LE BILAN DE LA
DERNIÈRE QUINZAINE
Un repli de 1,800
mètres vers Soissons Progrès sur tout le reste du
front
Paris,
18 janvier, 19 h. 20 (officiel).
Voici les principaux faits de guerre pour la période
allant du 5 janvier (matin) au 15 janvier (soir) :
Cette période est marquée, comme la précédente, par
un temps déplorable, pluie, neige, vent, brouillard,
boue, qui ralentit les opérations.
Les faits principaux sont :
1° L'extension et la consolidation de nos succès sur
la rive droite de l'Yser, entre Saint-Georges et la
mer, où l'offensive allemande était brisée.
Sur l'Yser, nous avons conquis un large débouché, au
delà de la rivière.
2° Les combats autour de Soissons, où notre
offensive, brillamment commencée, a été enrayée par
la crue de l'Aisne, qui avait détruit les ponts et
les passerelles, ce qui empêcha nos renforts de
faire face, sur la rive droite, à une très forte
attaque de l'ennemi, d'où un repli de 1.800 mètres
sur un front inférieur à 5 kilomètres.
3° Nos nouveaux progrès dans la région de Perthes et
l'insuccès de toutes les contre-attaques ennemies.
4° L'échec des Allemands en Argonne.
5° La continuation ou le maintien de nos succès en
Haute-Alsace.
Sur l'Yser
Concernant la rive droite de l'Yser, l'exposé
souligne l'importance des résultats obtenus par
l'effort continu de nos troupes depuis la fin de
décembre.
Les résultats acquis consistent en l'éloignement, en
longueur et en profondeur, du débouché en avant de
Nieuport-Ville de la mer au sud de Saint-Georges.
Depuis le 8 janvier; l'ennemi a renoncé à. nous
disputer ce débouché. Son artillerie ne répond à
notre feu que d'une façon intermittente.
De Nieuport à l'Aisne
De Nieuport à l'Aisne, aucun événement
important, en raison de la température.
Notre artillerie a gardé l'avantage, notamment à la
Boisselle, où nous avons élargi notre champ de tir.
Les combats de Soissons
Concernant les combats de Soissons, le
communiqué officiel expose le détail des opérations,
d'où il résulte que, dans ces combats, d'une portée
toute locale, notre offensive couronnée de succès
les 8, 9 et 10 janvier, a été enrayée à partir du 11
janvier par la crue de l'Aisne et la destruction des
ponts.
L'ennemi en a profité pour nous contre-attaquer très
violemment, dans l'intention de nous acculer à la
rivière ou de nous en couper.
Sa tentative a échoué. Nous avons ramené toutes nos
troupes au point où, en tout état de cause, la
destruction des ponts par la crue nous aurait
obligés à nous établir.
Cette lutte a été très âpre. Elle nous a coûté
quelques pièces de gros calibre, qui, ne pouvant pas
être déplacées, ont été rendues inutilisables.
Notre mouvement de repli a été exécuté en bon ordre,
dans la nuit du 13 au 14 janvier. L'ennemi, très
éprouvé, n'essaie pas de nous inquiéter et nous nous
installons dans la boucle de l'Aisne couvrant
Soissons.
Le 14 janvier, nous repoussons une attaque violente
à Saint-Paul. Le 15 janvier, notre artillerie
disperse des rassemblements de l'ennemi, qui
n'attaque pas.
Dans le secteur Soissons-Perthes, simple lutte
d'artillerie à notre avantage. Notre infanterie a
progressé avec énergie, notamment à l'est de Reims.
Dans la région de Perthes, malgré les violents
efforts de l'ennemi pour reprendre le terrain perdu,
nous réalisons des progrès constants, qui portent
notre ligne à plus de deux kilomètres au nord de
celle que nous occupions trois semaines auparavant,
dirigeant une douzaine d'attaques, repoussant plus
de vingt contre-attaques dirigées notamment contre
une importante position fortifiée, la cote 200, dont
nous restons les maîtres.
En Argonne
Dans l'Argonne, les combats ont été
particulièrement violents.
Le communiqué raconte le combat de Courtechausse,
qui commença par l'explosion de huit fourneaux de
mines sous les tranchées allemandes.
Le régiment italien et un bataillon français se
lancèrent sur un front de 600 mètres que nous
enlevons ensemble.
Les Italiens, entraînés par l'élan, dépassèrent de
600 mètres la ligne allemande, sans se préoccuper
suffisamment de s'organiser sur le terrain conquis.
C'est là que l'adjudant-chef Constante Garibaldi a
trouvé la mort.
Les Italiens font prisonniers une compagnie, trois
officiers, douze sous-officiers et prennent des
mitrailleuses et des canons.
Mais une contre-attaque de l'ennemi regagne une
partie du terrain conquis.
Le bataillon français qui opérait sur la droite des
Italiens conserve 300 mètres de tranchées.
La légion italienne, pleine d'enthousiasme, ne
demande qu'à recommencer.
Au cours de l'attaque, notre artillerie a détruit
trois mitrailleuses ennemies.
Le même jour, à Fontaine-Madame, a lieu un violent
combat. L'ennemi canonne, puis attaque avec trois
bataillons. Après -un corps à corps acharné, les
Allemands prennent pied dans nos boyaux, mais la
nuit, nous reprenons le terrain perdu.
Du 8 au 10 janvier, par la tempête, on s'est battu
violemment au bord du ruisseau de Meurissous.
Nous avons fléchi le 8 janvier et, les jours
suivants, nous avons repris le terrain perdu et nous
avons maintenu nos positions.
Ces combats ont été très chauds. Nous avons perdu de
nombreux officiers, mais l'ennemi a subi de grosses
pertes.
De l'Argonne à l'Alsace
Dans la région de Verdun-les-Hauts-de-Meuse
notre artillerie a fait souvent taire l'artillerie
allemande.
Dans le reste du secteur, nous progressons depuis
deux mois, sans recul.
C'est une véritable guerre de siège. Les lignes de
tranchées sont distantes de trente mètres. L'ennemi
est partout repoussé avec des pertes sérieuses.
Les excellents résultats obtenus en Hautes-Alsace
ont été consolidés. Ils eussent été sensiblement
élargis si l'état du sol n'avait pas paralysé nos
troupes, qui souffrent beaucoup de la rigueur du
temps.
La pluie règne et détrempe le sol. Le brouillard
gêne l'artillerie. La neige apporte à nos troupes,
en certains endroits, des difficultés énormes.
L'action la plus violente s'est déroulée près de
Cernay, sur le flanc est de la cote425.
Le 5 janvier, l'ennemi y a réoccupé ses anciennes
tranchées ; mais le 7, nous les avons reprises et
nous avons progressé vers l'est.
Nous avons eu, le 5 janvier, de nombreux blessés,
les fusils encrassés ayant empêché nos soldats de
tirer.
Mais il est faux que l'ennemi ait fait prisonniers
des non blessés.
Depuis le 8 janvier, les Allemands ont bombardé avec
violence la cote 425 et écrasé ainsi sous les obus
l'hôpital de Thann.
Plus au sud, nous avons pris, le 7, et reperdu le 8,
Burnhaupt-le-Haut, mais, malgré cet insuccès local,
nous avons progressé à Altkirch de plusieurs
centaines de mètres.
Les résultats acquis en Haute-Alsace sont
appréciables.
L'ennemi, malgré les renforts qu'il a amenés, n'a
pas pu nous entamer.
La guerre aérienne
La guerre aérienne a continué avec succès.
Le 10 janvier, le pilote Gilbert et le lieutenant
observateur Puecherdon aperçurent, près de Chaulnes,
un avion ennemi qui se dirigeait sur Amiens. Ils le
coupèrent.
L'observateur tira quatre coups de carabine. Deux
atteignirent l'observateur ennemi, lieutenant
Palhestein ; le troisième blessa le pilote Keller ;
le quatrième perça le radiateur.
Le pilote blessé atterrit et fut fait prisonnier.
C'est la troisième fois que le pilote Gilbert, qui a
déjà la médaille militaire, réussit à descendre un
appareil ennemi.
DEUX AVIONS
ALLEMANDS ABATTUS
Paris,
19 janvier, 0 h. 35.
Voici le communiqué officiel du 18 janvier, 23
heures : A la suite de l'explosion d'un dépôt de
munitions provoquée par l'éclatement d'un obus, une
partie du village de Boisselle occupé par nos
troupes avait été incendiée et nous avions dû
l'évacuer. Nous l'avons reprise, par une vigoureuse
contre-attaque, dans la matinée du 18.
L'ennemi a bombardé Saint-Paul, près de Soissons.
En Champagne, des avions allemands ont survolé nos
positions. Ils ont été reçus à coups de canon et de
mitrailleuse.
Deux d'entre eux sont allés s'abattre à l'intérieur
de nos lignes, du côté de Bar-le-Duc.
Les appareils sont à peu près intacts.
Les quatre aviateurs ont été faits prisonniers.
En Argonne, canonnades et fusillades intermittentes.
De l'Argonne aux Vosges, neige et tempête.
ILS NOUS ONT
BATI UN TUNNEL
L'histoire paraît « plutôt comique » à un rédacteur
de la « Frankfurter Zeitung », qui la raconte. Nous
la trouvons passablement intéressante. Pour une
fois, les Allemands auront fait quelque chose
d'utile : ils auront travaillé pour la France...
Voici : depuis de longues années, les industriels du
bassin de Briey et ceux de la Lorraine annexée
réclamaient l'ouverture d'un tunnel entre Joeuf, en
territoire français, et Grand-Moyeuvre, en
territoire annexé, - destiné à faciliter les
communications entre les deux pays. Les projets,
établis par les ingénieurs, montraient que le tunnel
en question aurait permis de gagner une centaine de
kilomètres sur le chemin de fer, fonctionnant par
voie indirecte entre ces deux localités.
Le gouvernement allemand, sollicité de donner son
adhésion, ne l'avait pas refusée ; le gouvernement
français l'avait refusée. Il y avait mille bonnes
raisons pour nous de ne pas consentir à abréger de
ce côté-là, à nos ennemis, le chemin de l'invasion
dans un pays ouvert.
La guerre arriva. Aussitôt entrés dans la région,
savez-vous à quoi tout d'abord les Allemands ont
songé ? Comme s'ils étaient définitivement installés
en Meurthe-et-Moselle, ils ont amené, de l'autre
côté de la frontière, une véritable armée d'ouvriers
et d'ingénieurs, et ils les ont chargés de
construire le tunnel dans le plus court délai.
Les travaux, relativement faciles, ont duré deux
mois. Ils ont coûté au Trésor allemand la somme de
trente-deux millions. C'est une avance, en nature,
sur l'indemnité à venir...
Le nouveau tunnel nous sera très utile lorsque, des
deux côtés, flottera le même drapeau.
UNE JOLIE
AVANCE DANS LE BOIS LE PRÊTRE
Paris,
19 janvier, 15 h. 20.
En Belgique, tempête de neige. Canonnade
intermittente. Neige également dans la région
d'Arras, où notre artillerie lourde a fait taire, à
plusieurs reprises, les batteries ennemies.
Comme il a été dit hier, une action assez vive s'est
déroulée à La Boisselle où, à la suite d'incendie,
nous avions dû, dans la nuit du 17 au 18 janvier,
évacuer nos positions. Nous les avons reprises le
18, au point du jour, et l'ennemi n'a pas renouvelé
ses attaques sur cette partie du front.
Dans le secteur de Soissons, le bombardement de
Saint-Paul, dans la nuit du 17 au 18, n'a été suivi
d'aucune attaque d'infanterie et la journée du 18 a
été d'un calme absolu.
Dans la vallée, de l'Aisne, à l'est de Soissons,
ainsi que dans le secteur de Reims, combats
d'artillerie.
Au nord-ouest de Pont-à-Mousson, nous avons enlevé
un nouvel ouvrage au bois Le Prêtre, où nous
occupons maintenant 500 mètres de tranchées
allemandes.
Dans les Vosges, tempêté de neige et canonnade
surtout dans le Ban-de-Sapt et le secteur de Thann.
Paris, 20 janvier, 1 heure.
Le communiqué officiel du 19 janvier, 23 heures, dit
simplement :
Aucun incident n'est signalé.
LE COMBAT DE
CLEMERY
Nancy,
10 janvier 1915.
On sait qu'il y a huit jours, s'est livré, dans la
région de Nomeny, un violent combat, dont le
communiqué officiel a enregistré avant-hier l'écho,
en annonçant que notre artillerie avait dégagé une
crête au nord de Clémery. Le « Petit Parisien »
donne à ce sujet les détails suivants, qui lui sont
envoyés de Nancy :
« Une effroyable canonnade commença de se faire
entendre pendant la nuit de mardi à mercredi, vers
deux heures. Les salves se succédaient sans
interruption. Le feu dura quinze heures. On crut
d'abord à une attaque entre Nomeny et Moncel. Mais
on apprit bientôt que le théâtre des opérations se
rapprochait davantage de la fameuse côte
Sainte-Geneviève, où s'était précédemment brisée
l'offensive allemande.
« Les formations sanitaires n'ont pas eu à
intervenir. Nos pertes sont nulles. Les pièces de
155, habilement dissimulées, ont échappé aux
reconnaissances des avions ennemis. Les détachements
d'infanterie occupant cette partie de la vallée de
la Seille se tenaient prêts à une entrée en scène
énergique.
« Mais, encore une fois, les dispositions de nos
troupes furent si habilement prises, et l'on sut
tirer des avantages du terrain un parti si
profitable, que la seule action de nos batteries
obligea l'ennemi à battre en retraite.
« On manque encore de renseignements précis sur
l'importance des effectifs engagés par les Allemands
dans l'affaire de Clémery. Tantôt on parle de trois
divisions décimées, tantôt on évalue à près de huit
mille hommes les pertes ennemies.
« On croit savoir, par contre, qu'avec une témérité
qui ressemble à de la folie, les masses prussiennes
se présentèrent en colonnes profondes vers Raucourt,
où elles furent littéralement écrasées.
« Par suite de la persistance du mauvais temps, la
Seille avait un peu débordé. Les prairies étant
devenues un vaste marais, il était difficile de se
mouvoir dans ces conditions déplorables.
« L'adversaire espérait-il nous attirer sur ce
terrain ? C'est possible.
« La ruse a été déjouée. Les Allemands ont payé cher
cette manoeuvre. Leur échec a jonché les abords de
Clémery de telles hécatombes, qu'en présence des
monceaux de cadavres entassés sur le champ de
bataille, un soldat qui revient du front nous disait
ce matin que les morts, par endroits,.
formaient une barricade haute de plus d'un mètre. »
LES TAUBES
Nancy,
19 janvier 1915.
Lundi matin, 18 janvier, vers 11 heures moins un
quart, un avion allemand a survolé Nancy à une
grande hauteur. Il a laissé tomber deux bombes.
L'une est tombée rue Lasalle, à l'angle de la rue
des Fabriques. Le projectile a simplement écorné la
corniche du toit sans causer aucun dégât. L'autre
s'est abattue dans le canal à la hauteur du numéro
10 de la rue Vayringe.
L'avion ennemi, craignant sans doute d'être canonné,
a gagné rapidement les lignes allemandes.
LE PRIX DU LAIT
Le Maire
de Nancy a l'honneur d'informer ses concitoyens
qu'après plusieurs réunions qui ont eu lieu à
l'hôtel de ville les laitiers ont ainsi fixé, d'un
commun accord, le prix du lait : Lait non écrémé, le
litre : 35 centimes ; Lait écrémé, le litre : 30
centimes.
Le présent tarif entrera en application le 1er
février 1915.
Nancy, le 20 janvier 1915.
Le maire, SIMON.
RENSEIGNEMENTS
SUR JoeUF
Nancy,
20 janvier 1915.
Joeuf serait suffisamment ravitaillé par les moulins
de la vallée de l'Orne. Le pain vaudrait 0 fr. 50 le
kilo et le sel 0 fr. 80 le kilo.
A la cantine des ouvriers, rue du Commerce, on
distribuerait des soupes populaires. MM. Bastien,
maire, et Besment, directeur de l'usine,
s'occuperaient de l'organisation.
Les ouvriers restants seraient occupés à des travaux
d'entretien.
Les habitants n'auraient pas été molestés et,
jusqu'à présent, il n'y aurait pas eu d'autres
dégâts que le pillage de la pharmacie Bragard.
Les Allemands auraient cantonné du 5 au 20 août et
auraient été logés dans la salle des fêtes et les
écoles.
Récemment, il n'y avait plus de troupes, sauf
quelques hommes de la landsturm et des gendarmes
faisant la police.
Les écoles seraient ouvertes, le personnel
enseignant étant composé en partie d'anciens
instituteurs et institutrices.
VIOLENTES
ATTAQUES EN ARGONNE
Heureux duels
d'artillerie
Paris,
20 janvier, 15 h. 20.
De la mer à la Somme, dans la région de Nieuport,
combat d'artillerie assez vif, au cours duquel
l'ennemi a tenté vainement de détruire notre pont, à
l'embouchure de l'Yser, tandis que nous réussissions
à démolir une partie de ses défenses accessoires,
et, près de Saint-Georges, la ferme de l'Union qu'il
avait fortement organisée.
Dans les secteurs d'Ypres et de Lens, combats
d'artillerie d'intensité variable.
Très violent bombardement de Blangy, près d'Arras,
non suivi d'attaque d'infanterie.
De la Somme à l'Argonne. - Rien à signaler dans le
secteur de Soissons ni dans ceux de Craonne et de
Reims.
Dans la région du camp de Châlons et au nord de
Perthes et de Massiges, notre artillerie a exécuté,
sur les ouvrages ennemis, des tirs très efficaces.
En Argonne, au bois de la Grurie, l'ennemi a attaqué
violemment une de nos tranchées. Nos troupes, qui
avaient un instant plié sous le choc, ont repris,
par deux contre-attaques énergiques, d'abord la plus
grande partie, puis la totalité des positions, et
elles s'y sont maintenues.
A Saint-Hubert, les Allemands ont fait sauter à la
mine le saillant nord-est de nos tranchées, mais nos
troupes se sont précipitées dans les entonnoirs,
dont elles ont interdit l'accès à l'ennemi.
Au nord-ouest de Pont-à-Mousson, dans le bois Le
Prêtre, nous nous sommes établis à cent mètres en
avant des tranchées allemandes conquises avant-hier.
