impur que la Vistule est rouge.
La confiance augmente à chaque appel trompeur.
Non ! s'il courbe le front comme un jonc sous
l'orage ;
S'il dévore un affront ; s'il écume de rage ;
Si, nuit et jour, farouche, il grogne entre ses
dents ;
Ce n'est pas qu'au Reichstag il craigne un vote
hostile
Ni qu'il ait d'un discours trop dur subi le style.
Les orateurs perdent leur temps !
Ce ne sont pas non plus les villes mutilées,
Le sac des magasins, les églises brûlées,
L'innocence vouée aux sarcasmes amers,
L'enfant qui tombe auprès de l'otage sans armes,
Le cri des camps en deuil, les plaintes ni les
larmes,.
Les bateaux qu'un pirate envoie au fond des mers.
Non, non ! ce ne sont pas ces visions funèbres
Qui le font comme un spectre errer dans les ténèbres
Ou qui troublent sa sieste à l'heure du moka.
Qu'a-t-il donc, le kaiser qui, les mains sur le
ventre.
Cache d'affreux tourments où l'horreur se concentre
?
- Il a mangé du pain K K.
Achille LIÉGEOIS.
RÉCIT D'UN
OTAGE D'ARRAYE-ET-HAN
Arrêtés comme
francs-tireurs. - La navette de Delme à Dieuze, en
passant par Morhange. Francs-tireurs, capout ! - A
Rastadt et Osmilden. - La délivrance. - Les jolis
sabots suisses.
M. Aimé
Godefroy, un honorable habitant d'Arraye-et-Han,
dans le canton de Nomeny, vient de rentrer de
captivité, après un séjour de près de six mois dans
les prisons et dans les camps d'Allemagne, où, on
peut le dire, il a enduré toutes les souffrances
physiques et morales d'un patriote en exil.
Mais M. Godefroy, en vaillant Lorrain, ne s'est
laissé jamais abattre, et la joie du retour illumine
aujourd'hui sa face, jaunie par les privations, et
qu'encadre une longue barbe noire, oubliée depuis
longtemps par le rasoir.
C'est le 1er septembre, qu'avec le maire, l'adjoint
et le curé du village, M. Godefroy fut arrêté.
Jusque-là,-durant tout le mois d'août, Arraye-et-Han,
occupé par les Français le matin, et par les
Allemands le soir, ou par les Boches le matin, et
par nos fantassins à la tombée de la nuit, n'avait
pas eu à subir de grandes vexations ni de bien
grands dégâts.
Les Allemands avaient trop la frousse de nos
baïonnettes pour s'attarder aux beuveries et au
pillage. Les maisons n'avaient donc encore que peu
souffert. Çà et là, un obus avait marqué sa trace
dans les toitures ou les façades, détériorant
parfois quelque mobilier, mais sans faire de
victimes: L'église avait eu aussi sa part des
projectiles teutons. On peut même dire qu'elle avait
eu sa grosse part, bien qu'elle n'ait rien de la
cathédrale de Reims, ni de celle de Soissons. « Gott
mit uns ! »
Mais, le 1er septembre, ce ne fut plus une simple
patrouille qui arriva à Arraye-et-Han. Ce fut au
moins un régiment, appuyé par des masses profondes,
de l'autre côté de la Seille.
Et les habitants ont fait aussitôt connaissance avec
la sauvagerie teutonne.
Le maire, son adjoint, ainsi que le curé et M.
Godefroy, sont immédiatement arrêtés. Les uns sont
accusés d'avoir fait des signaux aux Français ; les
autres d'avoir tiré sur les troupes allemandes.
« D'un interrogatoire sommaire, raconte M. Godefroy,
il résulta pour mon compte que j'étais considéré
comme un franc-tireur. N'est-ce point là,
d'ailleurs, l'accusation qui a servi partout aux
Allemands de prétexte aux fusillades, à la
destruction et au pillage ? Il était parfaitement
inutile de chercher des preuves de son innocence.
Les explications n'étaient pas admises. J'étais
prisonnier, avec les deux premiers citoyens de ma
commune et notre curé. Qu'allait-il advenir de nous
?. »
Le sort des quatre otages devait être décidé
ailleurs,, devant, un conseil de guerre.
On les escorta de gendarmes, et en route pour Delme.
Le départ d'Arraye-et-Han fut inattendu, précipité.
On ne laissa pas le temps aux prisonniers de dire un
dernier adieu à leurs familles ou à leurs amis, ni
de se munir même de l'indispensable.