L'ennemi nous a contre-attaqués, mais sans succès, à
la fin de la journée.
Dans le secteur de Thann, combats d'artillerie, dans
lesquels nous avons eu l'avantage.
LEURS ATTAQUES
SE MULTIPLIENT
Mais leur
violence est partout repoussée
Paris,
21 janvier, 1 h. 21.
Le communiqué officiel du 20 janvier, 23 heures, dit
:
Hier soir, l'ennemi avait pris pied dans une de nos
tranchées, au nord de Notre-Dame-de-Lorette. Il en
fut chassé le matin, à la suite d'une contre-attaque
et laissa entre nos mains plus de cent prisonniers.
Au cours de la nuit du 19 au 20, dans la région
d'Albert, une attaque au sud de Thiepval arriva
jusqu'à nos réseaux de fil de fer, puis elle fut
rejetée.
Trois attaques successives sur La Boisselle subirent
le même sort.
En Argonne, une attaque ennemie à la
Fontaine-aux-Charmes a été repoussée, après une
-lutte corps à corps.
POUR QUE NOS
SOLDATS
ne s'ennuient pas
Nous
avons reçu quelques lettres que nous avons le devoir
de soumettre à nos lecteurs. Elles les intéressent
au moins autant que nous.
Voici la première :
« Varangéville, 6 janvier. Mes amis et moi avons vu
sur votre journal que nous lisons journellement que
par votre intermédiaire des personnes généreuses
pouvaient procurer un ballon de foot-ball rugby.
« Nous sommes ici plusieurs joueurs et si nous
pouvions tous faire un peu de notre sport favori,
nous serions tous heureux. Cela nous dégourdirait un
peu les jambes, et nous remettrait en force pour
refaire bientôt des patrouilles en avant, sport qui
nous plaît beaucoup également.
« Recevez, etc.
« Vive notre belle France ! »
Seconde lettre du 7 janvier :
« Nous lisons dans votre journal que des ballons
sont offerts par vos lecteurs aux militaires
sportifs qui en font la demande. Si l'occasion se
présente à vous nous vous serions obligés de penser
à nous et de nous procurer un ballon rond. »
Suit, pour les défenseurs d'Amance, la signature
d'un brigadier.
Troisième lettre du 8 janvier :
« Etant de fervents joueurs de foot-ball, et ne
pouvant nous procurer un ballon, je viens, au nom de
mes camarades, vous demander si parmi vos généreux
donateurs vous n'en avez pas un qui nous offrirait
un ballon type « Association ». Cela nous
permettrait de conserver notre entraînement et nous
procurerait en même temps un peu de distraction. »
Vraiment nos soldats ont du goût pour tous les
sports, et la guerre ne fait que développer ce goût.
Si cela continue, notre Lorraine sera pourvue d'une
foule d'équipes militaires.
Pour la première demande nous sommes pourvus. Les
camarades soldats de Varangéville vont recevoir un
ballon ovale que leur offre généreusement M. Robert
Cordebard, 72, rue du Montet, Nancy.
Nos lecteurs n'ont plus, pour l'instant, qu'à offrir
un ballon rond pour « les défenseurs d'Amance », et
un ballon Association pour les troupiers qui ne sont
pas très loin de Nancy.
Cela fera sept ballons offerts depuis le début de la
guerre, soit quatorze équipes de foot-ball
reconstituées en Lorraine.
N'est-ce pas qu'il sera ensuite joli d'entendre par
tous les pays de France :
- Ce que nous faisions en Lorraine ?
On flanquait des tripotées aux Boches et on jouait
au foot-ball.
Ce n'est pas tout.
Du sport les soldats passent à la musique.
« Je viens vous adresser, nous écrit un maréchal des
logis d'artillerie, une demande qui peut-être vous
paraîtra assez étrange. Mais je risque.
« Voici : Parti dès le début de la guerre avec ma
section pour aller d'abord dans les Alpes, puis
opérer à Rozelieures, Gerbéviller, etc., je me
trouve, après une période de deux mois extrêmement
active, en cantonnement. A part les soins aux
chevaux, les quelques services de ravitailler ment
ou autres que nous faisons, nous avons surtout le
soir, à lutter contre un ennemi qui a nom « l'ennui
». Ne croyez pas que nous soyons abattus. Non, ça
n'a rien à faire. Nous ne sommes ni abattus, ni à se
laisser battre. Mais enfin par moments c'est un peu
monotone.
« Aussi je viens vous demander si vous auriez parmi
vos nombreux lecteurs ou lectrices quelque mélomane
qui, possesseur d'une mandoline, consentirait à nous
la prêter. Je m'engage sur l'honneur à la faire
réexpédier dès notre reprise « des affaires », et de
plus je promets au prêteur de lui témoigner ma
reconnaissance après la campagne, sauf, bien
entendu, accident.
« Nous avons d'excellents chanteurs parmi nous, et
de cette façon nous pourrions nous distraire de
façon saine et profitable. »
C'est demandé avec une bonhomie trop spirituelle
pour ne pas émouvoir un lecteur qui a une mandoline
accrochée dans quelque coin et dont il ne se sert
plus.
Mais on nous demande aussi un violon.
« Nous hivernons dans des fermes, sur le front, nous
confie un margis fourrier qui a un grand nombre
d'amis à Nancy.
« Il fait par ici un temps épouvantable, et les
nuits sont fort longues en cette saison. Le moral
est néanmoins excellent. On touche autant qu'il nous
en faut des vivres ainsi que du vin et de
l'eau-de-vie.
« Parmi nous, un jeune sous-officier joue très bien
du violon. Mais depuis que nous sommes ici,
impossible d'en trouver un.
« Ne pourriez-vous intéresser quelques-uns de vos
lecteurs à notre demande, et nous faire l'envoi d'un
de ces instruments plus ou moins justes, à cela
près. Peut-être quelqu'un en a-t-il un dans un
grenier dont il se débarrasserait sans peine.
« Nous sommes ici beaucoup de Nancéiens, anciens
lecteurs de votre journal, et je vous assure que
c'est avec un vif plaisir que nous nous passons
encore les numéros que l'un ou l'autre reçoit par ci
par là de sa famille.
« Mes camarades et moi avons pensé que par votre
intermédiaire il y aurait certainement de nos
concitoyens qui seraient heureux de nous procurer ce
plaisir.
« Je dois vous dire que le violoniste n'a pas pu
faire venir son instrument de chez lui. Ses parents
habitaient Port-sur-Seille, et leur maison a été
brûlée par les Allemands. »
Certainement nos lecteurs trouveront le moyen de
faire plaisir à ces braves enfants de Lorraine qui
trouvent monotone le son du canon, et voudraient
varier la musique des tranchées ou des cantonnements
avec le cri-cri alerte de la mandoline ou la longue
et douce chanson du violon.
A qui voudra envoyer, nous donnerons les adresses.
LES TAUBES
Dombasle, 22 janvier 1915.
Une bombe a été lancée par un avion allemand à
Dombasle, lundi 18 janvier, vers une heure quarante
de l'après-midi..
Elle a éclaté à côté des cités Ernest, à environ
cinq cents mètres de la voie ferrée, faisant un trou
de près de deux mètres de diamètre dans le sol et
creusant celui-ci de quatre-vingt-dix centimètres.
Elle n'a causé aucun accident.
QUELQUES BONDS
EN AVANT
NOS ARTILLEURS
préparent magistralement la voie
Paris,
21 janvier, 15 h. 15.
De la mer à la Lys, combats d'artillerie.
De la Lys à la Somme, sur le plateau de
Notre-Dame-de-Lorette, a eu lieu, dans la nuit du 19
au 20, l'engagement signalé hier soir.
Au nord de la Somme et sur l'Aisne, quelques combats
d'artillerie, au cours desquels nous avons fait
taire les batteries ennemies.
En Champagne, à l'est de Reims, dans la région de
Prosnes-les-Marquises-Maronvilliers, nous avons
démoli les ouvrages allemands et obligé l'ennemi à
évacuer ses tranchées Nous avons provoqué
l'explosion d'un dépôt de munitions.
Au nord-ouest de Beauséjour, nous avons progressé en
nous emparant par surprise de trois postes ennemis
où nous nous sommes installés.
Notre artillerie a pris l'avantage au nord de
Massiges.
En Argonne, situation sans changement.
Au sud-est de Saint-Mihiel, dans la forêt d'Apremont,
nous avons enlevé cent cinquante mètres de
tranchées, et repoussé une contre-attaque.
Au nord-ouest de Pont-à-Mousson, dans le bois Le
Prêtre, l'ennemi a réussi, par une violente
contre-attaque, à reprendre une vingtaine de mètres
sur les cinq cents mètres de tranchées enlevés par
nous les jours précédents. Nous nous sommes
maintenus solidement sur l'ensemble de cette
position.
Dans le secteur de Thann, dans la région né
Sibsrloch-Hartmansvillerkopf, une action
d'infanterie est engagée depuis la nuit du 19 au 20
janvier. Nous progressons lentement sur un terrain
extrêmement difficile.
L'EFFORT
ALLEMAND
continue
MAIS N'ABOUTIT QU'A L'ÉCHEC
Paris,
22 janvier, 1 h. 4.
Voici le communiqué officiel du 21 janvier, 23
heures :
L'ennemi a bombardé violemment nos positions au nord
de Notre-Dame-de-Lorette, puis, à cinq heures du
matin, il a prononcé une nouvelle attaque qui a été
aussitôt arrêtée.
En Champagne, deux petits bois au nord de la ferme
de Beauséjour ont été occupés par nous. L'ennemi a
fait une contre-attaque, mais sans succès.
En Argonne, les Allemands ont tenté une attaque
sérieuse sur le saillant de notre ligne, dans le
voisinage de Saint-Hubert.
Après un bombardement violent, qui a bouleversé nos
tranchées, les Allemands se sont élancés à
l'attaque, mais ils ont été repoussés par le feu de
notre infanterie, combiné avec des barrages et le
feu de l'artillerie.
On se bat toujours en Alsace, dans la région de
Harmontweiller-Kopf.
L'ENNEMI
MULTIPLIE SES ATTAQUES
Lutte ardente en
Alsace
Paris,
22 janvier, 15 h. 19.
En Belgique, l'ennemi a bombardé assez violemment
Nieuport. Notre infanterie a fait quelques légers
progrès à l'est de la chaussée de Lombaertzyde.
Entre Ypres et l'Oise, actions heureuses de notre
artillerie sur des ouvrages, des batteries et sur
des rassemblements d'infanterie.
De l'Oise à l'Argonne, la situation, aux abords de
Soissons, n'est pas changée. Près de Berry-au-Bac,
nous avons repris des tranchées que nous avions dû
évacuer à la suite d'un bombardement violent.
Dans la région de Perthes, l'ennemi a attaqué
infructueusement, dans la nuit du 20 au 21 janvier,
au nord-ouest de Beauséjour.
Entre Meuse et Moselle, au sud-est de Saint-Mihiel,
dans la forêt d'Apremont, un bombardement d'une
extrême violence ne nous a pas permis de conserver
les tranchées allemandes enlevées hier sur une
longueur de 150 mètres.
Au nord-ouest de Pont-à-Mousson, dans le bois Le
Prêtre, l'ennemi a repris une partie des tranchées
conquises par nous, avant-hier. Nous nous sommes
maintenus sur tout le reste de la position.
Dans les Vosges, l'ennemi a lancé sur Saint-Dié six
projectiles de gros calibre, sans produire de dégâts
sérieux.
Entre les cols du Bonhomme -et de la Schlucht, lutte
d'artillerie où les batteries allemandes ont été
réduites au silence.
En Alsace; l'action d'infanterie engagée dans la
région de Hartmanswillerkopf se poursuit avec une
extrême âpreté, en véritables corps à corps.
En avant de Dannemarie, notre artillerie a dispersé
des rassemblements ennemis.
Paris. 23 janvier, 0 h. 58.
Voici le communiqué du 22 janvier, 23 heures :
Au sud-est d'Ypres, l'ennemi a montré plus
d'activité qu'en ces derniers temps.
La nuit dernière, la fusillade et la canonnade ont
été peu intenses dans la région du bois de Saint-Mard.
Une batterie ennemie a été réduite au silence.
Dans l'Argonne, des attaques très vives ont eu lieu
à Fontaine-Madame et à l'ouvrage dit Marie-Thérèse,
au sud de Fontaine-Madame. L'ennemi a été repoussé
après deux vigoureuses contre-attaques de nos
troupes.
A l'ouvrage Marie-Thérèse, la lutte s'est prolongée
toute la journée. Elle a été menée. avec une extrême
énergie des deux côtés. A la nuit, toutes nos
positions avaient été maintenues.
Les attaques de nuit prononcées par l'ennemi en
Alsace, dans la région, de Hartmanswillerkopf, ont
échoué. Aux dernières nouvelles, le combat
continuait.
PAR LA TERREUR
Il
n'était certainement pas besoin de Zeppelins pour
prouver aux Anglais qu'il fallait activer la
préparation des armées du printemps. Ils savent
autant que nous que le sort de la civilisation
européenne est lié à leur action comme à celle des
Russes et à celle des Français.
Les Allemands ont pourtant jugé bon de montrer à nos
amis d'outre-Manche que rien ne leur serait épargné
des horreurs de la guerre.
La Belgique a été crucifiée. La France est
martyrisée. La Pologne russe est dévastée. Voici que
l'Angleterre est maintenant bombardée et qu'elle
connaît par l'exemple l'esprit allemand de
destruction.
Une chose est de lire dans les journaux les
atrocités commises dans les pays voisins, et c'en
est une autre de recevoir des explosifs dans la
maison.
L'impression n'est pas la même.
C'est ce que n'ont pas compris les Allemands. Et
c'est sans doute parce qu'ils sont incapables de
tout raisonnement clair qu'ils sont allés lancer des
bombes sur Yarmouth et sur Kingslynn. Ils ont été
tellement habitués au régime de la force qu'ils
croient terroriser un pays par ces procédés
abominables. Ils ne comprendront jamais qu'on
n'épouvante pas une nation comme l'Angleterre.
Pour eux la menace suffit. Le monde entier doit
trembler devant leur puissance de mal.
Eh ! non, le monde ne tremble pas. Si longtemps les
peuples ont, sans trop protester, accepté les
exigences allemandes, c'est qu'ils désiraient tous
la paix, et pour éviter l'effroyable catastrophe
consentaient des sacrifices.
L'Allemand a vu dans ces sentiments humains un signe
d'abandon. Il s'est dit qu'il avait tous les
pouvoirs, et a parlé en maître.
Ainsi il commettait sa première et sa suprême faute,
résultat d'une erreur psychologique constante.
Le jour où les peuples ont vu que donner à manger à
l'ogre allemand c'était exciter son appétit, et qu'à
force de donner de l'appétit, à l'ogre ils
finiraient par être dévorés, ils se sont révoltés
contre lui, et se sont mis en défense.
Et l'ogre s'est rué, impuissant à douter de sa force
et a déchiqueté la Belgique, et a mordu la France.
On a résisté. On l'a fait reculer. Dans sa hideuse
colère, il a volé, pillé, violé, assassiné. Ne
pouvant arriver jusqu'à Paris, il a fait jeter par
ses monstrueux ballons de guerre des bombes sur la
population civile de Nancy. Maintenant il en envoie
sur les côtes d'Angleterre.
Il peut encore faire beaucoup de mal. Il en fera
beaucoup. Mais il ne peut plus glacer d'effroi les
coeurs aujourd'hui décidés à ne battre que pour le
salut de la patrie. Il est incapable à vaincre, s'il
est encore capable de tuer.
Les Anglais comme les Belges, les Français et les
Russes, loin d'être terrorisés par l'atroce guerre
qui leur est faite, sentent leur volonté s'affermir
encore plus.
Et le mal que projettent et que font les Allemands
est un mal qui se tourne fatalement contre eux,
puisqu'il forge dans le feu et dans le sang aux
peuples de la quadruple entente une âme indomptable.
Les Allemands étaient forts parce qu'ils avaient
inspiré la crainte aux peuples d'Europe. Cette
crainte s'est évanouie avec le contact des armées.
N'ayant plus cet avantage moral, ils sont privés de
leur ressort le plus vigoureux. Un jour qui ne
tardera pas à venir, leur cruauté n'ayant plus aucun
effet, ils se décourageront.
Et ce jour-là, ils sont battus.
RENÉ MERCIER.
L'ESPION DE
LUNÉVILLE
Lunéville, 23 janvier 1915.
Le brocanteur Riss, de Lunéville, qui avait été
arrêté sous l'inculpation d'espionnage, a comparu
récemment devant un conseil de guerre se tenant aux
environs de Nancy. Il a été condamné à cinq ans de
détention dans une enceinte fortifiée.
On se rappelle que cet individu, le jour d'un raid
d'un dirigeable allemand, avait allumé un foyer dans
son jardin. Une perquisition faite à son domicile
fit découvrir de nombreux objets provenant du champ
de bataille.
Ils multiplient
leurs coups
COUPS PERDUS
Paris,
23 janvier, 15 heures.
L'activité de notre infanterie a été, sur presque
tout le front, consacrée à la réparation des dégâts
causés dans nos travaux par le très mauvais temps
des jours précédents. Nous avons progressé d'une
centaine de mètres dans la région de Lombaertzyde.
Dans les secteurs d'Ypres, d'Arras, d'Albert, de
Roye et de Soissons, combats d'artillerie, au cours
desquels, en plusieurs points, nous avons pris
l'avantage.
Berrv-au-Bac a été violemment bombardé par les
Allemands.
L Au nord-ouest de Beauséjour, l'ennemi a prononce
une attaque qui a été repoussée.
En Argonne, échec complet des Allemands à
Fontaine-Madame, ainsi qu'il a été dit hier soir.
Une attaque ennemie, près de Saint-Hubert, a donné
lieu à un combat d'infanterie qui n'est pas terminé.
Aux dernières nouvelles, nous maintenions partout
nos positions.
Sur la Meuse, le tir de notre artillerie a obligé
l'ennemi à évacuer un dépôt de munitions et a
gravement endommagé ses passerelles en avant de
Saint-Mihiel.
En Alsace, Le combat d'infanterie continue dans la
région d'Hartmanswillerkopf. Le contact sous bois
est très étroit et l'action ininterrompue.
Près de Cernay, la cote 425 a été attaquée sans
succès par l'ennemi.
Plus au sud, nous avons progressé dans la direction
du Petit-Kahlberg (au nord et près du pont d'Aspach).
Une
évacuation... forcée
SUR L'AISNE
Paris,
23 janvier, 16 heures.
Des radiotélégrammes allemands signalent que nos
adversaires ont évacué des tranchées dans la vallée
de l'Aisne, à la cote 103, près de Berry-au-Bac.
Il convient de préciser. Il ne s'agit pas en effet
d'une évacuation spontanée. Mais c'est par une
contre-attaque que nous nous sommes rendus maîtres
des positions ennemies.
Nous avons fait, au cours de cette attaque, une
quarantaine de prisonniers.
Échec allemand
en Argonne
LA LUTTE EN
ALSACE
Paris,
24 janvier, 0 h. 45.
Le communiqué officiel du 23 janvier, 23 heures, dit
: En Argonne, le combat a continué toute la nuit à
Fontaine-Madame et à Saint-Hubert. Toutes les
tentatives de l'ennemi ont été repoussées. Le combat
a repris ce matin.
On n'a pas encore de nouvelles des opérations de la
journée sur ce point, non plus que de la lutte qui
se poursuit en Alsace, à Hartmanewillerkopf.
LES RÉFUGIÉS DE
LA MEUSE
NANCY,
24 janvier. - Une réunion des réfugiés de la Meuse
s'est tenue dimanche après-midi à la Brasserie de la
Poste, sous la présidence de M. Boudaille, de
l'Association meusienne.
Lecture est donnée des demandes adressées au siège
de l'Association, relativement aux allocations
concernant les réfugiés.
La préfecture a fait connaître que les voeux émis
lors de la réunion précédente seront pris en
considération.
La Pharmacie Centrale a bien voulu accorder une
remise de 10 % en faveur de tous les réfugiés, sur
présentation d'une carte d'identité.
Beaucoup de commerçants ont l'intention de suivre ce
mouvement en accordant des remises variant de 10 à
20 %.
Il est rendu compte des démarches faites pour
découvrir des logements d'un loyer modeste.
M. Biévelot, qui administre en ce moment la commune
de Nomeny, est présent à la séance ; il se tient
prêt à aider par ses renseignements toutes les
personnes qui recourront à son obligeance.
Le président a réussi heureusement à procurer divers
emplois à plusieurs ouvriers dans le besoin ; il a
fait secourir de pauvres gens jusqu'à présent privés
d'allocations.
Le regret est exprimé que les réfugiés de Briey se
tiennent à l'écart d'un mouvement ayant pour but de
venir en aide à tous les réfugiés meusiens de Nancy
et des environs. Mieux vaudrait un comité plus
vaste, ayant plus de force, plus d'influence :
- Pourquoi le comité ne comprendrait-il pas tous les
réfugiés lorrains, sans nulle exception ?
La question est du plus haut intérêt.
Quoiqu'un appel nouveau du comité de Briey ait été
lancé, il est bien évident qu'une absolue communauté
d'intérêts et de sentiments rattache solidairement
entre eux les réfugiés de tout le pays lorrain et
que, dans ces conditions, on peut d'ores et déjà
nommer un comité définitif de défense comprenant les
deux départements envahis.
Autour d'une
circulaire
Il faut
établir une distinction entre les allocations et les
secours ; il faut protester contre la teneur des
circulaires qui semblent oublier les « droits » des
citoyens pour leur adresser presque une injure en
disant qu'ils obtiendront un secours.
(Applaudissements.)
Le paiement des indemnités, en certains endroits, a
donné lieu à des erreurs d'interprétation ou bien il
s'est heurté au mauvais vouloir. La circulaire
ministérielle est pourtant très claire. M.
Montfeuillard, sénateur, est intervenu auprès du
gouvernement, D'autre part, un autre sénateur, M.
Charles Humbert, déclare que l'indemnité de 1 fr. 25
est matériellement insuffisante et il convient de
l'accorder aussi bien à ceux qui travaillent qu'à
ceux qui sont privés des moyens de gagner leur vie.
La circulaire énumère les moyens divers de pratiquer
l'assistance, soit par les allocations en argent,
soit par le remboursement de leurs dépenses aux
personnes qui reçoivent chez elles, logent et
nourrissent des réfugiés, soit par une heureuse
combinaison de ces deux systèmes.
La dépense globale par individu doit être évaluée à
une somme minima de 1 fr. 25.
La circulaire ministérielle du 1er décembre précise
les obligations, les prescriptions qu'il y a lieu
d'appliquer. Mais des restrictions fâcheuses sont
parfois apportées et, à Nancy en particulier, on ne
consent à payer les indemnités qu'à partir du 1er
janvier et non à partir du jour où les réfugiés ont
quitté leur pays.
Il doit y avoir une analogie entre les allocations
militaires et les allocations aux réfugiés - sauf
remboursement, après révision, par ceux qui, abusant
de la situation, auraient indûment perçu une
allocation, comme on a procédé pour les allocations
militaires.
Refuser l'allocation à ceux qui travaillent
constituerait une prime a l'oisiveté. Un père de
famille, M. Mathieu, établit son budget pour six
personnes ; ses dépenses quotidiennes atteignent 5
fr. 20. Il est impossible de vivre à meilleur
marché. La nécessité s'impose donc de relever le
taux des allocations.
On discute sur la franchise postale - accordée,
selon les uns ; refusée, d'après les autres - aux
réfugiés.
Un comité
lorrain
L'assemblée émet à l'unanimité le voeu qu'un comité
soit créé pour représenter les intérêts de toute la
Lorraine, de toute la région de l'Est. L'union fait
la force. Plus le comité recevra d'adhésions, plus
son autorité grandira. Le bureau actuel de
l'Association meusienne continuera son oeuvre ; M.
Boudaille est désigné pour en occuper la présidence
d'honneur.
M. Boudaille remercie. Il rend compte de son mandat.
Il a écrit à la présidence de la République, au
Pape, à l'ambassade d'Espagne, en Suisse, partout.
Il n'a reçu que de rares satisfactions. N'importe,
il ne boude point à la besogne ; il persistera à
travailler pour le bien général.
Comment sera constitué le comité ? On tombe d'accord
pour élire cinq membres pour la Meuse, cinq pour
Meurthe-et-Moselle, dont trois pour la région de
Nancy, et deux autres pour le pays de Briey.
On étudie un projet de fondation d'un Bulletin
hebdomadaire, qui se vendrait un sou et qui
fournirait aux intéressés tous les renseignements
nécessaires. Il ne faut pas, surtout, qu'on voie
dans une belle ville comme Nancy des malheureux
laissés en plein air, sous la pluie, livrés aux
railleries ou aux plaisanteries de gens sans
éducation ou sans pitié :
- C'est un scandale dont nous souffrons, comme d'un
outrage à notre dignité et à notre patriotisme de
Lorrains, déclara énergiquement le président de la
réunion. »
La nomination des comités a lieu ensuite. Les
candidatures sont examinées avec soin. Les deux
listes suivantes sont finalement adoptées :
Pour la Meuse : MM. Paquy, Ligier, Le Recouvreur,
Robert et Mathieu ;
Pour Meurthe-et-Moselle : MM. de Crevoisier, Bailly,
Brijard, provisoirement, en attendant l'adhésion des
comités briotins.
Lieux de
réunions
Une
salle de réunion est offerte par M. Bohin, une
permanence qui pourrait fonctionner à l'Office
Social, rue de l'Equitation, tous les jours, de 10
heures à midi.
En outre, dans la salle des mariages, à l'hôtel de
ville, un délégué recevra les réfugiés ayant besoin
de conseils pour les démarches à entreprendre,
pendant la matinée, de 10 heures à midi.
Des explications sont ensuite fournies au sujet de
l'assistance médicale. Ce service produit
d'excellents résultats. On distribue aussi les
secours d'accouchement qui permettent de recevoir
les soins de la plupart des sages-femmes de Nancy.
Enfin, une carte est délivrée pour voyager sans
argent à quiconque désire évacuer Nancy pour
rejoindre sa famille ou pour obtenir ailleurs un
emploi rémunérateur.
A cet égard, on pourra demander aux journaux de
Nancy une insertion gratuite une fois par semaine,
en faveur des ouvriers en quête d'une situation.
Le président émet le voeu d'une réunion, dimanche
prochain, dans une des salles de spectacle
cinématographiques. Les conférenciers ne manqueront
pas. Avant de se séparer, les assistants auront le
plaisir d'admirer quelques films curieux qui
raviront les enfants et les femmes.
La question d'un organe spécial pour les réfugiés
lorrains est de nouveau. étudiée ; elle rencontre un
avis favorable. Des imprimeurs accepteront des
conditions abordables ; la vente sera faite à la
caserne Molitor par des jeunes gens de bonne volonté
; les dépôts dans les kiosques et dans les bureaux
de tabac aideront aussi la diffusion. La date de
publication sera ultérieurement fixée.
Le comité se réunira mardi prochain, à 18 heures,
salle Déglin, rue de l'Equitation.
La séance est levée à 16 heures précises.
LUDOVIC CHAVE.
LEUR OFFENSIVE
SE GÉNÉRALISE
Notre riposte
partout progresse
Paris,
24 janvier, 15 h. 12.
Dans les régions de Nieuport et de Lombaertzyde,
l'ennemi a préparé, par un violent bombardement des
nouvelles positions conquises par nous, une attaque
qu'il n'a pu exécuter. En effet, notre artillerie a
dispersé ses rassemblements d'infanterie qui,
baïonnette au canon, se préparaient à donner
l'assaut.
Autour d'Ypres, combats d'artillerie d'une intensité
variable.
Près du Rutoire, aux environs de Vermelles, notre
artillerie a obligé l'ennemi à évacuer une tranchée
avancée.
Dans la vallée de l'Aisne, nos batteries ont réduit
au silence ou ont démoli plusieurs pièces
allemandes, et obligé des avions allemands à faire
demi-tour. Elles ont détruit des ouvrages près de
Soupir et de Heurtebise.
Près de Berry-au-Bac, à la cote 108, notre
infanterie a enlevé une tranchée.
De l'Aisne à l'Argonne, dans Les secteurs de Prunay,
dei Souain, de Perthes, de Beauséjour, de Massiges,
et au sud de Ville-sur-Tourbe, tir continu et
efficace de notre artillerie sur les ouvrages de
l'ennemi.
En Argonne, dans la région de Saint-Hubert et de
Fontaine-Madame, Le combat d'infanterie se poursuit
dans un élément de tranchée avancée qui a été,
plusieurs fois, pris, perdu et repris depuis 48
heures.
Entre la Meuse et les Vosges, un brouillard épais a
empêché les opérations.
En Alsace, dans la région de Hartmanswillerkopf,
nous avons progressé sur notre aile droite, malgré
l'extrême difficulté du terrain.
Près de Steinbach, une attaque ennemie, partie de
Uffholtz et préparée par un violent bombardement,
s'était un instant rendue maîtresse d'une de nos
tranchées avancées, mais celle-ci a été reprise par
une vigoureuse contre-attaque.
(Hartmanswillerkopf est un sommet qui se trouve à 6
kilomètres et demi environ au nord-ouest de Cernay
et à 4 kilomètres au nord de Steinbach. Son altitude
est de 1.123 mètres. Le village de Hartmanswiller
est à 6 kilomètres 4 l'est de ce sommet.)
Paris, 24 janvier, 23 heures.
Bombardement intense par les Allemands de la région
au nord de Sillebeke et vive fusillade prés du
château de Herentag.
Pas d'attaques de l'infanterie.
Quelques obus sur Arras ; fusillade au nord de la
ville.
Dans la région d'Albert, l'ennemi a lancé de
nombreuses bombes sur La Boisselle, mais notre
artillerie l'obligea à cesser le feu.
Fusillade assez vive vers Cernay.
En Argonne, les combats dans la région du
Four-de-Paris ont pris fin. Nous avons conservé
toutes nos positions, sauf une cinquantaine de
mètres d'une tranchée qui avait été démolie par Les
grosses bombes de l'ennemi.
En Alsace, la lutte s'est poursuivie aujourd'hui
dans la région d'Uffholtz et dans celle de
Hartmanswillerkopf, où nous bordons les réseaux de
fil de fer établis par les Allemands.
Nous n'avons pas encore de nouvelles de la journée.
UNE JOURNÉE DE
CANONNADE
Destruction des
ponts de Saint-Mihiel par nos batteries. - Surprise
d'un détachement bavarois à Emberménil.
Paris,
25 janvier, 15 h. 12.
En Belgique, nous avons progressé légèrement à l'est
de Saint-Georges. Sur le reste du front, duels
d'artillerie.
De la Lys à l'Oise, canonnade intermittente.
Sur le front de l'Aisne, rien à signaler, sauf
toutefois à Berry-au-Bac, où une contre-attaque
ennemie a été repoussée hier matin. Les tranchées
disputées restent donc en notre pouvoir.
En Champagne, nous avons démoli plusieurs ouvrages
et abris allemands.
En Argonne, dans le bois de la Grurie, une très vive
fusillade a été arrêtée par le tir efficace de nos
batteries.
Sur la Meuse, la destruction des ponts de
Saint-Mihiel par notre artillerie a été achevée.
En Lorraine, à Emberménil, nous avons surpris un
détachement bavarois et lui avons fait des
prisonniers.
Dans les Vosges et en Alsace, il y a une brume
intense.
Paris, 26 janvier, 11 h. 5.
Communiqué du 25 janvier, 23 heures : Rien à
signaler.
DEUX ÉCHECS
ALLEMANDS
près d'Ypres et
près de La Bassée
Paris,
26 janvier, 15 h. 26.
Sur le front de l'Yser, les troupes belges ont
progressé dans la région de Pervyse.
Les Allemands ont lancé, à la pointe du jour, contre
nos tranchées à l'est d'Ypres, une attaque forte
d'un bataillon.
Cette attaque a été arrêtée net. Les Allemands ont
laissé 300 morts sur le terrain, parmi lesquels le
commandant de la compagnie de tête, L'attaque devait
être appuyée par des compagnies de deuxième ligne,
mais celles-ci, sous le feu très précis de notre
artillerie, n'ont pu sortir de leurs abris.
Près de La Bassée, à Givenchy, l'ennemi a lancé
contre les lignes anglaises cinq attaques.
Après avoir légèrement progressé, les Allemands ont
été repoussés. Ils ont laissé sur le terrain de
nombreux tués et nous avons fait soixante
prisonniers, dont deux officiers.
Cette attaque avait été accompagnée d'une tentative
de diversion sur plusieurs points de notre front.
Entre la route de Béthune à La Bassée, à Aix-les-Noulettes,
une fraction ennemie qui essayait de sortir de ses
tranchées a été instantanément arrêtée par le tir de
notre infanterie et de notre artillerie.
Sur le reste du front, entre la Lys et l'Oise, duel
d'artillerie.
A l'ouest de Craonne, l'ennemi a prononcé deux
attaques successives d'une violence extrême.
La première a été repoussée. La seconde a pénétré
dans nos tranchées ; mais, par une contre-attaque
énergique, nous avons regagné la presque totalité du
terrain perdu. La lutte continue autour des éléments
de tranchées encore occupés par les Allemands.
En Champagne, tandis que l'artillerie ennemie
montrait moins d'activité que les jours précédents,
nos batteries tiraient efficacement sur les
positions allemandes.
En Argonne, dans la région de Saint-Hubert, nous
avons enrayé par notre feu une tentative d'attaque.
En Alsace, l'ennemi a employé activement ses
lance-bombes contre nos positions, à
Hartmansweilerkopf, où il n'y a pas eu de nouveaux
combats.
L'ennemi a bombardé Thann, Lembach et Sentheim.
Paris, 26 janvier, 23 heures.
Les troupes britanniques ont repoussé, la nuit
dernière, une nouvelle attaque sur Givenchy-les-La-Bassée.
Elles ont achevé par une contre-attaque, de
réoccuper leurs positions de la veille.
Le combat a été très chaud. Sur un seul point, sur
la route de Béthunie à La Bassée, les Allemands ont
laissé 300 morts.
Hier soir, à la suite d'une violente attaque déjà
signalée, l'ennemi a pu pénétrer dans nos tranchées,
entre Heurtebise et le bois Foulon, à l'ouest de
Craonne, après leur complet bouleversement par des
torpilles aériennes.
Aux dernières nouvelles, nous contre-attaquions la,
partie du bois Foulon et le terrain perdu était
reconquis.
En Argonne, nos troupes ont prononcé deux attaques,
vers Saint-Hubert et vers Fontaine-Madame.
Elles ont réussi à reprendre pied dans les tranchées
récemment perdues et à bouleverser plusieurs sapes
allemandes.
Une contre-attaque ennemie a été repoussée.
La nuit du 25 au 26 a été calme en Alsace et dans
les Vosges.
Rien d'important à signaler sur le reste du front.
LES ALLEMANDS A
SAINT-DIÉ
Instructifs
épisodes
Nancy,
27 janvier 1915.
Un honorable négociant de Saint-Dié venu à Nancy
pour achats a fait le récit de quelques événements
qui démontrent une fois de plus avec quel soin nos
ennemis avaient préparé la guerre en même temps
qu'ils établissent leur triste mentalité.
Un des premiers jours de l'occupation allemande, ce
négociant, M. M..., se trouvait attablé avec
quelques amis dans un des principaux cafés de la
ville, rempli presque entièrement de militaires qui
buvaient de nombreux « halp » de bière française
qu'ils trouvaient délicieuse.
Parmi ces militaires, les Déodatiens remarquaient un
fort et solide gaillard ayant rang de sous-officier
qui tenait tendrement entre ses bras un bébé âgé de
quelques années.
M. M..., se penchant vers son voisin, dit : « Tiens,
en voici un qui a déjà amené son enfant, il n'est
pas en retard. » Ces paroles avaient été prononcées
à voix basse, afin qu'elles ne pussent être
entendues, pour éviter tout désagrément ; mais le
sous-officier teuton, qui fixait attentivement le
petit groupe de Français, avait parfaitement entendu
le propos.
S'avançant vers M. M., il lui dit :
- Vous ne me reconnaissez pas ? »
Comme M. M... esquissait un signe de dénégation, il
ajouta : « Je suis un tel : c'est moi qui étais
contremaître chez M. X..., l'entrepreneur de
charpente, pendant les travaux des nouvelles
casernes. »
Puis, après quelques secondes de silence, il
continuait : « Cet enfant, c'est le mien, ma femme
habite encore Saint-Dié ; elle est même inscrite
pour toucher les secours de la ville. »
M. M..., devant tant de cynisme, resta tellement
ahuri que, sans prononcer aucune parole, il se
levait et quittait l'établissement.