Delme ne fut qu'une courte halte. Quelques minutes
de comparution devant un général, qui les expédia
sur Morhange, après les avoir traités de
francs-tireurs.
Qu'allait-il advenir des prisonniers, sous une
semblable accusation ? Morhange, c'était sans doute
le conseil de guerre et le poteau d'exécution ?
Mais le conseil de guerre ne se pressait pas de
siéger. En attendant, M. Godefroy et M. l'adjoint
étaient séparés de leurs deux compagnons et enfermés
dans une cellule, où on les laissa pendant 56 jours.
A ce moment, on leur apprenait que M. le maire et M.
le curé, contre qui les preuves faisaient défaut,
étaient remis en liberté.
Après quinze jours passés à Grostenquin, on
conduisit les deux hommes à Morhange, puis à Dieuze.
Naturellement, ces diverses étapes se faisaient à
pied, avec, dans le ventre, un misérable café, où
plutôt un kafé avec un K, dans lequel il ne manquait
que l'essentiel. L'escorte des gendarmes n'était pas
trop féroce. Elle permettait aux braves Lorrains
annexés de s'apitoyer sur le sort de leurs frères
prisonniers, et de leur donner du pain accompagné de
fromage ou de fruits, quelquefois même de jambon. En
revanche, les soldats boches faisaient de l'ironie à
la mode barbare.
Et il y en avait partout, de ces Prussiens casqués !
Les routes en étaient encombrées. Les champs voisins
en étaient couverts.
Lorsqu'apparaissait la petite troupe, - deux civils
entre quatre gendarmes - les soldats criaient :
- Francs-tireurs ! Francs-tireurs ! Capout !
Et tandis que les uns mettaient les deux Français en
joue, les autres tiraient leur couteau ou leur,
baïonnette et faisaient le simulacre de leur scier
le cou...
A Dieuze, on les logea dans les casernes des
chevau-légers. La nourriture n'était évidemment pas
très bonne, mais l'espoir renaissait, Car il
semblait que la menace du conseil de guerre
s'éloignait chaque jour davantage.
Et puis, un peu de travail procurait une
distraction. On s'occupait à la cuisine, ou bien on
allait chercher du bois. Quelquefois, on les
envoyait sur les routes casser des cailloux, ou,
dans les champs, combler quelque tranchée. Enfin,
les gardiens laissaient entrevoir l'approche de la
liberté.
- Ah ! cette fois, on va vous renvoyer en France !
lui dit certain matin, un gendarme. Il faut vous
préparer.
« - Nous préparer ! Mais nous sommes toujours prêts
î Nous n'avons ni malle ni valise à faire. »
On partit donc de Dieuze d'un pied léger, comme de
vrais poilus. Et, certes, l'étape Dieuze-Arraye
n'était pas pour leur faire peur ! Mais voici qu'au
lieu de prendre la route vers la Seille, on les
conduisit à la gare, où on les fit monter dans un
train avec un billet pour Rastadt !
Les plus douces illusions étaient tombées, et la
conversation ne fut pas gaie durant cet interminable
trajet.
On arriva là-bas le 23 décembre. Les deux malheureux
otages grelottaient sous leurs minces vêtements
d'été. Et le séjour dans ce camp maudit n'était pas
fait pour retaper la santé.
On trouva là une soixantaine de compatriotes, la
plupart venus des environs de Pont-à-Mousson.
On ne resta à Rastadt que cinq jours, au bout
desquels on partit pour Osmilden, dans le
grand-duché de Brunswick.
Le camp d'Osmilden comprend deux parties, nettement
séparées, quoique voisines, celle réservée aux
prisonniers civils et celle réservée aux prisonniers
militaires.
Il y avait là près de six mille otages, tant
Français que Belges, alors que le camp militaire ne
comprenait guère que de cinq à six cents prisonniers
appartenant aux différentes armées alliées.
Les prisonniers civils avaient surtout affaire à des
chefs de baraquements, pris parmi ceux d'entre eux
qui connaissaient l'allemand. Les soldats - des
vieux de la -landsturm - se bornaient à faire
mélancoliquement les cent pas tout autour.
Les hommes âgés de plus de 45 ans étaient dispensés
de tout travail. Les jeunes faisaient la toilette
des routes, comme, d'ailleurs, les prisonniers
militaires à qui il était sévèrement interdit de
parler.
Et c'était vraiment pitié de voir nos pauvres
soldats tirant le rouleau sur les routes avec des
cordes !