Quelques jours après, M. M... se promenait seul dans
les rues de la ville, lorsqu'il fit la rencontre
d'un sous-officier allemand qui, dans un français au
fort accent tudesque, lui demanda où il pourrait
trouver des vins du Rhin et de la Moselle, ainsi que
du Champagne pour fêter leur victoire.
M. M... se contenta de lui indiquer plusieurs
négociants en vins. L'Allemand, cette fois, en pur
français, s'écria : « Merci, monsieur M..., je vais
chez M. H..., je trouverai là ce qu'il me faut. »
Indigné, M. M... l'interpella, disant :
- Puisque vous le savez aussi bien que moi, pourquoi
me le demandez-vous ? »
Le Boche de répondre, en s'esclaffant :
- Je voulais voir si vous auriez reconnu un de vos
anciens clients, monsieur M..., car j'ai habité
longtemps Saint-Dié, où j'ai été comptable. »
Content de sa plaisanterie, l'Allemand s'en allait
immédiatement commander les vins qui lui
convenaient.
Le négociant, ne voulant pas que sa marchandise soit
bue par les Allemands, répondit qu'il n'avait pas ce
qu'on lui demandait.
Le sous-officier, sans se démonter, dit :
- Je sais ce que vous avez dans vos caves, donnez-le
maintenant, je le paierai comptant. Si vous refusez,
je serai obligé de procéder par réquisition, et
alors vous devez comprendre quel est votre intérêt.
»
Devant cela, le marchand de vins s'exécuta et livra
la marchandise, qui fut payée intégralement.
M. M..., parlant des pillages des Allemands, indique
ce que l'on sait que les officiers pratiquaient
eux-mêmes les vols dans les maisons, emportant tout
ce qui était à leur convenance, ne laissant aux
soldats que les menus objets sans aucune valeur.
Un Boche ayant trouvé dans le havre-sac d'un soldat
français de fines chemises, s'était empressé de s'en
emparer. Son geste avait été vu par un lieutenant
qui, en voyant la qualité du linge, jugea qu'il ne
pouvait être porté que par un officier de
l'empereur.
Aussi, le sabre haut, la menace à la bouche, il
arracha brusquement le produit du vol à son
inférieur, qu'il plaça sous le bras gauche, pendant
qu'il s'éloignait en hâte, sans doute, de se vêtir
des dépouilles d'un de nos braves.
M. M... fait cependant remarquer que certains
officiers faisant partie de l'état-major se
montrèrent très dignes, manifestant des regrets des
actes commis par l'armée allemande, mais qu'ils ne
pouvaient pas malheureusement empêcher.
Pendant plusieurs jours, tout fut pillé, notamment
lorsque vinrent les femmes allemandes, qui faisaient
main-basse surtout sur le linge de corps, les
vêtements, les bibelots ; on vit même une voiture
d'enfant placée sur un camion automobile dans lequel
se trouvait une femme d'officier.
Lorsque survint l'ordre de la retraite, ce fut une
vraie débâcle, dit M. M... Les officiers, pour faire
avancer plus rapidement leurs hommes, les frappaient
à coups de cravache. Les artilleurs, au grand trot
de leurs montures, passaient au milieu de la horde
qui s'enfuyait, frappant de leur fouet les
fantassins sans s'occuper si quelques-uns tombaient
à terre ou si les roues des caissons et des pièces
les écrasaient.
Pendant plus de deux heures, ce fut une véritable
ruée vers la frontière, puis, lorsque le dernier
ennemi eut disparu, on put constater que la route
était jonchée d'armes et de vêtements abandonnés par
les fuyards pour activer leur course.
ON ÉVACUE
Port-sur-Seille
est vide
Nancy,
27 janvier 1915.
L'ordre formel a été donné par l'autorité militaire
d'évacuer aujourd'hui même le pauvre village de
Port-sur-Seille, dont il ne reste guère que des
ruines.
Une quinzaine d'habitants vivaient tant bien que mal
dans leurs maisons ; le curé était leur guide et
leur soutien ; le ravitaillement s'opérait avec
l'aide de la troupe. La situation n'avait rien,
hélas ! qui permît d'espérer une amélioration au
sort des braves gens qui, depuis six semaines,
entendent jour et nuit sur leurs têtes le sifflement
sinistre des obus.
Port-sur-Seille devait être vide de ses habitants
vendredi dernier. Un sursis a été accordé : quatre
jours, afin de préparer les ballots de vêtements, le
maigre chargement de linge et de literie, les
quelques objets qui seront pêle-mêle jetés sur une
charrette parmi les souvenirs de famille. Il faut
partir !
Où vont se réfugier les derniers habitants de la
petite commune ? La plupart d'entre eux demeureront
à Nancy. Ils iront de l'asile de nuit à la caserne
Molitor où par centaines, d'autres paysans lorrains
ont déjà installé leurs pénates.
La région de Port-sur-Seille devenait un véritable
enfer.
En un seul jour, le vendredi 15 janvier, plus de
cent obus boches sont tombés sur le village désolé.
Les maisons qui avaient jusqu'alors échappé à
l'incendie n'ont pas été épargnées.
L'église avait surnagé dans le naufrage. Elle
dressait tristement son humble clocher, comme un mât
où s'accroche un suprême espoir de salut ; mais
l'artillerie allemande l'a pris enfin pour cible.
Toutes les fenêtres de l'église ont volé en éclats ;
les tombes du cimetière tout proche ont été brisées
; une demi-douzaine de bombes se sont abattues
autour du presbytère dont les vitres ont presque
entièrement disparu. Comment le bon vieux curé
a-t-il pu s'en tirer sain et sauf ? C'est un
miracle.
On a appris, par les journaux parisiens, qu'un duel
effrayant mettait aux prises les canons allemands d'Eply
et nos batteries installées à proximité du château
de Dombasle.
Les résultats de cette lutte se chiffrent
certainement par des pertes cruelles dans le camp
ennemi ; ils sont exactement d'un officier tué à son
poste téléphonique, d'un soldat mortellement atteint
et de cinq autres blessés.
Le clocher de Raucourt, où les Boches avaient
installé des mitrailleuses, s'est effondré sous nos
projectiles, avec les officiers et soldats qui
tiraient sur nos troupes.
Une de nos patrouilles a ramassé quelques
prisonniers vers la fin de la semaine dernière.
Puisque l'arrivée, aujourd'hui même, des réfugiés de
Port-sur-Seille, donne un regain d'actualité aux
événements qui eurent récemment pour théâtre les
crêtes de Clémery, nous complétons les
renseignements en disant que cette action s'est
terminée pour les Allemands, par un échec plus
coûteux encore que ne semblaient l'annoncer les
termes du communiqué officiel Ah ! chers jolis
villages de la vallée de la Seille, que de ruines
s'entasseront là où étaient des fermes prospères et
des maisons heureuses ! Dans quel état les évacués
retrouveront-ils un jour l'âtre éteint, la cave
abandonnée, le grenier épuisé par les réquisitions,
les chambres où survivaient l'âme, les souvenirs,
les habitudes de laborieuses et tranquilles
générations ?
MARCEL DURIEUX.
L'OCCUPATION
ALLEMANDE DANS LA MEUSE
Nancy,
27 janvier 1915.
Les détails suivants parviennent sur l'occupation
allemande dans la région de la Meuse. Ils se
rapportent, en général, au, laps de temps écoulé
entre le 10 janvier et les premiers jours de cette
semaine.
A Avillers (canton de Fresnes-en-Woëvre), toute la
population masculine de seize à soixante ans a été
emmenée en Allemagne. M. Alcide Biaise, adjoint au
maire, est prisonnier à Zwickau (Saxe). On ne sait
ce que sont devenus les enfants, les femmes et les
jeunes filles.
A Saint-Mihiel, les dégâts matériels ne seraient pas
trop considérables jusqu'à présent. La ville a dû
payer une contribution dé guerre. On se bat tous les
jours aux portes de Saint-Mihiel. D'après Les
renseignements qui nous sont communiqués, les
Allemands occuperaient des maisons place de
l'Eglise-du-Bourg et rue des Chanoines. Un obus
français ayant démoli l'escalier d'un de ces
immeubles, ils se seraient réfugiés dans la maison
Honoré, toute proche. A Loupmont, 21 civils ont été
fusillés. Des habitantes de Saint-Mihiel, au nombre
de 700 ou 800, sont prisonnières en Allemagne.
A Marchéville, dans les environs de
Fresnes-en-Woëvre, les femmes, les jeunes filles et
les enfants ont été emmenés en Allemagne. Quelques
prisonnières ont pu faire parvenir des nouvelles.
Elles sont au camp de concentration d'Amberg
(Bavière), avec 650 ou 700 compagnes de captivité.
Beaucoup de prisonnières se connaissent. Elles ne
sont pas trop malheureuses: cependant elles se
plaignent du froid, car on ne leur a pas laissé
emporter de vêtements chauds.
A Vauquois; le maire a été fusillé. La butte de
Vauquois a été transformée par les Allemands en une
énorme taupinière dominant le chemin du
Four-à-Chaux, et où ils ont construit des chemins
couverts en ciment armé, protégés contre la pluie
par tous les volets, portes, fenêtres, planches,
madriers pillés aux alentours.
Entre Cheppy et Montfaucon, la ferme de
Neuve-Grange, située sous bois, sert de magasin de
provisions aux Allemands. Ils ont relié la ferme,
par un Decauville, à la route de Dun. Les forêts de
Cheppy et d'Argonne sont exploitées par les
Allemands qui coupent les plus beaux arbres et les
envoient dans la direction de Berlin.
A Ecouviez, il ne reste que quatre familles. Les
Allemands ne font point de crédit. Les Français
restés dans la région envahie vivent de légumes et
achètent un pain par semaine.
Un habitant d'Herbeuville, revenu d'Allemagne après
un séjour forcé de trois mois raconte que les
soldats du kaiser avaient découvert des cachettes
pratiquées par les habitants avant l'arrivée de
l'ennemi. Au camp de concentration allemand, les
prisonniers civils couchaient sur des paillasses
avec une seule couverture. Ils avaient du café noir
le matin avec un morceau de pain noir ; à midi, une
jatte de choucroute ou de pommes de terre et du riz;
le soir, du café ou de la soupe. Les ciseaux et les
couteaux étaient interdits. L'instituteur d'Herbeuville,
ayant l'instituteur de Viéville comme adjoint, fait
la classe à 143 enfants de Hanonville et les
villages voisins, tous prisonniers à Ulm (Bavière).
Presque tous les habitants de Sivry-sur Meuse, même
les femmes, sont retenus prisonniers en Allemagne.
Le 7e régiment de réserve allemand est à Etain.
Le 102e régiment saxon et l'état-major de la 5e
division de réserve sont à Spincourt.
L'état major de la 9e division de réserve est à
Amel.
NOS SUCCÈS
d'YPRES et de LA BASSÉE
Ce sont deux gros
échecs allemands
Paris,
27 janvier, 15 h. 32.
Dans les secteurs de Nieuport et d'Ypres, combats
d'artillerie.
Un avion allemand a été abattu dans Les lignes de
l'armée belge.
Les déclarations des Allemands que nous avons faits
prisonniers, mardi, établissent que ce n'est pas un
bataillon, mais une brigade, qui a attaqué nos
tranchées, le 25 janvier, à l'est d'Ypres.
L'ennemi a perdu, dans cette affaire, l'effectif
d'un bataillon et demi.
Il se confirme que, près de La Bassée, à Chivanchy-Guinchy,
les Allemands ont subi hier un gros échec. Sur la
seule route de La Bassée à Béthune, on a retrouvé
les cadavres de six officiers et de cent hommes.
Les pertes totales des Allemands représentent donc
certainement l'effectif de deux bataillons au moins.
De Lens à Soissons, combats d'artillerie.
Dans la région de Craonne, nous nous sommes
maintenus dans les tranchées que nous avions
reprises au cours des contre-attaques du 25 janvier.
Dans la région de Perthes, à la cote 200, quatre
violentes attaques ennemies ont été repoussées.
En Argonne, dans la région de Saint-Hubert, une
attaque allemande a été refoulée à la baïonnette.
A Saint-Mihiel, nous avons détruit de nouvelles
passerelles construites par l'ennemi sur la Meuse La
journée a été calme en Lorraine et dans les Vosges.
A LEUR
ACHARNEMENT
on répond par de
BRILLANTES CONTRE-ATTAQUES
Communiqué du 27 janvier, 23 heures :
L'ennemi a tenté un coup de main, la nuit dernière,
dans le bois de Saint-Mard, dans la région de
Tracy-le-Val.
Après une vive fusillade, l'ennemi a fait exploser
des mines, qui ont bouleversé nos tranchées sur un
front d'une cinquantaine de mètres, mais il n'a pas
pu s'y installer, en raison des tirs de barrage de
notre artillerie.
Ces tranchées ont été réoccupées par nos troupes et
remises en état.
A l'ouest de Craonne, la nuit a été calme. Les
combats du 25 et du 26 janvier, dans cette région,
ont présenté la physionomie suivante : Après un
bombardement prolongé et intense par des projectiles
de gros calibres et des bombes, l'infanterie
allemande a attaqué le front de Heurtebise au bois
Foulon.
Elle a été repoussée partout, avec de grosses
pertes, sauf à la Creute.
Un éboulement, provoqué par la chute de gros
projectiles, a obstrué l'entrée d'une ancienne
carrière qui servait de magasin et d'abri à la
garnison de nos tranchées de la Creute, composée de
deux compagnies.
Ces troupes s'y sont donc trouvées prises.
L'ennemi ayant ainsi pris pied à la, Creute,
s'infiltra dans le bois Foulon et rendit intenables
les tranchées avoisinantes, que nous avons dû
évacuer.
Des contre-attaques, qui nous rendirent une bonne
partie du terrain perdu, furent très brillantes.
L'ardeur de nos troupes se montra au-dessus de tout
éloge. L'ennemi subit des pertes très élevées. Il
laissa un millier de cadavres sur le terrain.
Les prisonniers que nous avons faits là
appartiennent à quatre régiments différents, ce qui
montre bien l'importance de l'attaque.
Dans l'Argonne, vers Saint-Hubert, une attaque
allemande a échoué. Dans la journée, trois nouvelles
attaques ont eu lieu, à deux heures l'une de
l'autre.
Elles ont été vigoureusement repoussées.
La nuit du 26 au 27 a été calme en Alsace et dans
les Vosges.
Rien d'important à signaler sur le reste du front.
UN DE PLUS
Pont-à-Mousson, 27 janvier 1915.
Pendant un récent bombardement, un obus a troué le
gros gazomètre. Tout le gaz s'est échappé, mais là
se bornent heureusement les dégâts. Un autre obus a
endommagé un coin de toiture de la maison Schneider.
Divers autres projectiles se sont perdus dans des
jardins. Aucun accident de personne.
A MONCEL-SUR-SEILLE
La domination
allemande
LES OTAGES
Nancy,
28 janvier 1915.
Le riant village, qui se mire aux claires eaux de la
Loutre, est en nos mains. Il n'a guère changé. La
population est évacuée ; mais les, maisons gardent
la physionomie d'accueil simple et cordial que
donnait à leur seuil le salut d'un hôte empressé,
son bonjour, son souhait au passage, sa main
largement tendue, son invitation à vider ensemble
une poudreuse bouteille du pays.
La dégringolade des toits inégaux au creux de la
petite vallée, le carrefour sillonné d'autos rapides
qui filaient vers la frontière, le retour las des
attelages dans les fermes où fume l'âcre
transpiration des étables, tout cela formait un
tableau rustique auquel la guerre a fait peu de
retouches.
C'est à peine si les stigmates fuligineux de
l'incendie laissent çà et là quelques traces. Les
Barbares ont réduit au strict minimum le désastre ;
ils se sont contentés de piller - histoire de
maintenir chez eux les traditions ; - mais leurs
exploits n'ont pas dépassé les limites du
cambriolage en règle, avec charrettes et camions
pour le transport du linge, du mobilier.
Les Boches n'ont pas attendu la déclaration de
guerre pour franchir le pont métallique, à la sortie
de Pettoncourt ; ils violèrent notre territoire dès
la fin juillet. Un peloton de 17 cyclistes et de 13
uhlans pousse ses audacieuses reconnaissances
jusqu'au village où ils voulurent s'emparer de la
poste.
Mais on s'attendait à cette visite. Les précautions
étaient prises. La recette des postes avait expédié
tous les courriers ; les tiroirs étaient vides ; Les
fils télégraphiques étaient coupés. L'aventure
ménagea donc aux intrus une forte déception.
Qu'à cela ne tienne ! Puisqu'il n'y a rien dans les
caisses de la poste, on tâchera de se rattraper sur
la gare. On y pratiquera aussi une perquisition dans
les caves du buffet où René Herment cache
jalousement les vieux crus récompensés aux
expositions oenophiles. Cette fois, on est sûr de ne
point rentrer bredouilles.
La déclaration de guerre devait ramener bientôt à
Moncel les hordes maintenant organisées pour les
razzias. Chose facile. Une partie des habitants a
fui devant l'invasion. Les maisons sont abandonnées.
Entre qui veut. Tout ce qui présente un peu de
valeur ou d'intérêt est chargé sur les voitures
réquisitionnées exprès en vue du déménagement
général.
Cela ne suffit pas. II faut du blé, de l'avoine. Or
les granges sont presque vides. La moisson attend
dans les champs qu'on vienne lier et ramasser les
gerbes. Ordre est donné alors de faire immédiatement
ce travail. Les hommes auront de la farine ; les
chevaux du fourrage. Les nouveaux maîtres de Moncel
jettent leur dévolu sur les moutons, la volaille -
et le butin prépare le festin.
Cependant l'administration municipale avait passé
aux mains d'un homme dont la conduite mérite les
plus vifs éloges. Quoique ses fonctions de receveur
buraliste fussent incompatibles avec le mandat de
maire qu'il allait remplir au milieu de difficultés
sans cesse renaissantes, M. Eugène Souchon assuma
avec une remarquable fermeté les responsabilités de
la charge dont la confiance publique s'empressa de
l'honorer.
Nous avons reçu la visite de M. Souchon.C'est un
citoyen modeste. Il semble que la grandeur de son
rôle lui échappe ; il se souvient qu'il a ravitaillé
12.000 Allemands prompts à lui placer le revolver ou
la baïonnette sur la gorge ; mais, quand on lui
parle de son courage, de sa ténacité, de son
dévouement, il dérobe aussitôt sa personnalité
derrière la collaboration de ceux qui restèrent
fidèlement à ses côtés, tant qu'il eut plus de coups
et d'injures à recevoir que de remerciements et de
félicitations.
- Oui, nous dit-il, l'abbé Klein et mon collègue
Eugène Marchal, conseiller municipal, ont rendu à
Moncel des services auprès desquels les miens sont
fort peu de chose.
- Vous avez été emmenés comme otages à
Château-Salins ?
- Sans doute. Tous les trois. Entre Château-Salins
et Hampont, au lieu dit « Le Calvaire », un endroit
bien nommé n'est-ce pas ? on s'arrête. Le chef du
détachement demande douze volontaires pour nous
fusiller. Des mains se lèvent.
Les soldats sortent des rangs. Le peloton
d'exécution apprête ses fusils. Un sous-officier
inscrit sur une liste les noms de nos douze
bourreaux. Je déboutonne mon veston : « Nous
mourrons en territoire annexé, dis-je ; mais nous
tomberons en bons Français. »
Subitement un ordre, arrive. C'est la grâce. Les
otages ont la vie sauve. Il y a là MM. Bourgogne,
Flerry, Marck, Didillon, Charles Souchon, un brave
gars de 18 ans. Pas un seul d'entre eux ne bronche
sous les humiliations et les insultes.
Autres épreuves, nouveaux supplices. On jette les
otages dans les geôles de Château-Salins ; ils y
sont détenus pendant dix jours. Les souffrances
physiques et morales ne leur sont point épargnées.
Enfin, le samedi 5 septembre, au soir, les portes
s'ouvrirent et, sans qu'on sût les motifs de leur
clémence, les Boches rendirent à la liberté leurs
prisonniers, qui reprirent le chemin de Moncel-sur-Seille.
- Je n'ai guère profité de ma liberté, continue M.
Souchon. La débâcle d'Amance se produit. L'ennemi
fuit. Il ne veut laisser derrière lui aucun suspect.
Eh traversant Moncel, des soldats s'emparent encore
du digne curé et de moi... En route pour Chambrey !
Il pleut à verse. Les routes s'encombrent de troupes
en désordre. On avance lentement, péniblement. On ne
met pas moins de cinq heures pour faire les trois
kilomètres qui nous séparent de Chambrey, où nous
retrouvons la paille des cachots, sale et toute
grouillante de vermine... »
Pendant cette retraite, le canon d'Amance grondait
sans relâche. Vacarme effroyable. Notre artillerie
s'était évertuée pendant plusieurs jours à repérer
dans le cercle hostile de l'horizon, les batteries
dont le feu jaillissait simultanément de Brin, des
Erventes, de Sornéville et du Bois- Morel ; mais,
cette fois, elle voyait clair, elle abattait de la
bonne besogne, elle dirigeait ses coups avec une
admirable précision, elle décimait rageusement les
masses profondes de l'infanterie, harcelait la fuite
des cavaliers.
- Ah ! je vous assure, Monsieur, que les Boches ne
songeaient plus à ricaner, à blaguer nos « tuyaux de
pipe », comme ils appellent nos 75... A chaque
explosion, ils tressaillaient, ils avaient comme un
sursaut de panique, à croire qu'ils avaient
contracté tous la danse de Saint-Guy... »
Le coeur des otages bondissait aussi dans leur
poitrine ; mais d'un enthousiasme, d'un espoir,
d'une foi dans la victoire qui éclairaient d'un
sourire leur visage :
- J'aurais sacrifié ma vie, s'écrie M. Souchon, pour
lie plaisir d'apercevoir, en jetant un regard en
arrière, nos légers canons profitant sur quelque
crête leurs silhouettes de sauterelles grises ! »
La détention fut courte. Vingt-quatre heures
seulement. Les otages revinrent à pied vers Moncel.
Mais, à chaque retour offensif de l'ennemi, il était
certain qu'ils seraient ainsi repris et écroués
tantôt à Château-Salins, tantôt à Chambrey, à moins,
que le peloton d'exécution....
M. Eugène Souchon l'échappa belle. Un soir qu'il
revenait de Nancy avec un convoi de subsistances,
une sorte de pressentiment l'avertit du danger. En
son absence, les Boches s'étaient réinstallés dans
son village. Il hâta le pas ; il devança les
charrettes et entra chez lui :
- Quoi de nouveau ? demanda-t-il à sa femme.
- Ah ! mon pauvre ami, sauve-toi... Les Boches
sortent d'ici. Ils doivent revenir. lis te cherchent
; ils m'ont dit qu'ils avaient reçu l'ordre de te
fusiller... Tu n'as que le temps de filer à travers
nos jardins. »
Les ténèbres étaient profondes. M. Souchon s'élança
dans les champs. Des sentinelles tirèrent. Sous le
sifflement des balles, le maire réussit à gagner un
abri, puis à se réfugier dans les lignes françaises.
Telle est l'histoire de M. Eugène Souchon.
Elle est simple et noble. Elle, justifie l'hommage
que rendent à ce brave citoyen les habitants de
Moncel, dont la pétition vient de nous être remise
et qui témoigne des sentiments de reconnaissance que
M. Souchon inspire dans son pays.
Nous ajoutons cette belle page aux magnifiques
chapitres d'héroïsme qui illuminent d'un éclat de
radieuse épopée la défense des villages lorrains.
ACHLLE LIEGEOIS.
DEPUIS
L'OCCUPATION
Pagny-sur-Moselle, 28 janvier 1915.
Un de nos concitoyens a pu avoir les détails
suivants d'un réfugié de Pagny :
« A deux reprises, Pagny fut bombardé par les canons
du fort Saint-Blaise. Un jour, ils lancèrent environ
250 obus, faisant des dégâts matériels peu
importants, notamment aux environs du cimetière et
du passage à niveau. Une autre fois ils envoyèrent
35 projectiles. C'est le 24 août que les Allemands
occupèrent Pagny pour n'en plus repartir jusqu'à ce
jour. Mas il ne restait guère que 300 habitants à ce
moment. Depuis lors, on n'a eu que de rares
nouvelles par des personnes qui parvinrent au péril
de leur vie à traverser les lignes allemandes.
On a pu savoir notamment qu'un général s'est
installé chez M. Antoine, l'ancien trésorier payeur
général, et qu'il a fait changer les noms de toutes
les rues. Les habitants peuvent, paraît-il, se
ravitailler assez facilement par Metz, sauf quand
l'artillerie française bombarde la gare et démolit
les trains se trouvant entre Pagny et Arnaville.
A plusieurs reprises les Allemands les enfermèrent
pendant quelques jours dans l'église, craignant sans
doute qu'ils ne fissent des signaux à nos
artilleurs. Ils ont emmené les jeunes gens restés à
Pagny du côté de Dieuze, où ils les obligent à
creuser des tranchées. Ils en renvoyèrent cependant
trois par la Suisse. Il faut d'ailleurs ajouter
qu'ils étaient malades et incapables de travailler.
Et ce réfugié nous dit, en terminant qu'à sa
connaissance il n'v aurait aucune victime à Pagny
des balles ni des obus allemands. A part la gare
bombardée par nos artilleurs, les maisons seraient à
peu près intactes.
VISITE DE
JOURNALISTES ÉTRANGERS
Lunéville, 28 janvier 1915.
Samedi dernier, huit journalistes étrangers, dont un
Russe, un Anglais, deux Américains, un Espagnol, un
Hollandais, un Italien et un Roumain, arrivaient à
Lunéville en automobiles, conduits par le capitaine
d'Aremberg, le lieutenant More-Journel et quelques
sous-officiers.
Ils descendirent à l'Hôtel des Vosges, où ils
déjeunèrent.
C'est là que M. Minier, sous-préfet, et M. Keller,
maire de Lunéville, furent saluer les journalistes
étrangers dès qu'ils eurent connaissance de leur
arrivée.
Après avoir visité la ville, les journalistes s'en
furent à Gerbéviller, où ils purent constater, comme
à Lunéville, la réalité des faits rapportés par la
presse française.
Ils revinrent à Lunéville le soir même, où ils
furent reçus chez M. Keller, maire, qui tint à leur
offrir un goûter arrosé d'une bonne flûte de
Champagne.
M. le Maire remit aux journalistes plusieurs
centaines de cartes postales, vues reproduisant les
ruines de notre région occasionnées par les hordes
barbares et constituant une preuve écrasante des
atrocités que leur kaiser ose nier.
ANNIVERSAIRE
COUTEUX DU KAISER
Les Allemands ont
fait, sur tout le front, un gros effort pour offrir
une victoire à leur empereur. - Ils ne lui offrent
qu'un complet et sanglant échec.
Paris,
28 janvier, 15 h. 32.
A l'occasion de l'anniversaire de l'empereur nos
adversaires avaient annoncé, pour hier, un gros
effort.
Ce gros effort s'est produit, mais il n'a pas tourné
à leur avantage.
La journée a été bonne pour nous, sur toute
l'étendue du front.
Toutes les attaques allemandes ont été repoussées.
Toutes les attaques françaises ont progressé.
En Belgique
En Belgique, les positions ennemies ont été
canonnées. Plusieurs de ses tranchées ont été
démolies.
De la Lys à Soissons
Au nord de la Lys, l'artillerie anglaise a battu les
routes et les points de rassemblement des troupes
allemandes.
Dans les secteurs d'Arras, d'Albert, de Roye, de
Noyon et de Soissons, canonnades et fusillades
intermittentes. Sur divers points, l'infanterie
ennemie a tenté de sortir de ses tranchées pour
attaquer. Elle a été aussitôt repoussée par un feu
intense.
C'est une brigade qu'ils ont perdue vers Craonne
Dans la région de Craonne, les pertes totales
subies par les Allemands, les 25 et 26 janvier,
atteignent certainement l'effectif d'une brigade.
Les prisonniers allemands ont tous l'impression
d'avoir subi un gros échec Nos pertes, en tués,
blessés ou disparus, pour ces deux journées, sont de
800 hommes environ. Elles s'expliquent à la fois par
l'intensité du combat et par l'effondrement partiel,
signalé hier, d'une ancienne carrière où deux
compagnies s'étaient abritées pendant le
bombardement et, se trouvant emmurées, durent tomber
vivantes aux mains de l'ennemi pendant la première
partie de l'attaque.
Nos contre-attaques nous ont rendu la totalité du
terrain disputé.
De Reims à l'Argonne
Dans le secteur de Reims à l'Argonne, duel
d'artillerie où nous avons maîtrisé les batteries
ennemies.
En Argonne Comme il a été dit hier soir, trois
attaques allemandes dans l'Argonne: à
Fontaine-Madame, à 6 heures, à 10 heures et à 13
heures, ont été complètement refoulées.
Au bois d'Ailly
Il en a été de même de trois attaques allemandes
au bois d'Ailly, au sud-est de Saint-Mihiel.
A Parroy et à Bures
Des détachements ennemis ont été repoussés à
Parroy et à Bures.
Bures, du canton d'Arracourt, est au nord-ouest de
Parroy, dont il est notamment séparé par l'étang de
ce nom.
Dans les Vosges
Dans les Vosges, nous avons progressé sensiblement
au nord de Senones, sur les pentes du Signal de la
Mère-Henry. Notre gain est d'environ 400 mètres.
De même, au sud-ouest de Senones et dans le Ban-de-Sapt,
près de Launois, nous avons gagné du terrain et
entamé les défenses accessoires de l'ennemi.
En Alsace
Nous avons progressé également en Alsace, dans
la région de Ammerzviller-Burnhaup-le-Bas. Le
terrain conquis a été conservé.
Près de Cernay, l'attaque d'un bataillon allemand a
été repoussée.
Leur addition sanglante
D'après le nombre des morts trouvés sur le
terrain à l'est d'Ypres, à La Bassée, à Craonne, en
Argonne, en Woëvre et dans les Vosges, les 25, 26 et
27 janvier, les pertes de l'ennemi, dans ces trois
journées, paraissent supérieures à 20.000 hommes.
Paris, 29 janvier, 0 h. 46.
Communiqué officiel du 28 janvier, 23 heures :
Dans la nuit du 27 au 28 janvier, l'ennemi n'a
prononcé aucune attaque d'infanterie.
Au nord-est de Zonneboke, bombardement. par les
Allemands, et vive fusillade.
Lutte d'artillerie sur l'Aisne.
En Argonne, simple canonnade réciproque.
En Alsace, au nord-ouest d'Ammertzeiller, malgré un
violent bombardement, les Français se sont maintenus
sur le terrain conquis pendant la journée, et s'y
sont organisés.
Calme sur le reste du front.
PENDANT QU'ILS
SOUFFLENT
Simples actions
de détail, qui, toutes nous sont favorables. - Nous
leur descendons un Taube.
Paris,
29 janvier, 15 h. 30.
Il y a eu, hier, seulement quelques actions locales
et celles-ci nous ont été toutes favorables.
En Belgique, dans la région de Nieuport, notre
infanterie a pris pied dans la grande dune dont il a
été question le 27 janvier.
Un avion allemand a été abattu par nos canons.
Dans les secteurs d'Ypres, de Lens et d'Arras,
combats d'artillerie, parfois assez violents.
Quelques attaques d'infanterie furent esquissées,
mais elles furent refoulées aussitôt.
Dans les secteurs de Soissons, Craonne et Reims,
rien à signaler.
Entre Reims et l'Argonne, combats d'artillerie peu
intenses Il est confirmé que l'attaque que nous
avons repoussée, à Fontaine-Madame, dans la nuit du
27 au 2N janvier, a coûté cher aux Allemands.
Sur les Hauts-de-Meuse et en Woëvre, la journée a
été calme.
Dans les Vosges, combats d'artillerie. En plusieurs
points, nous avons éteint le feu des batteries et
des mitrailleuses allemandes. Nous avons consolidé
partout nos positions sur le terrain conquis le 27
janvier.
LEURS ATTAQUES
REPOUSSÉES SUR L'AISNE
Paris,
30 janvier, 0 h. 42.
Le communiqué du 29 janvier, 23 heures, dit qu'à
l'est de Soissons les Allemands ont fait deux
tentatives de franchir l'Aisne, une sur
Moulin-les-Roches, l'autre sur la tête de pont que
tiennent nos troupes, au nord du pont de Venizel.
Les deux attaques ont été repoussées.
Leurs Taubes sur Dunkerque
Hier 28 janvier, en pleine nuit, plusieurs avions
ont bombardé Dunkerque. Ils n'ont causé que des
dégâts insignifiants, mais ils ont tué plusieurs
personnes.
Nos avions sur leurs cantonnements
Entre 23 heures, le 28 janvier, et 2 heures, le
29 janvier, deux avions français ont lancé de
nombreuses bombes sur des cantonnements ennemis,
dans la région de Laon-La Fère-Soissons.
Un Taube s'abat vers Gerbéviller
Dans la matinée du 29 janvier, un avion allemand
a dû atterrir à l'est de Gerbéviller. Ses passagers,
un officier et un sous-officier, ont été faits
prisonniers.
LE SOLDAT
Il n'est
pas un peuple au monde qui n'ait au cours de cette
guerre glorifié le soldat français. Les Allemands
mêmes, descendus de leur orgueil aveugle, ont pour
lui maintenant une admiration étonnée.
Certes jamais personne n'avait douté de la vaillance
des armées françaises. Depuis que les Gaulois
refoulaient les invasions, à travers tous les
siècles s'est continuée une tradition de gloire
guerrière. Le pays a été opprimé. Il s'est toujours
dégagé de l'oppression.
En cette guerre on évoque volontiers les
sans-culottes de 93 qui portaient dans les plis du
drapeau la victoire et la liberté, et aussi les
grognards de Napoléon, qui se battaient
inlassablement par toute l'Europe.
Oui, nos soldats ont le même héroïsme ardent et
gavroche.
Ils ont aussi des vertus que les temps passés
n'avaient pas révélées.
Ils ne se contentent point de foncer sur l'ennemi
quand l'ordre en vient, et de le bousculer par leur
irrésistible fougue. Cela, c'est un courage
collectif que l'on possède à un plus ou moins haut
degré, mais dont aucune troupe armée n'est
dépourvue.
Mais ce que nos soldats de 1914 et de 1915 ont
par-dessus tout, c'est un stoïcisme insoupçonné, une
formidable endurance qui n'ont pas besoin de
l'action pour se soutenir. Ils ont, sous la pluie,
sous la neige, dans la boue des tranchées, cette
sérénité gouailleuse qui certifie la victoire, que
la mort ne peut éteindre, qui passe aux survivants
comme le flambeau des antiques coureurs.
Monter à l'assaut baïonnette au canon parmi les
sonneries de la charge, dans le sifflement des obus,
le crachement de la mitraille, c'est beau. Mais nos
soldats n'ont pas besoin d'excitants. Et c'est ce
qui les distingue de leurs héroïques prédécesseurs,
et c'est ce qui les rend plus nobles et les fait
plus grands encore.
Des heures seuls en faction, des jours dans l'eau,
des semaines dans l'enlisement des abris, des mois à
la même place, ils résistent sans se troubler, et
reprennent entre deux coups de fusil la vie normale
du troupier, qui est de fumer, de jouer et de rire.
Non pas qu'ils ignorent la splendeur de leur tâche.
Ils savent parfaitement qu'ils représentent la
civilisation menacée, qu'ils sont le rempart de la
patrie envahie, que sans eux la France ne serait
plus rien qu'une pauvre région saccagée et asservie.
Ils trouvent pourtant qu'il est inutile de se
guinder, et accomplissent leur devoir avec une grâce
souriante qui donne à leur indomptable énergie une
valeur plus haute.
Ils ont comme la pudeur de leur héroïsme. Quand on
leur exprime la reconnaissance de la nation, ils
disent, avec cette touchante ironie qui plisse si
drôlement la lèvre :
- Bah ! ce n'est rien
Et ils parlent d'autre chose.
Les mots grandioses ne signifient plus rien puisque
l'action dépasse la parole.
Ils se battent gaiement. Ils ne consentent même pas
à être graves. Tous les sacrifices ayant été résolus
avec fermeté, ils reposent leurs âmes redevenues
candides dans une insouciance voulue.