La nourriture était celle de tous les camps
prussiens : café sans café le matin, eau chaude en
guise de soupe à midi, remplacée parfois par un
hareng ou une potée de féveroles.
Quant au couchage il était absolument ignoble, avec
base de copeaux sur un peu de paille pourrie par
l'humidité.
Et dire que chez nous les prisonniers boches...
Qu'on les mette donc en subsistance chez eux ! Ils y
trouveront du changement !
Malgré l'ennui, malgré la misère, malgré la mortelle
incertitude sur le sort des siens et sur celui de la
chère Patrie, le temps s'écoule. On est au 15
février.
15 février ! Date inoubliable, nous dit M. Godefroy.
C'est enfin la délivrance !...
Depuis quelque temps, malgré les sévérités de la
consigne, on entendait dire que l'Allemagne
commençait à sentir la faim et qu'on allait se
débarrasser de nous, bouches coûteuses - oh !
combien ! - et, en tous cas, bouches inutiles.
En effet, le 15 au matin, on prévient les
prisonniers civils que 252 d'entre eux, les plus
âgés, vont prendre le chemin de la France. Nos deux
captifs d'Arraye-en-Han sont du nombre. On juge de
leur joie, que gâte, hélas ! la pensée de laisser
dans cet enfer tant de malheureux compagnons.
On revient à Rastadt, où l'on fait encore un arrêt
de douze jours.
Oh ! les douze interminables journées, dans des
casemates, où l'on doit à peu près se passer de
nourriture !
L'administration du camp n'a pas jugé utile, en
effet, de donner à ces hôtes de passage, la gamelle
et la cuillère réglementaires. On apporte la potée
dans un grand baquet et l'on doit se servir avec les
mains !
Et les brutes en uniforme qui gardent l'infortuné
troupeau ne manquent jamais de s'assembler autour de
lui à l'heure de la pitance, pour rire de son
embarras, de sa colère, de sa honte.
Ce véritable martyre prend fin le 27 février. A
l'aube, les 252 rapatriés sont embarqués pour
Schaffouse, où nos bons amis les Suisses leur font
oublier tous les maux qu'ils ont soufferts par la
réception la plus cordiale, la plus généreuse qui se
puisse imaginer.
« - Ce fut vraiment la noce ! » s'écrie M. Godefroy,
qui résume d'un mot ce chaleureux accueil.
Nourriture abondante et soignée. Gâteries.
Cigarettes. Vêtements. Paroles de réconfort.
Poignées de main. Cris de « Vive la France ! » Rien
ne manquait à cette fête.
Quelques jours plus tard, M. Godefroy était dirigé
sur Saint-André-de-Corcy dans l'Ain, où les braves
gens dont il était l'hôte le traitèrent comme un
parent aimé, que l'on retrouverait après une longue
absence.
Il est de retour aujourd'hui dans sa chère Lorraine,
recueilli avec sa femme par des amis, à Faulx, tout
près de son village natal, où il espère bien
retourner sous peu, alors que lés hordes teutonnes
auront pour toujours quitté notre pays.
« - Vous avez de bien jolis sabots, demandons-nous à
M. Godefroy, qui, en effet porte des chaussures en
bois, pointues comme des aiguilles, tout sculptées
et coloriées ?»
« - Ces sabots-là sont un souvenir précieux de la
Suisse. Je vous assure que je n'ai pas l'intention
de les user. Ils méritent chez moi une place
d'honneur. Ils l'auront... »
Et il ajoute, fièrement :
- « Nos pères les ont immortalisés, les sabots, en
92. Pourquoi ne ferais-je pas, de mes sabots d'exil,
une relique sacrée ? »
J. MORY.
AGONIE.
La
bataille est finie. Une odeur âcre et fade :
Le relent de la poudre et du sang charge l'air.
Le silence, terrible après la canonnade,
Pèse sur la souffrance ou la mort de la chair.
Parmi les beaux épis de la moisson vivante
Que la balle perfide ou l'obus ont fauchés,
Une blessure au front et la face sanglante
Avec des yeux de rêve, un artiste est couché.
La plaine autour de lui couvre plus d'une lieue
Ourlée au loin d'un bois qui s'en va biaisant ;
A l'horizon limpide une colline bleue,
Monte sur l'orbe d'or de l'astre agonisant.
Puis, un clair angélus égrène un son de cloche :
Le blessé le recueille en cette fin de jour.