Ils trempent leur courage dans les sources fraîches
d'une intarissable gaieté.
La raillerie du troupier français n'a d'ailleurs
aucune amertume. Elle ne procède point d'une
doctrine décevante. Elle jaillit simplement d'un
esprit libre de toute crainte.
Quand nos soldats rient, ce sont des enfants, et
quand ils se battent, des hommes.
RENÉ MERCIER.
LES TAUBES
Pont-à-Mousson, 31 janvier 1915.
Mercredi, au moment du déjeuner, deux Taubes
essayèrent de troubler le repas des Mussipontains en
envoyant sur la ville quelques bombes et des
fléchettes.
Tout cela tomba dans les terrains situés derrière la
cité de Boozville et les Maxouages.
Il y a eu malheureusement une victime à Montrichard.
M. Dominique-Joseph Perrot, vigneron, qui se
trouvait sur son perron, regardait curieusement les
épisodes de la chasse, lorsqu'il fut atteint d'une
balle au crâne. Transporté à l'ambulance, il est
mort trois heures après. Il était âgé de 66 ans et
demi, marié, père de quatre enfants.
De BLAMONT à
HOLZMINDEN
(2 Août au 31
Décembre 1914)
Nancy,
31 janvier 1915.
Dès le 2 août, les communications postales et par la
voie ferrée ayant été interrompues, Blâmont fut à
peu près complètement isolé du reste de la France.
Jusqu'au 4, nous ne vîmes que quelques patrouilles
françaises venant explorer la frontière et demander
des renseignements aux douaniers qui, seuls, la
surveillaient.
Le 4, au coin d'une rue, je me trouvai brusquement
en face d'un petit détachement de uhlans dont l'un
me salua d'un joyeux : « Bonjour; monsieur le
vétérinaire », tandis que le sous-officier
m'interpellait d'un « Ça va bien ? » narquois. Je
reconnus dans le premier un mitron qui avait
travaillé pendant plus d'un an chez l'un de nos
boulangers blâmontais ; le second était cultivateur
à Landange ; ils interpellèrent ainsi tous ceux de
nos concitoyens qu'ils rencontrèrent dans les rue de
Blâmont et nous sûmes qu'ils appartenaient au 15e
régiment de uhlans, de Sarrebourg, lequel formait
avec le 11e, un corps spécial d'éclaireurs
connaissant à fond tous les coins de notre région
frontière et parlant couramment le français.
Cette patrouille, arrivée par la vieille route de
Sarrebourg disparut sans avoir tiré un seul coup de
feu et sans avoir molesté aucun des habitants.
Le lendemain 5, nouvelle apparition de onze uhlans
du 11e régiment, qui surprirent, en montant derrière
le cimetière, deux de nos chasseurs à cheval postés
en vedette à la bordure du bois de Trion. Ils
tuèrent le brigadier non sans avoir essuyé le feu de
celui-ci qui, d'un coup de carabine, leur foudroya
un homme ; puis ils dévalèrent au grand galop vers
la ville, poursuivis par notre deuxième chasseur
oui, les rejoignant, blessa à son tour un uhlan et
fonça sur l'officier. Au moment où il allait
embrocher celui-ci, notre brave, désarçonné par une
brusque glissade de son cheval sur les pavés, tomba
sur le sol et fut ainsi blessé lui-même par un des
Allemands qui s'était retourné au fracas de la
chute. A ce moment, le bruit d'une chevauchée
s'étant fait entendre, le détachement ennemi
s'enfuit à toute vitesse, croyant à une arrivée de
nouveaux cavaliers français. En réalité, il ne
s'agissait que d'un seul cheval : celui du brigadier
tué qui revenait, d'instinct, rejoindre les chevaux
du peloton. Et, ce jour-là, nous eûmes à Blâmont
l'écoeurant spectacle d'une patrouille allemande
fuyant éperdue devant un seul et unique coursier
sans cavalier.
Les deux héroïques chasseurs à cheval appartenaient
au 4e régiment, d'Epinal. Par une douloureuse
coïncidence, le brigadier était Gérômois et fils
d'une famille amie de la mienne : il se nommait
Simon.
Le sang ayant ainsi coulé à Blâmont, dans ce premier
combat entre Français et Allemands, nous vîmes
chaque jour, jusqu'au 8, semblables escarmouches et
pareils faits d'héroïsme soit dans les rues de notre
ville, soit dans nos jardins et nos vergers des
alentours. Les blessés commencèrent à affluer à
l'hôpital municipal, et à l'ambulance de la
Croix-Rouge, où tout était préparé avec le matériel
nécessaire.
Seul charge d'assurer le service médical à ce moment
- puisque dès le 1er août nos deux médecins et le
pharmacien avaient été mobilises, - je considère
comme un devoir de rendre un éclatant hommage à Mme
René Florentin, présidente de la Croix-Rouge à
Blâmont.
Par son zèle, par son dévouement, par son activité,
elle fut l'âme de nos ambulances en cette période
tragique des trois premières semaines d'août.
Le 8, le régime de la terreur commença à régner sur
Blâmont. Ce jour-là, les hordes teutonnes tirent
irruption et nous vîmes passer dans les rues des
milliers et des milliers d'hommes, infanterie,
cavalerie, artillerie, ils défilaient en rangs
compacts, coude à coude, hurlant à pleine voix le «
Wacht am Rheim » et deux autres refrains dont l'un
rengainait sans cesse : « Nous irons manger la soupe
à Paris ! ». Une demi-heure après l'apparition de la
première tête de colonne, un groupe de cavaliers se
précipite sur M. et Mlle Cuny, qui moissonnaient à
la montée de Barbas.
Sans mot dire, le sous-officier qui tenait la tête
déchargea à bout portant sa carabine dans la
poitrine de la jeune fille qu'il étendit à ses pieds
: « Un Français de moins ! » cria l'assassin en
tournant bride avec ses hommes.
Le 9 août, toutes les maisons étaient envahies et
les habitants submergés durent se plier à toutes les
exigences et à toutes Les brutalités ; les brutes
qui venaient d'arriver avaient fourni une étape
forcée de 70 kilomètres par une chaleur caniculaire
et c'est le pistolet ou le fusil contre la tempe
qu'ils nous sommèrent d'ouvrir nos caves et nos
garde-manger ; c'est à coups de crosse dans les
reins qu'ils se firent montrer tous les coins et
recoins de nos habitations pour s'assurer qu'aucune
arme, qu'aucun piège, qu'aucun soldat français n'y
étaient dissimulés.
Les rares Blâmontais qui osèrent encore circuler
dans les rues purent voir les cafés mis au pillage
par des ivrognes casqués qui buvaient « à la
régalade » les litres d'eau-de-vie, d'apéritifs, de
liqueurs et d'absinthe.
Le résultat de ces beuveries ne se fit pas attendre
; le soir venu, un coup de feu éclata qui fut suivi
jusqu'à une heure assez avancée d'une fusillade
terrifiante.
Tous les soirs, à la tombée du jour, les mêmes
scènes se renouvelèrent : un coup de feu partait
d'un point quelconque, suivi de feux de salve qui
faisaient voler les vitres en éclats, brisaient les
volets et écaillaient les murailles.
Terrifiés, mais ne comprenant rien à ce gaspillage
de cartouches, tous nos concitoyens se demandaient à
quels mobiles pouvaient bien obéir les sauvages ;
nous fûmes fixés dès le matin du 10 par les menaces
qui nous furent adressées : « Les « habitants de
Blâmont, tous francs-tireurs, tous brigands. Ils
tirent sur nous, nous les punirons s'ils continuent
», nous criaient officiers et soldats.
Dans la soirée du 8, en allant constater l'état du
cadavre de la pauvre petite Cuny, je fus saisi par
une bande de cinq officiers supérieurs qui,
m'appliquant le canon de leurs pistolets
automatiques sur la figure, me conduisirent chez
notre honorable maire, M. Bentz, qu'ils sommèrent de
les suivre ; encadrés de nos gardes du corps, nous
dûmes parcourir les rues en criant aux habitants : «
Il est ordonné d'ouvrir les portes, d'éclairer Les
fenêtres sous peine de mort ! »
Cette mesure et cette menace furent maintenues
pendant toute la période de première occupation.
Et, soutenus par leurs chefs, les soldats teutons
continuèrent leurs déprédations et leurs libations,
devenant d'heure en heure plus furieux et plus
menaçants.
Le prince de Bavière, commandant en chef du 1er
corps bavarois, s'était installé au château de
l'industriel Burrhus - fabricant de chocolat et
sujet suisse - dont il vidait consciencieusement la
cave avec l'état-major.
Afin d'éviter le pillage et la destruction de son
usine, M. Burrhus avait mis à la disposition du
général pour être distribués aux troupes, plusieurs
milliers de kilogrammes de sucre, de cacao et de
chocolat fabriqué. Le « gentilhomme » bavarois sut
reconnaître cette libéralité en laissant saccager et
incendier la chocolaterie à laquelle ses soldats
mirent le feu le 12 août. Son hôte ayant
véhémentement protesté, le « brave » général le
menaça du peloton d'exécution. La menace n'intimida
en aucune façon M. Burrhus ; invoquant le respect du
droit des gens, proclamant sa nationalité, il
riposta en menaçant son interlocuteur princier d'une
plainte au gouvernement helvétique et en l'informant
qu'il allait hisser le drapeau fédéral sur sa
propriété. Il est à supposer que l'opinion des
Suisses préoccupe les « intellectuels » allemands,
car le prince baissa le ton et ne renouvela pas ses
menaces envers M. Burrhus.
A l'heure où flambait la chocolaterie, les sauvages,
ivres, recommencèrent leur fusillade dans toutes les
rues.
M. François, négociant en vins, rue des Capucins,
ayant à loger deux officiers supérieurs, ceux-ci ne
trouvèrent rien de mieux pour se distraire ce
soir-là que d'inviter une demi-douzaine de leurs «
kamarades » à venir vider la cave de M. François.
Celui-ci, obligé de leur servir d'amphytrion,
remplissait Leurs verres de vins variés, lorsque,
dans la rue, commença la fusillade quotidienne. Un
carreau ayant volé en éclats à l'une des fenêtres,
le maître de la maison se précipita d'instinct
dehors: la porte s'ouvrait à peine qu'il était
empoigné et entraîné à coups de crosse : « C'est toi
qui as tiré - lui crièrent ses agresseurs - tu vas
être fusillé ! »
Mme François, qui s'était jetée à la suite de son
mari pour l'empêcher de sortir, terrorisée qu'elle
était par les détonations, revint pour supplier les
officiers attablés dans sa salle à manger
d'intervenir ; l'un d'eux se leva, alla parlementer
un instant et ramena M. François.
Celui-ci était à peine rentré que les bandits assis
à sa table se précipitant sur lui en riant aux
éclats, le poussèrent bien en vue dans l'encadrement
de la fenêtre éclairée, puis se collant au mur, bien
abrités à droite et à gauche de la baie lumineuse,
ils se mirent à tirer des coups de pistolet en
allongeant le bras en dehors. Mme François ayant
poussé un cri d'épouvante et tenté de tirer son mari
en arrière, les bandits la placèrent brutalement à
ses côtés et recommencent leur tir. Des coups de feu
ne tardèrent pas à répondre du dehors et plusieurs
projectiles vinrent crever le plafond, les tentures
et briser le lustre allumé.
M. et Mme François n'échappèrent que par miracle à
cette atroce tentative d'assassinat d'un genre
spécial.
Le même soir, une mère dont les soudards
violentaient la fille, ayant supplié un officier
d'intervenir, reçut de ce dernier la réponse
suivante : « Ce n'est que pour cela que vous me
dérangez ? Si vous recommencez. » et, sans achever
la phrase, il fit le geste de la mettre en joue.
Le 13 août, la nuit étant venue, l'honorable M.
Barthélemy, ancien maire, âgé de 86 ans, venait de
poser sur une fenêtre la lumière prescrite lorsqu'il
fut massacré par un groupe de Bavarois qui, en
passant, avaient aperçu la silhouette derrière les
vitres closes ; Mme Barthélemy assista, impuissante
et terrorisée au supplice de son mari.
Une heure plus tard, au moment de la fusillade
quotidienne, M. Louis Foël, attendant sur le seuil
de sa porte, avant d'aller s'étendre sur son lit, la
rentrée d'un officier supérieur qu'il avait à loger,
fut brusquement empoigné et entraîné. Collé au mur
de l'hôtel de ville, contre une affiche de
mobilisation, à quelques centimètres de la boîte aux
lettres, il tombait fusillé moins de cinq minutes
après son arrestation : son cadavre, monté au
cimetière par ses assassins, fut jeté en travers
d'une tombe, où il resta, loque pitoyable et
sanglante, jusqu'à la fuite des barbares - ceux-ci
ayant fait défense à la famille de l'ensevelir.
J'ai lu et j'ai entendu raconter, depuis mon retour
de l'exil, le récit de la mort de Louis Foël.
Personne n'en a su ni vu les véritables péripéties,
et il faut que tout le monde les connaisse. Louis
Foël n'a ni provoqué ni menacé ses agresseurs d'un
revolver. Il avait subi sans révolte et sans
rébellion le sac de sa maison et il fut saisi comme
je viens de le dire, au seuil de son logis par la
meute hurlante et furieuse. Fort comme Hercule, il
secoua ses agresseurs à plusieurs reprises et
arriva, poussé plutôt que traîné, gardant ses bras
libres, contre le mur d'exécution.
Debout, les bras croisés, les dominant de sa haute
stature, le vieil Alsacien septuagénaire regarda ses
bourreaux sans sourciller, en les narguant de
l'ironique sourire que nous lui connaissions tous,
et il s'abattit sous la rafale des Mauser comme
s'abat le chêne sapé par la hache.
C'est un gendarme allemand qui m'a raconté la scène
du meurtre à laquelle il assista. Par
extraordinaire, ce gendarme teuton n'avait pas une
âme de bête féroce et il m'avoua que l'exécution du
vieillard l'avait bouleversé et indigné. Je dois à
la mémoire du martyr - dont j'étais l'ami personnel
- de faire connaître ce témoignage d'un soldat
ennemi et de proclamer que son nom mérite de rester
gravé dans l'histoire à côté de celui des héros.
- Aux plaintes douloureuses ou indignées qui leur
étaient adressées sans relâche par le maire et par
les habitants, les chefs répondaient en excusant
leurs hommes.
A l'accusation d'ivresse, ils répondaient :
« Il est défendu à nos soldats de s'enivrer et ils
ne s'enivrent pas. S'ils tirent sur les habitants,
c'est pour répondre aux coups de feu que ceux-ci
tirent les premiers. Ils sont en état de légitime
défense. Et puis.... c'est la guerre ! »
Cette exclamation : « C'est la guerre ! » était leur
argument définitif et péremptoire. « C'est la guerre
! » répondait le prince de Bavière, commandant en
chef, à son hôte, M. Burrhus, quand celui-ci lui
montrait d'un geste indigné, sa chocolaterie qui
flambait.
- Nous nous sommes trompés ; nous savons maintenant
que votre mari n'avait pas tiré des coups de feu ce
soir sur la place, mais c'est la guerre !. »
répondirent les bourreaux à la veuve de l'infortuné
Foël, deux heures après le supplice de son mari.
S'il était inutile et superflu de discuter cet
argument avec les têtes carrées, j'eus tout de même
l'occasion d'acquérir et de placer sous les yeux de
leurs médecins-majors une preuve matérielle que leur
fameux argument des coups de feu tirés par les
habitants sur les soldats n'était qu'un mensonge
indigne.
Le 13 août au matin, un sous-officier m'amena un
blessé qui avait l'épaule fortement endommagée « En
voici un que nous avons trouvé dans la rue au petit
jour ; c'est encore un franc-tirour de la ville qui
l'a tiré avec son fusil de chasse », me certifia
d'un ton furieux le sous-officier.
Sans lui répondre, j'examinai l'homme et, dès la
première palpation, je sentis sous mon doigt une
balle de Mauser à peu près intacte.
« Allez me chercher immédiatement votre major en
chef, - ordonnai-je au sous-officier qui, resté
debout auprès de moi, m'examinait curieusement -
vous lui direz qu'il s'agit d'une affaire
extrêmement grave et urgente. »
Un quart d'heure plus tard arrivait un des majors
principaux. Comme la plupart des médecins allemands
avec lesquels je me suis trouvé presque nuit et jour
en contact à partir du 8 août, il était correct,
poli et calme. Je le priai de procéder à
l'extraction du projectile logé dans l'épaule du
blessé : « Vos hommes, lui dis-je, affirment que ce
blessé a reçu du plomb de chasse ; il est
indispensable que vous vous assuriez du fait pour
témoigner vous-même. »
Un instant après, le chirurgien examinait avec un
véritable ébahissement la balle à chemise de nickel
qu'il avait retirée du bout de la pince.
- S'agit-il d'une chevrotine ou d'une balle de
Mauser ? » lui demandai-je.
- Ceci, me répondit-il, est évidemment une balle de
Mauser. »
- Voudriez-vous le certifier par écrit dans un
procès-verbal que nous signerions tous les deux ?
- Non, je ne puis signer une pièce écrite semblable.
»
- Peu importe, - conclus-je. - En ce qui me
concerne, je vous avertis que j'affirmerai ce fait
sous la foi du serment. Tous les soirs, vos hommes
ivres et fous tirent des feux de salve à tort et à
travers dans nos rues et contre nos demeures,
prétendant qu'ils se défendent ainsi, légitimement
contre les attaques de nos concitoyens armés de
fusils de chasse.
« Or, les habitants ont tous déposé leur armes à la
mairie et l'autorité militaire allemande a proclamé
la peine de mort immédiate pour tout civil qui
garderait par devers lui un fusil ou un revolver.
Vos pionniers de l'équipe de pillage ont visité nos
demeures suivant une technique savante, percutant
les murs, sondant les plafonds, soulevant les lames
des parquets, bousculant la literie.
« J'ai vu des jardins et des caves défoncés à la
profondeur de deux fers de bêche. Par conséquent, à
moins d'admettre que vous avez distribué vous-mêmes
des Mausers à nos concitoyens, vous devez déclarer à
votre commandant en chef que ce sont vos soldats qui
s'entretuent en voulant, chaque soir, terroriser
notre paisible ville. »
Je ne reçus aucune réponse du médecin allemand, qui
se retira avec un salut raide.
Le 13 août, à onze heures et demie du soir, je
venais de m'étendre, tout vêtu, pour me reposer un
peu, lorsque je m'entendis appeler dans la rue.
C'était M. Bentz, notre dévoué maire, qui, entouré
de soldats, venait me chercher ; il était accompagné
de plusieurs notables blâmontais. Je me joignis à
eux et l'escorte armée nous conduisit à l'hôtel de
ville. Là, nous attendaient plusieurs officiers qui
nous intimèrent l'ordre de reproduire à la main une
note prévenant les habitants que, deux hommes et
trois chevaux ayant été tués par la population,
l'autorité militaire avait résolu de fusiller
plusieurs notables et de bombarder la ville.
MM. Bentz, Florentin, Diot, Ignard, Crouzier,Hertz
et moi nous ne pûmes sortir qu'après avoir copié
plus de deux cents exemplaires de cet avis. Une fois
dehors, nous résolûmes de nous rendre, séance
tenante, en délégation, au logis du général en chef,
pour demander l'autorisation de faire évacuer les
habitants. Introduits à cinq heures du matin, nous
fûmes informés par un officier que réponse ne nous
serait donnée qu'à onze heures.
Confiants dans cette promesse tacite qu'aucune
violence ne serait commise avant notre entrevue,
nous nous séparâmes.
Entrant à l'ambulance, je constatai qu'on procédait
à l'enlèvement méthodique des blessés. Aux majors
qui surveillaient ce déménagement, je demandai : «
Pourquoi faites vous déplacer les malades ? Où les
conduit-on ?
- « Parce que - me répondirent-ils - nous ne devons
pas les laisser dans la ville qui sera bombardée et
détruite aujourd'hui même, par mesure de
représailles.
« Comme vous avez soigné nos blessés avec le même
dévouement que les blessés français - ajoutèrent-ils
- nous vous rendons le service de vous prévenir et
nous vous conseillons de partir au plus vite.
Nous tenons du comte von Malsheim, commandant la
place, que ceux des habitants qui le demanderont,
pourront se retirer en Suisse, sauf un certain
nombre de notables qui seront fusillés, le maire en
tête. »
Ledit commandant von Malsheim était l'hôte de M.
Louis François. Je me rendis immédiatement chez
celui-ci pour lui faire part de l'avertissement qui
venait de m'être donné.
Il fut immédiatement confirmé à M. Louis François
par von Malsheim lui-même.
Je rentrai chez moi avec l'intention de préparer,
jusqu'à 11 heures du matin, moment fixé pour
l'audience chez le général en chef, les affaires
indispensables ou précieuses que je comptais
emporter si j'évacuais Blâmont. A 8 h. 45, un
feldwebel se présentait et me remettait un papier
manuscrit. dont voici la traduction : « Ordre de
faveur au sieur Lahoussay, vétérinaire, de quitter
aujourd'hui avant neuf heures du matin, le
territoire d'Empire, pour se rendre en Suisse. Devra
se présenter au chef du poste de la gare de
Sarrebourg avec le présent ordre pour « acheter »
les billets de voyage.
Malgré la gravité des heures que nous traversions
depuis le 8 août, j'avoue que je fus pris d'une
envie de rire irrésistible à la lecture des deux
mots « territoire d'Empire », dont l'outrecuidance
teutonne étiquetait déjà le sol français une semaine
tout au plus après le commencement des hostilités.
A 9 heures, ayant rassemblé à la hâte le linge et
les hardes indispensables dans deux valises et dans
un sac de touriste, je quittai Blâmont avec ma femme
et mon enfant de cinq ans.
Devant l'hôtel de ville, des soldats rassemblaient
tous les hommes valides qu'ils trouvaient.
Le maire Bentz, son adjoint Florentin et le curé de
Blâmont arrêtés et ligotés - malgré l'audience
promise pour 11 heures par le commandant en chef -
étaient gardés à vue par le peloton évidemment
destiné à les fusiller.
Résolus, dans une admirable dignité, la tête haute
et le regard ferme, ils nous saluèrent amicalement
et M. Bentz nous dit : « Je vous souhaite bon voyage
et bonne chance. Nous, vous voyez, nous allons
partir probablement pour un autre voyage dont nous
ne reviendrons plus ! »
Je n'ai su que deux mois plus tard comment M. Bentz
et ses compagnons d'infortune avaient échappé au
poteau d'exécution grâce, à l'arrivée foudroyante
des troupes françaises quelques heures après notre
départ.
C'est au milieu d'un véritable troupeau humain,
composé d'une trentaine de familles blâmontaises et
d'un grand nombre d'habitants des villages voisins,
que nous atteignîmes Gogney en nous faufilant à
travers d'innombrables convois, au milieu d'une
poussière tellement dense que nous n'apercevions
rien à quelques pas devant nous.
Grâce à la complaisance de mes clients de Gogney, je
pus trouver un cheval et une charrette sur laquelle
je fis monter les bagages et autant de femmes et
d'enfants qu'elle en put contenir.
M. Pretoy, propriétaire à Blâmont, conduisait le
cheval ; M. Crouzier, notaire, surveillait les
bagages et les enfants ; moimême je faisais
fonctionner à l'arrière la mécanique de serrage et
j'exhibais les papiers aux soldats qui nous
arrêtaient à chaque instant pour nous interroger.
Tous ces arrêts se terminaient invariablement par la
question suivante, dont nous fûmes harcelés pendant
plusieurs jours : « Blâmont est-il brûlé ? A Blâmont
francs-tirours tous tués, n'est-ce pas ? »
- Mais, non, Blâmont n'est pas brûlé »,
répondions-nous.
- Doch ! doch ! (si, si), affirmaient nos
interlocuteurs en montrant de la main les épaisses
colonnes de fumée qui, derrière nous, indiquaient le
travail criminel auquel procédaient dans nos
villages frontières les brutes de l'armée allemande.
Nous espérions pouvoir nous reposer suffisamment à
Sarrebourg, après la dure étape de trente kilomètres
que nous avions fournie pour l'atteindre et y
prendre, le lendemain matin, nos billets pour
Constance.
Mais, à l'entrée de la ville, nous fûmes
immédiatement arrêtés et conduits en prison, avec un
poste en armes, dont le chef, après deux secondes à
peine d'examen, confisqua nos papiers en déclarant
qu'ils n'étaient pas en règle.
Après une nuit passée en cellule, on me restitua,
crayonné de rouge et de bleu, « l'ordre de faveur »
qui m'avait été remis à Blâmont - (de la part du
médecin en chef, j'ai omis de le citer plus haut) -
en m'informant que cette pièce était désormais
valable sans conteste et qu'elle me permettrait de
voyager avec ma femme et mon enfant jusqu'à la
frontière suisse.
Des billets pour Constance me furent en effet
délivrés à la gare, mais l'employé qui me les
délivra me prévint que nous n'aurions un train «
pour civils » qu'à deux heures du matin,
c'est-à-dire dix-huit heures plus tard.
Pendant la journée, nous vîmes défiler dans les rues
de Sarrebourg plusieurs cortèges d'hommes de toutes
conditions expulsés, nous dit-on, de Pexonne et des
environs. Ces malheureux, ruisselants de sueur,
paraissaient exténués ; plusieurs, en sabots et
n'ayant pour vêtements que leur pantalon et leur
chemise, nous dirent en passant qu'ils avaient été «
ramassés » pendant qu'ils étaient occupés dans leurs
champs et entraînés par les uhlans sans avoir pu
repasser devant leurs habitations.
A une heure du matin, un gendarme vint nous chercher
à l'hôtel où nous étions campés et où nous avions
déclaré vouloir attendre l'heure du départ ; il nous
conduisit à la gare où il nous surveilla jusqu'au
départ du convoi qui, enfin, nous emporte vers
Strasbourg.
Nous espérions pouvoir repartir de Strasbourg sans y
subir un arrêt prolongé ; mais, au débarcadère,
après examen de nos papiers et la persistante
interrogation : « Est-ce que Blâmont est détruit ?
», on nous conduisit à Kehl avec une escorte de
fantassins armés.
La présence de cette escorte qui nous encadrait
comme des criminels attira vite l'attention sur nous
et, quand le mot « Blâmont » eut été prononcé par
les soldats, la foule devint hostile et nous montra
les poings en criant : « Capout Franzozes !. francs-tirours
Blâmont capout ! »
Parqués près de la voie ferrée de Kehl, nous
attendîmes pendant de longues heures un « convoi
pour civils » qui ne vint pas et nous fûmes ramenés
à Strasbourg, après avoir assisté à d'innombrables
défilés d'artillerie lourde.
Après une nuit passée à Strasbourg, je pus me faire
indiquer un loueur de voitures qui consentit à nous
conduire à Oppenweier, où nous eûmes la chance
d'avoir un train.
A Offenbourg, nouvel arrêt de cinq heures, nouvelle
arrestation et interrogatoire chez le bezircksant,
qui nous laisse aller après estampillage de nos
tickets de chemin de fer et de nos « ordres de
faveur ».
Pendant quatre heures consécutives, nous vîmes
défiler, comme à Kehl et à Strasbourg, des trains
militaires, se succédant de trois en trois minutes,
qu'une foule de badauds saluait de furieux «
hourrahs ! Hoch ! Hoch ! »
A Trilberg, où nous arrivâmes à deux heures du
matin, éreintés et à moitié endormis, nous fûmes
brutalement jetés hors des compartiments et enfermés
à double tour dans une salle de la gare. Un officier
qui survint et qui nous interrogea, l'un après
l'autre, me déclara que j'étais Alsacien et espion.
Il me fallut longuement discuter pour démontrer que
mon livret militaire, mon sauf-conduit signé du
maire de Blâmont et mon brevet d'automobiliste
n'étaient pas des faux et que j'étais né, non pas en
Alsace, mais à Dijon.
Enfin, nous pûmes remonter en wagon, sous l'oeil
méfiant des soldats boches et reprendre notre trajet
vers Donaueschingen, où, à la descente du train,
nous fûmes dépouillés de nos tickets pour Constance.
Comme nous refusions de nous en dessaisir,
l'officier qui surveillait notre débarquement nous
invita à lui présenter nos papiers et nous déclara,
d'un ton cassant : « Aucun étranger ennemi ne passe
pas en Suisse ; vous êtes prisonniers de guerre »,
et il empocha les ordres d'évacuation qui nous
avaient été remis pour la Suisse, à Blâmont. Il nous
fut impossible de parlementer : baïonnette au canon,
des fantassins nous entraînèrent à travers une
double rangée d'indigènes qui se mirent à nous
apostropher et à nous lancer de furibonds : «
Franzozes capout !... Blâmont, francs-tirours,
capout !... Rauss !... »
Le camp où l'on nous conduisit comptait à ce moment
trois cents détenus civils, Français, Anglais,
Russes, Serbes, Alsaciens-Lorrains et même Japonais.
Parmi eux, nous retrouvâmes dix-sept de nos
concitoyens de Blâmont dont nous avions été séparés
par les diverses péripéties de notre exténuant
voyage. Nous eûmes par eux l'explication de l'aubade
hostile qui nous avait accueillis à notre arrivée
dans le pays en même temps que celle de l'insistance
avec laquelle on nous avait si souvent demandé si
Blâmont était brûlé. Les journaux avaient, dès le 10
ou le 12 août, annoncé que notre cité avait
accueilli les soldats du kaiser à coups de fusil et
que, pour nous punir, le commandant en chef, prince
de Bavière, avait résolu de nous bombarder « pour
l'exemple». L'arrivée d'un groupe de Blâmontais
avait été également annoncée par les mêmes journaux
et c'est pourquoi les « braves » habitants de
Donaueschingen donnèrent un charivari menaçant à nos
femmes et à nos pauvres gosses exténués et
épouvantés.
Je ne parle que pour mémoire des bagages qui nous
furent « égarés » ; un de mes compagnons d'exil,
notaire, ne put retrouver un sac contenant pour plus
de cent mille francs de titres. J'étais, pour ma
part, allégé d'une valise noire contenant
d'indispensables vêtements et que j'avais eu un mal
infini à « coltiner » sur mon dos.
Notre colonie était composée, à Donaueschingen,
d'individus de toutes conditions : les millionnaires
y coudoyaient fraternellement de malheureux paysans
qui n'avaient même pas une blouse à mettre sur leur
chemise.
Dès leur arrivée, et quelle que fût leur éducation,
toutes les femmes furent contraintes de procéder à
l'épluchage des pommes de terre qui devaient faire
partie de la pitance commune. Elles s'y employèrent
avec activité et entrain, et si les officiers
garde-chiourmes préposés à notre surveillance
crurent les humilier en leur prescrivant
grossièrement cette besogne ménagère, ils durent
être singulièrement déçus par la bonne grâce à la
fois narquoise et charmante avec laquelle leurs
prisonnières s'acquittèrent de la « corvée de
patates ».
Les baraquements où nous étions casernés à
Donaueschingen étaient propres. Mais la nourriture
qu'on nous distribuait était ignoble : cinq jours
par semaine le menu se composait d'un liquide
répugnant dans lequel nageaient quelques pommes de
terre - souvent avariées - mélangées à des pois secs
et à de l'orge insuffisamment cuits et durs comme
des cailloux. Deux jours par semaine, en guise de
viande, une rondelle de saucisse « au sang » était
ajoutée à la soupe.
Ce menu était le seul « substantiel » (?) de la
journée. Le matin et le soir, ceux qui avaient le
coeur assez solide pour l'avaler recevaient une tasse
de « café » d'orge et de glands torréfiés.
Chaque personne touchait chaque jour un pain blanc
d'environ 500 grammes ; je dois reconnaître que ce
pain était d'excellente qualité, blanc et fort bien
cuit.
Après vingt jours de cette détention à
Donaueschingen, nous fûmes, un matin, tous invités à
faire la déclaration exacte des ressources
pécuniaires que chacun de nous possédait. Ceux dont
l'avoir en numéraire fut jugé suffisant furent
invités à partir dans l'une des villes dont on nous
présenta la liste.
Nous choisîmes presque tous Baden-Baden, mais le
jour du départ on nous obligea à verser, pour
l'abominable pitance à laquelle nous avions été
astreints, une addition d'un mark par jour et par
personne; les bébés de l'âge du mien furent taxés au
même tarif.
Baden-Baden est une ville cosmopolite, comme toutes
les grandes stations balnéaires. Habituée aux
touristes, la population leur doit sa prospérité et
ses ressources; à de rares exceptions près, elle fut
correcte et même hospitalière envers les internés
étrangers et nous vécûmes dans une tranquillité
relative à Baden-Baden, pendant près de trois mois,
astreints seulement à un appel hebdomadaire de la
police.
Pour ma part, j'eus l'heureuse chance de trouver un
petit logement agréable chez une excellente et.
respectable dame dont le fils est l'un des éminents
professeurs de l'Ecole Polytechnique de Zurich ;
grâce à l'obligeante entremise de mon hôtesse et de
son fils, je pus, après deux mois d'exil, faire
parvenir des nouvelles en France, à ma famille
angoissée et en recevoir d'elle dans une lettre qui
nous inonda l'âme d'un chaud rayon d'espérance à mes
compagnons d'exil et à moi A ce moment, nous étions
tous tristes et démoralisés de ne rien savoir de ce
qui se passait hors d'Allemagne. Les « extra-blatt »
répandus à profusion à Baden ne parlaient que de
victoires teutonnes : plusieurs fois par semaine les
cloches retentissaient tandis que les habitants
arboraient - du lever au coucher du soleil - des
drapeaux qui pendaient - kolossaux - d'un étage à
l'autre (car, en Allemagne, Les drapeaux ont
l'envergure d'un drap de lit).
Nous vîmes ainsi célébrer « la Victoire de Nancy »,
celle de Lunéville, celles de Liège, de Namur, de
Bruxelles, d'Anvers, de Reims, etc. Les Badois
faisaient déjà des préparatifs pour glorifier « la
prise » de Paris, lorsqu'enfin, la première lettre
de France me parvint. Elle était forcément brève sur
les événements, puisque j'avais prévenu mes parents
que la correspondance des pays neutres devait
circuler ouverte.
Néanmoins, datée de Dombasle-sur-Meurthe, me parlant
de gens toujours en bonne santé et « tranquilles » à
Nancy, à Lunéville et ailleurs, elle nous donna la
certitude que les réjouissances dont nous étions si
souvent assourdis et attristés n'étaient qu'un vaste
bluff destiné à « monter le coup » à toute la
population de l'Allemagne. D'ailleurs, Le
thermomètre ne tarda pas à baisser, et maintenant
les figures allemandes s'allongent à la lecture des
listes immenses sur lesquelles s'inscrivent les
morts, les blessés et les disparus.
J'ai dit avec quel sans-gêne brutal nous avaient été
enlevés, au saut du train, - à Donaueschingen, - nos
tickets pour Constance et l'ordre d'évacuation qui
nous enjoignait d'évacuer en Suisse.
Nos protestations n'ayant pas été écoutées par
l'officier qui commandait le camp de Donaueschingen
et n'ayant pu obtenir la restitution de ces
documents, nous nous étions entendus pour renouveler
notre protestation à Baden-Baden et pour demander la
continuation de notre voyage jusqu'à Constance.
Personnellement, je protestai contre mon maintien en
Allemagne, en invoquant le cas pour lequel j'avais
été réformé du service militaire et en invoquant
également les règles de la Convention internationale
de la Croix-Rouge de Genève.
Je n'étais pas combattant, puisque réformé ; j'avais
en outre assuré le service des ambulances et de
l'hôpital de Blâmont, du 2 au 14 août, comme seul
chef des services de la Croix-Rouge à ce moment :
mon maintien forcé en Allemagne était donc
arbitraire et contraire au droit des gens.
Je fus d'abord invité à me présenter devant une
commission médicale militaire qui, après un sévère
examen, me délivra une pièce établissant que par
suite d'une fracture grave de la cheville droite,
j'étais impropre au service militaire. Cette
commission médicale fut courtoise envers moi.
Je fus ensuite invité à déposer chez le bezirksamt
une demande de libération accompagnée de mon livret
militaire et du laissez-passer qui m'avait été
délivré le 2 août par le maire de Blâmont, pour me
permettre d'assurer le service de la Croix-Rouge Le
dit laissez-passer avait été accepté, visé et signé
le 9 août au matin par le médecin en chef du corps
bavarois, lorsqu'il s'était présenté à l'hôpital.