Son âme, à la beauté des choses se raccroche,
Toute la vie est là : le travail, l'art, l'amour !
Oh ! l'agonie étrange et lourde qui l'encloue !
Pour l'éloigner, en vain il fait de vains efforts :
Il se lamente, il râle ; un sanglot le secoue.
Mais la nuit sans pitié l'enlise dans la mort.
Gaëlle GUILLAUME.
LES PRINCIPAUX
ÉVÉNEMENTS
AOUT
1914
23 juillet. - L'Autriche envoie une note à la
Serbie.
1er août. - L'Allemagne déclare la guerre à la
Russie.
2 août. - Ultimatum de l'Allemagne à la Belgique.
3 août. - L'Allemagne déclare la guerre à la France.
4 août. - L'Angleterre déclare la guerre à
l'Allemagne.
5 août. - Obsèques, à Pont-à-Mousson, du premier
soldat français tué à l'ennemi.
6 août. - Les Français occupent Vie et Moyenvic.
8 août. - Les Français entrent à Mulhouse.
9 août. - Affaire de Réméréville.
10 août. - La France déclare la guerre à l'Autriche-
Hongrie. - Engagements sur le front de
Longwy-Longuyon-Marville. - Les Français se retirent
de Mulhouse.
11 août. - Le village de la Garde est enlevé à la
baïonnette.
12 août. - Premier bombardement de Pont-à-Mousson. -
Entrée des Allemands à Badonviller.
14 août. - Bombardement de Pagny-sur Moselle.
15 août. - Les Français reprennent Thann.
19-20 août. - Bataille de Morhange.
21 août. - Retraite de Mulhouse par Altkirch, de
Schirmeck sur le Donon, de Sarrebourg sur Cirey, de
Morhange sur la Seille.
23 août. - Les Allemands occupent Lunéville.
24 août. - Incendies, pillages et massacres de
Gerbéviller. - Bataille de Vitrimont-Léomont-Frescaty.
25-26 août. - Bataille de Rozelieures.
27 août. - Combats dans la vallée du Sânon, Maixe,
Crévic, Einville-au-Jard.
28 août. - Combats devant le Grand-Couronné de Nancy
: Courbesseaux, Champenois, Lanfroicourt, etc.
SEPTEMBRE 1914
Du 1er au 5 septembre. - Batailles dans la vallée du
Sânon, au bois de Crévic, sur les plateaux de
Léomont et de Frescaty.
Mardi 1er septembre. - Bataille de la Mortagne.
Mercredi 2 septembre. - Obus allemands sur Dombasle.
Peu de dégâts.
4 septembre. - Un Taube lance une bombe sur Nancy,
place de la Cathédrale. Trois victimes.
6 septembre. - Combats de Saulcy-surMeurthe, la
Haute-Mandray, dans les Vosges.
7 septembre. - Les Prussiens tentent un suprême
assaut du plateau d'Amance, en présence de Guillaume
II.
Mardi 8 septembre. - Haraucourt est en partie
détruit par l'artillerie allemande. - Attaques du
fort de Troyon.
Mercredi 9 septembre. - A la faveur d'un violent
orage, les Allemands parviennent à bombarder Nancy.
Cent obus environ. Dix victimes. Une vingtaine de
maisons endommagées plus ou moins sérieusement.
12 septembre. - Les conséquences de notre victoire
sur la Marne se traduisent à la frontière par un
recul général des Allemands, qui évacuent Lunéville
et abandonnent les vallées de la Mortagne et de la
Meurthe.
13 septembre. - Le fort de Troyon résiste aux
derniers assauts de l'ennemi.
20 septembre. - Après diverses alternatives de
succès et de revers, les Allemands occupent les
Hauts-de-Meuse.
21 septembre. - Attaque du camp des Romains.
22 septembre. - Occupation de Saint-Mihiel.
23 septembre. - Les 13 otages d'Arracourt quittent
cette commune et sont conduits à Dieuze, où ils
resteront pendant deux mois et demi
Pendant tout le mois, bombardements successifs de
Pont-à-Mousson.
Au début du mois, batailles devant le Grand-Couronné,
dans la vallée de la Mortagne, entre Saint-Dié et la
crête des Vosges.
Du 8 au 13. - Attaques. du fort de Troyon, sur la
Meuse.
Du 13 au 20. - Combats en Woëvre et sur les
Hauts-de-Meuse.
Du 20 au 30. - Une activité plus ou moins grande se
manifeste généralement -sur toute l'étendue du front
en Lorraine. |