Le bezirksamt de Baden-Baden ayant jeté un coup
d'oeil sur cette pièce me déclara : « Je la crois
indiscutable et je crois que l'autorité militaire à
laquelle je transmets votre dossier, ne fera aucune
objection à votre renvoi en Suisse. »
Partageant l'optimisme du fonctionnaire badois, je
m'empressai de faire parvenir aux êtres chers qui
m'attendaient en France la bonne nouvelle de mon
arrivée probable Mais hélas ! avec les civilisés
allemands, il faut toujours penser à la fable : « La
proie pour l'ombre ».
D'abord informé officieusement par la police que les
bureaux du corps d'armée avaient donné un avis
favorable à ma demande, je reçus plusieurs jours
après la notification que « Berlin » refusait de la
prendre en considération parce que la pièce
attestant mes services à la Croix-Rouge de Blâmont
et estampillée par le médecin en chef allemand ne
portait aucun sceau militaire. « Procurez-vous - me
dit le fonctionnaire qui me notifiait la décision de
Berlin - une pièce portant les cachets officiels de
la Croix-Rouge et de l'autorité militaire de votre
région et je crois que vous aboutirez à un résultat
favorable. »
Ecrire d'Allemagne en France est long, difficile,
même avec l'aide d'un intermédiaire en pays neutre,
puisque toutes les lettres de ou pour ces pays ne
doivent circuler qu'ouvertes et puisqu'elles sont
soumises à la censure des « cabinets noirs »
allemands.
Il me fallut donc plusieurs longues semaines pour
demander et recevoir la pièce libératrice qui fut
rédigée par Mme René Florentin (président de la
Section de la Croix-Rouge de Blâmont) et apostillée
par M. le délégué officiel du ministère de la guerre
Lépine, ainsi que par le commandant de la place de
Nancy.
Cette pièce me parvint le 20 novembre, au moment où,
après trois mois de tranquillité relative à Baden,
la police teutonne commençait un régime de rigueur
contre les étrangers retenus en Allemagne. Dans la
2e quinzaine de ce mois, nous étant un jour
présentés à l'appel hebdomadaire prescrit, nous
fûmes accueillis par ces mots : « Les Anglais et les
Français maltraitent nos blessés et nos prisonniers,
vous êtes avertis que si cela continue, vous serez
emprisonnés. »
Deux jours plus tard, nous étions invités à quitter
Baden-Baden dans les vingt-quatre heures et à nous
rendre dans une autre ville, à choisir dans une
liste qui nous fut présentée.
A notre question : « Pourquoi cette mesure », il fut
répondu : « Parce que vous êtes trop près d'Oas où
nous avons une station de dirigeables. Dorénavant,
aucun prisonnier étranger ne pourra rester à moins
de vingt kilomètres des ouvrages militaires, dépôts
de munitions, hangars de ballons, etc. »
D'accord avec un certain nombre d'autres internés
civils, je me rendis à Pforzheim, grande ville du
duché de Bade, qui, avant la guerre, était,
paraît-il, le plus grand centre de production du
monde entier pour la bijouterie en « toc ».
Dès notre arrivée, la police nous intima l'ordre
d'avoir à nous présenter chaque jour à un appel
individuel sous peine d'une amende de cinq mark pour
la première infraction et de prison pour les
suivantes.
Dès mon arrivée à Pforzheim, je présentai au
Bezirksamt unie nouvelle demande de départ pour la
Suisse. Ce fonctionnaire, qui me reçut avec une
correction guindée, visa mes pièces sans soulever
d'objection et me remit un mot pour le médecin-chef
des ambulances de Pforzheim, par lequel je devais
faire également viser mon dossier.
Je trouvai le médecin dans le principal hôpital. Il
m'accueillit, lui, avec beaucoup d'affabilité, lut
avec attention les pièces que je lui tendis et,
après avoir rédigé une note qu'il épingla à ma pièce
officielle de la Croix-Rouge de Nancy, il m'offrit
de visiter son « lazaret » (où tout, entre
parenthèse, me parut admirablement aménagé). Par une
délicate attention, je fus conduit dans une salle où
quarante de nos soldats français étaient soignés.
Ils appartenaient au 13e corps et ils me
déclarèrent.
tous, l'un après l'autre, qu'ils étaient soignés
avec beaucoup d'attention et traités exactement sur
le même pied que les blessés allemands. La plupart
étaient d'ailleurs en excellente voie de guérison.
En me reconduisant, le médecin en chef m'informa
qu'il m'autorisait à revenir voir mes compatriotes
aussi souvent que je le désirerais. Je n'ai pu,
malheureusement, profiter jusqu'à la fin de mon exil
de cette faveur accordée spontanément par un ennemi
aux sentiments généreux.
En effet, le surlendemain, m'étant présenté à
l'appel des internés civils avec quelques minutes de
retard, je fus puni d'une amende de cinq mark qu'il
me fallut payer séance tenante : en guise de reçu,
une note me fut remise qui précisait qu'à la
première récidive l'amende serait triplée et
accompagnée de huit jours de prison.
Vingt-quatre heures après cet incident, le chef de
la police nous prévint, après nous avoir mandés tous
dans une cour gardée par des agents, qu'en raison
des attentats commis par des avions sur
Fribourg-en-Brisgau, « contrairement aux lois de la
guerre » (sic), des mesures sévères étaient
imminentes contre nous.
La mise à exécution de cette révoltante menace ne se
fit pas attendre : le 16 décembre, tous mes
compagnons français et moi nous étions arrêtés et
mis en cellule à la maison d'arrêt de Pforzheim : en
même temps, nous apprenions que le même traitement
était infligé à tous les étrangers retenus en
Allemagne.
En nous voyant arriver en son édifice, le
gardien-directeur de la prison déclara, en nous «
bouclant », « qu'il aurait » nos os de « Franzozen !
» Et de fait, la canaille nous fit endurer toutes
les vexations possibles. Pour mon compte, je fus
bousculé, fouillé, dépouillé de tout ce que
contenaient mes poches - y compris un petit peigne à
moustaches. On nous mit au régime des condamnés à
mort : une assiette de soupe à l'eau dans la
journée. La cellule ne contenait rien autre chose
qu'un lit et un baquet et le lit se redressait
contre le mur où il restait cadenassé du lever au
coucher, de façon à ce qu'il fût impossible au
prisonnier de s'y asseoir pendant la journée.
Une promenade dans la cour intérieure, me permettait
de revoir chaque jour mes compagnons pendant deux
heures ; nous tournions en cercle, à cinq pas l'un
de l'autre, avec défense d'échanger une parole, sous
peine de cachot.
Le 20, nous fûmes livrés à l'autorité militaire et,
sans savoir le sort qui nous était réservé, nous
considérâmes notre sortie de la geôle de Pforzheim
comme une délivrance.
Conduits à la gare entre une double haie de
baïonnettes, nous fûmes pourtant autorisés, avant
le. départ, à embrasser nos femmes et nos enfants
qu'on avait consenti à prévenir et à rassembler pour
ces adieux et auxquels on fit connaître séance
tenante qu'ils seraient expulsés d'Allemagne le 21
décembre au plus tard.
Enfermés dans de vieux wagons délabrés, dont les
rampes et mains-courantes en cuivre avaient été
enlevées, sous la surveillance de sous-officiers
armés - sans doute parce qu'on n'avait pas une
confiance suffisante dans l'incorruptibilité des
simples fusiliers, - nous fûmes transportés à 800
kilomètres de Pforzheim, après un voyage qui dura
vingt-huit heures et pendant lequel il ne nous fut
permis de descendre des guimbardes que deux fois, à
l'une pour recevoir un verre de « café impérial »
aux glands doux, - l'autre pour toucher un pain noir
accompagné d'un morceau de « wurst ».
Le terme de notre voyage était Holzminden, dans le
duché de Brunswick, au milieu du massif du Hans.
A quatre kilomètres et demi de cette petite ville
s'étend un camp qui doit être désormais le centre
militaire de détention pour les internés civils
retenus en Allemagne.
Erigée en pleins champs, dans un vrai cloaque de
boue liquide, cette cité de malheur est composée de
baraques en planches plus ou moins jointes, à
l'achèvement desquelles 40 soldats français et
environ 350 soldats belges travaillaient quand j'y
arrivai avec mes compagnons.
Cinquante personnes auraient de la peine à s'y loger
à l'aise ; aussi, la chiourme militaire prussienne y
place cent vingt individus ; comme literie, des sacs
contenant de petits copeaux d'emballage trempés par
un long séjour sur le sol et par les gouttières
ruisselant entre les planches mal assemblées et
disjointes par l'humidité ; comme confortable
moderne : l'électricité.
Je précise les conditions d'aménagement parce que
j'ai appris qu'un délégué plus ou moins officiel de
je ne sais quelle administration a affirmé
l'existence à Holzminden d'un confortable hygiénique
avec chauffage central, douches chaudes,
électricité, etc., etc.
Ce délégué a probablement visité l'appartement du
commandant militaire, mais il n'a sûrement pas
couché sur les copeaux des internés ni goûté à leur
nourriture.
Il y a, à Holzminden, des détenus de tous les âges :
femmes, enfants, adultes et vieillards appartenant à
tous les rangs sociaux.
La plupart ont vu tout ce qu'il est possible de voir
en fait de carnage et d'horreurs.
J'ai causé là avec des habitants du Pas-de-Calais,
de la Somme, de la Meuse, de tous nos départements
envahis, de Belgique, à des gens de ma clientèle, à
des Alsaciens-Lorrains arrêtés et brutalisés comme «
suspects ». Beaucoup sont dans un dénûment
lamentable, ayant été arrêtés dans leurs champs sans
avoir pu repasser devant leurs demeures pour y
prendre le moindre objet indispensable.
Le camp est entouré d'un enchevêtrement de fils de
fer barbelés de trois mètres de hauteur, surveillé
par des sentinelles apostées dans des blokhaus. L'un
des côtés de l'enceinte est limité par un bois sur
la bordure duquel une batterie d'artillerie a été
installée ; on prévoit qu'en cas d'émeute ou de
rébellion, les pièces de cette batterie nous
réduiraient immédiatement à l'obéissance.
Ce camp, lorsqu'il sera complètement achevé, pourra
contenir dix mille otages et internés civils ; il y
en avait 4.600 fin décembre. A ce moment, il était
permis à chaque détenu d'écrire et de recevoir,
chaque semaine, une lettre de trente-deux lignes.
J'ai su que, depuis ma libération, cette faculté
était réduite à une lettre par mois.
Comme nourriture, la même « ratatouille» répugnante
qu'à Donaueschingen ; c'est un adjudicataire qui
devait nourrir la colonie, moyennant soixante-cinq
pfennig par tête et par jour. Comme il n'en
dépensait que vingt à peine, il réalisera d' <(
honnêtes » bénéfices avant le licenciement des
malheureux qu'il affame si la situation se prolonge.
Il est vrai d'ajouter qu'à ceux dont les ressources
sont suffisantes, ce mercanti allemand vend à prix
d'or saucisses, charcuterie et autres « delicatessen
».
Nous pouvions circuler, converser et jouer (sans
enjeux d'argent) dans les limites de l'enceinte
barbelée. Et il nous avait été enjoint de saluer les
officiers que nous croisions.
Inutile de dire que nous usions de toutes les ruses
pour éviter de nous trouver face à face avec eux.
Le 24 décembre pourtant, au matin, je heurtai le
commandant au moment où il tournait l'angle de mon
baraquement ; gardant mes mains dans mes poches, je
passai sans faire mine de le voir.
Deux minutes plus tard, un feldwebel m'enjoignait
brutalement de le suivre chez, son officier, qui
m'apostropha de la façon aimable que voici : «
Pourquoi n'avez-vous pas salué « une personne » il y
a un instant ? Est-ce ainsi qu'en France on témoigne
le respect à ses supérieurs ? »
- Je savais que vous êtes le supérieur des soldats
qui nous surveillent ici ; mais personne ne m'a dit
que vous étiez le supérieur des prisonniers»,
ripostai-je.
- Français à forte tète, vous ! - jargonna le
garde-chiourme en chef - Je vous punirai sévèrement
au premier manquement ; retirez-vous de mes yeux
!... » Le soir de ce jour, le même sous-officier
revint me chercher en me saluant comme ils saluent
là-bas leurs officiers et me reconduisit chez le
même « supérieur » qui, aussi aimable à ce moment
qu'il avait été rogue le matin, me dit en se cassant
plusieurs fois en deux : « Le général m'envoie
l'ordre de vous mettre en liberté, « immédiate » et
« tout de suite ». Mais je ne consens pas à vous
laisser partir à cette heure pour quatre «
kilometter ». Je fais préparer à vous une chambre
dans mon bâtiment. »
Je remerciai le « supérieur » et lui déclarai que je
tenais à passer cette dernière nuit sur mes copeaux
afin de prendre congé de mes compagnons
d'internement.
Malgré la joie que j'éprouvais à la pensée de
reprendre ma femme et mon enfant à Pforzheim (où ils
devaient m'attendre jusqu'au 31), c'est avec un
douloureux serrement de coeur que je quittai, au
petit jour, les braves gens dont je venais de
partager les souffrances et dont je gardais
l'amitié.
Quarante-huit heures plus tard, je sortais de
l'odieux « territoire d'Empire », non sans avoir
subi une dernière vexation de la brute casquée qui,
à la barrière de la douane examinait d'un air
furieux les voyageurs pour la Suisse ; il tourna et
retourna dans tous les sens le passeport délivré à
mon nom par l'agent consulaire espagnol, le mit dans
sa poche, et refusa rudement de me le rendre. «
Rauss » !
beugla-t-il pour finir. Malgré le grand désir que
j'aurais eu de garder ce document, preuve et
souvenir du cauchemar que je venais de vivre durant
quatre mois et demi, je n'essayai pas d'insister
davantage.
Pourtant, ce passeport m'était indispensable pour
rentrer en France et regagner Nancy, et j'étais fort
préoccupé de son escamotage. Grâce à la
bienveillante complaisance de notre ambassadeur à
Berne, je fus muni d'une autre pièce qui m'évita
toute entrave et tout retard.
Le 30 décembre, je foulais les pavés de Nancy et
j'embrassais mes chers parents. J'apprenais en même
temps que je ne possède plus rien, - tout ayant été
pillé et détruit chez moi, - et que la horde barbare
des Boches avait parachevé dans la plupart de nos
malheureux villages frontière l'oeuvre infernale de
carnage et d'incendie dont j'avais vu le
commencement lorsqu'ils m'expulsèrent de Blâmont.
Quand rentreront ceux que j'ai quittés à Holzminden
?
Beaucoup, dont la santé est fortement ébranlée, ne
reviendront peut-être jamais !
Et cette pensée m'est infiniment douloureuse, car
les amitiés scellées sur la terre d'exil par des
souffrances comme celles que nous avons supportées
en commun sont, comme on dit chez nous : à la vie, à
la mort ! »
J'ai, en rentrant en France, transmis à beaucoup de
mes compatriotes les souvenirs, les nouvelles et les
voeux d'un grand nombre de mes compagnons de
Holzminden qui m'en avaient chargé.
L'un d'eux, en particulier, M. E..., industriel à
Strasbourg, - interné avec nous et très durement
traité parce qu'il n'a jamais consenti à dissimuler
son ardent amour de la France et parce que son fils
est sergent-dans un de nos régiments de la «
division de fer » - m'a dit en me quittant : «
Faites savoir à mon fils de ne pas se tourmenter sur
mon compte et affirmez lui que je ne me tourmente
pas, moi, parce que quand je retournerai à
Strasbourg, je suis sûr que c'est en terre française
que je retrouverai notre demeure. »
Partageons tous la certitude de ce patriote alsacien
et gardons, invincibles, notre confiance et notre
espérance !.
A. LAHOUSSAY, Vétérinaire-inspecteur sanitaire à
Blâmont
RÉSUMÉ DES
PRINCIPAUX EVENEMENTS DE JANVIER 1915
1er
janvier. - Avance française en Argonne, au bois
Le-Prêtre, à Bréménil, à Steinbach. - Des aviateurs
français jettent des bombes sur les gares militaires
de Vie, Château-Salins, Remilly, Arnaville,
Thiaucourt, Heudicourt, etc.
2 janvier. - Avance française au bois Le-Prêtre, à
Celles-sur-Plaine.
3 janvier. - Les Français reprennent Steinbach.
4 janvier. - Nous occupons une carrière et des
tranchées allemandes sur la route de Rouvrois à
Saint-Mihiel, et chemin de Maizey à Saint-Mihiel.
8 janvier. - Les Allemands reprennent Burnhaupt-le-Haut,
près de Cernay, en Haute-Alsace. - La Turquie annule
tous ses traités avec la Serbie. - Rapport de la
commission d'enquête française sur les crimes de
l'armée allemande.
10 janvier. - M. Millerand et les services du
ministère de la Guerre se réinstallent à Paris.
11 janvier. - Mise en fuite d'une troupe allemande
pillant Saint-Sauveur, près de Cirey-sur-Vezouze.
12 janvier. - Ouverture de la session parlementaire.
- Bataille de Soissons.
13 janvier. - Les Français après la bataille de
Soissons s'établissent au sud de l'Aisne, entre
Crouy et Missy. - Des Taubes sur Nancy et Béthune.
14 janvier. - Attaques allemandes repoussées au bois
dAilly. - Combats d'infanterie à l'avantage des
Français à Senones.
15 janvier. - Attaques allemandes repoussées à
Flirey et au nord de Clémery.
17 janvier. - Deux Taubes abattus près de
Bar-le-Duc.
20 janvier. - Des avions alliés jettent des bombes
sur l'usine Krupp, a Essen.
21 janvier. - Bombardement de Saint-Dié. - Taubes
sur Dunkerque : 80 bombes, une centaine de victimes
civiles, dont neuf morts.
22 janvier. - Devant Saint-Mihiel, évacuation d'un
dépôt de munitions par les Allemands.
26 janvier. - A Saint-Mihiel, destruction de
passerelles allemandes sur la Meuse.
28 janvier. - A l'est de Gerbéviller, Taube abattu
par un officier et un sous-officier. - Mise en fuite
d'un Zeppelin à Nancy.
29 janvier. - Près de Flirey, l'explosion d'une mine
française ensevelit un grand nombre d'Allemands.
30 janvier. - Un Taube sur Pont-à-Mousson.
31 janvier. - Un Zeppelin mis en fuite à Nancy. |